Introduction
Les créoles sont nés entre les xvie et xviiie siècles dans différentes régions du monde (généralement des îles), notamment dans la Caraïbe et l’océan Indien, à l’occasion des colonisations européennes (Hazaël-Massieux, 2011a, b). Ils ont émergé dans des situations de contact de langues où, d’un côté, il y avait une langue européenne (anglais, français, portugais…) qui était la seule langue devant être pratiquée dans les colonies et, de l’autre, un grand nombre de langues africaines2 qui étaient au contact de cette langue coloniale. Dans la Caraïbe, ces langues africaines ont été amenées avec des Africains réduits en esclavage. Les langues autochtones caribéennes (karibe, arawak, ciboney, taïno…) vont disparaître assez rapidement, car, forcés à travailler dans de pénibles conditions, les Caribéens qui les pratiquaient vont être décimés, n’ayant pas survécu aux atrocités des colonisations européennes (Las Casas, 1996) et ayant été frappés par des maladies venues d’Europe (Fattier, 1998). Certains vont être déportés de la Martinique et de la Guadeloupe à la Dominique. Le système colonial esclavagiste reposait sur la traite négrière mise en place en 1441 par le Portugal. La France officialisera son entrée dans la traite avec le Code noir, connu aussi sous le nom d’Ordonnance ou édit de mars 1685 sur les esclaves des îles de l’Amérique signé par le roi Louis XIV en vue de réglementer la condition des esclaves noirs de Saint-Domingue (Botte, 1991). Le traité Ryswick signé en 1697 viendra céder à la France la partie occidentale de Saint-Domingue, aujourd’hui la République d’Haïti occupant le tiers de l’île et la partie orientale occupant les deux tiers (devenue aujourd’hui la République dominicaine) à l’Espagne.
Une langue qui a émergé au contact d’autres langues a de fortes chances de conserver des traces de ces langues dans son fonctionnement. Celles-ci affecteront plus ou moins fortement le nouvel idiome selon l’intensité du contact et le rapport que ses locuteurs ont entretenu avec elles. L’influence peut être plus forte au niveau du lexique ou de la morphosyntaxe dans une autre langue ou encore de la phonologie selon les langues. Cependant, dans le cas des créoles, la composante lexicale subit davantage l’influence superstratique et, dans une moindre mesure, substratique. Le substrat désigne une langue considérée comme ayant participé à l’émergence d’un nouvel idiome en lui léguant des éléments de son fonctionnement avant de disparaître de l’espace où il est pratiqué. Le superstrat renvoie à une langue qui a participé à la naissance d’une autre avec laquelle elle continue de partager le même espace dialogique. En général, les membres de la communauté vivent le superstrat comme plus prestigieux que la nouvelle langue considérée comme adstrat par rapport à celui-là, les deux langues étant proches géographiquement (partageant souvent la même communauté) et l’adstrat héritant certains de ses traits linguistiques du superstrat. Ainsi, le français exerce sur les créoles à base lexicale française (dorénavant CBLF) des influences superstratiques tandis que ces langues africaines exercent sur eux des influences substratiques.
Dans cette contribution, j’étudie la palatalisation et la nasalisation dans le texte La passion de Notre Seigneur selon St Jean en Langage Nègre3 en cherchant à déceler des apports substratiques africains à ce niveau. Cependant, il se pose la question de savoir si on peut effectivement étudier ces phénomènes phonologiques dans un texte écrit d’un état plutôt précoce des créoles considérés. Il est évident que l’écrit n’offre que très peu de possibilités d’identification de ces phénomènes. Mais, à partir d’indices orthographiques, j’inférerai des cas susceptibles d’être considérés comme tels. Les exemples viendront au fil de la présentation. Pour l’aspect synchronique, je m’appuie sur le créole haïtien (désormais CH)4, le créole martiniquais (dorénavant CM) et le créole guadeloupéen (désormais CG). Pour les données du CH, j’ai consulté le Diksyonè kreyòl Vilsen (Vilsen et Ètelou, 2008) et ai recouru à mon intuition de locuteur natif ; pour le CM, j’ai consulté le dictionnaire de Raphaël Confiant5, et pour le CG je me suis référé à Bernini-Montbrand et al. 2012. En outre, à chaque fois que j’ai eu un doute, j’ai soumis les exemples au jugement de locuteurs créolophones martiniquais et guadeloupéens pour validation.
L’article est divisé en 4 sections. La première aborde, sans encore entrer dans l’analyse, les deux phénomènes étudiés : la palatalisation et la nasalisation. La section 2 présente les aspects méthodologique et théorique du sujet et le corpus sur lequel repose l’analyse. La section 3 étudie la palatalisation et la nasalisation dans le texte. La section 4 essaie de faire ressortir les influences substratiques africaines dans ces deux phénomènes étudiés dans le texte.
1. De la palatalisation et de la nasalisation en créole
La palatalisation et la nasalisation sont généralement des phénomènes d’assimilation, processus par lequel un phonème en influence un autre qui lui est contigu avec lequel il partage un trait dont il était dépourvu. L’assimilation peut correspondre à l’anticipation d’un trait du phonème suivant. C’est l’assimilation régressive telle que nous le verrons plus loin. Elle peut en revanche correspondre à un retardement en ce qu’un trait du phonème précédent est réalisé dans celui qui suit. C’est l’assimilation progressive. La nasalisation peut être à la fois progressive et régressive, la nasalité pouvant se répandre à la fois à droite et à gauche. On peut dès lors parler de nasalisation rétroprogressive. Néanmoins, la palatalisation est généralement régressive.
Comme il est suggéré dans Facthum-Sainton (2006) ou dans Damoiseau (2014), la palatalisation et la nasalisation sont présentes dans les CBLF de la Caraïbe. L’une ou l’autre peut être plus récurrente dans un créole que dans un autre. En référence aux créoles des Petites Antilles françaises, Poyen-Bellisle (1894 : 18) souligne que « La palatalisation […] est un des détails les plus intéressants à étudier dans ce dialecte » et présente les trois éléments suivants comme des caractéristiques de ces créoles : « 1. Absence d’action labiale pour les voyelles antérieures ; 2. Tendance vers la palatalisation ; 3. Nasalisation de toutes les voyelles quand elles sont suivies d’une consonne nasale. » (Poyen-Bellisle, ibid.)
La palatalisation fonctionne comme l’anticipation d’un trait du phonème suivant : « la zone de contact est avancée à l’excès : elle se produit dans une région où l’occlusion du conduit buccal ne peut être complète. Elle laisse donc passer un souffle, une affrication plus ou moins nette » (Le Pipec, 2015 : 4). Il y a modification de l’articulation de base du phonème, caractérisée par un relèvement de la partie médiane de la langue vers le palais dur.
Pompilus (1973) et Valdman (1978 ; 2015) (et à leur suite Cadely, 2002 ; Tézil, 2019 ; Govain, 2021a ; Lahrouchi et Shanti, 2022) qui présentent la nasalisation comme une caractéristique du CH. Poyen-Bellisle (1894 : 18) présente la nasalisation vocalique comme un trait du fonctionnement des CM et CG en indiquant que toute voyelle précédée d’une consonne nasale est susceptible d’être nasalisée. En CH, toute voyelle est nasalisable avant ou après une consonne nasale. Il est vrai que /i/ n’a pas de contrepartie nasale, mais on peut percevoir plus ou moins facilement la nasalité dans sa réalisation lorsqu’il est adjacent à une consonne nasale.
En ce qui concerne la palatalisation, la forme des correspondances des exemples suivants dans les trois créoles donne une idée de la variété dans laquelle elle est plus récurrente. Le CM vient en première position, suivi du CG et le CH vient après.
(1) |
CG |
CH |
CM |
Traduction en français |
[gijɔ̃] |
[gijɔ̃] |
[ʤijɔ̃] |
« malchance » |
|
[ʤine] |
[ginɛ̃] |
[ʤijɛ̃] |
« Guinée » |
|
[leɡim] |
[leɡim] |
[leʤim] |
« légume » |
|
[ɡɛp] – [ʤɛp] |
[ɡɛp] – [ʤɛp] |
[ʤɛp] |
« guêpe » |
|
[makɛ] – [maʧɛ] |
[makɛ] |
[maʧɛ] |
« marqueur, écrivain » |
|
[kime] – [ʧime] |
[kimɛ̃] – [ʧimɛ̃] |
[ʧimɛ̃] |
« écumer, mousser » |
|
[pukisa] – [puʧisa] |
[pukisa] |
[pukisa] – [puʧisa] |
« pourquoi » |
|
[ke] – [ʧe] |
[ke] – [ʧe] |
[ʧe] |
« queue » |
La nasalisation est présente en CH, en CM et en CG. Mais elle semble plus récurrente en CH que dans les deux autres. Par exemple, comme le fait remarquer Bernabé (2007), elle est :
(2) |
progressive en CM : |
/ba mwɛ̃/ > [ba mwɛ̃] « donne-moi », |
[fam lɑ̃] « la femme » |
régressive en CG : |
/ba mwɛ̃/ > [bɑ̃ mwɛ̃] (donne-moi), |
/ʃɑ̃m la/ > [ʃɑ̃m la] « la chambre » |
|
(Bernabé 2007) |
Comme la nasalisation est progressive en CM contrairement au GC, dans /ba mwɛ̃/, /a/ n’est pas nasalisé en CM tandis qu’il l’est en CG. Ainsi qu’il est indiqué dans René (2023) pour le CH, dans Hector et al. (2012) pour le CG et Confiant op. cit. pour le CM, la forme créole bay « donner » possède une variante ba dans certains contextes morphophonologiques. Par exemple, devant les pronoms mwen « je, me, moi » ou nou « nous », c’est la variante ban [bɑ̃] qui est réalisée. Dans ce contexte, a se laisse nasaliser régressivement par m de mwen en CG et CH et non en CM.
Govain (2021a) a montré qu’en CH la nasalisation peut être à la fois progressive et régressive. Cette double directionnalité peut se manifester dans un exemple comme (3) :
(3) |
/konɛtʁ/ (FR) > |
[kɔ̃nɛ̃] (CH) « connaître, savoir » |
où /n/ répand sa nasalité à droite et à gauche. Donc, en CH toute voyelle orale contiguë à une consonne nasale est susceptible d’être nasalisée, que cette voyelle se trouve à gauche ou à droite de la consonne nasale. À bien analyser, [kɔ̃nɛ̃] ne semble pas provenir de /konɛtʁ/, mais de /konɛ/ (présent de l’indicatif). La consonne /t/ de coda de /konɛt/ bloque la nasalisation, étant entendu que le /ʁ/ s’efface dans cette position dans les trois créoles. L’exemple (4) nous permet de présenter la directionnalité de la nasalisation dans les trois créoles :
(4) |
Français |
CG |
CH |
CM |
|
/la fam/ |
[fɑ̃m la] |
[fɑ̃m nɑ̃] |
[fam lɑ̃] |
« la femme » |
On observe en CM une harmonie nasale où /m/ répand sa nasalité progressivement sur la voyelle du déterminant. En CG, il y a nasalisation régressive : /m/ assimile /a/ régressivement tandis que la nasalité est bloquée à droite. En CH, le mouvement de la nasalité est plus complexe : /m/ de /fam/ nasalise régressivement /a/ en même temps qu’il nasalise progressivement les deux phonèmes du déterminant de sorte que ce qui pourrait être *[fam la] sans la nasalisation devient [fɑ̃m nɑ̃].
La nasalisation existe dans les trois créoles, mais la directionnalité peut être différente de l’un à l’autre. Considérons la distribution du déterminant qui se présente en CM et en CH sous la forme d’une allomorphie avec une plus grande variabilité en CH et sous une forme unique en CG :
(5) |
En finale |
CG |
CH |
CM |
|
V |
[domino la] |
[domino a] |
[domino a] |
« le domino » |
|
Ṽ6 |
[pɔ̃ la] |
[pɔ̃ ɑ̃] |
[pɔ̃ ɑ̃] |
« le pont » |
|
C |
[kaje la] |
[kaje a] |
[kaje a] |
« le cahier » |
|
C̃7 |
[ʃɛn la] |
[ʃɛn nɑ̃] |
[ʃɛn lɑ̃] |
« la chaine » |
|
ṼC# |
[tɑ̃p la] |
[tɑ̃p lɑ̃] |
[tɑ̃p la] |
« le temple » |
Soulignons en passant qu’il n’est pas observé d’allomorphie du déterminant dans le texte. Il n’y a que le morphème la (peu importe la nature phonétique du son final du mot qui le précède) qui est postposé au nom, comme en CG synchronique.
Sur le plan morphosyntaxique, des études ont montré que l’influence substratique africaine est forte, notamment au niveau du fonctionnement du déterminant défini. Sylvain (1936 : 178) va jusqu’à présenter le CH comme une langue africaine à vocabulaire français : « Nous sommes en présence d’un français coulé dans le moule de la syntaxe africaine ou, […] d’une langue éwé à vocabulaire français ». D’autres auteurs dont Bentolila (1970), Lefebvre (1982 et 1998) et Kihm (1993) feront écho à cette thèse africaniste.
Pour l’aspect phonologique, les études qui évoquent la présence de traces substratiques africaines dans les créoles sont rares et assez laconiques. Tinelli (1970, 1974 et 1981) puis Parkvall (2000) signalent des influences substratiques africaines sur la phonologie du CH, mais sans aucun détail. Valdman (1978 : 6) évoque une convergence substratique et superstratique : « La nasalisation des voyelles du créole haïtien dans le voisinage d’une consonne nasale provient sans doute d’une convergence de traits marquant un grand nombre de langues de l’Afrique occidentale ainsi que de parlers régionaux oïl de la France. » Nous reviendrons à la section 4 sur les probables apports substratiques africains dans ces deux phénomènes étudiés ici.
2. Aspects méthodologiques, théoriques et présentation du corpus
Je n’adopte pas ici un modèle théorique spécifique parce qu’il est question d’une étude exploratoire sur un texte ancien. Il s’agit d’identifier les traces de la palatalisation et de la nasalisation, mais non de modéliser les règles qui sont en jeu dans la production de ces deux phénomènes. Ensuite, je chercherai à comprendre dans quelle mesure ces phénomènes peuvent résulter d’influences substratiques africaines. Il est certes difficile d’identifier à l’écrit un fait phonologique comme la nasalisation dans cet état du créole du xviiie siècle où la graphie utilisée est celle du français, d’autant que l’orthographe n’est pas toujours apte à aider à ce niveau en français déjà. Les normes graphiques créoles actuelles permettent de saisir la nasalisation (mais au xviiie siècle, il n’existait pas encore de normes orthographiques pour les créoles) ; les voyelles nasales sont orthographiées en digramme : la voyelle s’accompagnant de la lettre n : an pour /ɑ̃/, en pour /ɛ̃/ et on pour /ɔ̃/. Toute réalisation consonantique nasale après une voyelle nasale est notée par la consonne nasale qui est réalisée (n ou m). Néanmoins, il est possible d’identifier la plupart des cas de palatalisation, car elle entraîne parfois un changement phonétique susceptible d’être représenté dans la graphie, notamment dans le cas de l’affrication. Mais, l’assibilation de /t, d/ en [tʃ, dz] devant [i, j, ɥ], par exemple, ne peut pas être décelée à l’écrit.
Le corpus provenant du texte de la Passion de Notre Seigneur selon St Jean en Langage Nègre, il importe de présenter celui-ci brièvement. Il s’agit d’un texte anonyme paru au cours de la première moitié du xviiie siècle. Il est l’objet de nombreuses hypothèses en termes de date plus ou moins précise de parution ou en référence à la variété de créole qui est en jeu. D’après Hazaël-Massieux (2008), l’intervention d’historiens spécialistes des écritures de l’époque classique a conduit à la datation du xviiie siècle. Il présente des traits rappelant tant les créoles des Petites Antilles que la variété de CH du nord. En effet, dès 1704, des jésuites sont arrivés dans le nord d’Haïti et la colonie entière va commencer à être très prospère. Des hypothèses laissent croire qu’il pourrait avoir été écrit par le père Pierre Boutin arrivé à Saint-Domingue en 1705 de la Martinique. Ce jésuite de la Compagnie de Jésus est mort en 1742 (Hazaël-Massieux, 2008).
Le texte comporte 3 258 mots pour un peu plus de 13 200 signes (espaces non comprises)8. La graphie d’un certain nombre de mots laisse penser qu’ils sont palatalisés : bonguié, bequié, liquier, quiembé, guiable, piquié, paquiet, aguié, quier, mouché… Quant à la nasalisation, il y a trois mots comportant une graphie laissant supposer une probable nasalisation : lianne, savanne, boucanné ; une vingtaine d’autres n’existent en CH, CM et CG en synchronie que sous une forme nasalisée : réponde/répondent/répondre, femme, gamelle, mama, ensemble, jambes, name, descendre, répondre, boucanné, meme, pende, rende, nome, moé/moi (badiné n’est pas nasalisé en CG et mené y aboutit à un doublet : méné/menné) ; deux mots présentent un contexte de nasalisation, mais leur graphie ne nous renseigne pas sur cette possibilité : ramassé, tourné qui sont nasalisables en CH et CM, le premier est nasalisé en CG (où il co-existe avec la forme non nasalisée) et non le second.
Par ailleurs, il a probablement existé à un certain moment un continuum créole à base française dans la Caraïbe. Il va se développer en se spécifiant avec la sédentarisation des populations venant d’Afrique et ce qu’on pourrait appeler les agents d’intégration qui les accompagnaient au début, notamment des missionnaires jésuites qui n’étaient certes pas numériquement représentatifs, mais qui avaient des rôles socialement importants.
Il n’est pas facile de développer cette hypothèse à partir d’un seul texte. On pourrait y parvenir grâce à un corpus de textes d’auteurs supposés appartenir à des communautés américano-caribéennes différentes. Considérons, à titre d’exemple, le morphème to/toé9 (marqueur personnel de 2e personne du singulier) trouvé dans le texte. Il n’existe aujourd’hui ni en CH, ni en CM, ni en CG, mais il est présent en créole guyanais sous la forme de to. Le tableau suivant donne une idée de son emploi dans divers textes publiés à des époques plus ou moins proches par des auteurs ayant vécu dans différentes colonies de la zone :
(6) |
Exemple |
Texte (période de publication) |
to pas dans complot avec nome la ? |
Passion (xviiie siècle) |
|
moé palé toé, toé pé, toé pas vlé répondre moé |
Passion (xviiie siècle) |
|
Si to allé à la ville |
Lisette quitté la plaine10 (xviiie siècle) |
|
Dipi mon pas miré toué. |
Lisette quitté la plaine (xviiie siècle) |
|
Jour là to doi rivé m’a sorti dans la plaine |
Idylles11 (début xixe siècle) |
|
Quand to allé à la messe |
Jeannot et Thérèse (xviiie siècle) |
Il est donc possible que cette forme (parmi d’autres) ait existé à un certain moment dans toutes les variétés de créole de la région et que, au fur et à mesure qu’elles se développent, elles opèrent des choix en gardant certaines formes et en laissant tomber certaines autres.
Maintenant, nous allons étudier la palatalisation et la nasalisation dans le texte. Ensuite, nous verrons si elles peuvent résulter d’une influence substratique, considérant que le français ne connaît pas la nasalisation progressive et que celle-ci est récurrente dans les créoles et dans la plupart des langues africaines pouvant avoir exercé des influences substratiques sur les créoles. La présence des affriquées dans les créoles pourrait aussi résulter d’une influence substratique.
3. Analyse des données
3.1 La palatalisation
Le corpus comporte beaucoup de cas d’affrication qui est un changement phonétique où une occlusive devient une affriquée : l’articulation associe une occlusion au début et une friction à la fin. Les deux mouvements sont simultanés et non successifs, c’est en ce sens que les affriquées constituent un son et non deux. Un deuxième cas de palatalisation observée dans le texte consiste en l’introduction du yod au début d’un morphème personnel ou d’un défini (des monosyllabes vocaliques) comme dans les exemples (9). Il y existe un cas où /l/ se palatalise en yod dans une position entravée, comme en (7) :
(7) |
/dlo/ > [djo] « eau » |
et la palatalisation de /s/ associé au yod en [ʃ] :
(8) |
/məsjø/ > [muʃe] « monsieur » |
À présent, considérons les formes palatalisées issues de l’introduction du yod à une monosyllabe vocalique : [jo] yo, [jɔ̃] yon, [jun] youn, la première correspondant à la monosyllabe française eux et les secondes à un(e), d’où les exemples suivants tirés du texte :
(9) |
Graphie dans le texte |
Nbre d’occur. |
Phonie et graphie actuelles en12 |
||
CG |
CH |
CM |
|||
<ïo> « ils, elles, eux » |
156 |
yo [jo] |
yo [jo] |
yo [jo] |
|
<ïon> « un, une » |
30 |
yon [jɔ̃] |
yon [jɔ̃] |
yon [jɔ̃] |
|
<ïoune> « un, l’un » |
8 |
yonn [jɔ̃n] |
youn/yonn [jun/jɔ̃n] |
yonn [jɔ̃n] |
/jo/ est le pronom personnel de 3e personne du pluriel pouvant se retrouver en position de sujet ou d’objet. Il provient du pronom français eux. L’article indéfini [œ̃] « un » devient [jɔ̃] avec sa variante non palatalisée [ɔ̃]. Lorsque « un » est cardinal, il est rendu dans les trois créoles par [jun]. Cependant, la plupart des locuteurs, notamment en CH, réalisent la voyelle sous la forme nasalisée [jũn].
Comme le souligne déjà Poyen-Bellisle 1894, cette palatalisation tient au fait que ces créoles ont une tendance à la suppression du hiatus. Ils sont donc anti-hiatiques et on peut admettre que l’ajout du yod au début de la monosyllabe joue aussi un rôle dans l’accentuation du pronom qui est plutôt tonique. Cet aspect anti-hiatique peut être remarqué dans l’exemple tuer est rendu dans le texte par touyé (x4)13.
3.1.1. L’affrication dans le texte
Maintenant, considérons les exemples d’affrication suivants tirés du texte :
(10) |
Graphie dans le texte |
Nbre d’occur. |
Phonie et graphie actuelles en |
||
CG |
CH |
CM |
|||
<agu(i)é> « adieu » |
3 |
adyé [adje] |
adye [adje/aʤe]14 |
Adié [adje] |
|
<bequié> « béké » |
5 |
béké/békyé [beke/beʧe] |
beke [beke] |
bétjé [beʧe] |
|
<bonguié/bongué, |
16 |
bondyé [bɔ̃dje] |
bondye [bɔ̃dje/bɔ̃ʤe] |
bondié [bɔ̃dje] |
|
<guiable> « diable » |
1 |
gyab [ʤab] |
dyab [djab/ʤab] |
Dja [djab/ʤab] |
|
<largué> « largué » |
9 |
lagé/lagyé [laɡe/laʤe] |
lage [laɡe] |
ladje [laʤe] |
|
<liquier> « liqueur » |
3 |
like/likyè [likɛ/liʧɛ] |
likè [likɛ] |
litjè [liʧɛ] |
|
<paquiet> « beaucoup » |
1 |
paké/pakèt [pake/pakɛt] |
pake/pakèt [pake/pakɛt] |
paké/pakèt [pake/pakɛt] |
|
<piquié> « pitié » |
1 |
pityé [pitje] |
pitye [pitje/piʧe] |
pitjé [pitje] |
|
<pitit quian15> |
3 |
- |
- |
- |
|
<quiable/guiable> |
5 |
dyab/gyab [djab/ʤab] |
dyab [djab/ʤab] |
djab [djab] |
|
<quiembé/quiember> |
kenbé/kyenbé |
kenbe/tchenbe |
tjenbé [ʧɛ̃be] |
||
<quier> « cœur » |
kè/kyè [kɛ/ʧɛ] |
kè [kɛ] |
kè/tjè [kɛ/ʧɛ] |
L’affrication est un phénomène par lequel les consonnes vélaires /ɡ, k/ suivies d’une voyelle palatale (voyelle d’avant) deviennent respectivement les affriquées [ʤ] et [ʧ] : /ɡɛp/ > [ʤɛp] « guêpe », /kɛ̃kaj/ > [ʧɛ̃kaj] « quincaille ».
L’expérience du texte, mais aussi l’observation phonologique du fonctionnement synchronique des trois créoles, montre que les dentales /d, t/ suivies des glides /j, ɥ/ peuvent se réaliser sous la forme [ʤ] et [ʧ] respectivement :
(11) |
/adjø/ > |
[aʤe] « adieu » |
/pitje/ > |
[piʧe] « pitié » |
À bien observer, la graphie de aguié suggère qu’il y a une affrication. La même observation est aussi établie pour les mots tels largué, gué, bongué qui devaient se prononcer [laʁʤe], [ʤe], [bɔ̃ʤe] d’après leur réalisation actuelle, ce que vient corroborer leur graphie. De même, on ne s’attendrait pas à la graphie quiable (x4) pour diable car /d/ dans ce contexte appelle [ʤ] correspondant à gu(i) dans le texte et la non-voisée /t/ est celle qui correspondrait à qu(i) et qui se réaliserait [ʧ]. On s’attendrait plutôt à guiable (x1). Il y a là une certaine approximation dans la graphie. Peut-être pourrait-il s’agir d’une erreur de transcription.
Ce type de palatalisation n’est pas étranger au français. Dauzat (1913) rappelle des cas de palatalisation de /k, ɡ/ devant /e/ et de /t, d/ devant /j/ en indiquant qu’ils remontent à la fin de la première moitié du xviie siècle, plus précisément dans la première série des Conférences de Pierrot et Janin (1649) où apparaissent des graphies comme guière pour guère ou quarquié pour quartier. Cependant, plus tôt (au viiie siècle), s’est produite la palatalisation de /k, ɡ/ en position intervocalique et suivis de /a/. Dauzat op. cit. soutient que si les premières palatalisations apparaissent vers le iie ou le iiie siècle pour atteindre leur
« maximum d’intensité après la dislocation de l’empire romain, pour cesser complètement un peu avant le 8e ou le 9e siècle […] en France, la dernière palatalisation, celle de c devant a latin, est antérieure au Sermon de Strasbourg. […] il est impossible de relever, dans les langues romanes, un cas de palatalisation qui soit assuré entre la fin du 8e siècle et le 16e » (Dauzat, 1913 : 32).
En effet, le français a connu l’affrication, mais elle s’est estompée à un certain moment. En ancien français, /ɡ/ devient [ʤ] devant /i/ et /e/ :
(12) |
/aʁgila/ > |
[aʁʤila] « argile » |
/ɡente/ > |
[ʤɛ̃t] « gens » |
De même, devant /a/ la consonne orale /k/ se réalisait sous la forme affriquée [ʧ] :
(12′) |
/aʁka/ « arca » > [aʁʧe] « arche » |
3.1.2. D’autres cas de palatalisation
Soit le cas des exemples suivants :
(13) |
dio (x5) : |
/dlo/ > |
[djo] « eau » |
mouché (x5) : |
/mesje/ > |
[muʃe] « monsieur » |
|
gié (x2) : |
/zje/ > |
[ʒje] « yeux » |
La forme [djo] pour dlo est présente en CH et CM mais absente du CG. Soulignons en passant que la forme [ɡlo] est présente dans les trois créoles. Il est possible que [djo] avec la palatalisation de la latérale et [ɡlo] avec le remplacement de /d/ par la vélarisation [ɡ] tiennent à l’absence du cluster consonantique */dl/ des créoles, excepté dans ce seul mot. En effet, dlo est une agglutination du groupe nominal de l’eau.
Considérons à présent mouché [muʃe]. L’environnement lexico-sémantique dans lequel il est employé suggère qu’il a plutôt un sens péjoratif. Il serait intéressant de savoir qu’elle était la forme standard du mot à cette période. Le schwa français contenu dans monsieur /məsjø/ est remplacé par [u] (un ordre d’idées peut être donné dans Thibault, 2012). Ensuite, il y a « chuintisation » de /s/ rendue sans doute possible par le yod qui est palatal (mais qui va disparaître avec l’acquisition de son caractère chuintant). Enfin, /ø/ est réalisé par son correspondant non labial [e]. La forme [muʃe] existe en CH où le morphème principal est [mesje], mais il y existe aussi [mʃe], [msje], [misje], [miʃe] ; ou même [musje] dans le Sud. En CM et en CG, il existe [mesje] correspondant au pluriel « messieurs » et misié [misje] renvoyant au singulier « monsieur ». L’exemple gié : /zje/ > [ʒje] « yeux » renvoie au même type de palatalisation. La forme principale zye est obtenue de la manière suivante : comme nous avons deux yeux, le mot yeux s’emploie généralement au pluriel en français où il est souvent précédé d’un déterminant pluriel. Comme en français, le yod ne bloque pas la liaison, on observe la présence de la particule phonique /z/ issue du sandhi en français. Yeux (œil) est alors passé dans les trois créoles sous la forme phonétique de [zje]. Le CH a aussi la forme [ʒe].
Enfin, il existe en CH, dans les Nippes (Sud-Ouest), la forme ladotchen ou ladotyen [ladoʧɛ̃] ou [ladotjɛ̃] « la plupart, certains, d’aucuns ». Dans le sud-est, pour le même signifié, les locuteurs disent doken [dokɛ̃], la plupart des locuteurs réalisant aussi [doʧɛ̃]. Les formes [ladoʧɛ̃] ou [ladotjɛ̃] résultent de toute évidence de la palatalisation de la forme française /dokœ̃/ « d’aucuns ». Donc, la même forme française a abouti à une forme palatalisée dans un département et une forme avec la vélaire d’origine dans un autre département de la même région dite du grand Sud. Reste à expliquer l’origine de cette forme déterminative la qui vient s’agglutiner au morphème palatalisé [doʧɛ̃].
3.2. La nasalisation
Il existe dans le texte des mots se retrouvant aujourd’hui nasalisés dans les trois créoles :
(14) |
Graphie dans le texte |
Nbre d’occur. |
Phonie et graphie actuelles en |
||
CG |
CH |
CM |
|||
<femme> « femme » |
6 |
fanm [fɑ̃m] |
fanm [fɑm] |
fanm [fɑm] |
|
<gamelle> « gamelle » |
4 |
ganmèl [ɡɑmɛl] |
ganmèl [ɡɑmɛl] |
ganmèl [ɡɑmɛl] |
|
<mais> « mais » |
18 |
men/mé [me]/[mɛ̃] |
men [mɛ] |
men/mé [mɛ̃]/[me] |
|
<mama> « maman » |
4 |
manman [mɑ̃mɑ̃] |
manman [mɑ̃mɑ̃] |
manman [mɑ̃mɑ̃] |
|
<meme> « même » |
8 |
menm [mɛ̃m] |
menm [mɛ̃m] |
menm [mɛ̃m] |
|
<moé/moi> « moi, je » |
88 |
mwen [mwɛ̃] |
mwen [mwɛ̃] |
mwen [mwɛ̃] |
|
<name> « âme » |
2 |
nanm [nɑ̃m] |
nanm [nɑ̃m] |
nanm [nɑ̃m] |
|
<savanne> « savane » |
4 |
savann [savɑ̃n] |
savann [savɑ̃n] |
savann [savɑ̃n] |
Ces exemples entrent dans le cadre de la nasalisation lexicale qui est généralement régressive à l’exception de la nasalisation des consonnes occlusives voisées en coda de syllabe après une voyelle nasale et de /mwe/ – /mwa/ > [mwɛ̃] dans le texte. Les exemples (15) présentent la nasalisation morphologique. Dans ces exemples, elle est consonantique et progressive. Rappelons, avec Govain (2022), que la nasalisation est lexicale lorsqu’elle affecte le mot dans sa base lexicale et morphologique lorsqu’elle se produit sur une frontière morphémique, généralement au niveau de ce qu’on pourrait considérer comme la désinence verbale.
(15) |
Graphie dans le texte |
Nbre d’occur. |
Phonie et graphie actuelles en |
||
CG |
CH |
CM |
|||
<descendre> « descendre » |
1 |
desann [desɑ̃n] |
desann [desɑ̃n] |
desann [desɑ̃n] |
|
<pende> « pendre » |
7 |
pann [pɑ̃n] |
pann [pɑ̃n] |
pann [pɑ̃n] |
|
<mené> « mener » |
5 |
méné/menné |
mennen [mɛ̃nɛ̃] |
mennen [mɛ̃nɛ̃] |
|
<nome> « nommer » |
4 |
nonm [nɔ̃m] |
nonm [nɔ̃m] |
nonm [nɔ̃m] |
|
<rende> « rendre » |
1 |
rann [ʁɑ̃n] |
rann [ʁɑ̃n] |
rann [ʁɑ̃n] |
|
<réponde> « répondre » |
5 |
reponn [ʁepɔ̃n] |
reponn [ʁepɔ̃n] |
reponn [ʁepɔ̃n] |
La nasalisation consonantique est généralement lexicale, excepté si elle concerne un verbe français se terminant par /dʁ/ précédés d’une voyelle nasale comme dans /desɑ̃dʁ/ (F) >[desɑ̃n] (CH) « descendre », /pɑ̃dʁ/ (F) > [pɑ̃n] (> [CH) « pendre », /ʁepɔ̃dʁ/ (F) > [ʁepɔ̃n] (CH) « répondre ». C’est-à-dire que, du français au créole, /dʁ/ devient [n] par assimilation de la voyelle nasale qui précède. On comprend dès lors que /ʁ/ s’efface avant l’assimilation de nasalisation. Il est évident que cette différence en termes de nasalisation lexicale et morphologique est plus nette en français qu’en créole.
Dans les exemples (16), la nasalisation a lieu dans un mot qu’on ne peut pas décomposer comme on peut tenter de le faire pour les exemples (15) même si la démarche s’avère plus évidente lorsqu’on se réfère à l’étymon français.
(16) |
Graphie dans le texte |
Nbre d’occur. |
Phonie et graphie actuelles |
||
CG |
CH |
CM |
|||
<chambre> |
2 |
chanm [ʃɑ̃m] |
chanm [ʃɑ̃m] |
chanm [ʃɑ̃m] |
|
<ensemble> |
2 |
ansanm [ɑ̃sɑ̃m] |
ansanm [ɑ̃sɑ̃m] |
ansanm [ɑ̃sɑ̃m] |
|
<jambes> |
2 |
janm [ʒɑ̃m] |
janm [ʒɑ̃m] |
janm [ʒɑ̃m] |
Du français au créole, les occlusives orales voisées finales, précédées d’une voyelle nasale se trouvent nasalisées par celle-ci. Ainsi, du français /ʃɑ̃bʁ/, /ɑ̃sɑ̃bl/, /ʒɑ̃b/ au créole [ʃɑ̃m], [ɑ̃sɑ̃m], [ʒɑ̃m], nous assistons à une nasalisation progressive où la voyelle nasale /ɑ̃/ assimile /b/ en [m] (soulignons cependant que les occlusives orales voisées /d/ et /ɡ/ ont ce même comportement dans ce même environnement comme en (18). En (16), dans les deux premiers exemples, on observe respectivement l’effacement de /ʁ/ et /l/ avant l’assimilation. On pourrait rappeler, s’il en était besoin, que dans les trois créoles, à part la combinaison consonantique /ks/ comme dans [taks] « taxe » ou [tɛks] « texte », par exemple, il n’existe pas de cluster consonantique en coda de syllabe.
Du fait que la nasalisation morphologique est rare en CG (au contraire des CH et CM), il existe des mots dans le texte qui aboutissent à des formes nasalisées en CH et CM mais non en CG. Le premier exemple de (17) relève de la nasalisation lexicale et non morphologique. Nous ne le prenons en compte ici que pour montrer qu’il y a absence de nasalisation en CG. Soit les exemples suivants :
(17) |
Graphie dans le texte |
Nbre d’occur. |
Phonie et graphie actuelles en |
||
CG |
CH |
CM |
|||
<ayen> « rien » |
8 |
ayen [ajɛ̃] |
anyen [ɑ̃jɛ̃] |
ayen/anyen [ajɛ̃] [ɑ̃jɛ̃] |
|
<badiné> « badiner » |
2 |
badiné [badine] |
bad(i)nen) [bad(i)nɛ̃] |
badinen/badiné [badinɛ̃]/[badine] |
|
<boucanné> « boucaner » |
2 |
[bukɑ̃ne] boukanné |
[bukɑ̃nɛ̃] boukannen |
[bukɑ̃ne] boukanné |
|
<dans> |
54 |
[adɑ̃] adan |
nan [nɑ̃] |
adan/nan [adɑ̃]/ [nɑ̃] |
|
<gagné> |
1 |
gangné [ɡɑ̃nje] |
genyen [ɡɛ̃jɛ̃] |
genyen [ɡɛ̃jɛ̃] |
|
<lianne> « liane » |
2 |
lyann [ljɑ̃n] |
lyann [ljɑ̃n] |
lyann [ljɑ̃n] |
|
<limé> « allumer » |
1 |
limé [lime] |
limen [limɛ̃] |
limé [lime] |
Les exemples (17) montrent que, sur le plan de la nasalisation, le CH et le CM sont plus proches. Les exemples (15) et (16) nous invitent à relativiser l’hypothèse selon laquelle la nasalisation n’est que régressive en CG. La nasalisation lexicale des occlusives orales voisées en fin de mot après une voyelle nasale est aussi observée en CG. Or, cette nasalisation est progressive. Ainsi, les exemples (18) valent pour les trois créoles :
(18) |
/bɔ̃b/ > [bɔ̃m] « bombe » |
/sɑ̃dʁ/ > [sɑ̃n] « cendre » |
[sɑ̃gl] > [sɑ̃ŋ] « sangle » |
/ʁɑ̃dʁ/ > [ʁɑ̃n] « rendre » |
|
/pɑ̃dʁ/ > [pɑ̃n] « pendre » |
/ʁepɔ̃dʁ/ > [ʁepɔ̃n] « répondre » |
C’est la nasalisation morphologique qui n’est guère observée en CG, excepté dans le cas des occlusives orales voisées finales précédées d’une voyelle nasale comme dans /ʁepɔ̃dʁ/ > [ʁepɔ̃n] « répondre » ou /pɑ̃dʁ/ > [pɑ̃n] « pendre », par exemple. Il est à noter que les occlusives orales non voisées ne se laissent pas nasaliser. (voir Govain, 2021a ; 2022 pour plus de détails) On serait tenté de croire que la nasalisation vocalique est régressive et la nasalisation consonantique est progressive en CG, mais la réalité n’est pas aussi tranchée. Par exemple, /mɛ/ « mais » y devient aussi [mɛ̃] même si ce dernier est une variante de [me].
Revenons aux exemples boucanné, lianne et savanne, observés dans le texte. Le doublement de la consonne n suggère l’hypothèse selon laquelle ces mots pourraient connaître une nasalisation depuis le xviiie siècle. Ou bien, comme ils ne sont pas d’origine latine, peut-être que cette graphie résulterait d’un certain tâtonnement, ce qui, toutefois, ne contredit pas l’hypothèse évoquée ici. En synchronie, l’n n’est pas redoublé dans leur graphie.
(19) |
/bukane/ > [bukɑ̃ne] – [bukɑ̃nɛ̃] « boucanné, boucanner » |
/bukane/ > [bukɑ̃ne] – [bukɑ̃nɛ̃] signifie l’action de fumer de la viande ou un autre produit comestible. Il se forme sur le substantif /bukɑ̃/ « boucan » probablement originaire de l’Amérique insulaire où il désigne un « gril sur lequel les Indiens d’Amérique fumaient la viande » et remonte à 157816. L’acception retenue par le DECA17 pour le mot boucan est d’origine française et renvoie à « bruit », « tumulte », « vacarme », « tintamarre » et il le présente comme un déverbal de boucaner signifiant « imiter, faire le bouc ».
(20) |
/ljan/ > [ljɑ̃n] « liane » |
Emprunté au français des Antilles qui l’a probablement importé des dialectes de l’ouest de la France sous la forme liene datant de 1640, le mot désigne une plante sarmenteuse des forêts d’Amérique. Il est attesté en français en 1762 dans la Caraïbe18. Donc, son emploi dans ce texte précède son attestation en français. Le DECA le fait remonter au vocabulaire des îles et valide le fait qu’il pourrait avoir été emprunté à des dialectes français de l’ouest.
(21) |
/savan/ > [savɑ̃n] « savane » |
Le mot est emprunté à la langue des Taïnos d’Haïti via l’espagnol sabana. Pour le DECA, il est d’origine amérindienne. Il est attesté en 152919. La savane désigne une prairie de hautes herbes, parsemée d’arbres ou non, où l’on trouve généralement beaucoup d’animaux. Elle se retrouve particulièrement dans des régions tropicales caractérisées par de longues saisons sèches.
(22) |
/dɑ̃/ > [nɑ̃] « dans » |
Par ailleurs, la forme dans se répète dans le texte (x54). /dɑ̃/ a conduit à un triplet en CH : [nɑ̃]
nan (la forme la plus courante dans le parler communautaire) avec la nasalisation régressive de /d/, [lɑ̃] lan (qu’on rencontre notamment dans le Sud) et [dɑ̃] dan observé généralement chez des locuteurs connaissant le français. Il est possible que /l/ soit une dénasalisation de /n/ et non une forme dérivée de /d/. Dans devient adan en CM et CG avec la prosthèse de [a]. [nɑ̃] existe aussi en CM (qui possède aussi la forme [ɑ̃]), mais il est absent du CG.
Il a été observé dans Govain (2022) qu’il existe dans le Sud une différence sémantique entre /nɑ̃/ et /lɑ̃/ : le premier signifierait « dans, à l’intérieur », comme dans l’exemple Li ale nan lanmè a = Il/elle est entré/e dans la mer, tandis que le second signifierait « à, en, vers », comme dans l’exemple Li ale lan lanmè = Il/elle est allé/e à la plage, à la mer. Cependant, les termes français « dedans » et « pendant » aboutissent en CH à un doublet avec les formes non nasalisées [ɑ̃dedɑ̃] et [pɑ̃dɑ̃], et les formes nasalisées [ɑ̃ndɑ̃] et [pɑ̃nɑ̃] (respectivement) où /d/ se trouve nasalisé. L’observation faite pour /pɑ̃dɑ̃/ en CH est tout aussi valable pour le CM. Il existe aussi dans les trois créoles la forme basilectale andidan [ɑ̃didɑ̃] « dans, à l’intérieur ». Le CG possède aussi les formes dèdan/didan pour « dedans ». La forme didan existe aussi en CM.
(23) Le cas de moune
Considérons le mot moune (x22) – « Homme, le genre humain, personne » – existant dans les trois créoles où il est orthographié moun. Il est présent dans les créoles de l’océan Indien et dans ceux de la zone américano-caraïbe. On serait tenté de croire qu’il proviendrait du mot français « monde ». C’est ce qu’a fait le Dictionnaire étymologique des créoles français d’Amérique [DECA] (Bollée et al., 2017) qui lui donne pour étymon le mot français « monde ». D’ailleurs, il n’y a pas d’entrée moun, mais monde dont il fait dériver moun, monn, mond. De /mɔ̃d/ à [mun], il y aurait, en termes de changement, deux phénomènes phonétiques se trouvant l’un à l’opposé de l’autre : la dénasalisation de /ɔ̃/ en [u] et la nasalisation de /d/ en [n]. On pourrait aussi penser à un changement du timbre de la voyelle /ɔ̃/, car la présence de la consonne n fait sentir la nasalité dans la réalisation de /u/ de sorte que le mot se réalise comme [mũn], /i/ et /u/ laissant passer facilement la nasalité dans l’environnement d’une consonne nasale. [mũn] se retrouve dans la plupart des langues africaines avec le même sens qu’en créole : mun en bamoun, muntu en kikongo, tshiluba et kituba, munhu en shona, etc. De même, le mot mounda ou bounda, « fesses, derrière », en CH (mais aussi en portugais) se dit mbunda en kikongo, kimbundu, bunda, en malinké, boda en djoula et en bambara.
3.3 Des exemples éclairants d’une réplique de la Passion datant du xixe siècle
Par ailleurs, juste après le texte de la passion de Notre Seigneur selon St Jean en Langage Nègre, Hazaël-Massieux (2008) présente un autre texte avec un récit « Abrégé de la Passion de Jésus-Christ raconté en nègre » semblable au premier, mais se construisant sur une tonalité moqueuse et irréligieuse, datant, lui, du xixe siècle et trouvé parmi les papiers de Schœlcher. Les évaluateurs pensent qu’il a été inspiré directement par le premier. Il est probablement écrit par un franc-maçon de Saint-Domingue (Hazaël-Massieux : op. cit.). En sont tirés les exemples (24), (25) et (27). L’observation de la forme de la plupart des mots et expressions de ce texte conforte l’hypothèse de l’existence du continuum créole dans les colonies françaises de la Caraïbe (incluant la Guyane) ; au fur et à mesure qu’il se développe, les variétés se singularisent et que de la Guadeloupe à la Martinique via la Dominique, il se présente des différences, même si celles-ci peuvent être plus marquantes entre le CH et le CG ou entre celui-ci et le CM ou le créole dominiquais.
(24) |
/ɡɛn/ > [ʤɛn] – [ʤɛ̃n] « gaine, étui » |
Ce second texte présente des cas de palatalisation et de nasalisation évidentes telles qu’on peut avoir l’impression que la variété de créole dans laquelle il est rédigé se rapproche du CH synchronique. Le mot français /ɡɛn/ « gaine » est orthographié guienne et prononcé, au regard de la graphie, probablement [ʤɛn] dans l’exemple « Pierrot, mette couquiau toé dans guienne-li » : /ɡ/ s’affricatise en [ʤ] devant /ɛ/. Il est probable que le doublement de l’n soit soit le signe d’une nasalisation, dans ce cas, il serait prononcé [ʤɛ̃n]. En français le « n » ne se redouble pas : <gaine>. Diachroniquement, les graphies répertoriées sont <guaïne> comme dans « remet la speie en la guaïne » et <gaigne> dans « gaigne de cuyr bouilly garnye de 10 cuilliers »20.
(25) |
/ba mwɛ̃/> [bɑ̃ mwɛ̃] « donne(z)– moi » |
Le plus notable de ces cas de nasalisation reste « to tiré ban moin » [bɑ̃ mwɛ̃]. On est ici en présence d’une nasalisation régressive en passant de /ba mwɛ̃/à [bɑ̃ mwɛ̃]. /m/ nasalise /a/ en [ɑ̃] dans ce contexte en CH, CM et CG synchroniques. Bernabé (2007) a certes parlé d’absence de nasalisation en CM dans ce contexte (voir exemple (2)), néanmoins, les cinq consultants martiniquais créolophones auxquels j’ai soumis cet exemple ont tous validé la réalisation [bɑ̃ mwɛ̃].
Cette forme de nasalisation s’observe aussi en CG dans les mêmes conditions avec le morphème ta participant à la construction du groupe nominal génitivisé, mais pas en CM :
(26) |
[ʃemiz tala se ta nou] (CM) |
chemiz lasa sé ta nou |
« Cette chemise est nôtre » |
[kaye lasa se tɑ̃ mwɛ̃] (CG) |
Kayé lasa sé tan mwen |
« Ce cahier est mien » |
On pourrait noter aussi mangné dans l’exemple « cilà qui mangné couquiau ;21 couquiau va mangé li itout » « Celui-là qui manie le couteau ; le couteau le mangera aussi » (litt.), c’est-à-dire « celui qui frappe par l’épée périra par l’épée »). Cela nous amène à l’exemple (27) :
(27) |
/manje/ > [mɑ̃nje] > [mɑ̃jɛ̃] « manier » |
Comme dans le cas précédent, on est passé de /manje/ à [mɑ̃ɲe] avec la nasalisation régressive de /a/. En synchronie, nous avons la forme [mɑ̃jɛ̃] en CH avec une nasalisation rétroprogressive. Il est important de souligner que /ɲ/ n’est pas retenu en CH. Il y a confusion entre les réalisations /nj/ et /ɲ/, le mot français étant /manje/ « manier ». Peut-être les locuteurs percevaient-ils déjà ces deux réalisations comme pareilles. Dans le texte, il existe un mot où le yod est représenté par <gn> : hagnion pour le mot « haillon ». D’où une forme de confusion entre /j/ et /ɲ/.
Dans les exemples (28) qui suivent, le côté nasal de /ɲ/ n’est pas perçu, /ɲ/ se réalisant sous la forme de [j] qui se trouve entravé entre deux voyelles nasales en CM et en CH (en CG, seule la voyelle de gauche se laisse nasaliser). En (28′), le /ɲ/ français de coda se réalise [j] dans les trois créoles, sans la nasalisation de la voyelle de gauche, excepté qu’un informateur guadeloupéen indique que certains locuteurs réalisent [ʃɑ̃pɑ̃j] en soulignant que la majorité des locuteurs ne le nasalisent pas dans ce mot.
(28) |
Français |
CG |
CH |
CM |
gagner |
[ɡɑ̃nje] |
[ɡɛ̃jɛ̃] – [ɡɑ̃jɛ̃] |
[ɡʁɛ̃jɛ̃] – [ɡɛ̃jɛ̃] |
|
saigner |
[sɛ̃nje] |
[sɛ̃jɛ̃] |
[sɛ̃jɛ̃] |
|
baigner |
[bɛ̃nje] |
[bɛ̃jɛ̃] |
[bɛ̃jɛ̃] |
(28’) |
Français |
CG |
CH |
CM |
champagne |
[ʃɑ̃pɑ̃nj] |
[ʃɑ̃paj] – [ʃɑ̃pɑ̃j] |
[ʃɑ̃paj] |
|
peigne |
[pɛ̃nj] |
[pɛ̃j] |
[pɛ̃j] |
|
épargne |
[-]22 |
[epaj] |
[epaj] |
Comme on peut le constater dans /manje/ > [mɑ̃jɛ̃], /n/ nasalise /a/ à gauche et /e/ à droite avant de s’amuïr, le yod laissant passer la nasalisation. Cela peut être observé dans d’autres mots du français aux CH et au CM notamment, l’absence de la nasalisation progressive dans ce contexte en CG ne facilitant pas l’amuïssement de la consonne nasale, mais on y observe la nasalisation régressive en (29).
(29) |
Français |
CG |
CH |
CM |
panier |
[pɑ̃nje] |
[panje] – [pɑ̃jɛ̃] |
[pɑ̃nje] – [pɑ̃jɛ̃] |
|
médecinier |
[metsinje] |
[metsijɛ̃] |
[metsijɛ̃] |
|
Communier |
[kɔ̃minje] |
[kɔ̃minjɛ̃] – [kɔ̃mijɛ̃]23 |
[kɔ̃minje] |
Au premier exemple de (29), il y a en CG une nasalisation régressive. Dans les deux autres, comme /i/ n’a pas de contrepartie nasale, on ne peut pas affirmer qu’il y a nasalisation de /i/. Cependant, la nasalité est tout de même perçue dans sa réalisation. En CH et CM, l’amuïssement de la consonne nasale est possible grâce à la nasalisation progressive, mais aussi à la proximité de /nj/ et /ɲ/, les locuteurs assimilant ce dernier au yod, en attaque ou en coda.
D’autres mots français présentant les mêmes caractéristiques passent en créole avec une nasalisation régressive où la consonne nasale ne s’amuït pas comme dans les exemples (30) absents du texte.
(30) |
Français |
CG |
CH |
CM |
manière |
[mɑ̃njɛ] |
[manjɛ] – [mɑ̃njɛ] |
[manjɛ] – [mɑ̃njɛ] |
|
maniaque |
[manjak] – [mɑ̃njak] |
[manjak] – [mɑ̃njak] |
[manjak] – [mɑ̃njak] |
|
bannière |
[banjɛ] – [bɑ̃njɛ] |
[banjɛ] – [bɑ̃njɛ] |
[banjɛ] – [bɑ̃njɛ] |
Il existe dans le texte des mots qui ont abouti, au moins en CH, sous la forme d’un doublet avec une forme non nasalisée et une forme nasalisée :
(31) |
Dans le texte |
Nbre d’occur. |
Phonie et graphie actuelles en |
||
CG |
CH |
CM |
|||
<ramassé> « ramasser » |
1 |
[ʁamase] – [ʁɑ̃mase] |
ramase – ranmase |
[ʁamase] – [ʁɑ̃mase] |
|
<tourné> « (re)tourner, revenir » |
10 |
[tune] touné |
toune – tounen |
[tune] – [tunɛ̃] |
|
<avant> « avant » |
2 |
[avɑ̃] avan |
avan – anvan |
[avɑ̃] avan |
Nous venons d’étudier la palatalisation et la nasalisation dans le texte. Maintenant, voyons, dans la section 4, s’il y a une quelconque influence substratique africaine dans le fonctionnement de la palatalisation et la nasalisation.
4. Influence substratique africaine dans la palatalisation et la nasalisation en créole haïtien
Les langues africaines qui étaient au contact du français au moment de l’émergence du créole lui ont peu ou prou transmis la plupart de leurs faits phonologiques. Considérant l’importance numérique des Africains et de leurs langues dans les colonies au moment le plus décisif de la formation des créoles, il est attendu qu’elles aient quelque influence sur leur phonologie. Évidemment, ces langues n’étaient guère pratiquées dans la colonie parce que les esclaves y étaient dispersés de façon telle que les locuteurs d’une même langue ne puissent se retrouver ensemble. Les créoles vont naître de/dans cette situation d’alloglotie.
Cependant, la langue première de tout locuteur exposé à une autre langue est toujours présente dans sa pratique de cette autre langue, notamment si la phonologie de ces langues affiche des différences parce qu’elles n’ont aucune parenté. La plupart des sons de cette autre langue qui n’existent pas dans la langue première du locuteur sont susceptibles de recevoir une réalisation qui est proche de ceux de la langue première qui leur ressemblent. C’est ce qui est à l’origine du concept de crible phonologique de Troubetzkoy (1986). Par exemple, les voyelles arrondies antérieures du français n’ont pas été retenues dans les CBLF parce qu’elles n’existaient pas dans les systèmes phonologiques premiers de la majorité des locuteurs ayant participé à l’émergence de ces créoles.
Pour comparer la nasalisation en CH et dans les langues kwa, je convoque principalement Capo (1981, 1983, 1985, 1987, 1991a et b), Brousseau et Lefebvre (2002). En effet, les langues kwa (dont particulièrement celles du groupe gbé) semblent avoir été majoritaires à un certain moment, vu l’origine géographique de la majorité des esclaves au moment de l’émergence du créole, notamment à Saint-Domingue :
« Les peuples de la Côte d’Or et de la Côte des Esclaves (Ghana, Haute-Volta, Togo, Dahomey, Nigeria occidental) fournissaient, après ceux des côtes du Congo et de l’Angola, le plus grand nombre de captifs aux plantations de Saint-Domingue […] Les Aradas, dénomination commune des captifs de nations diverses traités sur la Côte d’Or et de la Côte des Esclaves, avaient des croyances religieuses apparentées et une compréhension commune de l’éwé, langue de liaison de la région » (Midy, 2006 : 182).
Pour Lefebvre (1998), le CH proviendrait de deux langues sources : le français et le fongbé pratiqué sur la Côte d’Or, en particulier sur les côtes du Bénin. Midy (2006) rappelle qu’à partir de 1750, les négriers français s’approvisionnaient à grande échelle au sud du Bénin.
Par ailleurs, l’absence des voyelles arrondies antérieures du français dans les CBLF semble résulter d’une influence substratique. Poyen-Bellisle (1894 : 17) en avait établi le constat dans les Petites Antilles françaises : « Le seul trait exclusivement caractéristique dans la Phonologie du Créole est l’absence d’action labiale pour les voyelles antérieures u devient régulièrement i eu > e ». Cette observation vaut aujourd’hui encore pour les variétés de CBLF que nous connaissons. Les inventaires de leur système vocalique montrent qu’ils ne les ont pas retenues. On peut voir, par exemple, Dispagne (1999) pour le CM ; Akpossan (2015) pour le CG ; Taylor (1968) et Martin (1997) pour le créole dominiquais ; Carrington (1984) pour le saint-lucien ; Staudacher-Valliamée (1992) pour le réunionnais ; Carpooran (2011a, b) pour le mauricien ; Vernet (1980), Dejean (1980) et Govain (2022) pour le CH. Dans les colonies françaises de la Caraïbe, les esclaves africains, qui ont majoritairement contribué à la formation des créoles, n’ont pas sélectionné ces voyelles parce qu’elles n’existaient pas dans leurs langues premières. Elles sont absentes du système phonologique des langues africaines du sous-groupe gbè (qui étaient présentes à Saint-Domingue). Elles sont absentes de l’inventaire phonologique du fon de Brousseau et Lefebvre (2002), de Fadaïro (2001).
Holm (2000) soutient l’idée que leur absence du CH tient à une influence substratique de langues d’Afrique de l’Ouest qui les ignorent. Les acteurs de l’émergence des créoles les ont sans doute confondues avec les voyelles non arrondies qui leur correspondent dans leurs langues premières. Ainsi, /y, ø, œ, œ̃/ sont devenues respectivement [i, e, ɛ, ɛ̃]. Le schwa /ə/ correspond à [e] (et parfois à [i] et à [u] dans des certains mots (Thibault, 2012)) ou n’est pas réalisé du tout lorsqu’il est dit muet en français. Parkvall (2002) soutient que ces voyelles arrondies antérieures sont très rares dans les langues d’Afrique et que cela pourrait être à l’origine de leur absence des créoles de l’Atlantique. Par exemple, on peut relever dans le texte des exemples comme les suivants :
(32) |
Jésus > jesi |
levé > lévé |
liqueur > liquier |
||
adieu > agué |
chacun > chaquin |
tuer > touyé, etc. |
Par ailleurs, vu le rôle des Portugais dans le commerce des esclaves en Amérique, on pourrait se demander si cette influence substratique notamment en ce qui concerne la nasalisation n’est pas passée par le portugais, cette dernière étant aussi récurrente dans les créoles à base portugaise (Rougé, 2004). Les Portugais étaient les principaux marchands d’esclaves en Amérique et la colonisation portugaise du Brésil est plus ancienne que la colonisation française de la Caraïbe. Ils étaient présents tôt dans le golfe du Bénin et ont colonisé Sao Tomé, Cap-Vert avant la traite négrière transatlantique. Il est donc probable que les esclaves aient été au contact du portugais avant même d’être déportés en Amérique. En outre, le CH partage avec le créole portugais de Guinée Bissau et de Casamance, des mots contenant un effet de nasalisation comme
(33) |
bounda [bũnda] « fesses » |
malanka > malanga |
[malɑ̃ŋka] > [malɑ̃ŋga] « taro » |
Le CH partage avec le forro (créole de Santiago) l’idéophone vunvun [vũvũ] désignant un insecte ou le bourdonnement d’insectes comme l’abeille ou la guêpe ; et tanga [tɑ̃ŋɡa] signifiant « cache-sexe » avec le créole de Principe et le portugais du Brésil. En outre, en portugais comme dans les trois créoles, la nasalisation peut être progressive, ce qui n’est pas le cas pour le français. La nasalisation facultative observée en CH, CM et CG est aussi remarquée en portugais du Brésil, où, par exemple, le mot /kanal/ aboutit à un doublet comme dans les trois créoles :
(34) |
/kanal/ > [kaˈnau] – [kɐˈnau] – [kɑ̃ˈnau] « canal » |
(Pimenta, 2019)
Parkvall (2000 : 45-47) consacre une section à l’influence substratique africaine dans la palatalisation des créoles de la zone atlantique. Pour lui, ces substrats sont l’éwé, l’igbo, l’etsako, le kikongo, l’edo. Il note que dans ces langues /s, z, t, d/ peuvent être palatalisés en [ʃ, ʒ, ʧ, ʤ] devant les voyelles d’avant hautes. En CH, CM et CG /t, d/ connaissent le phénomène d’assibilation devant /i, j, ɥ/ :
(35) |
[dʒiʁi] « riz » |
[etʃidʒɑ̃] « étudiant » |
[pwodʒɥi] produit » |
tandis que /s, z/ se réalisent de manière palatalisée en [ʃ, ʒ] (Govain, 2021b) dans certains mots en variation libre :
(36) |
/məsjø/ > [muʃe] « monsieur » (en CH) |
/ɑ̃tɔʁs/ > [ɑ̃tɔʃ] « entorse » (en CH, CG) |
/seʃʁɛs/ > [ʃeʃʁɛs] « sécheresse » (en CH, CG) |
/sɔ̃ʒe/ > [ʃɔ̃ʒe] « songer » (dans le texte Abrégé) |
Tinelli (1981 : 66) se contente d’écrire en référence au CH que « la nasalisation vocalique est régressive alors que la nasalisation consonantique est progressive » en généralisant à partir de quelques exemples. Néanmoins, la réalité phonologique du CH montre des cas où la nasalisation vocalique et consonantique peut être tantôt régressive, tantôt progressive, comme on peut le voir dans les exemples (37) et (40) :
Cas de nasalisation vocalique régressive
(37) |
Français |
CG |
CH |
CM |
femme |
[fɑ̃m] |
[fɑ̃m] |
[fɑ̃m] |
|
ami |
[zɑ̃mi] |
[zɑ̃mi] |
[zɑ̃mi] |
|
mamelle |
[mɑ̃mɛl] |
[mɑ̃mɛl] |
[mɑ̃mɛl] |
Cas de nasalisation vocalique progressive
(38) |
Français |
CG |
CH |
CM |
saigner |
[sɛ̃jɛ̃] |
[sɛ̃jɛ̃] |
[sɛ̃jɛ̃]24 |
|
nez |
[ne] |
[nɛ̃] |
[nɛ̃] |
|
signer |
[sijɛ̃] |
[sijɛ̃] |
[sijɛ̃] |
Cas de nasalisation consonantique régressive
(39) |
Français |
CG |
CH |
CM |
dans |
[adɑ̃]/[nɑ̃] |
[nɑ̃] |
[adɑ̃] |
Cas de nasalisation consonantique progressive
(40) |
Français |
CG |
CH |
CM |
membre |
[mɑ̃m] |
[mɑ̃m] |
[mɑ̃m] |
|
congre |
[kɔ̃ŋ] |
[kɔ̃ŋ] |
[kɔ̃ŋ] |
|
vendre |
[vɑ̃n] |
[vɑ̃n] |
[vɑ̃n] |
qui montrent que la généralisation de Tinelli (1981) est abusive. Ces exemples témoignent du fait que la nasalisation vocalique peut être tout à la fois régressive et progressive. Il est vrai que la nasalisation consonantique est généralement progressive, mais (39) montre un cas où elle peut être régressive en CH.
La nasalisation progressive /ɡ/ > [ŋ] après une voyelle nasale ne résulte pas d’une influence française où il n’est guère attendu une consonne nasale en coda après une voyelle nasale. Généralement, le français dit standard de la France continentale exclut une consonne nasale après une voyelle nasale dans une même syllabe. Ainsi, [lɑ̃ŋ] du CH y serait impossible, le mot /lɑ̃ɡ/ s’y réalisera donc toujours [lɑ̃ɡ]. Cette variété de français ne tolèrerait pas d’appendice consonantique nasale après une voyelle nasale. Mais ne perdons pas de vue que cela existe dans la variété méridionale du français de France (Thomas, 2006). En outre, la langue semble évoluer à ce niveau et ce type de nasalisation semble être en cours d’émergence en particulier en style relâché de sorte qu’on peut percevoir des consonnes nasales en coda de syllabe après une voyelle nasale. Montreuil (2010) a enregistré en français des réalisations comme [vɛ̃ndø] pour vingt-deux, [bɑ̃ŋdəfʁɑ̃s] pour banque de France ou encore [ʒɑ̃mdəbwa] pour jambe de bois, comme cela se passe en français haïtien, par exemple (Govain, 2020).
Conclusion
On trouve dans le texte des faits phonologiques caractérisant le fonctionnement des CG, CH et CM en synchronie. Cependant, comme il était attendu, il n’est pas facile d’identifier la manifestation de la nasalisation, ce qui est différent pour la palatalisation de manière générale. Nous avons vu que ces deux phénomènes existent dans les trois créoles. Par ordre de récurrence de la palatalisation, ils se présentent comme suit : CM, CG et CH et pour la nasalisation : CH, CM et CG. L’affrication et la nasalisation progressive caractérisant le fonctionnement de ces créoles sont absentes du français dit de référence. Elles sont récurrentes dans la plupart des langues africaines qui étaient au contact du français dans les colonies caribéennes lors de l’émergence de ces créoles. Néanmoins, cela ne nous permet pas de conclure de manière indiscutable qu’elles résultent d’influences substratiques africaines. Il est possible qu’elles proviennent d’une convergence de facteurs dont les influences substratiques elles-mêmes, de formes appartenant à un état diachronique du français qui ont disparu ou dont la récurrence a diminué en synchronie, l’apport probable du portugais. Enfin, l’apport substratique africain à la phonologie des CBLF est à étudier dans des recherches futures à travers des enquêtes en Afrique de l’Ouest, notamment en domaine kwa, en questionnant tant la diachronie que la synchronie.
Enfin, cet exercice de comparaison des CG, CH et CM sur la base de ce texte créole ancien du xviiie siècle a permis de mettre en lumière des convergences (et dans une faible mesure des divergences) dans le fonctionnement de ces langues. La plupart des faits de langue observés tant dans le texte étudié que dans les trois créoles, notamment en termes diachroniques, confortent la plausibilité de l’hypothèse selon laquelle il pourrait avoir existé à un certain moment un continuum créole dans la Caraïbe, incluant la Guyane française, et les différentes variétés de ce continuum se singularisent au fur et à mesure que les colonies où elles sont pratiquées se constituent en communautés linguistiques plus ou moins homogènes.