Introduction
L’étude des situations de « contact de langues » regroupe des réalités diverses selon le point de vue que l’on choisit d’adopter. Il peut s’agir tout d’abord du point de vue de la notion socialement, historiquement et politiquement construite qu’est la langue. Cela suppose alors de s’intéresser à cet « objet linguistique » en tant que système et, lorsqu’il y a contact, de chercher à comprendre les changements que subit ce système (emprunts, créolisation etc.) ou les effets que produit l’influence d’un système sur un autre (phénomènes de variation, changement linguistique, etc.). Ce point de vue s’inscrit dans une approche qui conserve un caractère structural. Un autre point de vue, celui d’une « sociolinguistique des locuteurs » (Gadet 2000), met davantage l’accent sur les pratiques langagières, les discours, les représentations et les ressources qui forment le répertoire langagier des locuteurs et des groupes sociaux. L’analyse ne porte alors pas sur la langue comme abstraction théorique mais sur la parole comme manifestation concrète du langage. Il s’agit ainsi d’une linguistique de la parole, de l’interaction, de l’effet produit par la parole, de la construction sociale et communautaire des individus dans et par leurs choix discursifs. Les interactions plurilingues nous invitent à concentrer notre attention sur une dynamique communicative complexe dans laquelle les possibilités signifiantes sont encore plus diversifiées. À travers les négociations et les conflits de ce marché du sens se laissent percevoir des affirmations identitaires et des formes de subjectivité sans cesse renouvelées. Décrire ces processus correspond notamment à l’un des enjeux majeurs de la théorie praxématique, approche visant à « libérer le travail signifiant qui se fait sous le sceau des identités culturelles » (Lafont 1990 : 56), et que nous mettons très largement à contribution dans notre recherche. Le cas des pratiques langagières des dernières générations de locuteurs népalophones – c’est-à-dire locuteurs du népali, une langue indo-européenne qui est la langue officielle du Népal et la plus employée dans les échanges intercommunautaires dans la société népalaise – nous paraît intéressant à bien des égards par leur caractère composite, pluriel, hétérogène (Léglise 2017). Sans être une société directement postcoloniale, le Népal a néanmoins subi une influence marquée du Raj britannique (1858-1947) sur ses institutions. La place croissante qu’a occupé l’anglais au sein du système éducatif en a fait une langue qui n’est pas si « étrangère » que cela pour de nombreux locuteurs qui l’intègrent de manière continue, en combinaison avec le népali, dans leurs pratiques communicatives quotidiennes. Nous proposons d’interroger ces pratiques en les replaçant dans une réflexion plus vaste autour des processus de la mondialisation, à partir de l’observation d’extraits de productions médiatiques népalaises où ce mode de conversation bilingue népali-anglais domine.
1. Pratiques langagières hétérogènes et mondialisation : situer le Népal
1.1. La place de l’anglais dans les processus de la mondialisation
« Pour savoir comment interpréter les actions communicatives, et les relier aux processus sociaux qui nous intéressent », préconise M. Heller (2002 : 28), « il est essentiel d’aborder la question de comment les ressources langagières sont distribuées dans la société, et dans quels lieux, ou quels sites, on peut observer leurs régulations ». C’est principalement en termes de ressources que nous souhaitons également appréhender la question des pratiques langagières hétérogènes. La restructuration continue des modes sur lesquels ont lieu les échanges communicatifs dans la société globale du XXIe siècle nous invite à « nous éloigner de toute construction de la réalité sociale comme étant figée et uniforme » (2002 : 24). La réflexion sur les dynamiques langagières se retrouve aujourd’hui indissociablement liée à la question des frontières (Canut 2001, Léglise 2018), non seulement du point de vue des relations entre les langues et les communautés linguistiques, mais également du point de la médiation qu’assurent continuellement les locuteurs plurilingues entre le local et le global. Les approches raisonnant en termes de circulation ou de « marchandisation » des ressources langagières se sont multipliées au cours des deux dernières décennies (Heller 2002 et 2010, Tan & Rudby 2008, Rahman 2009, Blommaert 2010, Oustinoff 2013). Il nous semble judicieux d’associer à la réflexion sur la circulation des ressources langagières une autre réflexion plus vaste sur la « recontextualisation » (Fairclough 2006 : 28) de ces mêmes ressources, et en particulier en ce qui concerne la place de l’anglais.
L’hégémonie culturelle du monde anglo-saxon et son instrument de diffusion qu’est l’anglais font régulièrement l’objet de préoccupations en termes écolinguistiques. C. Hagège, dans son réquisitoire contre l’uniformisation linguistique intitulé Contre la pensée unique (2012), voit dans l’anglais le véhicule d’une pensée néo-libérale dont l’expansion a lieu de manière incontrôlée. L’auteur cite P. Bourdieu qui juge également qu’« accepter l’usage généralisé de l’anglais, c’est s’exposer à être anglicisé dans ses structures mentales » (Bourdieu et al. 2001 : 43). La distinction opérée par C. Hagège entre une mondialisation qu’il juge uniformisante et une globalisation qu’il associe à une dynamique de diversification et d’ouverture (2012 : 89) représenterait les deux facettes d’un même phénomène. Le sociologue C. Javeau raisonne exactement de la manière inverse en considérant que le terme mondialisation permet de mieux insister sur le caractère géographique du phénomène (2007 : 11). Ces distinctions nous paraissent cependant comporter une assez large part d’arbitraire et nous préférons adopter la terminologie de N. Fairclough (2006 : 36) qui exprime cette opposition par les termes anglais de globalism (« mondialisme ») et de globalization (« mondialisation »). Nous jugeons la variation des suffixes dans ce contexte plus convaincante dans la mesure où elle permet d’établir une distinction entre ce qui relève de l’idéologie (-isme) et du simple processus (-isation). La mondialisation est ici comprise comme un processus qui revêt une pluralité de formes et n’est pas nécessairement lié à une idéologie quelconque. Le terme de mondialisme désigne alors l’une de ces formes qui s’inscrirait dans une dynamique homogénéisante manifeste. C’est dans une perspective plus large, celle de la mondialisation (qui inclut le mondialisme), que nous cherchons à analyser la manière dont l’usage de l’anglais réorganise les ressources expressives dans les pratiques langagières hétérogènes en contexte sud-asiatique et, plus spécifiquement, dans la société népalaise contemporaine.
Il nous semble donc vital de dépasser l’idée que la diffusion de l’anglais produit obligatoirement une « pensée unique ». Si la mondialisation dissémine des ressources issues de cette langue dans la quasi-totalité des sociétés actuelles, il est en revanche difficile de présager des formes qu’adoptent les locuteurs dans leurs pratiques langagières une fois ces ressources relocalisées. J. Blommaert en particulier insiste sur la nécessité d’une approche sociolinguistique qui tienne compte de la mobilité des ressources et plaide pour l’emploi du terme translocalisation (2010 : 79) plutôt que mondialisation. La manière dont l’anglais s’insère dans les pratiques langagières n’est pas systématiquement perçue comme un mouvement coercitif. C’est notamment le cas pour des sociétés où le transfert linguistique (language shift) de communautés locutrices de langues minorées a déjà eu lieu sous l’impulsion assimilatrice antérieure d’un groupe dominant et de sa langue. Le Népal en est ici un exemple assez typique dans la mesure où, malgré une pluralité ethnolinguistique exacerbée (123 langues, d’après le Recensement national de 20111), nombreux sont les membres des récentes générations à considérer le népali comme leur langue première (Regmi 1990 : 61) et à adopter une attitude de rejet vis-à-vis des ressources issues d’une autre langue locale et constituant le reste de leur répertoire langagier (Khati 2013 : 83). L’intégration de ressources issues de l’anglais pourrait aussi représenter, comme dans d’autres sociétés sud-asiatiques, la marque d’un comportement langagier intériorisé en réaction à l’attrition de la langue minorée et un moyen de se fondre dans la société (Sailaja 2009 : 10).
Dans un monde où l’anglais est parlé comme « langue première » par environ 400 millions de locuteurs, comme « langue seconde » par environ 375 millions et comme « langue étrangère » par plus de 700 millions (Jensen & McKenzie 2011 : 288), il convient de ne pas appréhender les pratiques langagières hétérogènes intégrant l’anglais uniquement à travers une vision hégémonique de la mondialisation et de s’efforcer de prendre comme point de départ de la réflexion les pratiques effectives des locuteurs. Ces pratiques doivent nécessairement être observées de manière située afin de mieux comprendre la complexité des processus socio-identificatoires qui découlent de cette mondialisation au niveau local ou « translocal ». K. Hall et C. Nilep rappellent à cet effet que non seulement la constitution du code-switching comme objet de recherche s’est accompagnée d’une théorisation de la notion d’identité, mais encore que les ethnographes de la communication des années 1960-1970 définissaient déjà le code-switching comme « a product of local speech community identities » (2015 : 598). Dans le souci qui nous anime d’éviter les catégories réifiantes, nous nous détournons cependant autant que possible de termes tels que l’« alternance » (ou switching) des langues, la « communauté » ou encore les « identités ». Afin de mener une analyse en termes dynamiques, il convient d’adopter une désignation qui met l’accent sur le caractère de processus en œuvre dans les phénomènes de « mixité » langagière. Parler de pratiques langagières mixtes pose cependant problème, notamment en raison du fait qu’il ne s’agit pas simplement d’un « mélange » de ressources linguistiques plurielles, mais d’un processus de « désinvention » et de « reconstitution » (Makoni & Pennycook 2006) des construits que sont les langues. Les termes employés pour désigner ces pratiques composites abondent dans les travaux récents qui leur sont consacrés : translanguaging (García 2009 ; García & Li 2014 ; Li 2018), polylanguaging (Jørgensen et al. 2011), metrolingualism (Otsuji & Pennycook 2010). Le préfixe trans- nous paraît notamment entretenir une relation privilégiée avec les dynamiques de la mondialisation (translocal, transculturel, translingue, transidentitaire, etc.) en ce qu’il est associé à l’idée d’une traversée ou d’un dépassement des frontières. Les dénominations de pratiques langagières plurilingues ou hétérogènes (Léglise 2017, 2018), voire de pratiques translingues (translingual practices, Canagarajah 2013) présentent néanmoins l’avantage de permettre une description qui ne place pas le focus sur des entités linguistiques théoriques, mais sur des processus langagiers et une prise de possession des ressources communicatives par le locuteur.
1.2. Pratiques langagières hétérogènes et processus d’identification
Raisonner en termes de pratiques langagières hétérogènes permet de dépasser la distinction entre ce qui relèverait du code-switching ou de l’emprunt. Ces catégories peuvent d’ailleurs être envisagées comme des étapes à l’intérieur d’un continuum d’intégration plus vaste (Myers-Scotton 2010 : 31). Certains auteurs ont proposé des désignations plus englobantes pour décrire des situations où le maillage des ressources communicatives ne permet plus d’opérer une distinction (fused lects, Auer 1998 ; code meshing, Canagarajah 2006). Un nombre important d’emprunts spontanés à l’anglais (unités lexicales isolées, syntagmes entiers, expressions idiomatiques), généralement idiosyncrasiques et non intégrés en népali, sont mis à contribution en tant que ressources expressives dans la conversation des locuteurs népalophones de notre corpus d’étude. Il est par conséquent peu convaincant de chercher à appréhender ces pratiques hétérogènes à travers le seul prisme du code-switching ou celui de l’emprunt. Comme le précise C. Masica (1991 : 49-50), l’anglais en contexte sud-asiatique est généralement disséminé (« sprinkled ») avec des proportions très diverses dans le discours des locuteurs qui conservent malgré tout la plupart du temps une autre langue comme langue matrice (Myers-Scotton 1993). Néanmoins, l’hétérogénéité des ressources expressives à l’intérieur de cette « matrice » comporte un degré de variation idiolectale très élevé. Si certains locuteurs ne font qu’émailler leur discours de très nombreux emprunts ponctuels à l’anglais, d’autres en revanche incorporent des segments de cette langue d’une manière qui dépasse de très loin le seul niveau lexical (connecteurs et marqueurs discursifs, phénomènes d’hybridation au niveau morphosyntaxique), voire en viennent à juxtaposer des énoncés complets en anglais à d’autres en népali. Nous mettons enfin à contribution la notion d’identification (Hogg & Abrams 1988, Bauman 2001, Laroussi 1997, Osu et al. 2009) en tant que processus dynamique de construction du sujet parlant, en accord notamment avec la définition qu’en donne F. Laroussi :
L’identité se présente moins comme une entité figée que comme un processus de référenciation dynamique et évolutif suivant des critères complexes, voire antagoniques, dans certains cas. Parler d’identification et non plus d’identité, c’est insister, à mon sens, sur le processus et la flexibilité du phénomène identitaire (1997 : 23-24).
L’idée de flexibilité est également présente dans la conception de J. Blommaert pour qui l’identité n’est pas une propriété stable des groupes ou des individus, mais plutôt un ensemble de ressources servant à se construire ou à se négocier (« particular forms of semiotic potential, organised in a repertoire », 2005 : 207).
Le lien qu’entretiennent avec l’anglais les locuteurs des dernières générations dans les sociétés sud-asiatiques contemporaines, en particulier s’ils résident en milieu urbain et ont été scolarisés dans un environnement anglophone, engendre des processus de reconfiguration identitaire. Dans une étude de cas portant sur les pratiques langagières dans les call-centers au Pakistan, T. Rahman (2009) observe que les employés y sont tenus d’adopter un accent et une prosodie qui leur permette de passer pour des locuteurs anglophones natifs d’origine américaine ou britannique auprès de la clientèle téléphonique internationale. Ces pratiques, que M. Jacquemet (2005) appelle « transidiomatiques », donnent lieu à des stratégies d’identification et de figuration que certains employés vivent assez difficilement (Rahman 2009 : 18). L’anglais est parfois utilisé comme langue principale dans les échanges au sein de la famille dans certains milieux aisés et exerçant des professions intellectuelles en Inde et au Pakistan, affirme aussi P. Sailaja (2009 : 5). Elle précise qu’il arrive aussi fréquemment dans le cadre des échanges intercommunautaires en Inde à l’heure actuelle que :
When two strangers meet, the first language they use is English, until a common language is found. Often, even if they have a common language, unless a closer relationship is sought or established, use of English continues (2009 : 10).
Ce cas de figure, proche de ce que J. Gumperz (1989 : 158) désigne par l’expression de « code-switching situationnel », nous paraît en revanche plus marginal à l’intérieur de la société népalaise contemporaine. Le népali y demeure une lingua franca bien établie pour des raisons historiques et politiques (Hutt 1988). L’incorporation de segments anglais (emprunts spontanés, syntagmes, énoncés plus longs et souvent à caractère idiomatique) dans les échanges conversationnels y prend plus souvent l’apparence d’une convention de communication et d’un dispositif discursif stylistique et expressif. Dans un tel mode de conversation s’ancrent nécessairement des stratégies discursives et identitaires qu’une analyse à la fois de contenu thématique et de discours doit permettre de révéler.
1.3. Le Népal : une société aux marges de l’anglophonie
Selon la classification de B. Kachru (1992 : 55) des variétés dites « non natives » de l’anglais, les formes de cette langue pratiquées au sein de la société népalaise seraient à rattacher aux variétés dites de « performance » (performance varieties) plutôt qu’aux variétés dites « institutionnelles » (institutional varieties). Cette distinction n’est pas sans rappeler l’idée de « locuteur idéal » (Chomsky 1965 : 4) des débuts de la linguistique générative. La vision de B. Kachru qui est celle d’une expansion de l’usage de l’anglais à partir d’un foyer de locuteurs natifs implique une relation avec certaines normes centralisées de la langue. A. Pakir (1993) propose de relativiser l’approche de B. Kachru en adoptant une terminologie plus acquisitionniste qui se place du point de vue du locuteur : aux deux cercles « non natifs » d’expansion de l’anglais (variétés institutionnelles et variétés de performance) sont alors substituées les catégories de English-knowing bilinguals et de English-using bilinguals. La limite entre ces deux catégories nous paraît cependant imperceptible et la distinction repose trop sur une évaluation en termes de compétences passives (réceptrices) et actives (productrices). De plus, un locuteur bilingue non natif peut, dans sa pratique de l’anglais, se rapprocher davantage d’une norme institutionnalisée qu’un locuteur monolingue natif supposément détenteur d’une connaissance (knowing) intuitive de la langue. La notion d’usage dans son sens premier (using) s’avère être aussi particulièrement difficile à définir dans le cadre de pratiques langagières hétérogènes impliquant l’anglais dans les sociétés mondialisées actuelles, où la langue est « inventée, désinventée et reconstituée » (Otsuji & Pennycook 2010 : 242-243).
En termes plus géopolitiques, le Népal n’est généralement pas intégré dans l’anglophonie au sens strict puisque cette désignation reste associée aux pays membres du Commonwealth (dont font aussi partie l’Inde, le Pakistan, le Bangladesh et Sri Lanka) et aux États-Unis (Breton 2003 : 24). G. R. Bhattarai, professeur d’anglais et écrivain népalais, considère cependant que le Népal possède tout autant que les nations d’Asie du Sud les caractéristiques d’une société postcoloniale et l’exprime à travers une formule particulièrement remarquable : « Our geography was not colonized but our minds were » (Adhikari & Bhattarai 2013). C’est en partie dans le système éducatif et dans l’évolution des pratiques intellectuelles depuis le XIXe siècle que l’influence de l’Occident se manifeste. G. R. Bhattarai y voit là une oppression qu’il faudrait dépasser en s’appropriant pour cela, de manière très localisée, les ressources communicatives et expressives de l’anglais. Plutôt que d’entrer dans un rapport antagoniste, l’anglais et les représentations qui lui sont afférentes gagneraient à être activement réinvestis à travers des stratégies de « recontextualisation » (Fairclough 2006 : 28, Blommaert 2010 : 27). Les auteurs de littérature népalaise contemporaine écrite en anglais pourraient, par exemple, émailler encore davantage leur texte de mots en népali qui soient intraduisibles et indissociables des réalités socio-culturelles locales (Adhikari & Bhattarai 2013) afin de contribuer à la « décolonisation des esprits ».
Si le Népal ne possède peut-être pas tout à fait les caractéristiques d’une société anglophone, il se situe pourtant aux marges de l’anglophonie en raison de la présence envahissante de l’anglais dans les pratiques communicatives et expressives au sein du système éducatif et dans le paysage médiatique. À partir de ces deux foyers majeurs, une pluralité de nouvelles formes d’expression s’inscrivant dans des dynamiques variées d’appropriation de l’anglais se combinent pour reconfigurer tout un ensemble de processus socio-identificatoires au sein de la société népalaise. L’accès à une éducation anglophone tant prisée n’est plus du seul apanage des élites ou de la classe moyenne aisée (Eagle 2008 : 204-205). L’incorporation de ressources expressives issues de l’anglais dans la communication quotidienne, au-delà du simple prestige qu’elle peut encore induire, représente pour les dernières générations de locuteurs népalophones à la fois natifs et non natifs un moyen de se positionner dans un espace socio-langagier complexe, où le mélange du népali et de l’anglais symbolise une modernité tant convoitée. Dans un ouvrage sur le système éducatif népalais, D. Vir avait déjà fait le constat suivant à la fin des années 1980 : « the process of modernisation is able to cut across the barriers of caste, class and religion : […] the students tend to share common modern attitudes and values » (Vir 1988 : 159). L’anglais s’est alors fait l’un des instruments permettant à l’individu de palper ces idéaux et, bien qu’il se soit conjugué avec le népali pour précipiter le transfert linguistique (language shift) des groupes ayant d’autres langues initiales, a permis l’émergence de nouvelles réalités discursives qui s’accompagnent de nouvelles formes d’introspection et de figuration identitaire.
2. Hétérogénéité de la parole, négociation du sens et processus identificatoires
La question du sens, à l’heure des sociétés mondialisées, occupe une place grandissante dans l’étude des phénomènes langagiers impliquant non pas des « contacts » de « langues », mais le partage d’un espace discursif commun par des locuteurs plurilingues dont les ressources communicatives et expressives ne cessent de se complexifier. Le souci de comprendre comment se constitue et se régule le sens discursif qui se trouve au cœur des pratiques sociales et, à travers celui-ci, comment s’organisent les processus identificatoires individuels et collectifs, conduit à replacer les locuteurs – et non les langues – au centre de l’analyse. C’est vers le sujet parlant et son rôle de « médiateur » du sens et des identités (Lafont 1988 : 16) qu’une forme de sociolinguistique matérialiste, la praxématique, a orienté sa réflexion.
2.1. Praxématique, sens et identité
La praxématique, née à la fin des années 70 sous l’impulsion des travaux de R. Lafont et en particulier son ouvrage de portée séminale Le travail et la langue (1978), se veut être une linguistique matérialiste qui prend en compte toutes les dimensions du réel associées à la production langagière. C’est une théorie qui vise à analyser le réglage du sens discursif et, à travers lui, la production et la négociation des identités des locuteurs dans et par leurs pratiques discursives. Le praxème est le concept que R. Lafont substitue au signe saussurien en tant qu’une « unité pratique de la production du sens » (1978 : 29). Le praxème ne renferme alors pas un signifié qui lui serait inhérent, mais plutôt un programme de sens qui s’actualise au cours de l’interaction verbale et sociale, de la même manière que la figuration identitaire des locuteurs dans leurs pratiques discursives n’est pas non plus figée : il s’agit d’un processus de négociation qui, directement en relation avec la production de sens dans le discours, repose également sur un réglage social.
Le lien entre sens et identité fait l’objet d’une exploration qui est au cœur de l’approche praxématique car ces deux notions « s’originent dans la praxis de l’homme » et « sont des processus dynamiques qu’il convient de ne pas essentialiser » (Bres 1989 : 44). Si la praxis linguistique permet à l’homme – l’« être de langage » (Lafont 2004) – de donner du sens au réel qui l’entoure, les « rapports pratiques » (Bres 1989 : 23) de celui-ci avec le monde, en retour, font du sujet parlant « la somme de ses actes » (1989 : 23). Son identité est ainsi évolutive. Il s’agit dès lors de ne pas perdre de vue l’idée qu’il s’agit d’un processus et non d’un état, et que ce processus n’est partiellement appréhensible qu’à travers la praxis de l’homme et donc à travers ses actes langagiers et ses rapports intersubjectifs. J. Blommaert (2005 : 207) rejoint par ailleurs cette vue en concevant l’identité comme « a form of socially meaningful practice ». La production de sens et la production d’identité représenteraient alors deux processus inextricables l’un de l’autre, justifiant peut-être ici la nécessité de parler de praxis d’identification. Les catégories traditionnelles d’identité sociale, d’identité culturelle, d’identité religieuse, d’identité ethnique, ainsi que l’association symbolique de la langue à celles-ci (Fishman 1989), gagnent sans doute à être abordées avec davantage de flexibilité, en particulier dans le cas de sociétés plurilingues où l’économie des rapports entre pratiques langagières et groupes socio-culturels se retrouve constamment retravaillée sous l’influence d’un « nouvel ordre mondial du discours » (« new global order of discourse », Fairclough 1992 : 7). Il peut aussi s’avérer utile de mettre à contribution la notion de subjectivité (Blackledge & Creese 2010 : 182), et ainsi de replacer plus directement le sujet et ses ressources langagières au centre de la réflexion. Cela permet de concevoir la construction de soi à l’intérieur de dynamiques socio-culturelles complexes qui dépassent souvent l’idée de nation, d’ethnie, de culture au singulier, ou encore de communauté. Cette subjectivité, qui représente un positionnement à partir duquel le sujet observe le monde, ne saurait toutefois se substituer complètement à la notion d’identité dans la mesure où cette dernière est aussi associée à des valeurs qui se forment et se déforment au fil de négociations socio-discursives. Le travail qu’opère le sujet parlant sur le matériau langagier (et que les praxématiciens appellent le travail du sens), au moyen du caractère malléable du praxème, nous paraît relever de la subjectivité comme instance agissante productrice d’identité(s).
2.2. Pratiques langagières hétérogènes et construction du sujet parlant
La linguistique praxématique s’est intéressée assez tôt au comportement langagier du sujet bilingue. Le souci dynamique avec lequel cet appareil théorique aborde les processus de production et de réglage du sens en discours le conduit tout naturellement à étudier les phénomènes dits d’« alternance de langues » du point de vue du sujet parlant. R. Lafont (1983, 1988, 1990) propose d’aborder ces phénomènes en donnant la priorité à l’observation des usages de la parole, en considérant que ce que l’on désigne traditionnellement par l’expression de code-switching s’inscrit dans une dynamique similaire à celle de l’emprunt lexical. Tous deux aboutissent à un « enrichissement de la production sociale qu’est l’emprunt de praxis nouvelles » (1988 : 12). La différence entre les deux phénomènes n’est finalement qu’une question de degré : l’emprunt, une fois intégré, participe d’un « déchirement productif du système de la langue » (1990 : 115) par un praxème dont le travail du sens a déjà eu lieu de manière exogène ou dans un état antérieur du marché social du sens, tandis que l’emprunt spontané encore non intégré ou le code-switching laissent encore percevoir le « drame de la signifiance » (1983 : 36) qui se joue. La production du sens à travers l’usage de ressources communicatives et expressives hétérogènes dont le locuteur assure la médiation fait ainsi partie d’un processus identificatoire :
Le code switching n’existe donc que traversant la construction du sujet. Le sujet est médiateur entre ces deux pôles purement virtuels que sont les deux systèmes linguistiques en conflit, en fait entre deux situations limites qu’il occupe sur la frontière du social (Lafont 1988 : 16).
Les interactions bilingues représentent ainsi un espace où se co-construisent les identités dans et par la parole, des « carrefours de sens » (Gardès-Madray & Siblot 1986 : 52) où plusieurs interprétations sont possibles. Quant au sujet bilingue, celui-ci se retrouve pris entre deux tensions constantes : celle de l’acculturation et celle de l’exhibition de la différence (Lafont 1990 : 122). Dans le premier cas, il s’abandonne à l’usage de ressources langagières additionnelles « en effaçant le langage qui a présidé à sa construction liminaire » (1990 : 122). Dans le second, il ne franchit pas tout à fait la frontière et tend à mettre davantage en valeur ses ressources langagières initiales pour s’individuer face à la culture dominante de son environnement immédiat.
Cette tension entre deux états limites s’avère être assez caractéristique du comportement langagier des dernières générations de locuteurs népalophones scolarisés en anglais dans les villes de la vallée de Katmandou. L’adoption de pratiques communicatives hétérogènes népali-anglais en contexte urbain au Népal participe de la production d’identités culturelles neuves reliées d’une certaine manière à une népalité moderne. Celle-ci se retrouve parfois associée à un affaiblissement de la relation qu’entretiennent les locuteurs avec la langue nationale, le népali, sans qu’il ne s’agisse pour autant d’un sentiment d’aliénation nationale, en particulier pour ceux dont ce n’est pas la langue première. Il peut aussi arriver, à l’inverse, que « le processus d’identification à une langue n[e soit] pas toujours justifié par une pratique linguistique réelle » (Laroussi 1997 : 24). C’est le cas notamment dans les démarches entreprises par de nombreuses associations de Non Resident Nepalis (NRN). Par souci de loyauté culturelle, une partie de la population née hors du Népal met en place des contextes d’enseignement du népali pour les membres des jeunes générations. Les ressources communicatives issues de la connaissance de cette langue, peu mobilisées dans la vie quotidienne en dehors du contexte familial, ne sont en effet pas toujours exploitées à travers un enseignement systématique (Yeti Viewpoints 2018 : 73). La question des rapports entre le népali et l’identité nationale népalaise ne cesse par conséquent jamais de se poser car ces rapports sont évolutifs. De manière générale, la praxématique nous met en garde contre toute tendance essentialisante en nous invitant à « libérer le travail signifiant qui se fait sous le sceau des identités culturelles » (Lafont 1990 : 56).
Le locuteur qui adopte des pratiques langagières hétérogènes agit comme un médiateur de ressources communicatives et expressives complexes. Ce travail de médiation du sens a souvent été mis en relation avec l’idée d’un conflit interne, duquel émergent des processus de sélection identitaire. Cette plasticité des stratégies d’identification à l’intérieur des productions langagières plurilingues est en quelque sorte tributaire d’un impératif de figuration de soi polymorphe, parfois décrit comme une forme d’« identité clivée » (Lopez 2003 : 147). Les outils de sens que sont les praxèmes, réglés par l’usage social et « renvoyant à des discours propres à chacune des langues » (Lafont 1988 : 15), conduisent l’usager de pratiques langagières hétérogènes à se penser en s’intégrant à plusieurs ensembles de représentations socio-langagières qui le traversent.
3. Les interactions bilingues népali-anglais dans l’industrie médiatique
3.1. Les médias comme terrain de recherche
L’observation des pratiques langagières hétérogènes népali-anglais à partir d’un corpus d’émissions médiatiques de divertissement nous a paru constituer un point d’entrée pertinent dans la mesure où :
[…] the connection between language and media cannot be easily separated in a modern society since all media are, in some form or the other, an expression of society’s cultural identity and socio-political aspirations (Ghosh 2001 : 117).
Cette remarque d’A. Ghosh s’inscrit dans le cadre d’une étude sur la société indienne mais sa portée est aisément transférable au contexte népalais. Dans une société où les formes de communication avec l’extérieur (livres, magazines, journaux, films) ont fait l’objet d’interdictions pendant le gouvernement autocratique des Rāṇā entre 1846 et 1951, une dynamique socio-culturelle de refus de l’isolement s’est progressivement enclenchée au fil des décennies qui ont suivi, à tel point que les médias sous toutes leurs formes en sont venus à représenter une sorte de force motrice qui connecte la société népalaise au reste du monde (« the driving force of globalization », Jensen et al. 2011 : 293). Les adolescents et les jeunes adultes d’aujourd’hui ne grandissent pas au sein d’une seule culture en vase clos mais sont constamment connectés au reste du monde par l’intermédiaire des médias. Les processus d’identification socio-culturelle s’en retrouvent par conséquent complexifiés. Il ne s’agit plus de trouver sa place au sein du groupe socio-culturel lié à son environnement local immédiat, mais d’apprendre à « naviguer entre une culture locale et une culture globale » (Jensen et al. 2011 : 289).
Il importe cependant de se demander si les pratiques langagières en acte au sein de l’industrie médiatique se font le reflet de tendances communicatives et expressives déjà bien ancrées dans la population générale ou bien si, au contraire, ce sont les médias qui influencent, produisent et diffusent ces usages que le grand public se réapproprierait ensuite au fil du temps. Dans les sociétés sud-asiatiques, le premier type d’influence a déjà fait l’objet d’observations, notamment en contexte srilankais avec l’usage conjoint du singhala et de l’anglais dans les médias (Ranasuriya 2015) ou encore dans le cas du « Hinglish », l’interlecte hindi-anglais bien connu des films bollywoodiens en Inde (Ghosh 2001 : 120).
3.2. Un point de vue interne
Il nous a paru utile d’interroger la bidirectionnalité de ces influences en établissant un contact avec une personnalité publique exerçant professionnellement dans l’univers médiatique népalais. Il s’agit de la présentatrice de l’une des émissions de télévision de notre corpus, avec qui nous avons pu communiquer de manière informelle via le système de messagerie Facebook Messenger®. La formation des professionnels de l’industrie médiatique étant un secteur en pleine expansion au Népal, la frontière entre l’espace public des médias et la population générale ne comporte pas un degré d’étanchéité très élevé dans la société népalaise. Nous avons ainsi pu aisément entrer en contact avec la jeune présentatrice et, après un bref échange en anglais pendant lequel nous manifestons notre intérêt pour son travail, nous avons cherché à savoir si les professionnels de la télévision au Népal recevaient des consignes particulières en ce qui concerne le choix de la langue (népali ou anglais) à l’antenne. Nous l’avons ensuite laissée s’exprimer par écrit sans l’interrompre. L’extrait ci-dessous est sa réponse détaillée du 8 mai 2019 :
"Well there is no hard and fast rule or a rulebook to follow in terms of language in our media. But it solely depends on the nature of the show in the entertainment fraternity. Taking an example of [nom de l’émission présentée par la jeune femme] it is a show totally dedicated to youth of the country. But as Nepal is a developing country not every youth is well educated or let’s say fluent in English language. We get callers from both urban and rural areas of the country so in order to balance between the two completely different youths in terms of the language they use, we tend to speak a mixture of both Nepali and English language so the urban youth don’t get bored and the rural youth don’t feel left out. But in other shows we choose our language keeping our targeted audience in mind. For shows dedicated to housewives or elderly people or shows where we play folk songs we speak only in Nepali. Or in shows where we play Hollywood songs, we speak only English. So it purely depends on the nature of the show and its targeted audience usually, but again if it a hard talk show where we bring in politicians we make sure we use only Nepali language. This is only for the entertainment oriented shows. And the case is just opposite for news. They have to speak Nepali for Nepali news and English in English news bulletin. Well to give you your answer there is no rule book to follow in terms of selection of language, but yes, we make sure we discuss what language to speak with the entire team and pick a language and every host of that show has to speak the same language except at times when we have foreign delicates and guests…" (Propos recueillis le 8 mai 2019).
Notre interlocutrice nous explique ainsi que le choix de(s) langue(s) ne repose pas sur un règlement strict imposé par la production. Il s’agit davantage d’une convention tacite entre les membres de l’équipe en fonction du type de contenu des émissions proposées et du public visé. Cette idée est affirmée à deux reprises au moyen de deux adverbes de sens voisin (« it solely/purely depends on the nature of the show »). Le premier exemple sur lequel s’appuie la jeune femme est une émission de divertissement dont nous proposons un épisode transcrit dans notre corpus d’étude. Celle-ci vise un public jeune très diversifié (« callers from both urban and rural areas »). L’animatrice de télévision apparaît comme pleinement consciente de l’hétérogénéité sociale des téléspectateurs (« two completely different youths ») et de la disparité des pratiques langagières des intéressés. Sans surprise, l’anglais se retrouve associé à un idéal de développement et à une population scolarisée. Dès le début de l’explication, l’équation entre compétence en anglais et niveau scolaire apparaît sous la forme d’un présupposé introduit par une structure de reformulation (« well educated or let’s say fluent in english language »). La jeune femme insiste ensuite sur son activité de médiation des ressources langagières : son rôle est alors de veiller à un équilibre communicatif (« to balance ») pour éviter, d’une part, que la jeunesse urbaine ne s’ennuie (« bored ») et, d’autre part, que la jeunesse rurale se retrouve exclue (« left out »). Les jeunes des villages, moins fréquemment scolarisés et encore moins dans des écoles utilisant l’anglais comme moyen de transmission des connaissances, peuvent en effet éprouver certaines difficultés pour suivre la progression de conversations en anglais. Quant aux jeunes individus vivant en zone urbaine, notre interlocutrice semble les associer d’emblée à des locuteurs ayant été scolarisés en anglais ou possédant des compétences avancées dans cette langue. Cette césure radicale opérée entre l’urbain et le rural ne reflète pourtant pas nécessairement la situation réelle, puisque la présence de l’anglais en milieu rural n’a de cesse d’augmenter (Khati 2013 : 88-89 ; Giri 2015 : 102). La jeune femme exprime implicitement l’idée qu’il existerait cependant une forme de culture urbaine anglicisée possédant une certaine cohésion en termes de pratiques langagières. La mixité (« a mixture of both nepali and english language ») qui lui est associée et qui se retrouve alors exploitée dans ce type d’émissions de talk-show comporterait un caractère stimulant : c’est ce mélange qui, vraisemblablement, maintient cette partie du public en éveil et l’empêche de ressentir l’ennui. Quant au népali employé seul et non dilué dans l’anglais, celui-ci évoque souvent un contexte de communication plus formel (« politicians », « news »), traditionnel (« elderly people », « folk songs ») ou à destination de groupes souvent non scolarisés ou perçus comme tels (« housewives »).
3.3. Le corpus en quelques chiffres
Le corpus d’interactions bilingues népali-anglais que nous avons constitué à partir de transcriptions d’émissions médiatiques correspond actuellement à 5 heures et 15 minutes d’enregistrements. Il s’agit principalement d’émissions de divertissement, de type talk-show, qui ont été diffusées à la télévision et souvent partagées ensuite sur des plateformes d’hébergement en ligne (à l’exception d’un extrait d’une émission de radio). La diffusion de ces émissions a eu lieu entre 2016 et 2019. Le nombre de locuteurs s’élève à 23. Nous avons estimé, à partir de leurs noms de famille traditionnellement associés à des communautés indo-népalaises népalophones (bahun, chhetri) qu’environ la moitié des locuteurs observés étaient susceptibles d’être des locuteurs « langue première » du népali. En termes de répartition des sexes, nous avons recherché un équilibre puisque le corpus comprend 12 femmes et 11 hommes, d’âge estimé entre 20 et 35 ans, à l’exception de deux locuteurs plus âgés.
4. Négociation identitaire et réglage du sens dans les échanges bilingues népali-anglais : quelques exemples
Les exemples proposés ci-dessous pour l’analyse sont présentés dans le système d’écriture du népali (écriture devanagari) et associés à une translittération simplifiée à partir du modèle proposé par R. Khatiwada pour l’API (2009). Les conventions adoptées pour la glose morphémique sont celles préconisées dans la version la plus récente des Leipzig Glossing Rules (2015). Les barres obliques (/) représentent des micro-pauses dans les énoncés.
La trace du positionnement des locuteurs à l’intérieur d’un espace socio-langagier complexe, dans lequel entrent en conflit les ressources lexicales de leur répertoire langagier hétérogène, est notamment perceptible dans certains ratages de la parole. L’énoncé de l’exemple (1) ci-dessous est extrait d’un tour de parole issu d’une interview télévisée. La locutrice, membre de l’équipe nationale de volleyball du Népal, explique qu’elle met à contribution son temps libre pour étudier en dehors des phases d’entraînement sportif :
L’emploi du praxème week(end), initialement prévu pour s’appuyer sur le programme de sens initié par tshuʈi (littéralement, en népali : « repos, pause »), n’est pas retenu par la locutrice qui lui préfère finalement l’expression plus générique time off. Week(end) n’est vraisemblablement pas en mesure de s’actualiser dans ce contexte pour une raison socio-culturelle : le concept de weekend est généralement peu opérant dans la société népalaise, dans la mesure où seul le samedi est un jour de repos hebdomadaire et le dimanche correspond au premier jour ouvrable de la semaine. Il arrive, dans certains milieux socio-professionnels, que le vendredi et le samedi soient chômés mais en aucun cas le dimanche. Évoquer le weekend donnerait probablement ici à voir une facette identitaire qui ne peut s’actualiser pleinement en contexte népalais, mais qui laisse percevoir un certain rattachement à l’environnement sportif international dans lequel évolue la jeune fille.
La même locutrice fait également preuve d’inventivité à partir d’une démarche de construction du sens puisée dans sa connaissance de l’anglais. Elle prend possession de l’avenir professionnel qu’elle entrevoit pour elle-même en prenant également possession, d’une manière iconique, des mécanismes néologiques propres à ces ressources communicatives exogènes. Pour une athlète dont la carrière professionnelle est immanquablement associée à des rencontres internationales, l’anglais est sémiotiquement lié à l’idée de réussite. Le maillage du néologisme futuring et du verbe support garnu (« faire ») dans l’exemple (2) marque symboliquement le positionnement identitaire de la jeune femme au sein d’un espace socio-langagier intermédiaire entre l’intérieur (la société népalaise) et l’extérieur (les compétitions sportives internationales) :
L’hétérogénéité langagière s’impose également comme un comportement intégré, spontané, à tel point que certains locuteurs rompus à l’emploi de ressources communicatives plurielles en viennent à concevoir la parole « monolingue » comme un artifice. Dans l’exemple (3), une comédienne népalaise (L2) habituée au maillage népali-anglais dans ses interactions quotidiennes au sein de l’industrie médiatique doit incarner le rôle d’une villageoise dans un de ses prochains films. Elle décrit à un journaliste (L1) les difficultés qu’elle rencontre pour cela en établissant une analogie entre le fait de jouer un rôle et de parler une langue :
L1 : - Alors il va falloir parler en népali, n’est-ce pas ?
L2 : - Oui.
L1 : - Mais comment vous allez faire ? Je crois pas que… là quand vous parlez {rires}, tout est en anglais {rires}
L2 : - En ce moment, en fait notre metteur en scène nous a donné beaucoup de livres à lire. Je pense que quand on parle normalement, la plupart des gens de notre génération, on parle en mélangeant l’anglais et le népali. Mais je suppose que c’est ça, jouer un rôle. Vous voyez ? Faire quelque chose qu’on n’est pas et incarner un personnage.
Le journaliste peine à se représenter son interlocutrice adoptant le style conversationnel d’un personnage de la vie rurale, dont le répertoire langagier n’incorporerait pas de ressources tirées de l’anglais. La jeune femme admet que l’identification à son personnage nécessite une certaine préparation. Parler sans « mélanger les langues », ce n’est pas « parler normalement » pour elle : il s’agit même ici de « faire quelque chose qu’elle n’est pas » (to do something that you’re not).
Disposer d’une pluralité de ressources lexicales permet également aux locuteurs des dernières générations de mettre en place des stratégies d’évitement de termes à connotation vulgaire. La conversation entre deux jeunes médecins de l’exemple (4) nous montre comment la substitution d’une unité lexicale en anglais à une autre en népali permet d’instaurer une distance entre leur style conversationnel et celui d’un collègue plus âgé. L’extrait fait suite à un bref échange au cours duquel L1 exprime sa préférence pour le terme buttocks lorsqu’il fait référence à la partie postérieure du corps de ses patients :
L1 : - Et alors il demande « qu’est-ce qui se passe ? » et il arrête pas de dire « pour vous ce traitement, ce sera bien pour vos fesses » {rires}
L2 : - C’est embarrassant de dire le mot « fesses »
L1 : - Oui, le mot « fesses »
L2 : - Mais de dire buttocks ça, ça va ?
L1 : - Hein ? Oui, oui
L3 : - Oui, il y a des mots en népali qui sont plus… oui
L1 : - C’est assez drôle, je sais même pas quel mot serait plus correct. Parler du derrière sinon, moi je dirais ça comme ça. C’est… surtout quand on parle avec une femme, c’est encore plus… {rires}
Inversement, certains procédés expressifs laissent transparaître la marque d’une identité népalaise malgré l’emploi de ressources issues d’une connaissance de l’anglais. C’est le cas notamment des phénomènes de réduplication fréquents en népali, du type tsiyā-siyā (« du thé et d’autres choses) ou encore tarkāri-sarkāri (« des légumes et d’autres choses ») lorsque ceux-ci sont appliqués à des unités lexicales de l’anglais :
La locutrice, dans les exemples (5) et (6), réinvestit les emprunts spontanés echo et mascara en y intégrant un élément phonologique propre aux habitudes langagières des locuteurs népalophones. Celle-ci se positionne alors dans un espace discursif dénué de frontières où elle se fait « médiat[rice] entre ces deux pôles purement virtuels que sont les systèmes linguistiques en conflit » (Lafont 1988 : 16).
Conclusion
Les mécanismes de production et de réglage du sens dans les pratiques langagières hétérogènes népali-anglais gagnent donc à être appréhendés tant sur le plan des pratiques effectives que sur celui des représentations ou des commentaires de nature épilinguistique. La production langagière des locuteurs népalophones en contexte urbain, ou dans des milieux socio-professionnels où la communication est très anglicisée, invite à prendre en compte la tension continue entre l’appropriation de ressources langagières exogènes et la nécessité d’ajuster la parole à des réalités socio-culturelles locales. Décrypter et questionner ce travail social du sens doit permettre de mieux comprendre les implications sous-jacentes à ces stratégies de maillage d’un matériau langagier et identitaire complexe.