Introduction
Les romans contemporains commémoratifs de la guerre 14-18 basés sur les archives, les lettres des anciens combattants et autres sources se voudraient une réhabilitation de tous les soldats inconnus et marginalisés par l’Histoire. En s’éloignant de son cadre national, ce conflit s’inscrit dans une dimension postcoloniale pour revendiquer un esprit plus racial ou ethnique. À juste titre, la Grande Guerre est l’occasion, pour Raphaël Confiant, d’aborder cet épisode de l’Histoire d’un nouveau point de vue. Son roman Le Bataillon créole marque, en effet, ce retour sur ce conflit qui devient l’espace de redéfinition de la question identitaire tout en la repositionnant dans un projet esthétique et littéraire tel qu’ambitionné dans Eloge de la créolité, quelques années plus tôt.
« Ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques, nous nous proclamons Créoles. Cela sera pour nous une attitude intérieure, mieux : une vigilance, ou mieux encore, une sorte d’enveloppe mentale au mitan de laquelle se bâtira notre monde en pleine conscience du monde. Ces paroles que nous vous transmettons ne relèvent pas de la théorie, ni de principes savants. Elles branchent au témoignage » (Bernabé, Chamoiseau & Confiant 1989 : 13).
De fait, dans ce roman hommage au bataillon créole, l’écrivain donne la parole à ces soldats qui se sont battus « là-bas », dans la Somme, la Marne, à Verdun et sur le front d’Orient, ainsi qu’à leurs familles, restées « ici-là » dans l’attente de leur retour ; sans oublier ceux qui ont survécu à ce carnage. Grands oubliés de l’Histoire, ce roman retrace leurs sacrifices relégués au silence et à l’oubli, bien qu’ils les aient consentis au nom de la France, la mère patrie.
Comment Raphaël Confiant s’empare-t-il de la représentation commune de ce conflit mondial pour construire l’identité créole à travers le croisement des différentes prises de parole de ses personnages ?
Dans la présente communication, nous nous intéresserons à cette expérience particulière pour mettre en lumière la façon dont l’identité créole se révèle dans et par ce discours sur la guerre 14-18. En nous penchant sur la subjectivité des différents points de vue des personnages, nous démontrerons que ces différents dialogues sur la Grande Guerre figurent le cheminement des personnages vers la reconquête de leur identité ; et ce, à travers cette prise de conscience de leur réalité historique étroitement liée à un combat ancestral qui veut que l’histoire de la Martinique soit indissociable de celle de la vieille Europe et du colon blanc. Cette revanche sur l’Histoire s’enracine dans la langue créole et dans sa capacité à intégrer les divers apports linguistiques et culturels. À cet effet, nous réfléchirons sur les choix esthétiques opérés par l’auteur. Nous dévoilerons les stratégies discursives déployées dans ce récit commémoratif puisque la langue se fait l’outil principal de cette émancipation.
1. Quand la France célèbre le Soldat inconnu nègre
Le roman débute « au pied de la statue du Soldat inconnu nègre, drapé en bleu horizon [avec] un concours de désespérés [qui] attend. » (Confiant 2013 : 12). Ils livrent leur « dit » à propos de « “là-bas” [où] la guerre a commencé à faire rage et “ici-là” [où] tout un concours de jeunes Nègres vaillants frétillaient d’aise à l’idée d’aller défendre la mère patrie » (Ibidem 2013 : 15). Et c’est à l’occasion de cinq cercles que ces « dits » croisent les pensées et les « désillusions » (Ibid 2013 : 12) de ceux qui étaient au front. Les différents points de vue se multiplient pour remonter le temps et délivrer le vécu de la guerre des habitants de Grand-Anse.
Ce n’est pas un pur hasard si toutes ces prises de parole commencent au pied de cette statue du Soldat inconnu nègre érigée à la mémoire des habitants tombés au champ d’honneur. En effet, incapables de comprendre « cette chiennerie de la guerre » (Ibid 2013 : 12) dans « cet endroit, qui semble-t-il, n’as pas de nom bien défini, dont nul ne connaît les couleurs du ciel ni les odeurs de la terre » (Ibid 2013 : 13) et « terrassés par un chagrin sans bornes » à la perte de leurs proches, les survivants cherchent à comprendre ce qui s’est vraiment passé « là-bas ». Ils se mettent « à déplorer, à convoquer [les] âmes errantes, à exiger des pluies bienfaisantes du carême et du grand hivernage un inénarrable d’explications. » (Ibid 2013 : 13). Cette édification étrange et étrangère à la culture créole serait le dernier recours pour comprendre cette affaire des blancs, cette guerre qui a emporté leurs enfants.
C’est le cas de Man Hortense qui a perdu son fils unique à la bataille de la Marne. Elle qui sait « mieux parler aux animaux et aux plantes qu’aux humains » (Ibid 2013 : 13) a pourtant interrogé vainement le vent et les divers éléments de la nature dans l’espoir de comprendre cette mort qui aux dits de tous valait mieux « que de la perdre à cause d’une méchante gangrène suite à une blessure au coutelas ou d’une congestion comme c’était le cas de nombre de coupeurs de canne dès lors qu’ils avaient enjambé la cinquantaine » (Ibid 2013 : 26). De là se met en place un dispositif de communication entre la statue et la mère inconsolable. La Statue « saurait me comprendre. Elle me raconterait les batailles, les coups de fusils et de canon, les chars d’assaut et les avions » (Ibid 2013 : 35). À ce premier échange succèdent les différentes prises de parole des personnages du roman. La statue du Soldat inconnu nègre devient le destinataire privilégié de cette première prise de parole usurpée à l’Histoire et dérangeante dans son refus d’accepter le discours officiel d’un patriotisme qui sonne faux dans la bouche des officiels de Grand-Anse.
Par ailleurs, la statue du Soldat inconnu nègre est emblématique de tous les modes commémoratifs de la guerre à Grand-Anse. Non seulement elle se distingue par sa couleur « noire » (Ibid 2013 : 35) mais elle « est la seule et unique du pays. Partout ailleurs, on a préféré installer un ange blanc, tenant à bout de bras une torche comme pour éclairer les noms des jeunes gens tombés au front » (Ibid 2013 : 21). Dans l’En-ville, « d’ailleurs, plus personne ne semblait se soucier de cette guerre que d’aucuns appelaient cavalièrement “14-18’’, et les héros martiniquais qui y avaient participé n’intéressaient pas grand-monde » (Ibid 2013 : 34). Indéniablement, c’est la commune de Grand-Anse qui choisit de rendre hommage à ses combattants dont elle se souvient encore.
À ce titre, le maire de Grand-Anse, « un Mulâtre ordinairement arrogant » (Ibid 2013 : 34), s’est personnellement déplacé pour la veillée mortuaire de Théodore afin de remercier sa mère « d’avoir mis au monde un vaillant homme qui avait versé l’impôt du sang à notre mère patrie “Là-bas” » (Ibid 2013 : 20) et lui remettre une médaille d’honneur. De même, les « hommes au visage grave, engoncés dans des costumes du dimanche » (Ibid 2013 : 21) défilent pour la féliciter pour cette mort au champ d’honneur. Les discours savants de l’instituteur Albert Sanier expliquent l’effort de guerre, glorifient ses grands commandants, et par la même occasion l’illustration des soldats locaux à la Marne et à Verdun. D’autre part, un accueil officiel est réservé aux blessées, aux rescapés et aux survivants, qui de retour à Grand-Anse, sont attendus comme des héros. Enfin, le discours de l’armistice et toutes les festivités qui s’en suivent sont autant d’exemples de commémoration locale. Ils sont la preuve que les autorités locales et ses simples citoyens, membres d’une même communauté, choisissent de témoigner aux autres membres de cette même communauté leur reconnaissance des sacrifices de guerre. Ils se mobilisent pour organiser des célébrations qui signifient leur volonté de leur rendre hommage et de préserver la mémoire de leur dévouement patriotique contre l’oubli.
De ce fait, à Grand-Anse, Man Hortense n’est plus considérée comme « une Négresse-la-campagne » (Ibid 2013 : 25) mais comme la mère d’un héros de la Marne, un « héros de la patrie » (Ibid 2013 : 25) qu’on regarde autrement au point qu’elle en ressente « une profonde fierté », « malgré la douleur qui faisait éclater presque la calebasse de [sa] tête. » (Ibid 2013 : 26). Ti-Mano qu’on ne pressait pas de reprendre son poste d’éboueur en début d’année 1917, à qui « partout on faisait […] fête, [et] on lui demandait de raconter ses exploits, […] était unanimement considéré comme un “maître-pièce”, un héros. ». De même, « les défilés patriotiques régulièrement organisés par la municipalité pour remonter le moral de la population » (Ibid 2013 : 263) sont autant de marques de respect et de considération spontanés pour les soldats de la commune. S’il est vrai que certaines sont l’initiative des responsables communaux, tels que Monsieur le maire ou ses délégués, il n’en demeure pas moins qu’elles restent d’un ordre informel ou officieux puisque les responsables de Grand-Anse sont les seuls à les prendre alors qu’En-ville il ne se passe rien. Il est donc incontestable que les diverses commémorations du bataillon créole sont l’unique fait de ce groupe politique et social.
S’explique et se justifie, dès lors, cette obstination dans la volonté des survivants de comprendre ces morts au champ d’honneur auprès de la statue du Soldat inconnu nègre. Surtout qu’il importe, selon les défenseurs de la créolité de « décomposer ce que nous sommes tout en purifiant ce que nous sommes par l’exposé en plein soleil de la conscience des mécanismes cachés de notre aliénation. » (Bernabé, Chamoiseau & Confiant 1989 : 21-22). D’autant plus que l’édification de ces statues « associe les citoyens, les municipalités et l’état » (Prost 1994) pour commémorer officiellement les valeureux combattants qui se sont sacrifiés pour la France. Cette statue est supposée légitimer ce « mourir pour la patrie » aussi bien pour les morts que pour les survivants. Reinhart Kosselek souligne l’importance de ce « double processus d’identification. Les morts sont censés avoir défendu la cause qu’entendaient défendre les survivants qui fondent le monument. » (Kosselek 1997 : 180). Le fait que ces commémorations ne soient que d’un ordre communal qui n’implique pas l’En-ville et encore moins le « Là-bas » enlève tout son sens à ces sacrifices. C’est comme si ces hommes étaient morts pour rien.
2. Une quête reconquête d’une identité affirmée
Tout le roman illustre cette quête du sens de ce « mourir pour… ». Cette quête trouve sa légitimité dans ses motivations premières. Elle permet d’abord de témoigner d’une réalité à la fois méconnue, sous-estimée et tue par l’Histoire, celle des Martiniquais lors de la Première Guerre mondiale. En effet, étant donné l’importance du cadre national, la France glorifie en premier lieu ses soldats de l’hexagone et tarde à reconnaître l’effort de guerre de ses colonies, voire même les marginalise. Mais plus important encore, cette quête permet de témoigner d’une vérité fondatrice qui constitue l’essence de l’identité créole, longtemps dissimulée sous « cet alignement déguisé aux valeurs occidentales » opéré par la colonisation (Bernabé, Chamoiseau & Confiant 1989 : 50).
Man Hortense, bien qu’elle ait élevé son fils dans l’amour et dans la reconnaissance pour ce « Là-bas » qui les a libérés du joug de l’esclavage, peine à accepter la disparition de son fils au nom du patriotisme. Lucianise, qui a perdu son frère jumeau dans les tranchées, demeure indifférente aux discours et aux démonstrations officielles qu’elle juge pur bourrage de crânes. Elle ne pense qu’à économiser de l’argent pour partir au Panama tout en s’interrogeant sur le vécu incompréhensible de son jumeau à Verdun. Ti Mano, en vrai héros miraculé des Dardanelles, sait que cette statue du Soldat inconnu nègre n’apportera aucune réponse à Man Hortense quand Ferjule le grand mutilé du front d’Orient ne s’est jamais aventuré aux alentours de ce monument. Pour ce dernier, seule la pension de guerre qu’il perçoit mensuellement lui confère cette dignité d’ancien combattant et force le respect et la reconnaissance de tous.
Ce n’est que lorsque les morts délivrent leurs points de vue que le processus de double identification s’accomplit enfin. C’est dans la bouche de Théodore, fils unique de Man Hortense, simple coupeur de canne, sans aucune éducation, que la vérité de cet engagement pour « Là-bas » se dévoile. C’est « chair blanche contre corps nègre » (Confiant 2013 : 282). Théodore, en soldat créole, prend sa revanche sur l’Histoire. « Il se sent emporté par une rage sourde, immémoriale, incontrôlable de toute façon […]. Ce teuton-là devient le Béké, le Blanc créole, devant lequel les vôtres et vous n’ont jamais pu que courber l’échine et balbutier “oui, missié” » (Ibid 2013 : 283). Il s’acharne donc sur lui pour venger des siècles d’esclavage et de maltraitance. Ce que les « natifs de Bourgogne, de Normandie, ou de Provence » (Ibid 2013 : 283) prennent pour bravoure et courage de la force noire n’est en réalité que « soif de venger vos arrière-grands-mères violées, impunément violées, et cela à un âge à peine nubile, par le maître de la plantation. Soif de rendre justice aux hommes de votre lignée. » (Ibid 2013 : 284).
Les morts délivrent, enfin, leur vérité sur la guerre 14-18. En réalité, le vrai patriotisme n’est qu’un recommencement de cet éternel combat à force inégale entre les Noirs et les Blancs. Pour la première fois de leur histoire, les Noirs sont « dûment autorisé[s] à porter la main » (Ibid 2013 : 284) sur l’homme blanc. « Autorisation donnée par d’autres blancs » (Ibid 2013 : 284) et permettant de faire pencher la balance de leur côté. Cette guerre immonde, « cette guerre barbare a comme rétabli votre humanité en vous plaçant désormais à exacte hauteur de l’homme blanc. » (Ibid 2013 : 285). Une vérité qui « ne saurait se proclamer en place publique ! Tout cela qui peut demeurer longtemps obscur en vous, pour vous. Alors, vous laissez dire que vous avez mis votre courage, toute votre âme, au service de la patrie… » (Ibid 2013 : 285). La vérité de la guerre ainsi dite, le double processus d’identification s’établit. Dès lors les sacrifices du front prennent ou reprennent leur signification à l’occasion d’une ultime cérémonie commémorative, celle de la « réinhumation du soldat Théodore Hamelin, tombé au champ d’honneur » (Ibid 2013 : 300).
Son corps est rapatrié en juillet 1922. Man Hortense obtient de la municipalité la prise en charge de son voyage au port de Fort-de-France, des « frais de rapatriement du cercueil à Grand-Anse ainsi que ceux d’un enterrement de première classe » (Ibid 2013 : 301) ; à savoir « la troisième classe était le lot du plus grand nombre. » (Ibid 2013 : 301). Ces honorables résolutions municipales, assez glorifiantes, se trouvent évincées par une cérémonie officielle en grandes pompes. Man Hortense est conduite en véhicule militaire, escortée par deux soldats européens jusqu’au cercueil de son fils. En présence d’un nombre incalculable d’uniformes, un général lui remet le diplôme « Hommage à la nation » au nom de la République française qui « récompense ceux d’entre les soldats qui ont fait preuve de bravoure sur le front et qui y ont perdu la vie » (Ibid 2013 : 303), en plus de lui assurer une pension à vie. Cette reconnaissance officielle, au nom de la République française donne à la mort de Théodore, coupeur de canne, et aux sacrifices de ses semblables, tout leur sens, toute leur légitimité en les inscrivant dans l’Histoire à tout jamais.
Les diverses commémorations symbolisées par cette statue du Soldat inconnu nègre, sont, à l’avenir, à lire comme un rappel d’un épisode historique longtemps tu, oublié ou encore sous-estimé de la participation créole à la Grande Guerre. En affirmant leur filiation à la mère patrie, ces combattants affirment leur identité créole et revendiquent cette distinction de couleur qui ne les rend pas moins Français que les autres. Cette revanche personnelle de Théodore figure l’histoire commune de tous les Nègres. Descendants d’esclaves, ces derniers s’acquittent de leur dette de sang envers le pays qui les a libérés du joug de l’esclavage. Ils retrouvent de la sorte leur dignité longtemps bafouée par l’homme blanc.
Niant les rumeurs de vente des Antilles françaises aux Etats-Unis « en guise de remboursement de dette de guerre » (Ibid 2013 : 307), la « déclaration du gouvernement de là-bas remerciant les soldats créoles de leur bravoure et de leur dévouement envers la mère patrie avant de proclamer l’indéfectible attachement de la Martinique à cette dernière et inversement » (Ibid 2013 : 310) marque d’une manière définitive la reconnaissance de l’ancien empire colonial à ses vieilles colonies qu’il reconnaît désormais comme des pairs. Cette reconnaissance est symbolisée dans l’union de l’hymne créole à la Marseillaise dans ce dernier Requiem presque révolutionnaire par cette nouvelle écriture de l’histoire de la Première Guerre mondiale. Un Requiem qui établit, définitivement, que « le sang créole a abreuvé les sillons de la vieille Europe » (Ibid 2013 : 311) et que « d’oubli, il ne sera jamais plus question… » (Ibid 2013 : 311).
3. Choix esthétique pour un discours identitaire
Le mythe fondateur ainsi redéfini, Raphaël Confiant opère des choix esthétiques à l’image de cette quête identitaire. À cet effet, les us et traditions insulaires sont revisités au même titre que le créole et le français. L’écrivain fait du langage un « usage libre, responsable » (Bernabé, Chamoiseau & Confiant 1989 : 47) pour trouver son meilleur moyen d’expression. Se crée, par conséquent, une écriture nouvelle porteuse à son tour d’une reconquête linguistique. « Ce ne sera pas forcément du français créolisé ou réinventé, du créole francisé ou réinventé, mais notre parole retrouvée et finalement décidée. Notre singularité exposée-explosée dans la langue jusqu’à ce qu’elle s’affermisse dans l’Être » (Ibid 1989 : 47).
D’abord la forme circulaire du récit témoigne de ce retour incessant vers les origines pour informer sur le passé occulté par le vieux continent. Raphaël Confiant s’en justifie ainsi lors d’une entrevue donnée au journal Libération, à l’occasion de la sortie du Bataillon créole :
« Je construis mes romans de manière non linéaire, presque circulaire. Cela signifie que les micro-récits qu’ils contiennent s’entrecroisent les uns les autres dans une temporalité qui est celle de la réalité créole. Il y a le temps occidental, mesuré par les horloges ou les montres, et le temps des vaincus, des dominés, des colonisés, qui lui est un temps brisé, chaotique, imprévisible et surtout non linéaire. » (Rabate 2013).
Assurément, le roman commence vers les années 20 qui attestent de la longue attente du rapatriement du corps de Théodore promis pour « deux mois après l’armistice ». Se met dès lors en place le récit de l’entrée de la France en guerre et de l’enrôlement des premiers soldats martiniquais. Cette évocation d’un passé proche est l’occasion de rappeler un passé plus lointain, celui de l’« esclavitude ». L’expérience de la guerre réveille les vieux démons. L’intolérance provoquée par la crainte de la différence de l’autre ou la certitude de se croire supérieur à lui se fait l’expression de son rejet, de sa dévalorisation au point d’occulter son essence. À travers ces aller-retours, les différents protagonistes essaient de régler ce conflit ancestral jamais résolu malgré l’abolition de l’esclavage.
C’est en raison de cette intolérance que Lucianise incite son jumeau Lucien à épouser par procuration Justina, une brave fille du pays juste pour éviter que sa veuve ne soit « Odile, jeune fille blanche qu’il disait aimer et qui apparemment le réciproquait. […] Future veuve pour future veuve, autant que ce soit une martiniquaise qui en profite. » (Confiant 2013 : 223).
Les choses sont pires au front. Aux conditions de vie difficiles aux tranchées pour tout soldat, s’ajoutent les regards méprisants, les évitements, les moqueries et les railleries qui sont le lot des Nègres. D’ailleurs, le capitaine de Théodore ne cache point son aversion à l’égard de ce dernier. « Il [le] choisit systématiquement pour la corvée du repas. » (Ibid 2013 : 200).
« Il s’agissait pour moi et d’autres infortunés de nous rendre à l’arrière afin d’y ramener nourriture et boissons. Tâche astreignante, périlleuse aussi puisqu’il fallait avancer en terrain découvert, qui ne valait pour toute récompense que les injures de ceux que nous ravitaillons :
Bordel de merde, cette bouffe est froide, Blanche-neige ! gueulaient-ils. Ce vin est a un goût de pisse. » (Ibid 2013 : 200).
En conséquence, Théodore ne manque pas de souligner que la vie dans les tranchées « était une vie de merde avec pour meilleurs compagnons les mouches de jour, les moustiques de nuit, les poux et surtout les rats. » (Ibid 2013 : 200). Pourtant, « il avait fallu la guerre et la conscription donc, pour [se] redonner une existence » (Ibid 2013 : 198) ainsi qu’à tous ces Français jamais considérés en tant que tels jusque-là. La boucle se clôt par l’inscription définitive de la trace de leur présence et par la reconnaissance de leur participation notable à une histoire collective qui se voudrait une nouvelle histoire commune à tous et ne tolérant plus ce genre d’exclusion.
De même, la composition de l’ouvrage tend à reproduire les dits de la parole orale traditionnelle. Car « après nos conteurs traditionnels, ce fut donc une manière de silence : la voie morte. Ailleurs, les aèdes, les bardes, les griots, les ménestrels et les troubadours avaient passé le relais à des scripteurs (marqueurs de parole) qui progressivement prirent leur autonomie littéraire. Ici, ce fut la rupture, le fossé, la ravine profonde entre une expression écrite qui se voulait universalo-moderne et l’oralité créole traditionnelle où sommeille une belle part de notre être » (Bernabé, Chamoiseau & Confiant 1989 : 35).
En se fondant dans la parole écrite, les dits légitiment les différents discours des personnages tout en garantissant leur authenticité. C’est ainsi que l’auteur opte pour une typographie capable de transcrire ce mode d’expression. La répartition en chapitres est bannie en faveur d’une division en cercles. Au nombre de cinq, ils rappellent les réunions séculaires qui regroupaient les membres du clan autour du vieux conteur. Ils organisent de la sorte le schéma narratif relatif aux différentes temporalités du récit. À leur instar, les cinq cercles annoncent l’évolution de la narration et ses points culminants comme le feraient les titres des chapitres.
Le premier cercle est donc l’après-guerre qui correspond à la quête de Man Hortense « mais c’est l’attente qui est longue. » (Confiant 2013 : 12). Le deuxième cercle revient sur le départ du bataillon créole, plein d’enthousiasme, pour l’Autre Bord, « Ô désarroi ! » (Ibid 2013 : 92). Le troisième cercle est l’hymne créole symbolisant cet « étrange sentiment, oui » vis-à-vis d’un pays « qui n’était même pas au courant des sacrifices que l’on consentait pour lui. » (Ibid 2013 : 188). Le cinquième reprend mot par mot le quatrième pour dresser le bilan des grands sacrifices du bataillon créole. Une fois de plus, la boucle est bouclée avec cet ultime requiem qui se fait une revanche sur l’oubli de l’Histoire en reconnaissant que « le sang créole a abreuvé les sillons de la veille Europe [et que] l’impôt du sang a été payé » (Ibid 2013 : 309).
Par ailleurs, la tradition orale ayant atteint les limites de la transmission de la mémoire du bataillon créole au niveau du groupe ethnique et dans l’espace local ou régional, c’est l’écriture qui prend le relais pour une portée autrement importante, mondiale donc et pourquoi pas universelle. Dans le cas de cette écriture de la Grande Guerre, ce sont les grands oubliés qui prennent la parole pour dire, « l’inénarrable » (Ibid 2013 : 11). Pourtant, c’est dans la langue de l’autre, qu’on s’approprie, qu’on modifie, qu’on mêle à la sienne pour en faire l’expression de la nouvelle mémoire et de cette commémoration-revanche sur le passé d’asservissement et sur l’oubli.
À cet égard, le chant de Passionise demeure emblématique du choix de la langue d’expression. Car comme l’avoue Man Hortense en l’entendant chanter, « pour l’amour et la mélancolie, nous préférions, en effet, la langue de “Là-bas” » (Ibid 2013 : 31). Elle se demande d’ailleurs « comment tant de douceureuseté, de tendresse même, pouvait surgir d’un parler si rude » (Ibid 2013 : 31) et s’étonne qu’il ait pu devenir « à l’égal de notre vie » (Ibid 2013 : 31) pour épouser « à la perfection nos fatigues, nos rages, nos rêves toujours déçus, l’impossibilité que nous avons à concevoir un monde où notre race ne serait pas la dernière » (Ibid 2013 : 31). Le secret en est que Passionise « en avait brocanté les mots ! ou plutôt, elle l’avait arrangé en créole » (Ibid 2013 : 31). Indéniablement, l’acte d’écriture est mis en abyme à travers cette création linguistique.
Porteuse du passé d’asservissement, la langue française qui « amarrait la langue et étranglait [le] gosier » (Ibid 2013 : 30) se métamorphose et évolue. Elle est une langue nouvelle qui proclame toute sa liberté dans ce métissage de créole, dans ces traductions ou dans ces transcriptions de la langue ancestrale dans la langue du Blanc de France. Cette maîtrise permet de la réinventer à son image : chantante comme un « cœur fait vip-vap » séduisante par « la belleté » de son vocabulaire riche et sa « charmanceté » exotique, paradoxalement vivante des déchirures qui lui sont inhérentes mais cependant « l’éclairent plus fort que le soleil en carême ».
Conclusion
En exhibant le diplôme, « Hommage à la Nation », Man Hortense s’écrie fièrement « Téodo réyési lekzanmen Fransé’y ! (Théodore a été reçu à son examen de français !) » (Ibid 2013 : 304) Cette confusion innocente dans la bouche de cette paysanne ne l’est cependant point chez Raphaël Confiant. L’écrivain y résume le chemin de croix parcouru par les Martiniquais pour faire valoir non seulement leur contribution à l’effort de guerre mais surtout revendiquer leur identité et marquer honorablement leur filiation à un pays qui les a longtemps réduits à de simples esclaves. Le choix esthétique signifie à son tour le cheminement de cette langue nouvelle capable de délivrer les âmes tourmentées et d’authentifier cette affirmation identitaire légitimée par les sacrifices de la Grande Guerre.
Force est de constater que de l’édification de la statue du Soldat inconnu nègre ou de tous les autres modes de commémoration supposés établir le double processus d’identification du « mourir pour… » sont malgré tout porteurs de grands oublis. Il importe donc de reconnaître « qui est mort pour… » afin que cette identité nationale commune aux morts et aux vivants soit perçue dans un sens plus large, celui d’une identité collective plurielle respectueuse des identités individuelles. Car comme le soulignent les auteurs de l’Eloge, « si nous recommandons à nos créateurs cette exploration de nos particularités c’est parce qu’elle ramène au naturel du monde, hors du Même et de l’Un, et qu’elle oppose à l’Universalité, la chance du monde diffracté mais recomposé, l’harmonisation consciente des diversités préservées : la DIVESALITE. » (Bernabé, Chamoiseau & Confiant 1989 : 54).