Nous adressons nos plus chaleureux remerciements à l’ensemble des évaluateurs, qui ont accepté d’expertiser avec bienveillance et rigueur les articles de ce numéro.
Pour quiconque s’intéresse un tant peu soit peu au créole et à son histoire, un tel titre peut surprendre. Que faut-il entendre par « Décrire les créoles du xviie au xixe siècle », alors que les premières études scientifiques sur la plupart des créoles n’émergent pas avant la seconde moitié du xixe siècle (voir Bollée, 1978,1 et plus récemment Véronique, 2021) ? Plutôt que de renoncer à répondre à la question, il convient d’en chercher la réponse dans les différents angles d’approches qu’elle suppose.
Le titre interroge d’emblée l’ensemble des évolutions qui traversent la période donnée, et la façon dont la « philologie coloniale » se construit pas à pas (Krämer, 20132). À la fin du xviie siècle, l’intérêt des missionnaires et des voyageurs pour les langues parlées par les esclaves dans la colonie naissante s’avère maigre3 et la place accordée aux traits linguistiques à l’œuvre dans les rares énoncés transcrits d’autant plus réduite4. Le xviiie siècle dénote un intérêt bien plus marqué pour la question et invite à une considération particulière, dans la mesure où il donne à entendre le créole par la voix des natifs. C’est notamment avec une verve très acerbe que le Martiniquais Médéric-Louis-Élie Moreau de Saint-Méry (1797) défend avec fierté le parler créole et met en pièces l’usage parodique d’un Justin Girod-Chantrans (1786), qui jette le discrédit sur le génie de la langue de la colonie5. Au tournant du xixe siècle, marqué par la publication du glossaire de créole haïtien, à destination des colons venus s’installer à Saint-Domingue ou des simples visiteurs (Ducœurjoly, 18026), et la description du « neggerhollands7 » par les Frères moraves aux îles vierges néerlandophones (Stein 2014), se met en place une grammatisation progressive du créole8. L’apport des missionnaires religieux, principalement grammatical et lexicographique9, n’en demeure pas moins une source essentielle pour les travaux fondateurs en créolistique d’Hugo Schuchardt (Ploog 201610). Aux travaux pionniers de John Jacob Thomas, dont la Theory and Pratice of creole Grammar (1869) lui vaudra le très honorable qualificatif de « père » des études créoles (Bollée, op. cit. : 21-22), s’ajoutent ceux de natifs comme Thomas Russel, l’auteur de l’Etymology of Jamaican Grammar (1868), première véritable variété de créole anglais des Antilles, puis ceux des philologues Emilio Teza et Adolfo Coehlo, capables désormais d’établir un système propre à la langue, tout en soulevant des interrogations susceptibles d’intéresser la linguistique générale11.
Le titre du présent numéro présente une seconde difficulté. Que faut-il entendre par « décrire » ? Quels sont les champs disciplinaires mobilisés et en quoi rendent-ils compte de leur objet d’étude ? La sollicitation de périodes historiques successives et le jeu constant des points de vue différents – d’abord extérieurs lors de l’installation de la colonie à la fin du xviie siècle, puis progressivement internes à la fin du xviiie siècle lorsque les natifs évoquent eux-mêmes leur propre langue – interrogent les outils épistémologiques à l’œuvre dans la constitution d’une réflexion sur la langue et ses usages. Quel rôle joue l’histoire dans la constitution progressive d’une réflexion sur le créole et progressivement d’une créolistique ? C’est à ces deux difficultés que ce numéro consacré à la description des créoles du xviie au xixe siècle s’efforce de répondre.
De l’ensemble des contributions retenues, dont toutes visent à dévoiler les orientations qui président à la représentation du créole, trois grands axes se dégagent.
Le premier concerne l’observation même des mécanismes de la langue et des outils linguistiques mobilisés pour en rendre compte. L’article de Bodhana Librová et de Georges-Daniel Véronique, « Té et le développement de la temporalité verbale dans les créoles français de la Caraïbe au xviiie siècle », se consacre à l’expression de l’antériorité dans un ensemble de textes des xviie et xviiie siècles dans des créoles français de la Caraïbe, à travers l’emploi des schèmes prédicatifs Ø + V et té + V, où V représente principalement des verbes statifs et dynamiques. Il permet ainsi de compléter le modèle de développement de la temporalité dans les langues créoles défendu par Derek Bickerton (1981). La contribution de Mideline Dragon, « Les Marqueurs de comparaison en créole haïtien : une étude diachronique (xviiie siècle) et synchronique » établit un parallèle entre les outils de la comparaison entre deux états diachroniquement distincts du créole haïtien. Celle de Renauld Govain, « Palatalisation et nasalisation dans le texte La passion de Notre Seigneur selon St Jean en Langage Nègre » rend compte des influences substratiques africaines12 dans les créoles guadeloupéen, martiniquais et haïtien. La proposition d’Evelyn Wiesinger, « “A qui ça, a latique, qué syntasse ?” (“C’est quoi ça, l’article et la syntaxe ?”) (Atipa, 1885, 11). Le marqueur nominal la/a (n) en créole guyanais des descriptions grammaticales du xixe siècle jusqu’à aujourd’hui » interroge les descriptions grammaticales du marqueur postnominal la/a (n) en créole guyanais, ainsi que son évolution diachronique du xixe au xxe siècle. Enfin l’article de Béatrice Jeannot-Fourcaud et de Renauld Govain, « La Détermination nominale dans La Passion de Notre Seigneur selon St Jean en langage nègre au regard des variétés actuelles des créoles de la Guadeloupe, de la Guyane, d’Haïti et de la Martinique » met au jour le système sous-jacent de l’actualisation des noms dans cette variété du protocréole, en cours dans la Caraïbe du xviiie siècle.
Le second axe du numéro met au jour les conceptions linguistiques à l’œuvre dans la description du créole. L’article de Silke Jansen et Katrin Pfandenhauer, « La Tumba francesa : quelques lumières sur les caractéristiques linguistiques du créole de Saint-Domingue à l’époque de la Révolution », aborde une tradition musicale cubaine chantée en créole et en espagnol, qui trouve ses origines dans l’immigration de colons et des esclaves de Saint-Domingue, réfugiés dans la région orientale de l’île de Cuba après la révolte de 1791 et les événements qui s’ensuivent13. Celui de Peter Stein, « Les descriptions de la grammaire du créole néerlandais (Negerhollands/VIDC) des Îles Vierges Danoises : Oldendorp et Magens » met en lumière les grandes lignes de convergence entre les grammaires d’une même période pour en faire ressortir toute la modernité, notamment en matière de construction des verbes sériels. La contribution de Philipp Krämer, « Ducœurjoly et le créole haïtien dans le Manuel des habitans de Saint-Domingue : un cas de Language Making colonial », présente une analyse d’un texte clé de l’histoire de la créolistique et se propose de retracer la façon dont se construit une conception du créole haïtien sur la base de normes structurelles et fonctionnelles implicites, notamment à travers une hiérarchie claire et nette entre le créole et le français. Enfin, celui d’Olivier-Serge Candau, « Tout-à-la-fois poëtes & musiciens » : Lire le Voyage à la Martinique de Thibault de Chanvalon avec Rousseau », propose une lecture croisée d’une page consacrée au parler des Noirs de la colonie dans le récit de voyage d’un natif de la Martinique et d’extraits de l’Essai sur l’origine des langues de Jean-Jacques Rousseau (1781), qui révèle la primauté de la sensibilité dans l’expression langagière, laquelle à son tour façonne un discours empreint d’émotion.
Le dernier axe porte sur la mise en scène de la langue créole. La seconde étude d’Olivier-Serge Candau, « Armand Corre ou la fabrique de la langue. Essai sur une poétique du créole », interroge une figure un peu oubliée de la créolistique au xixe siècle, Armand Corre, qui publie en 1890 une étude à la fois politique et sociologique consacrée aux Créoles des Antilles, Nos Créoles, où la peinture de la langue créole ressortit à un naturalisme scientifique, dont les présupposés raciaux justifient la genèse et le développement par la théorie de l’évolution et de l’anthropologie biologique. Élargissant les perspectives initialement retenues dans ce numéro, l’article de Karine Bénac et de Morgane Leguyader, « Des Veuves créoles (1768-2022) en “recherche-création” : une comédie-ballet féministe martiniquaise décoloniale » se propose d’explorer l’adaptation de la dramaturgie des Veuves créoles, première comédie martiniquaise, anonyme, publiée en 1768 et mise en scène par Karine Bénac en 2022 dans une recherche-création à la Martinique.
Avec ce numéro, structuré autour de ces trois axes, nous espérons avoir ouvert à notre tour « une fenêtre sur la situation linguistique dans la sphère coloniale » (Silke Jansen, 201914), en accordant une place privilégiée, par le choix assumé de la pluralité des approches et des périodes, à la diversité constitutive par leur genèse et leur évolution des mondes créoles.