Introduction

Olivier-Serge Candau, Béatrice Jeannot-Fourcaud et Renauld Govain

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Olivier-Serge Candau, Béatrice Jeannot-Fourcaud et Renauld Govain, « Introduction », Archipélies [En ligne], 16 | 2023, mis en ligne le 15 décembre 2023, consulté le 27 avril 2024. URL : https://www.archipelies.org/1913

Nous adressons nos plus chaleureux remerciements à l’ensemble des évaluateurs, qui ont accepté d’expertiser avec bienveillance et rigueur les articles de ce numéro.

Pour quiconque s’intéresse un tant peu soit peu au créole et à son histoire, un tel titre peut surprendre. Que faut-il entendre par « Décrire les créoles du xviie au xixe siècle », alors que les premières études scientifiques sur la plupart des créoles n’émergent pas avant la seconde moitié du xixe siècle (voir Bollée, 1978,1 et plus récemment Véronique, 2021) ? Plutôt que de renoncer à répondre à la question, il convient d’en chercher la réponse dans les différents angles d’approches qu’elle suppose.

Le titre interroge d’emblée l’ensemble des évolutions qui traversent la période donnée, et la façon dont la « philologie coloniale » se construit pas à pas (Krämer, 20132). À la fin du xviie siècle, l’intérêt des missionnaires et des voyageurs pour les langues parlées par les esclaves dans la colonie naissante s’avère maigre3 et la place accordée aux traits linguistiques à l’œuvre dans les rares énoncés transcrits d’autant plus réduite4. Le xviiie siècle dénote un intérêt bien plus marqué pour la question et invite à une considération particulière, dans la mesure où il donne à entendre le créole par la voix des natifs. C’est notamment avec une verve très acerbe que le Martiniquais Médéric-Louis-Élie Moreau de Saint-Méry (1797) défend avec fierté le parler créole et met en pièces l’usage parodique d’un Justin Girod-Chantrans (1786), qui jette le discrédit sur le génie de la langue de la colonie5. Au tournant du xixe siècle, marqué par la publication du glossaire de créole haïtien, à destination des colons venus s’installer à Saint-Domingue ou des simples visiteurs (Ducœurjoly, 18026), et la description du « neggerhollands7 » par les Frères moraves aux îles vierges néerlandophones (Stein 2014), se met en place une grammatisation progressive du créole8. L’apport des missionnaires religieux, principalement grammatical et lexicographique9, n’en demeure pas moins une source essentielle pour les travaux fondateurs en créolistique d’Hugo Schuchardt (Ploog 201610). Aux travaux pionniers de John Jacob Thomas, dont la Theory and Pratice of creole Grammar (1869) lui vaudra le très honorable qualificatif de « père » des études créoles (Bollée, op. cit. : 21-22), s’ajoutent ceux de natifs comme Thomas Russel, l’auteur de l’Etymology of Jamaican Grammar (1868), première véritable variété de créole anglais des Antilles, puis ceux des philologues Emilio Teza et Adolfo Coehlo, capables désormais d’établir un système propre à la langue, tout en soulevant des interrogations susceptibles d’intéresser la linguistique générale11.

Le titre du présent numéro présente une seconde difficulté. Que faut-il entendre par « décrire » ? Quels sont les champs disciplinaires mobilisés et en quoi rendent-ils compte de leur objet d’étude ? La sollicitation de périodes historiques successives et le jeu constant des points de vue différents – d’abord extérieurs lors de l’installation de la colonie à la fin du xviie siècle, puis progressivement internes à la fin du xviiie siècle lorsque les natifs évoquent eux-mêmes leur propre langue – interrogent les outils épistémologiques à l’œuvre dans la constitution d’une réflexion sur la langue et ses usages. Quel rôle joue l’histoire dans la constitution progressive d’une réflexion sur le créole et progressivement d’une créolistique ? C’est à ces deux difficultés que ce numéro consacré à la description des créoles du xviie au xixe siècle s’efforce de répondre.

De l’ensemble des contributions retenues, dont toutes visent à dévoiler les orientations qui président à la représentation du créole, trois grands axes se dégagent.

Le premier concerne l’observation même des mécanismes de la langue et des outils linguistiques mobilisés pour en rendre compte. L’article de Bodhana Librová et de Georges-Daniel Véronique, «  et le développement de la temporalité verbale dans les créoles français de la Caraïbe au xviiie siècle », se consacre à l’expression de l’antériorité dans un ensemble de textes des xviie et xviiie siècles dans des créoles français de la Caraïbe, à travers l’emploi des schèmes prédicatifs Ø + V et té + V, où V représente principalement des verbes statifs et dynamiques. Il permet ainsi de compléter le modèle de développement de la temporalité dans les langues créoles défendu par Derek Bickerton (1981). La contribution de Mideline Dragon, « Les Marqueurs de comparaison en créole haïtien : une étude diachronique (xviiie siècle) et synchronique » établit un parallèle entre les outils de la comparaison entre deux états diachroniquement distincts du créole haïtien. Celle de Renauld Govain, « Palatalisation et nasalisation dans le texte La passion de Notre Seigneur selon St Jean en Langage Nègre » rend compte des influences substratiques africaines12 dans les créoles guadeloupéen, martiniquais et haïtien. La proposition d’Evelyn Wiesinger, « “A qui ça, a latique, qué syntasse ?” (“C’est quoi ça, l’article et la syntaxe ?”) (Atipa, 1885, 11). Le marqueur nominal la/a (n) en créole guyanais des descriptions grammaticales du xixe siècle jusqu’à aujourd’hui » interroge les descriptions grammaticales du marqueur postnominal la/a (n) en créole guyanais, ainsi que son évolution diachronique du xixe au xxe siècle. Enfin l’article de Béatrice Jeannot-Fourcaud et de Renauld Govain, « La Détermination nominale dans La Passion de Notre Seigneur selon St Jean en langage nègre au regard des variétés actuelles des créoles de la Guadeloupe, de la Guyane, d’Haïti et de la Martinique » met au jour le système sous-jacent de l’actualisation des noms dans cette variété du protocréole, en cours dans la Caraïbe du xviiie siècle.

Le second axe du numéro met au jour les conceptions linguistiques à l’œuvre dans la description du créole. L’article de Silke Jansen et Katrin Pfandenhauer, « La Tumba francesa : quelques lumières sur les caractéristiques linguistiques du créole de Saint-Domingue à l’époque de la Révolution », aborde une tradition musicale cubaine chantée en créole et en espagnol, qui trouve ses origines dans l’immigration de colons et des esclaves de Saint-Domingue, réfugiés dans la région orientale de l’île de Cuba après la révolte de 1791 et les événements qui s’ensuivent13. Celui de Peter Stein, « Les descriptions de la grammaire du créole néerlandais (Negerhollands/VIDC) des Îles Vierges Danoises : Oldendorp et Magens » met en lumière les grandes lignes de convergence entre les grammaires d’une même période pour en faire ressortir toute la modernité, notamment en matière de construction des verbes sériels. La contribution de Philipp Krämer, « Ducœurjoly et le créole haïtien dans le Manuel des habitans de Saint-Domingue : un cas de Language Making colonial », présente une analyse d’un texte clé de l’histoire de la créolistique et se propose de retracer la façon dont se construit une conception du créole haïtien sur la base de normes structurelles et fonctionnelles implicites, notamment à travers une hiérarchie claire et nette entre le créole et le français. Enfin, celui d’Olivier-Serge Candau, « Tout-à-la-fois poëtes & musiciens » : Lire le Voyage à la Martinique de Thibault de Chanvalon avec Rousseau », propose une lecture croisée d’une page consacrée au parler des Noirs de la colonie dans le récit de voyage d’un natif de la Martinique et d’extraits de l’Essai sur l’origine des langues de Jean-Jacques Rousseau (1781), qui révèle la primauté de la sensibilité dans l’expression langagière, laquelle à son tour façonne un discours empreint d’émotion.

Le dernier axe porte sur la mise en scène de la langue créole. La seconde étude d’Olivier-Serge Candau, « Armand Corre ou la fabrique de la langue. Essai sur une poétique du créole », interroge une figure un peu oubliée de la créolistique au xixe siècle, Armand Corre, qui publie en 1890 une étude à la fois politique et sociologique consacrée aux Créoles des Antilles, Nos Créoles, où la peinture de la langue créole ressortit à un naturalisme scientifique, dont les présupposés raciaux justifient la genèse et le développement par la théorie de l’évolution et de l’anthropologie biologique. Élargissant les perspectives initialement retenues dans ce numéro, l’article de Karine Bénac et de Morgane Leguyader, « Des Veuves créoles (1768-2022) en “recherche-création” : une comédie-ballet féministe martiniquaise décoloniale » se propose d’explorer l’adaptation de la dramaturgie des Veuves créoles, première comédie martiniquaise, anonyme, publiée en 1768 et mise en scène par Karine Bénac en 2022 dans une recherche-création à la Martinique.

Avec ce numéro, structuré autour de ces trois axes, nous espérons avoir ouvert à notre tour « une fenêtre sur la situation linguistique dans la sphère coloniale » (Silke Jansen, 201914), en accordant une place privilégiée, par le choix assumé de la pluralité des approches et des périodes, à la diversité constitutive par leur genèse et leur évolution des mondes créoles.

1 Sont ainsi cités en marge des travaux fondateurs d’Hugo Schuchardt ceux de ses contemporains (Lucien Adam pour son édition de la grammaire caraïbe

2 L’expression de « philologie coloniale » renvoie à un modèle épistémologique racialiste, selon lequel l’élaboration des propriétés d’une langue

3 On lira avec intérêt l’étude que Silvio Moreira de Sousa, Johannes Mücke et Philipp Krämer (2019) consacrent à l’observation des phénomènes

4 Résultat d’un désintérêt global pour les langues des esclaves et plus encore d’une curiosité marquée pour les langues amérindiennes, dont la

5 La virulence avec laquelle il répond aux moqueries de Justin Girod de Chantrans révèle à quel point il se sent blessé dans son identité de locuteur

6 Voir l’étude d’Otto Zwartjes (2021) sur la contribution des missionnaires jésuites à l’étude des créoles ainsi que l’incontournable synthèse d’Alain

7 Philipp Krämer (2016) lui préfère celui de « cariole », forme francisée de l’allemand « cariolisch/ carriols » avec le sens de créole, que l’on

8 On lira avec intérêt la synthèse particulièrement éclairante de Georges-Daniel Véronique sur les principaux débats relatifs à la naissance d’une

9 Cette tradition se poursuit au xixe siècle (voir l’étude grammaticale de Saint-Quentin [1872] sur le créole guyanais et notamment les commentaires

10 Katja Ploog met au jour le rôle des monographies établies par les missionnaires européens, partis sur la côte occidentale de l’Afrique et qui

11 Les travaux d’Alfredo Coelho seront complétés plus tard par ceux de Lucien Adam. Charles Baissac ajoutera cohérence, rigueur et exhaustivité à l’

12 Voir la question de l’influence substratique des langues africaines dans les morphèmes mi et ka (Librová 2019) ou encore Renauld Govain (2021) sur

13 Les chants, en l’occurrence vaudou, avaient déjà fait l’objet d’une exploitation linguistique dans un précédent article de Katrin Pfandenhauer (

14 Cette expression, que nous empruntons, figure dans la conclusion d’un article (205) consacré à l’Histoire naturelle des Indes, élaborée anonymement

Baissac, Charles, Étude sur le patois créole mauricien, Nancy, Berger-Levrault, 1880.

Bollée, Annegret, Problèmes et perspectives de la description des créoles, Les parlers créoles, Langue française, n° 37, 1978, pp. 1-39. Doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1978.4849

Bickerton, Dereck, Roots of Language, Ann Arbor, MI., Karoma Pub., 1981.

Candau, Olivier-Serge, « Écouter la voix des esclaves avec Médéric-Louis-Élie Moreau de Saint-Méry et Jean-Jacques Rousseau », dans Olivier-Serge Candau et Odile Hamot (éd.), Prêter l’oreille au parler créole du XVIIe au XIXe siècle, Études caribéennes, hors-série n° 10, 2023.

Diop, David, « Introduction », Rhétorique nègre au XVIIIe siècle. Des récits de voyage à la littérature abolitionniste, Paris, Classiques Garnier, 2018, pp. 18-35.

Ducœurjoly, S.J., Manuel des habitans de Saint-Domingue (2 tomes), Paris, Lenoir, 1802.

Govain, Renauld, « La palatalisation en créole haïtien : rôle des influences substratiques de langues du groupe gbé », Langues créoles : description, analyse, didactisation et automatisation. Hommage à Yves Dejean et à Pierre Vernet, (R. Govain éd.), Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2021, pp. 97-111.

Girod-Chantrans, Justin, Voyage d’un Suisse dans différentes colonies d’Amérique pendant la dernière guerre, Paris, Poinçot, 1786.

Jacob, John Thomas, The Theory and Practice of creole grammar, Cornerstone Book Publishers, New Orleans, Louisiana, 1869.

Jansen, Silke, « L’Histoire naturelle des Indes (“Drake manuscrit”, ca. 1600) à la croisée des langues de l’Amérique coloniale », dans Barbara Schäfer-Prieß et Roger Schöntag, Seitenblicke auf die französische Sprachgeschichte, Tübingen, Gunter Narr, 2018, pp. 191-207.

Kihm, Alain, « Les difficiles débuts des études créoles en France (1870-1920) », Vers une histoire sociale de la linguistique, Langue française, n° 63, 1984, pp. 42-56. Doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1984.5196

Krämer, Philipp, « Linguistique coloniale au XIXe siècle : le discours racialiste dans la recherche française sur les langues créoles », French Colonial History, vol. 14, 2013, pp. 55-70.

Krämer, Philipp, « Combien de néerlandais ? Histoire linguistique et histoire de la linguistique dans les Îles Vierges danoises », Histoire, Épistémologie, Langage, 38/1, SHESL/EDP Sciences 2016, pp. 103–120. Doi : 10.1051/hel/2016380106

Librová Bodhana, « Étymons français, étymons africains : pour une approche étymologique englobante des morphèmes mi et ka », Études créoles, 36, 1-2, 2019. Doi : https://doi.org/10.4000/etudescreoles.448

Moreira Sousa de, Silvio, Mücke, Johannes, Krämer, Philipp, « A history of Creole studies », Oxford research encyclopedia of linguistics, 2019. Doi: https://doi.org/10.1093/acrefore/9780XIX9384655.013.38720XIX

Moreau de Saint-Méry, Médéric-Louis-Élie, Description typographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’isle de Saint-Domingue, Philadelphie, chez l’auteur. 2 volumes, 1797.

Pfandenhauer, Katrin, « Les valeurs de pralapralprale et aprale en créole haïtien entre sémantique et pragmatique », Études créoles, 39, 1-2, 2022. Doi : http://journals.openedition.org/etudescreoles/788.

Ploog, Katja, « Le “Negerportugiesisch” de H. Schuchardt et la dynamique des langues », Études créoles, 33, 2, 2016. Doi : https://doi.org/10.4000/etudescreoles.662

Rousseau, Jean-Jacques, Essai sur l’origine des langues, Essai sur l’origine des langues, où il est parlé de la mélodie et de l’imitation musicale. Œuvres complètes, vol. 5, Écrits sur la musique, la langue et le théâtre 1781 , collection La Pléiade, Paris, Gallimard, 1995, pp. 373-429.

Russel, Thomas, Etymology of Jamaican Grammar by a Young gentleman, M. Decordova, Mac Dougall & Co, Booksellers, stationers, printers, and music sellers, Kingston, Jamaica 1868.

Saint-Quentin, Auguste de, « Notice grammaticale et philologique sur le créole de Cayenne », dans Alfred de Saint-Quentin, Introduction à l’histoire de Cayenne, Antibe, J. Marchand, 1872.

Stein, Peter, « Histoire d’une langue créole, le Negerhollands, 1736 - 1985, suivie d’une étude du début de la grammaticographie créole : C. G. A. Oldendorp », dans Laurence Pourchez (éd.), Créolité, créolisation : regards croisés, Paris, Éditions des Archives Contemporaines, 2014, pp. 53-78.

Thuriault, Jean, Étude sur le langage créole de la Martinique, Bulletin de la société académique de Brest, 2e série, 3 tomes, Brest, impression de Jean-Baptiste Lefournier aîné, 1874-1876.

Véronique, Georges-Daniel, « Créolisation et créoles », dans Jacky Simonin et Sylvie Warthon, Sociolinguistique du contact. Dictionnaire des termes et concepts, Lyon, E.N.S. éditions, 2013. Doi : https://doi.org/10.4000/books.enseditions.12429

Véronique, Georges-Daniel, « La spécificité des langues créoles : retour sur des questions de typologie linguistique », dans Daniella Merolla, Dominique Caubet, Kamal Naït Zerad, Philippe Cassuto (éd.), Les études berbères à l’ère de l’intitutionnalisation de tamzight. Mélanges en l’honneur de Salem Chaker et Abdellah Bounfour, 2021, disponible sur : https://www.academia.edu/82357805/La_sp%C3%A9cificit%C3%A9_des_langues_cr%C3%A9oles_retour_sur_des_questions_de_typologie_linguistique

Wiesinger, Evelyn, ‘Probing the role of bounding, definiteness and other factors: bare noun and determiner use in Guianese French Creole’, CogniTextes, 2022. Doi: 10.4000/cognitextes.2357

Zwartjes, Otto, « The Jesuit’s Contribution to the Study, Documentation, and Teaching Exotic Languages », dans Rober A. Maryks, Jesuit Historiography Online, Brill, 2021. Disponible sur : https://referenceworks.brillonline.com/entries/jesuit-historiography-online/the-jesuits-contribution-to-the-study-documentation-and-teaching-of-exotic-languages-COM_2250XVII

1 Sont ainsi cités en marge des travaux fondateurs d’Hugo Schuchardt ceux de ses contemporains (Lucien Adam pour son édition de la grammaire caraïbe de Raymond Breton, Charles Baissac sur le créole mauricien auquel on ajoutera celui de Jean Turiault sur le créole martiniquais [1874-1876], absent des références bibliographiques recensées dans l’article de Bollée).

2 L’expression de « philologie coloniale » renvoie à un modèle épistémologique racialiste, selon lequel l’élaboration des propriétés d’une langue repose essentiellement sur la perception que l’on a de celui qui la parle. Fort de ce principe, Charles Baissac conçoit une Étude sur le patois créole mauricien (1880) à partir de ses représentations des Noirs de l’île. Répondrait ainsi à l’esprit simplificateur et volontiers nonchalant des locuteurs mauriciens une langue, le créole mauricien, à la syntaxe rudimentaire et sans surprise, autrement dit sans « architecture » (Krämer, 2013 : 59).

3 On lira avec intérêt l’étude que Silvio Moreira de Sousa, Johannes Mücke et Philipp Krämer (2019) consacrent à l’observation des phénomènes linguistiques à l’œuvre dans les sociétés coloniales, bien avant l’émergence de la créolistique contemporaine (voir en particulier « 2.1. Early Attempts to Describe Languages in the 17th and 18th Century’). La partie consacrée au xixe siècle dans cette préface s’en inspire largement.

4 Résultat d’un désintérêt global pour les langues des esclaves et plus encore d’une curiosité marquée pour les langues amérindiennes, dont la connaissance s’avère utile pour les échanges commerciaux, les chroniques de voyage des missionnaires laissent peu de place à la parole des esclaves, et lorsque le cas se présente, en proposent une représentation largement fictionnelle, mise au service d’un récit divertissant, à laquelle le xviiie siècle offre de nouvelles fonctions. L’introduction de David Diop (2018 : 17-35, en particulier les pages 21 à 24) montre de quelle façon le recours à la parole de l’Autre dans les récits de voyage au xviiie siècle ne se manifeste pas uniquement sous la modalité narrative – il ancre le récit dans une réalité référentielle aisément identifiable – mais aussi encyclopédique – il atteste de l’érudition du chroniqueur – et commentative – il rend compte de la volonté d’entrer en dialogue avec un témoin fiable et de pallier les inexactitudes, qui émaillent régulièrement les récits de voyage des prédécesseurs.

5 La virulence avec laquelle il répond aux moqueries de Justin Girod de Chantrans révèle à quel point il se sent blessé dans son identité de locuteur créole. Ardent partisan d’une société créole à part entière, Médéric-Louis-Élie Moreau de Saint-Méry engage une réflexion sur les liens qui se tissent entre les hommes, réunis par une histoire commune, et des pratiques langagières en pleine émergence (voir Candau, à paraître) :
« Je n’ignore cependant pas que le langage créole a donné lieu à plusieurs critiques. Il en est une fort amère, consignée dans un ouvrage intitulé : Voyage d’un Suisse dans différentes colonies d’Amérique. Il est vrai qu’on a pris une méthode fort sûre pour le décrier, c’est de faire du créole suisse, et d’en conclure que ce langage est misérable. Je me range à l’avis de l’auteur, mais il faut avouer que son baragouin ne passera pour créole qu’auprès de nos savants, qui en introduisent un du même genre sur les théâtres, et qui persuadent aux Parisiens que c’est le véritable. La prétendue lettre du Suisse n’a jamais été écrite que par lui, ou par quelqu’un qui a voulu s’amuser de sa crédulité » (Moreau de Saint-Méry : 76).

6 Voir l’étude d’Otto Zwartjes (2021) sur la contribution des missionnaires jésuites à l’étude des créoles ainsi que l’incontournable synthèse d’Alain Kihm (1984), qui dépasse largement le cadre de cette étude.

7 Philipp Krämer (2016) lui préfère celui de « cariole », forme francisée de l’allemand « cariolisch/ carriols » avec le sens de créole, que l’on trouve dans la littérature liturgique protestante du xviiie siècle, et qui présente à la fois l’avantage de ne pas comporter de connotations raciales, d’une part, et d’autre part de renvoyer uniquement au créole des îles vierges néerlandophones.

8 On lira avec intérêt la synthèse particulièrement éclairante de Georges-Daniel Véronique sur les principaux débats relatifs à la naissance d’une véritable créolistique (en particulier « La linguistique et les langues créoles », 2013 : para. 17 à 20).

9 Cette tradition se poursuit au xixe siècle (voir l’étude grammaticale de Saint-Quentin [1872] sur le créole guyanais et notamment les commentaires de Wiesinger, 2022, à ce sujet).

10 Katja Ploog met au jour le rôle des monographies établies par les missionnaires européens, partis sur la côte occidentale de l’Afrique et qui profitent de l’essor spectaculaire de la cartographie (para. 16).

11 Les travaux d’Alfredo Coelho seront complétés plus tard par ceux de Lucien Adam. Charles Baissac ajoutera cohérence, rigueur et exhaustivité à l’ensemble des études proposées jusqu’alors, notamment en ce qui concerne l’océan Indien (Bollée, op. cit. : 22). On se contentera de mentionner d’Alfred Mercier et d’Alcée Fortier, figures emblématiques du créole louisianais, qui ne feront pas l’objet d’un traitement dans ce numéro. Pour une vision plus exhaustive des principaux auteurs d’études sur le créole au xixe, nous renvoyons à l’article de Silvio Moreira de Sousa, Johannes Mücke et Philipp Krämer, précédemment cité.

12 Voir la question de l’influence substratique des langues africaines dans les morphèmes mi et ka (Librová 2019) ou encore Renauld Govain (2021) sur le rôle des influences substratiques des langues du groupe gbé sur la palatalisation en créole haïtien.

13 Les chants, en l’occurrence vaudou, avaient déjà fait l’objet d’une exploitation linguistique dans un précédent article de Katrin Pfandenhauer (2022).

14 Cette expression, que nous empruntons, figure dans la conclusion d’un article (205) consacré à l’Histoire naturelle des Indes, élaborée anonymement au tournant du xviie siècle, consacré à la flore et à la faune de l’Amérique. L’auteur de l’article invite ainsi à rendre justice à la richesse linguistique des termes utilisés pour évoquer les realia locales, qui empruntent aux variétés lectales du français, tout autant qu’aux langues amérindiennes et à l’espagnol, et constituent à plus d’un titre le creuset d’un « langage des îles » en cours de construction.

Olivier-Serge Candau

Université des Antilles
olivier-serge.candau@univ-antilles.fr

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renauld.govain@ueh.edu.ht

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