L’Ancêtre en Solitude ou l’Écriture de la double entente. Étude de la composition interlinguistique (créole et français) dans le récit de Simone et d’André Schwarz-Bart (2015)

Olivier-Serge Candau

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Olivier-Serge Candau, « L’Ancêtre en Solitude ou l’Écriture de la double entente. Étude de la composition interlinguistique (créole et français) dans le récit de Simone et d’André Schwarz-Bart (2015) », Archipélies [Online], 10 | 2020, Online since 15 December 2020, connection on 19 April 2024. URL : https://www.archipelies.org/851

Il s’agit d’interroger le recours au créole dans le récit L’Ancêtre en solitude écrit par Simone et André Schwarz-Bart (2015). La relecture de Bernabé (1982) qui rend compte de la façon dont l’écriture de Simone Schwarz-Bart dans Pluie et vent sur Télumée-Miracle (1972) fait de la présence du créole un outil créatif d’analyse du réel antillais sera le point de départ de notre travail. Notre étude vise ainsi à relancer le débat sur la place des langues dans le récit à la lumière de la « composition interlinguistique » défendue par Prudent (2013). L’idée qui ressort de ce travail est que la « composition interlinguistique » est une forme complexe qui donne à voir une forme originale de langue qui retient les deux niveaux de sens en même temps. Les occurrences sont classées selon le lien qu’elles tissent avec le créole, qu’il soit explicite (l’emprunt sous la forme d’une citation ou d’une insertion) ou implicite (la forme interlectale). L’étude des pratiques linguistiques dans le récit montre que s’opère un va-et-vient constant entre les deux langues, sans que l’une ne remplace réellement l’autre. La langue schwarz-bartienne relève d’un principe du mélange qui s’entend comme une combinaison où les composants s’unissent, de façon que chacun soit identifiable et dissociable.

This paper interrogates the use of Creole in the narrative L’Ancêtre en solitude written by Simone and André Schwarz-Bart (2015). It takes as its starting point Bernabé’s 1983 reading, which considers the way in which the writing of Simone Schwarz-Bart in Pluie et vent sur Télumée-Miracle (1972) uses the presence of Creole as a creative tool to analyse contemporary Antillean life. This study thus seeks to revive the debate on the place of languages in the narrative in the light of the “interlinguistic composition” promoted by Prudent (2013). The notion which emerges from this work is that “interlinguistic composition” is a complex form, exploring an original form of language which retains two levels of meaning at the same time. The occurrences are classed according to the relationships they form with Creole, whether explicit (a borrowing in the form of a citation or an insertion) or implicit (the interlectal form). The study of these linguistic practices in the narrative demonstrates a constant to-ing and fro-ing between the two languages, without one ever really replacing the other. The Schwarz-Bartian language reflects a premise of mixing, which results in a combination in which the components are integrated, but in a way in which each remains identifiable and dissociable.

Introduction

Alors que la recherche en littérature s’est emparée depuis longtemps de la présence du créole et du français dans le roman antillais moderne (Prudent 1982, Van den Avenne 2007, Lesne 2013), le nombre d’études strictement linguistiques consacrées au contact des deux langues dans la production littéraire reste paradoxalement plus restreint (Thibault 2012 : 11-31). À ce titre, la vitalité des recherches consacrées à la diglossie dans le roman haïtien (Bordziak 2013) fait figure d’exception. Faut-il s’étonner alors de ce que deux études seulement aient été consacrées à la coexistence du créole et du français dans l’œuvre de l’écrivain guadeloupéen Simone Schwarz-Bart (Bernabé 1982 et 1983, Cissé 1985) ? Notre propos sera de rendre compte du recours à ces deux langues dans le roman L’Ancêtre en Solitude écrit cette fois par le couple, Simone et André Schwarz-Bart, et publié en 2015. L’Ancêtre en Solitude des époux Schwarz-Bart témoigne d’une « composition interlinguistique » (Prudent 2013) dont il convient d’interroger la portée littéraire. Ainsi ce récit donne-t-il l’exemple d’une écriture de la double entente, entre les langues (le créole sous l’épaisseur du français), entre les auteurs (la voix de la descendante d’esclaves se mêle à celui du Juif des camps d’extermination) et les textes (le récit est le pendant de La Mulâtresse Solitude d’André Schwarz-Bart en 1972), tout en questionnant l’appartenance à un espace (celui de la créolophonie) plutôt qu’à un autre (celui de la francophonie). Dans le cadre réduit de cet article, nous nous contenterons d’explorer le volet linguistique (les interactions entre le créole et le français dans la langue schwarz-bartienne).

1. Enjeux théoriques

1.1. Présentation de l’objet d’étude

Notre propos est de rendre compte de la présence de deux langues : le créole et le français, dans le récit des époux Schwarz-Bart. S’il existe plusieurs positionnements sur la présence du créole et du français en littérature (notamment chez Chamoiseau et Confiant, cf. Van den Avenne 2007), on se limitera dans le cadre de cette étude à celle de Bernabé (1982 et 1983) et à celle de Prudent (2013).

Bernabé décrit dans sa thèse de doctorat d’État (1983) les différences syntaxiques entre créole guadeloupéen et martiniquais. Sa recherche porte sur les mécanismes linguistiques à l’œuvre dans une langue qui manque encore de codification. Soucieux d’établir une grammaire du bon usage en indiquant ce qui doit se dire et s’écrire en créole, Bernabé décrit le contexte d’usage du créole en contexte bilingue en insistant notamment sur deux points :

  1. le créole et le français s’inscrivent dans une répartition diglossique, c’est-à-dire fonctionnelle et hiérarchique, de leurs usages. La répartition fonctionnelle est liée à l’emploi de chacune des langues dans des circonstances sociales clairement identifiables. Le créole s’utiliserait davantage dans des situations informelles. La répartition hiérarchique implique le recours à une forme acrolectale (forme linguistique normée et valorisée) et basilectale (forme linguistique éloignée de la norme et dévalorisée) de chacune des langues ;

  2. la mise en contact des deux systèmes linguistiques, le créole et le français dans les Antilles, entraîne l’influence d’une langue sur l’autre. Ce contact entre le créole et le français aboutirait à un processus de « décréolisation ».

La description du créole au moyen d’une métalangue (c’est-à-dire sa grammatisation) ne pouvait faire l’économie d’une réflexion approfondie sur l’importance du contexte sociolinguistique dans les pratiques langagières des locuteurs guadeloupéens et martiniquais. Afin de sortir de l’impasse de la diglossie (le créole reste une langue dévalorisée) et de la « décréolisation » (le créole serait en voie de disparition), Bernabé recourt au concept de « déviance maximale », qui dénote sa volonté d’élaborer une langue créole qui ne serait plus inféodée au français. À ses yeux, la grammatisation du créole engagerait un éloignement maximal par rapport au français. Le créole basilectal parlé par le locuteur antillais vivant dans un milieu rural sans lien direct avec le français constituerait à ce titre la structure linguistique la plus appropriée pour permettre d’établir un modèle théorique de la langue. La théorie de Bernabé rencontre néanmoins deux écueils, déjà largement commentés (Prudent 2005) :

  1. elle s’en tient à un jugement certes très éclairé mais néanmoins personnel sur la langue créole. Bernabé s’en prend aux pratiques quotidiennes des locuteurs créolophones marquées par l’alternance et le mélange du créole et du français dans un « continuum » permanent (Reinecke 1938). Le rapprochement de deux systèmes linguistiques autonomes entraînerait des contacts auxquels on donne traditionnellement le nom d’« interférence » (Hamers 1997 : 178). La pratique la plus manifeste de cette interférence serait le « créolisme » (entendu comme une interférence essentiellement syntaxique). Ce dernier manifesterait simplement « l’identité d’un peuple dominé et [d’] une révolte inconsciente (en acte) contre les structures de la langue dominante » (Bernabé 1982 : 233). Parce qu’il correspond à une lutte inorganisée du créole menée sur un terrain qui n’est plus le sien propre mais celui de la langue dominante, le « créolisme » conduirait au français régional et non plus à la promotion du créole (Bernabé 1982 : 233). Bernabé propose ainsi de s’en tenir à une norme linguistique sans s’appuyer sur la réalité des pratiques langagières hétérogènes des locuteurs dont elle s’éloigne considérablement. La perspective d’un créole assimilable à un système langagier autonome semble pourtant difficile à soutenir (Prudent 1993) ;

  2. elle présuppose une répartition fonctionnelle des langues en présence dans la littérature (Bernabé 1983). Ce dernier propose ainsi une analyse de la pratique du « créolisme » dans le roman de Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent sur Télumée-Miracle (1972). Il y décrit la présence du créole comme une « présence-absence » (Bernabé 1982 : 167), rendant compte de phénomènes d’interférence souterrains et quasi invisibles (Van den Avenne 2007 : 45). On peut reprendre l’un des exemples qu’il décrit. Soit la phrase : « Heureusement, nous ne sommes qu’un lot de nègres dans une éternel attrape, sans maman, sans papa devant l’éternel » (Bernabé 1982 : 15). Il montre que si l’ensemble de cette phrase est grammaticalement français, différents choix lexicaux produisent cependant « un écart stylistique évaluable [...] en fonction de l’appartenance ou non du lecteur à la créolophonie » (Bernabé 1982 : 253). Ces pratiques de « présence-absence » du créole sont à distinguer, pour lui, du recours aux « créolismes qui vont à l’encontre de la syntaxe du français standard, comme dans l’exemple suivant, énoncé en style direct libre, rapportable au maître blanc s’adressant à sa servante noire : “pas pleurer, ma fille, pas pleurer”1 » (Bernabé 1982 : 97), que l’auteur analyse comme un calque parfait du créole : « pa pléré, mafi ». Le critique souligne que, dans les choix narratifs de la romancière, seuls les maîtres usent de ces « créolismes », qu’il assimile à des lapsus, les personnages noirs refusant, selon son interprétation, de jouer le jeu de la complicité linguistique avec les maîtres. Les choix de langues de Simone Schwarz-Bart – choix qu’il qualifie de « rusés » (Bernabé 1982 : 179) – rendraient compte d’une conscience sociolinguistique critique de la part de la romancière (Van den Avenne 2007 : 45). En accordant une étude aux phénomènes linguistiques à l’œuvre dans le récit de Simone Schwarz-Bart, le linguiste révèle malgré lui un intérêt marqué pour les situations de communication où les locuteurs font coexister des usages linguistiques distincts mais proches des langues en contact :

    1. le « créolisme » entendu comme un calque syntaxique du créole en français ;

    2. la « présence-absence » du créole dans l’énoncé français, entendue comme la sollicitation de significations différentes selon que l’énoncé sera lu en créole ou en français. La « présence-absence » du créole met en œuvre différentes procédures : le glissement sémantique d’une langue vers l’autre, la sollicitation de l’origine étymologique du mot utilisé, et les variations de construction syntaxique (bouleversement de la valence verbale et disparition de la copule notamment) sans que la grammaticalité du français ne s’en trouve remise en cause pour autant. Ainsi l’attribution de l’énoncé à une langue plutôt qu’à une autre rendrait-elle compte de l’appartenance du lecteur à une communauté culturelle (créolophone) ou une autre (francophone) sans que jamais l’une n’exclue l’autre. Les présupposés de Bernabé à l’égard de l’écriture de Simone Schwarz-Bart, que cette étude vise notamment à discuter, ont le mérite d’apprécier le rôle de la langue dans le récit et de révéler en particulier l’opacité de formes linguistiques et de dévoiler les traces du français et du créole dans ce jeu d’écriture fait de « présence » et « d’absence ».

Notre étude vise ainsi à envisager à nouveau le constat de Bernabé sur l’opacité des formes linguistiques observées sous l’angle de la « composition interlinguistique » défendue par Prudent (2013). Ce concept défendu à l’occasion d’une étude de l’œuvre de Césaire, visant à questionner le prétendu déni du créole dans sa poésie (Thibault 2010, Prudent 2013) permet de convoquer trois principes fondamentaux, que nous développerons dans le cadre de cette étude :

  1. le croisement entre l’approche linguistique et l’écriture littéraire. Cette approche se justifie pour trois raisons. D’une part, la question du substrat créole occupe une place fondamentale dans la littérature antillaise (Stampfli 2019). Les études s’accordent à dire que l’usage du créole en littérature remonte à la fin du xixe siècle (Prudent 1982). Les recherches attestent d’un usage humoristique de la langue, avec Marbot (1869) en Martinique et Baudot (1980) en Guadeloupe, voire d’un simple habillage narratif chez le guyanais Parepou dans son roman Atipa paru en 1885 (2017). D’autre part, les études linguistiques menées sur la littérature antillaise sont en large partie suscitées par les écrivains eux-mêmes (Bernabé, Chamoiseau, Confiant, Pépin, Telchid, etc.). Enfin, l’absence de commentaire de Simone Schwarz-Bart sur son rapport à la langue (« Je ne suis pas une universitaire, je n’analyse pas ce que je fais. Je travaille… » confiera-t-elle à Toumson en 1972) nous laisse une certaine liberté pour éclairer les coulisses de son écriture ;

  2. la défense d’un macrosystème langagier martiniquais dont l’œuvre littéraire se fait le reflet. Les époux Schwarz-Bart font œuvre philologique en recourant au parler populaire des Antillais. L’étude des formes interlectales révèle dans le récit du couple un travail linguistique très riche, qui se mêle aisément à la voix du narrateur par le truchement du discours indirect libre (Gyssels 2008) ;

  3. l’étude d’une cohabitation dynamique des langues à l’œuvre dans le texte. Simone Schwarz-Bart, au même titre que Césaire (Prudent 2013) laisse une place importante à la cohabitation dynamique des langues en présence. Nous faisons ici l’hypothèse que l’écriture interlectale des époux Schwarz-Bart ne vise pas simplement à produire un effet de réel (en convoquant une réalité antillaise) mais bien qu’elle oriente finement l’interprétation du texte (en suscitant une réinterprétation possible de l’énoncé interlectal).

1.2. Quels concepts retenir dans le cadre de cette étude ?

L’idée qui ressort de ce travail est que la « composition interlinguistique » est une forme complexe qui donne à voir une forme originale de langue qui retient les deux niveaux de sens en même temps. La grille de lecture proposée par Bernabé ne sera donc pas retenue ici telle quelle. Nous nous proposerons néanmoins de l’aménager en intégrant le concept de « composition interlinguistique » défendu par Prudent selon les principes suivants :

  1. il existerait d’après nous un continuum de productions linguistiques, communes au « créolisme » (calque syntaxique) et aux pratiques de « présence-absence » (emploi d’un lexème clairement identifiable en français dont l’acception s’enrichit de son emploi en créole). Les époux Schwarz-Bart accompagnent le recours au « créolisme » d’un ensemble d’indices métalinguistiques (traduction, mise à distance par les guillemets et appui sur l’environnement linguistique proche) qui mettent à distance le calque et font ainsi résonner le français et le créole ;

  2. les « créolismes » participent au même titre que les pratiques de « présence-absence » à une même voix narrative, associant le créole et le français. Plutôt qu’une superposition, on peut voir une interaction entre les deux langues. L’originalité de la langue des époux Schwarz-Bart ne tient pas seulement au choix de tel ou tel terme, dont le sens en français se trouverait enrichi par son emploi en créole. Mais elle tire sa force de l’écart des emplois entre une langue et l’autre au sein d’un même énoncé pour fonder une écriture de l’interaction entre les langues et non de leur seule superposition (comme le soutient Bernabé). C’est ce passage de l’écriture à l’interprétation qui constitue l’enjeu majeur de cette étude.

1.3. Outils d’analyse retenus

La richesse du travail linguistique des époux Schwarz-Bart a imposé de faire des choix, et de privilégier certaines occurrences au détriment d’autres. Nous nous sommes concentré sur les exemples qui offrent une différence notable (qu’elle soit phonético-graphique, morphologique ou syntaxique) avec le français standard, décrit dans les ouvrages de référence, dont le Trésor de la langue française informatisé (T.L.F.I.) essentiellement sollicité dans cette étude. Les occurrences sont classées selon le lien qu’elles tissent avec le créole, qu’il soit explicite (l’emprunt sous la forme d’une citation ou d’une insertion) ou implicite (la forme interlectale). Selon le lien établi entre le créole et le français dans les énoncés relevés, on distingue trois cas de figure, suivant que l’énoncé en créole est :

  • clairement identifié par des marques linguistiques, typographiques ou métalinguistiques précises ;

  • intégré au français sans marques linguistiques, typographiques ou métalinguistiques particulières ;

  • difficile à identifier tant l’imbrication avec le français reste forte.

Pour réaliser ce travail d’identification, nous avons recours à trois catégories linguistiques :

  1. la citation (terme emprunté au créole mis entre guillemets ou en italique) ;

  2. l’insertion (terme emprunté directement au créole mais sans guillemets et reconnaissable par l’emploi de sa graphie) ;

  3. la forme interlectale (expression dont le lien avec l’une des deux langues peine à émerger clairement, notamment parce que l’appartenance à une forme basilectale ou acrolectale n’est pas avérée ou encore parce que la forme est attestée dans les deux langues).

Lorsqu’un même type lexical apparaît à plusieurs reprises dans le récit, seule sa première occurrence est citée. Le contexte d’utilisation ne fait l’objet d’une exploitation que lorsqu’il s’avère nécessaire pour comprendre le sens de l’énoncé. On distingue néanmoins systématiquement les passages relevant du récit, ou du discours, qu’il s’agisse de paroles ou de pensées rapportées. Les exemples analysés sont mis en en gras afin d’en faciliter le repérage.

2. Analyse des exemples retenus

L’étude menée tout au long de la lecture de L’Ancêtre en Solitude offre une quarantaine d’exemples. L’étude conduira des formes relevées (citation, insertion, forme interlectale) au sens, et de l’écriture à l’interprétation.

2.1. Citation

La citation marque l’intrusion directe du créole dans le récit par le recours soit aux guillemets soit à l’italique. Les guillemets détachent l’énoncé second dans un énoncé premier, en signalant son hétérogénéité (Riegel et al. 1994 : 95). Ils isolent ainsi un mot appartenant au créole dans un énoncé en français :

  1. Mais à son grand regret, elle n’arrivait pas à lui enseigner ce qu’il en est de Satan, et des chemins pour « couillonner » le nègre, pourtant son os et sa chair (p. 63)

  2. Un laquais déclara savoir qu’il s’agissait d’un dénommé Nestor Legrandin, un de ces « nègres du pays blanc », qu’on voit aujourd’hui et qui reprennent le bateau le lendemain (p. 72)

  3. Elle balayait la case, la véranda, les abords, la terre au pied de l’escalier, elle allait chercher du bois, désherbait, elle s’occupait dans le jardin, uniquement des « légumes-pays » (p. 76)

  4. Après cela, elle fouillait quelques racines pour le repas et mettait la nourriture des porcs sur le « foyer », trois roches qu’elle avait placées sous un énorme arbre à pain, tout près de l’abri où se trouvaient les « cochons-planches » (p. 76)

  5. Et sur leur passage les gens disaient « coolies manger chiens » ou bien ils disaient « coolies chiens » tout court (p. 106)

  6. Un jour qu’il était sur ses talons, à savourer un « chaud-manger », tout à coup, il se redressa comme un ressort, jeta sa gamelle sur le plancher avec violence et commença à crier (p. 121).

Le recours au créole se marque dans l’ensemble des exemples (à l’exception du premier) à un procédé morphologique productif en créole : la composition (Valdman 1978 : 154). Elle consiste à créer une unité lexicale à partir de la juxtaposition de plusieurs morphèmes libres lexicaux ou grammaticaux. Apparaissent ainsi des structures lexicales formées de deux unités en relation de coordination avec un trait d’union (« légumes-pays » en 3, « chaud-manger » en 6) ou non (« pays blanc » en 2 et « coolies manger chiens » en 5). À noter que si l’expression raciste de « coolies manger chiens » est bien attestée aux Antilles (elle réfère à une pratique rituelle prêtée aux Indiens, laquelle révèlerait de la sorte leur inhumanité), celle de « pays blanc » résulte d’une composition créée par les auteurs, qui se comporte comme une unité syntaxique à part entière, c’est-à-dire d’un syntagme (Riegel et al. 1994 : 110).

L’exemple 4 est un peu plus délicat. L’expression de « cochons-planches » désigne des porcs particulièrement maigres et dont le dos tranchant caractérise des bêtes pigmentées, noires, à oreilles tombantes et aux membres longs. Lexème d’origine française (attesté une première fois dans les chroniques du Père Labat en 1742) passé désormais en créole sous la forme « kochon-planch », il n’est plus ressenti comme tel (sauf à considérer son usage dans le français régional des Antilles ou dans le champ scientifique, comme en atteste l’article de Barrau de 1978). Le premier exemple mérite une attention tout aussi particulière. Si le verbe « couillonner » est attesté en français, sa mention entre guillemets invite à le traiter comme un emprunt au créole au même titre que les autres occurrences analysées précédemment. Le co-texte immédiat confirme l’hypothèse d’un recours au créole. Dans le passage, Louise, enfant terrible, a été conduite à la prison de Saint-Pierre, à la demande du propriétaire de la plantation, monsieur La Flèche. Louise suscite alors la compassion d’une autre détenue, « une dénommée Pisquette ». Le passage dont est tiré l’exemple appartient au discours indirect libre : « Elle [Pisquette] lui [Louise] avait appris toutes sortes de chansons, de bons mots, de devinettes, de proverbes africains qu’elle rendait en créole (nous soulignons). Mais à son grand regret, elle n’arrivait pas à lui enseigner ce qu’il en est de Satan, et des chemins pour “couillonner” (nous soulignons) le nègre, pourtant son os et sa chair. »  (p. 63). Le discours indirect libre permet ici d’évoquer la parole de Pisquette en la fondant dans celle du narrateur. Mais qui parle alors, Pisquette ou le narrateur ? Le recours au créole, s’il s’agit bien de Pisquette, laisse entendre que la noirceur du « nègre » (séduit par Satan) se mesure à l’emploi du créole. Que l’on compare d’ailleurs les agissements de Satan avec le « Bon Dieu » qui « ne demandait pas grand-chose, tout ce qu’il voulait c’était que le nègre se jette à genoux. Simplement ça, qu’il se jette à genoux, et se lave de ses péchés en son cœur. » (p. 64). Si Satan s’exprime en créole, le Bon Dieu, ce sera en français !

L’italique à l’inverse des guillemets contribue à l’intégration d’un second énoncé dans un premier (Riegel et al. 1994 : 95). On relèvera les exemples suivants :

  1. Alors c’est comme ça, vous êtes aussi un diable ? Vous êtes donc aussi une âme perdue, missié ?  À ces mots l’homme se mit à trembler, exhalant doucement : Qu’est-ce que dit l’enfant ? (p. 38)

  2. Elle se mit à savourer l’expression créole : cô en moin, mon corps à moi par laquelle les nègres d’eau douce désignaient non pas tellement l’enveloppe charnelle que l’ombre fantomatique qui s’y était réfugiée (p. 66)

  3. Et dans sa gloire toute neuve, elle sut pourquoi les négresses appelaient leurs enfants : ti moune, petit-monde (p. 112)

  4. Et tout le monde rassuré sur le sort du béké, moman respirait un grand coup, faisait hon hon, à plusieurs reprises, pour marquer sa réflexion (p. 143)

  5. toute cette existence qui ne fut qu’une dérisoire goutte de sueur en bas tété à négresse! (p. 168)

  6. et je l’entends fredonner la biguine sucrée conçue en l’honneur de sa Coolie : kuémwen, ban mwen Ninon (p. 175).

Les citations font apparaître une mise à distance claire du créole par le recours à l’italique dans tous les cas, et assortis plus particulièrement d’une traduction dans deux seulement (8 et 9). L’italique charge le mot employé d’un double mouvement : celui d’un rapprochement avec le parler antillais régional et celui d’une mise à distance par la typographie (Cacchioli 2019). L’absence de traduction s’explique d’ailleurs sans difficulté dans les exemples retenus (10, 11 et 12). Le narrateur fait appel :

  • au co-texte. La forme nominale d’adresse (Kerbrat-Orecchioni 2010) en 7 désigne explicitement le destinataire (ce qui rend peu utile la traduction). Dans cet extrait, Solite s’adresse dans son rêve sans ambiguïté au « vieux nègre à sourcils blancs » à qui elle demande s’il s’agit du diable. Le retour au récit un peu plus loin reprend anaphoriquement le terme d’adresse en le traduisant : « À ces mots, l’homme se mit à trembler » (p. 38) ;

  • au contexte. Est ainsi mobilisée la connaissance du monde que partagent le narrateur et le lecteur qui a une certaine connaissance des Antilles (tous deux savent que l’expression utilisée en 9 est relativement transparente en français, que l’exclamatif « hon hon » en 10 dénote une forte réprobation, et qu’il s’agit d’un extrait d’une chanson populaire en 12).

On peut admettre dans l’immédiat que le créole se laisse aisément appréhender dans les citations. Sa présence est affirmée explicitement par l’usage de l’italique, des guillemets et de la traduction en français et implicitement par le recours à la composition. Le problème que posent les citations concerne moins le recours en lui-même au créole (qui se laisse facilement débusquer) que la redondance de son emploi avec le français. Comment interpréter ce jeu de résonances entre ce qui s’énonce dans une langue et aussi dans une autre ?

2.2. Insertion

Les insertions se distinguent des citations dans la mesure où elles marquent une insertion supplémentaire du lexique créole, qui s’incorpore dans la syntaxe du français. À la différence des exemples traités précédemment, les deux auteurs ont fait l’économie d’une mise en relief typographique (les guillemets ou l’italique) ou métalinguistique (la traduction). Il ne s’agit pas tant ici de reconstituer a posteriori les intentions des deux écrivains dans le recours aux insertions, mais de s’interroger sur ce qu’elles apportent à l’étude de la « présence-absence » du créole dans les énoncés en français.

On distingue dans un premier temps les insertions pour lesquelles la connaissance du créole est requise pour en identifier le sens :

  1. elle errait longuement dans la nuit, au-dessus des bois et des montagnes, très haut dans l’air, observant la surface de la terre avec ses yeux tout-puissants de soucougnan (p. 49)

  2. si la « chose » se produisait le soir, elle saisissait le rosaire qu’elle s’était fait avec cent cinquante graines zagadis (p. 67)

  3. quelque temps plus tard, elle se retrouvait seule dans sa case, une fois de plus, quand on y poussa un zambo-Caraïbe d’une trentaine d’années, venu en droite ligne de la Dominique (p. 69)

  4. aïe, mes chères enfants, mes toulouloutes, il y a des choses qui sont laides quand même, dans la vie (p. 73)

  5. mais monsieur Legrandin n’aimait pas les manger-cochons, il ne voulait pas qu’on touche à son corps vivant (p. 79)

  6. Parfois même elle pensait que toutes ces histoires de « liberté » étaient un coco-macaque de leurres, un piège de blancs pour faire le tri entre les bons et les mauvais (p. 82)

  7. mais elle se rassura en voyant que des seins de femme lui venaient dans les mêmes temps que ces pensées étrange, deux beaux mango-pommes qui bougeaient lorsqu’Hortensia se dandinait (p. 108)

  8. et machinalement, Mariotte faisait un petit keppe de désolation, avec la pointe de sa glotte (p. 120)

  9. deux ou trois blancs-France, aussi à port d’âme normal, mais qui appartenaient à cette espèce curieuse, fureteuse, espionneuse, et d’ailleurs parfaitement aveugle à laquelle on donnait le surnom de Z’oreilles (p. 132).

Le corpus atteste de formes empruntant une construction morphologique française comme l’apposition en 14 : « graines zagadis2 », parfois précédée d’un article défini en 17 : « les manger-cochons » ou indéfini en 15 : « on y poussa un zambo-Caraïbe »3 au prix de quelques aménagements graphiques en français, qu’ils soient liés :

  • à la graphie (transcription de la consonne [k] en « c » dans « soukougnan » en 13). Le cotexte permet d’inférer qu’il s’agit d’un esprit volant maléfique : « Parfois un autre soucougnan fendait la nuit, non loin d’elle, avec ses yeux rouges, s’en allant vers quelque maléfice nocturne. » (p. 49) ;

  • à la morphologie (ajout d’un morphème de féminin dans l’hypocoristique « toulouloutes4 » en 16) ;

  • au lexique (recours au lexème « pomme » dans « mango-pomme » en 19).

Le cas le plus original est celui de l’exemple 21 dans lequel le mot « Zorey » se voit orthographié « Z’oreilles » pour désigner un métropolitain. Même si le mot reste soumis à une certaine instabilité graphique dans l’ensemble des Petites Antilles (Wissner 2016 113-124), une autre hypothèse nous semble tout aussi judicieuse. L’apostrophe insérée entre le « Z- » initial et le mot rappelle en effet étymologiquement que l’unité « Zorey » est une agglutination de la séquence grammaticale [déterminant pluriel] + nom à initiale vocalique [ɔrej] (Zanoaga 2012 : 208). L’apostrophe permet donc d’interpréter en synchronie le mot créole comme un emprunt au français, ce que souligne d’autant le recours à la graphie française « oreilles ». L’exemple 18 donne à voir l’intégration syntaxique du lexème créole au français : « toutes ces histoires de “liberté” étaient un coco-macaque de leurres, un piège de blancs pour faire le tri entre les bons et les mauvais ». Le complément déterminatif « de leurres » ne paraphrase pas le groupe nominal auquel il se rapporte. En effet, l’expression de « coco-macaque » ne désigne pas un « leurre », comme pourrait le laisser entendre le complément déterminatif, mais un « gourdin » ou une « matraque »5. Dans cet extrait Man Louise s’étonne dans un long passage au discours indirect libre que les « nègres » du voisinage, galvanisés par l’annonce de l’abolition de l’esclavage, s’approprient une terre jusque-là monopolisée par les Blancs. Condamnant fermement leur attitude, elle se plaît à croire que Dieu les punira d’un bon coup de « coco-macaque ». La trame de la rêverie de Man Louise repose en partie sur le recours au français et au créole dans un curieux tressage. Le référent est d’abord clairement désigné en français : « il leur tomberait des coups de bâton sur la tête ». Puis, il fait l’objet d’une reprise en créole « toutes ces histoires de “liberté” étaient un coco-macaque de leurres ». À la désignation du référent en créole s’ajoutent deux éléments intéressants : l’adjonction d’un complément déterminatif en français (« de leurre ») et le passage du sens propre au sens figuré (le coup de massue de l’illusion). C’est désormais le sens abstrait qui sera retenu dans l’apposition suivante : « un coco-macaque de leurres, un piège de blancs pour faire le tri entre les bons et les mauvais ».

Restent deux exemples plus délicats à analyser :

  1. toute son allure, ses trémoussements, cette vivacité onctueuse étaient d’une pisquette, alevin minuscule qui foisonne dans les embouchures (p. 62)

  2. elle avait maintenant six mouchoirs, une cotte, un madras calendé, une belle culotte des dimanches et un rosaire avec une croix d’argent (p. 73).

Dans l’exemple 22, le terme « pisquette », bien que défini dans la suite de la phrase, n’est pas attesté dans les dictionnaires du français. Il semble résulter d’une francisation du terme créole « piskèt » parfois orthographié « pisyèt » et qui désigne un jeune poisson6. Dans l’exemple 23, le « madras calendé » réfère à la coiffe qui a été préalablement repassée. Le terme « calendé », participe passé adjectivé, est attesté en moyen français sous la forme « calandrer » avec le sens de « faire passer les étoffes sous la calandre » (il s’agit de la presse à rouleaux qui donne le lustre aux étoffes, Boyer, 1802). Il bascule ensuite en créole sous la forme de kalanndé pour désigner d’abord le fait de passer au fer ce qui a été amidonné, puis la préparation des coiffes traditionnelles.

On distinguera dans un second temps les insertions pour lesquelles la connaissance du créole n’est pas requise pour en identifier le sens. L’ensemble des exemples retenus laisse apparaître trois catégories d’insertions selon la nature des relations entre le signifiant et le signifié du terme retenu :

1er cas. La construction du signifiant relève du français mais ne s’atteste que dans le français régional des Antilles.

  1. mais ceci faisait également partie de ce qu’elle savait maintenant, et ceci également était Jésus, se dit-elle avec émotion, cependant que son crâne faisait éclater un canari au coin du feu (p. 56)

  2. dans les cannes, les géreurs se faisaient de plus en plus pressants, et, à deux ou trois reprises, ils la chassèrent à cause de cette belle peau qu’elle avait (p. 110)

  3. elle prétendait, Man Louise, ne pas se souvenir d’avoir été dérespectée par aucun homme, fût-il blanc (p. 134).

Le premier lexème retenu « canari » (24), qui connaît un homonyme en français (il désigne alors un oiseau), conserve son acception créole dans l’énoncé en français (il s’agit d’une marmite7). Selon le même processus, le second (25, qui s’écrirait « jérè » en créole) retient le sens d’« intendant de l’habitation » et le troisième (26) celui de « qui a fait l’objet de propos insolents ou insultants ». Les deux lexèmes « géreurs » et « dérespectée » dénotent une intégration plus importante dans la langue par rapport au lexème « canari » dans la mesure où ils portent les marques de flexion :

  • dérivationnelle (le suffixe « -eur » marque la substantivation dans l’exemple 25) ;

  • flexionnelle (l’accord en genre et en nombre dénote l’adjectivation du participe passé dans l’exemple 26).

2e cas. Le signifiant et le signifié sont attestés en français mais dans une étape antérieure de son histoire. On retiendra deux exemples :

  1. Ils étaient peut-être au nombre de cent, tous occupés à creuser des fosses dans une pièce de cannes (p. 23)

  2. La plupart du temps, ses filles étaient au dehors, à sarcler dans les terres des blancs, à amarrer des cannes, à cueillir l’indigo ou le café (p. 100)

Dans les deux exemples, il s’agit de termes dont l’emploi n’est plus attesté en français (on parlera davantage d’un « champ de cannes » et d’« attacher des cannes ») alors même que l’expression est passée en créole (« on pyès kann » où il désigne une unité de surface arable affectée à la culture de la canne) parfois au prix d’une aphérèse (« maré kann »)8.

3e cas. Le signifiant est attesté en français mais pas le signifié :

  1. c’était une câpresse, très foncée, à l’ossature mince, dont les yeux proéminents étonnaient au milieu d’un visage étroit (p. 34)

  2. vous êtes à ma table, mon bon nègre, à la table de mon corps, qui est à votre disposition, alors pourquoi vous obstiner à me terboliser ainsi, à m’effrayer ainsi, pourquoi mon cher ? (p. 46)

  3. et puis des biguines doux sirop, de celle que l’on dansait encore à Saint-Pierre, en ce temps-là, en ces années de fin de siècle (p. 125)

  4. et puis le repas du porc commençait, et ensuite c’était au tour des humains, assis sur de grosses maman-roches, l’écuelle sur leurs genoux, silencieux (p. 155).

En 29, le terme de « câpresse » est bien attesté en français. Il désigne le croisement entre un Mulâtre et un Nègre (T.L.F.I.). Pourtant, il n’est plus usité depuis la fin du xixe siècle, et n’est plus guère attesté en dehors de sa forme en créole « kaprès »/« kabrès »9. Faut-il y voir un emploi archaïque (comme dans les nombreux exemples de la littérature antillaise, où son usage fait florès) faisant alors de ce récit une chronique de la vie au xixe siècle d’une descendante d’esclaves (ce que l’atmosphère onirique du roman semble déjouer assez vite) ou la transcription en français d’un terme en créole ? En 30, le lexème « terboliser », francisation du mot créole « tèrbolizé », est à nouveau paraphrasé, comme dans le cas de l’emprunt, à la différence qu’il est ici immédiatement intégré en français par le morphème d’infinitif : « à m’effrayer ainsi ? »10. Or l’explication de cet emprunt est peut-être à chercher quelques lignes précédemment : « Et c’est aussi ce qu’elle […] avait envie de dire, avec toute la subtilité du langage créole (nous soulignons), quand un homme se mettait dans ces états d’égarement et de tempête incompréhensibles […] » (p. 46). Dans l’extrait proposé, nous avons accès par le truchement du discours indirect libre au détail des pensées et des sentiments de Louise effrayée par les avances insistantes des hommes qui l’entourent. L’expression de la réaction de Louise se fait dans un commentaire en créole qui manifeste sa colère, et lui permet d’organiser sa pensée et de répondre mentalement à l’agression des hommes. En 31, l’expression « doux sirop » est compréhensible en français. Néanmoins, il faut recourir au créole pour donner tout le sens attendu à l’exemple. Le mot est construit à partir d’un procédé de composition ordinaire en créole où l’effet d’exagération (ici il s’agit d’évoquer métaphoriquement une danse dont la douceur est presque écœurante) est rendu par la redondance. L’adjectif « doux » renforce le sens du mot « sirop » auquel il se rapporte. La danse est ici sirupeuse comme le sirop. Elle se fait lascive. On retrouve en 32 un phénomène assez proche : « maman-roches ». Le signifiant « maman » existe bien en français. L’expression utilisée désigne des rocs d’une taille si grande qu’elle en devient indéfinissable (Bolus, communication privée, 2019)11.

L’étude des insertions dont le sens est saisissable directement en français a permis de montrer les phénomènes d’une intégration lexicale, morphologique et syntaxique de termes créoles en français accrue par rapport aux emprunts précédemment analysés. Néanmoins, l’intégration du signifié créole dans le signifiant français n’est jamais totale. Un certain nombre d’indices (notamment le choix de termes dont les acceptions sont anciennes, qu’elles soient tirées de l’histoire coloniale ou non) laisse résonner la voix créole dans l’écriture française, sans jamais effacer totalement l’une au profit de l’autre.

2.3. Interlecte

L’ensemble des formes interlectales retenues s’inscrivent parfaitement dans la grammaticalité du français, même si elles introduisent une double entente (Bernabé 1982 : 167) dans la lecture par un lecteur bilingue. Elles reposent sur le recours à des outils linguistiques susceptibles de rendre la nuance sémantique du créole, sans bouleverser l’économie de la langue en français, qu’ils relèvent :

a) d’une partie de la phrase

Il peut s’agir alors du lexique.

  1. une trentaine d’esclaves étaient également mis en vente ce jour-là […] jusqu’à ce que tout le lot ayant été successivement vendu, on déposa pour finir l’enfant maudite dans une brouette cassée (p. 28)

  2. elle avait toujours su que madame de Montaignan était sa seule véritable protection contre le monde et contre elle-même, contre la maudicité de son sang (p. 35)

  3. elle devint naïvement bœuf, mangouste, poule, chien, oiseau dans l’air, poisson dans l’eau, insecte, ver (p. 66)

  4. et Hortensia se tournait vers Cydalise, encore une enfant, en dépit de son ventre qui calebassait déjà (p. 110)

Le français « lot » en 33 s’entend aussi comme un quantificateur en créole (Thibault 2019 : 219-237). L’énoncé peut se comprendre autant comme « le groupe d’esclaves vendus » que « le grand nombre d’esclaves vendus ». Le lexème « maudicité » (34) allie subtilement le français, avec le paronyme « modicité » (ce qui n’a pas de valeur) et le créole dans la mesure où la forme est attestée telle quelle dans le conte créole Mademoiselle Élodie de Chambertrand (Jourdain, 1956). L’énoncé s’entend alors comme « le sang sans valeur » de Solite, en tant que descendante d’esclave. Le sens créole de l’expression « lamodisité » signifiant « malédiction » apporte une plus-value de sens sans pour autant réduire l’expression à cette seule signification. On peut donc entendre qu’il s’agit d’un sang, et par synecdoque d’une race maudite. L’absence d’articles pourtant attendue (sauf à considérer qu’il s’agisse d’un usage strictement poétique) en 35 s’explique même par un effet d’accélération, mimant les différents stades d’évolution de Solite se transformant successivement en chaque animal évoqué. L’expression « calebassait » en 36 renvoie en français et en créole respectivement aux lexèmes « calebasse » et « kalbas » et non pas à un verbe, pour évoquer la rotondité du ventre autant que le fruit de la grossesse. Le ventre de Cydalise s’arrondit comme celui du fruit évoqué. Si rien n’impose au lecteur de recourir au créole pour comprendre le dérivé « calebasser », force est de reconnaître que l’usage du créole renforce le sens en français12.

Il peut s’agir aussi de la syntaxe même de l’énoncé.

  1. Louise, quant à elle, se tiendrait rigoureusement à cette place jusqu’à son dernier souffle : la place, le lieu, la hauteur d’une petite négresse si noire que bleue (p. 65)

Le recours à une consécutive en 37 (« si noire que bleue ») restitue l’expression initiale en créole (« i tèlmen nwa i blé »).

b) de la totalité de la phrase

  1. on dit qu’un jour, la casserole brûlée a dit à la chaudière boucanée que ses fesses étaient noires (p. 150)

  2. et il hurlait : Chiens liés sont à battre (p. 155)

On retrouve ici le cas du proverbe, lequel, une fois traduit en français (38 : « kannari ka di chodiè bonday nwè » et 39 : « chyen maré sé pou bat ») s’intègre parfaitement dans l’économie de la phrase, sans nécessiter pour autant de mise en contexte particulière pour être compris (en 38 : « c’est l’hôpital qui se moque de la charité » et en 39 : « malheur au vaincu »).

Trois exemples résistent à l’analyse pourtant.

  1. subitement, des becs cornus prolongeaient les narines blanches des seigneurs, et les pieds nus des nègres lui semblaient comporter des griffes (p. 23)

  2. écoute, Hortensia, je te jure que cette enfant est sortie des graines de Raymoninque (p. 119)

  3. mais moi, pour lui, je n’étais qu’une étrangère, un peu de joui qu’il avait déposé dans le ventre d’Hortensia (p. 149)

Le premier exemple (40) est une périphrase désignant ce que l’on appelle aux Antilles un « soukougnan », c’est-à-dire une créature née de la métamorphose d’une personne qui quitte sa peau la nuit pour se transformer en oiseau de feu (Bernini-Montbrand et al. 2012 : 350). Il s’agit ici d’évoquer les créatures qui peuplent les rêveries de Julie de Montaignan. La périphrase désigne donc ici un référent, pour lequel il n’existe qu’une désignation en créole et aucune en français. Le second (41) opère une métaphore en français qui s’appuie nécessairement sur le créole pour fonctionner. Dans l’extrait, Man Louise cherche à convaincre Hortensia que Mariotte est bien la fille de Raymoninque. On ne peut comprendre la dimension de la germination (qui fait suite à l’image de la maternité évoquée dans l’exemple 36) qu’à la condition d’admettre que le terme de « graines » désigne explicitement les testicules en créole (« grenn », Thibault 2017 : 29-30). On serait tenté d’admettre simplement que l’exemple 42 (où Mariotte évoque crûment l’union de ses parents) relève de l’emprunt au créole. La graphie française de la forme « joui » reprend la forme créole « jwi » avec le sens de « sperme », dont elle est par ailleurs l’étymon. Ce serait pourtant ne pas faire cas de l’occasion qu’offre la forme française du participe passé, qui induit une valeur d’accompli exprimée par l’emploi du plus-que-parfait et le sens accompli du verbe « déposer ». On peut dire que le recours au créole fertilise la métonymie en français (il existe une contiguïté logique entre l’éjaculation et la jouissance).

Plutôt que d’envisager de lire les énoncés selon deux niveaux de lecture, on propose de voir une interaction entre les langues qui favorise la production du sens. Les énoncés analysés montrent que le recours au créole dans les énoncés en français renforce le sens littéral même de la phrase. On peut donc affirmer que les deux langues ne se superposent pas d’une façon plus ou moins évidente mais qu’elles interagissent l’une envers l’autre au service d’une interprétation enrichie du texte.

Conclusion générale

Ainsi L’Ancêtre en Solitude des époux Schwarz-Bart donne-t-il l’exemple d’une écriture à deux voix, celle du créole et du français, dans une dynamique permanente. L’observation des pratiques linguistiques dans le récit a montré que s’opère un va-et-vient constant entre les deux langues, sans que l’une ne remplace réellement l’autre. L’étude des citations a mis au jour non seulement la redondance des informations apportées par le créole vis-à-vis de l’énoncé en français, mais aussi l’accroissement des marques linguistiques (l’italique et la traduction) signalant la présence du créole lorsqu’elle risque d’être moins facilement perceptible. L’analyse des insertions a montré que l’intégration lexicale, morphologique et syntaxique des lexèmes créoles en français, aussi riche soit-elle, n’aboutit jamais totalement. Certaines traces (comme la mention de lexèmes anciens sortis de l’usage en français standard) laissent encore résonner la voix créole dans l’écriture française. Enfin, l’exploration des énoncés interlectaux a révélé de quelle façon la présence des deux langues dans une même phrase peut en enrichir l’interprétation. Nous défendons donc l’idée selon laquelle la présence des deux langues dans ce récit ne consiste nullement à fusionner le créole et le français (en créant des énoncés dont on ne serait plus en mesure de dire s’ils relèvent d’une langue ou d’une autre), ni à les superposer (en répétant le sens d’un mot d’une langue à l’autre) mais à engager une interaction permanente entre les deux niveaux d’interprétation grâce aux deux langues. Car c’est bien au contact du créole et du français que s’élabore un récit dans lequel résonnent les voix d’un métissage historique, culturel et anthropologique, et auquel seul le lecteur, pour peu qu’il accepte de mobiliser sa connaissance du réel antillais, apportera une profonde cohésion.

1 Les guillemets français sont employés pour souligner les passages tirés du roman, les guillemets anglais le sont pour distinguer les passages déjà

2 La juxtaposition d’un mot français et d’un mot créole constitue ici un « binôme synonymique à valeur explicative » (Thibault 2006 : 143-180) qui

3 Le terme de « manger-cochons » désigne des « magouilles » et celui de « zambo-caraïbe » les mulâtres issus d’une union entre Caraïbes et Métis (

4 Les touloulous sont des petits crabes de terre rouges et noirs. Ils sont traditionnellement consommés sur la plage lors des fêtes de Pâques (Bollée

5 Assez curieusement, comme le souligne Prudent (2013), le terme de « coco-macaque » apparaît chez Diop (2010 : 280) à l’occasion d’une étude lexicale

6 L’origine du mot s’avère floue (Bollée et al. 2018 : 1149). Le mot pourrait venir de l’espagnol « pescado », ou du breton « pesked », avec le sens

7 Pour une description exhaustive du terme, cf. Thibault (2008 : 248-250).

8 L’emploi d’amarrer est partagé dans l’ensemble des territoires d’outre-mer, et attesté dès le début de la colonisation (Thibault 2008, Wissner 2016)

9 Les recherches étymologiques divergent. Pour les uns, (T.L.F.I et Thibault 2008 : 250), les termes de « câpre » et de « câpresse » (attestés depuis

10 Chauveau (2015 : 51) fait du mot « tèrbolizé » un dérivé en -iser du verbe « interboler », attesté de la Normandie à l’Anjou avec le sens de « 

11 À noter que l’unité maman commute avec papa lorsque ce dernier précède une autre unité au masculin. On pourra donc trouver papa-fromager et

12 Ne serait-ce que parce que la rondeur de la calebasse fait écho à celle du ballon que l’on trouvait déjà dans l’exemple « les ventres ballonnaient

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Zanoaga, Teodor Florin, « Observations sur la formation des mots en français littéraire antillais : étude d’un corpus de littérature contemporaine », dans André Thibault (dir.), Le Français dans les Antilles : études linguistiques, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 207-221.

1 Les guillemets français sont employés pour souligner les passages tirés du roman, les guillemets anglais le sont pour distinguer les passages déjà mis en valeur par les époux Schwarz-Bart.

2 La juxtaposition d’un mot français et d’un mot créole constitue ici un « binôme synonymique à valeur explicative » (Thibault 2006 : 143-180) qui offre au lecteur non expert en créole la possibilité d’inférer le sens d’un mot moins connu par l’intermédiaire du mot connu en français. Ce mode de construction très fréquent en créole et dans le français des Antilles est particulièrement productif pour décrire des realia antillaises, pour lesquelles il n’existe pas à proprement parler d’équivalent en français. Les « graines zagadis » sont celles de « plantes fourragères » (Bernini-Montbrand et al. 2012, Bollée et al. 2017 : 384).

3 Le terme de « manger-cochons » désigne des « magouilles » et celui de « zambo-caraïbe » les mulâtres issus d’une union entre Caraïbes et Métis (Bollée et al. 2017 : 385).

4 Les touloulous sont des petits crabes de terre rouges et noirs. Ils sont traditionnellement consommés sur la plage lors des fêtes de Pâques (Bollée et al. 2017 : 359).

5 Assez curieusement, comme le souligne Prudent (2013), le terme de « coco-macaque » apparaît chez Diop (2010 : 280) à l’occasion d’une étude lexicale dans l’œuvre de Césaire, sans faire pour autant l’objet d’une précision sur la référence d’origine. La présence du gourdin s’explique assez mal dans le contexte colonial dans la mesure où l’usage établi par le Code noir était de fouetter et non de frapper les esclaves avec un gourdin.

6 L’origine du mot s’avère floue (Bollée et al. 2018 : 1149). Le mot pourrait venir de l’espagnol « pescado », ou du breton « pesked », avec le sens de « poisson ». À signaler d’autres dérivés diminutifs dans des parlers d’oc (« pesquit » ou encore « pesquit » au sens de « petit poisson »).

7 Pour une description exhaustive du terme, cf. Thibault (2008 : 248-250).

8 L’emploi d’amarrer est partagé dans l’ensemble des territoires d’outre-mer, et attesté dès le début de la colonisation (Thibault 2008, Wissner 2016).

9 Les recherches étymologiques divergent. Pour les uns, (T.L.F.I et Thibault 2008 : 250), les termes de « câpre » et de « câpresse » (attestés depuis 1842-1843) seraient issus de « câpre » (désignant un bouton de fleur) par analogie de couleur. Pour d’autres (comme Bollée et al. 2017 : 144), le terme serait à rattacher à un mot d’origine tupi-guarani (« caburé, caboré ») désignant alors l’enfant, issu d’une union entre noir et métis.

10 Chauveau (2015 : 51) fait du mot « tèrbolizé » un dérivé en -iser du verbe « interboler », attesté de la Normandie à l’Anjou avec le sens de « déconcerter ». Ce dernier serait la réfection du verbe de la langue juridique « interpeller » avec le sens de « sommer un témoin de faire quelque chose », ou d’« adresser la parole brusquement à quelqu’un pour lui demander quelque chose », croisé avec le verbe « interpoler ».

11 À noter que l’unité maman commute avec papa lorsque ce dernier précède une autre unité au masculin. On pourra donc trouver papa-fromager et papa-bonhomme (Zanoaga 2012 : 214).

12 Ne serait-ce que parce que la rondeur de la calebasse fait écho à celle du ballon que l’on trouvait déjà dans l’exemple « les ventres ballonnaient et le temps était aux larges jupes foncées » (Simone Schwarz-Bart 1972 : 82) largement commenté par Bernabé (1982 : 170).

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