La détermination nominale dans La Passion de Notre Seigneur selon St Jean en Langage Nègre au regard des variétés actuelles des créoles de la Guadeloupe, de la Guyane, d’Haïti et de la Martinique

Béatrice Jeannot-Fourcaud et Renauld Govain

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Béatrice Jeannot-Fourcaud et Renauld Govain, « La détermination nominale dans La Passion de Notre Seigneur selon St Jean en Langage Nègre au regard des variétés actuelles des créoles de la Guadeloupe, de la Guyane, d’Haïti et de la Martinique », Archipélies [En ligne], 16 | 2023, mis en ligne le 15 décembre 2023, consulté le 28 avril 2024. URL : https://www.archipelies.org/1949

Cette contribution porte sur la détermination nominale au sein du corpus de La Passion de Notre Seigneur selon Saint-Jean en Langage Nègre, datant du xviiie siècle, afin de mettre au jour le système sous-jacent de l’actualisation des noms dans cette variété du proto-créole, en cours dans la Caraïbe du xviiie siècle. L’objectif est d’observer la structuration en émergence de la détermination nominale, mais également d’étudier en quoi celle-ci porte les germes des variétés de créoles à venir. Nous confrontons ainsi les résultats d’analyse du corpus de La Passion avec ceux issus d’un corpus, composés de versions du Petit Prince dans les quatre créoles de la zone, les créoles guadeloupéen, guyanais, haïtien et martiniquais.

This contribution focuses on nominal determiners within the corpus of La Passion de Notre Seigneur selon Saint-Jean en Langage Nègre ‘The Passion of Our Lord according to Saint John in Negro Language’, dating from the eighteenth century. The objective of the study is to identify the underlying system of the updating of names in this variety of proto-Creole, underway in the Caribbean of the eighteenth century. The goal is to characterize the emerging structuring of nominal determiners and to investigate how the organization of determiners of that period paves the way for future Creole varieties. We thus compare the results of the analysis of the corpus of the Passion with those from a corpus, composed of versions du Petit Prince in the four Creoles of the area, the Guadeloupean, Guyanese, Haitian and Martinican Creoles.

Introduction

Dans le cadre de cet article, nous nous intéressons à la détermination nominale au sein du corpus que représente l’un des plus anciens textes connus écrits en créole, La Passion de Notre Seigneur selon Saint-Jean en Langage Nègre, datant du xviiie siècle. L’objectif est de décrire le système de détermination de l’état de langue parlée dans la zone caraïbe au xviiie siècle, ou tout du moins de décrire ce système tel qu’il se matérialise à travers le texte de La Passion. De fait se pose la question de savoir de quelle façon caractériser cet état de langue.

On peut faire l’hypothèse d’un proto-créole qui pourrait être considéré comme l’ancêtre des créoles à base française tels qu’ils sont pratiqués dans la zone américano-caraïbe (ZAC)1 aujourd’hui. Cela étant, ce proto-créole est considéré à ses origines comme un baragouin ou bien encore comme un « langage corrompu », notamment chez le Père Labat (Thibault, 2018). Ces appellations qui rendent compte du sentiment linguistique en cours durant l’époque coloniale, notamment du point de vue des scripteurs, expliquent tout autant qu’elles en sont la conséquence, qu’un ecclésiastique comme le Père Labat se représente « la frontière entre le proto-créole et le français […] plutôt floue. » (Thibault, 2018).

Cela étant, notre objectif n’est pas d’interroger la distance entre les différentes variétés du français colonial et ce proto-créole, mais bien de découvrir, à travers l’étude de la détermination nominale, une variété linguistique originelle qui serait à l’origine de la diversité des créoles de la ZAC tels qu’ils sont pratiqués en synchronie. Comment, et bien que la frontière entre cette variété originelle et le français colonial puisse apparaître poreuse, ce proto-créole porte-t-il en lui les prémices de son autonomisation et les germes des différentes variétés linguistiques à venir ?

Le fonctionnement de la détermination nominale dans les créoles à base française de la ZAC est assez bien documenté, que ce soit d’un point de vue synchronique, diachronique ou bien dans le cadre d’approches mêlant diachronie et synchronie. On peut notamment évoquer un certain nombre de travaux qui se sont penchés sur le fonctionnement en synchronie des déterminants du nom dans chacun des différents créoles. À titre d’exemple, citons pour le CHaï (Damoiseau, 2012 ; 2014 ; Fattier, 2000 ; Fattier et Manuélian, 2011 ; Govain, 2017 ; Joseph, 1988 ; Manuélian, 2019 ; Valdman, 1976 ; 1977 en particulier) ; le CGua (Facthum-Sainton, 2012) ; le CMar (Damoiseau, 2012 ; Jeannot-Fourcaud, 2003 ; 2022) et le CGuy (Damoiseau, 2012 ; 2014 ; Wiesinger, 2015 ; 2017 ; 2019). D’autres chercheurs se sont intéressés à une approche comparative entre plusieurs créoles, soit dans le cadre d’études centrées spécifiquement sur le syntagme nominal ou la détermination nominale (Jeannot-Fourcaud, 2022 ; Valdman, 1977 ; Wisienger, 2017), soit dans le cadre plus global de la comparaison de plusieurs traits linguistiques (Sya, 2017 ; Valdman, 1978). Certains autres travaux articulent dimensions diachronique et synchronique, par exemple pour retracer les potentiels phénomènes de réanalyse liés aux déterminants du nom (Fattier, 2000 ; Valdman, 1977).

Enfin, certaines recherches adoptent une démarche diachronique. Parmi ces travaux, ceux de M.-C. Hazaël-Massieux portant sur l’analyse de textes anciens, revêtent une place spécifique par rapport à notre objet. On notera que celle-ci, entre autres éléments, étudie, notamment dans La Passion, les déterminants du nom, à propos desquels elle estime que ce texte présente un « paradigme assez complet […] même si coexistent des variantes » (Hazaël-Massieux, 2008 : 70). Elle fait ainsi, sous forme synthétique, état de différents points relatifs aux possessifs2, à l’indéfini, à l’absence de déterminant ainsi qu’aux différents usages et valeurs potentiellement attachés au signifiant la, classiquement associé au signifié « défini ». Si l’auteur s’intéresse dans une partie de cet ouvrage aux déterminants du nom dans La Passion, à côté d’autres éléments d’analyse grammaticale, on notera que son étude porte sur une centaine de textes anciens. Cet éventail très large lui permet ainsi de proposer des synthèses sur différents points grammaticaux, dont la détermination, en montrant les évolutions observables entre le xviiie siècle et le xxe siècle. Si sont présentées quelques considérations sur les différenciations dans les usages actuels entre les différents créoles, l’approche n’est pas systématique dans la mesure où il ne s’agit pas de l’objet de l’ouvrage.

Malgré ces nombreux travaux, il n’y a pas, à notre connaissance, d’études qui se soient attachées à décrire les spécificités morphosyntaxiques de textes créoles anciens dans une approche systémique. Notre objectif est en effet, dans un premier temps, de décrire le système de la détermination nominale tel qu’il se matérialise dans le texte de La Passion, et dans un second temps, de mettre en relation les éléments mis au jour avec les systèmes observables en synchronie.

Comment se manifeste la détermination nominale dans le texte La Passion de Notre Seigneur selon Saint-Jean en Langage Nègre datant du xviiie siècle ? Quel rapport peut-on établir entre la structuration de la détermination nominale dans ce texte et l’emploi des déterminants en créoles guadeloupéen, martiniquais, d’Haïti et de la Guyane dans leurs usages synchroniques ? Certains phénomènes de restructuration, sémantique ou syntaxique, attestés dans les créoles en synchronie, sont-ils déjà en prémices à l’époque de La Passion ?

Afin de pouvoir répondre à ces questions, nous traiterons de l’opération de détermination, dans le cadre de l’actualisation nominale, en nous intéressant en particulier aux dimensions sémantiques associées à cette opération, mais également à la notion de relations syntaxiques (cf. § 1). Nous analyserons ensuite les données de corpus en diachronie et en synchronie (§ 2) relativement aux unités que nous aurons classées comme relevant de la détermination nominale avant de discuter et de mettre en contraste les systèmes de détermination, mis au jour à partir des analyses menées, dans le texte de La Passion d’une part et dans les usages synchroniques des créoles de la ZAC, d’autre part (§ 3).

1. La détermination nominale

Comme le précise Creissels (1995 : 68), le terme même de détermination représente une certaine ambigüité et tous les auteurs s’y référant n’y incluent pas le même contenu. Ainsi, Chabert et Gardelle (2022) estiment que pour certains, la détermination relève de la catégorisation et que pour d’autres, elle relève d’une analyse en termes de fonctions. Parmi les autres points de possible confusion, on peut évoquer celui en lien avec la portée de l’opération de détermination. Si celle-ci réfère pour certains auteurs exclusivement à la sphère du syntagme nominal, d’autres élargissent la portée de la notion à un type de relation syntaxique fondamental dans le cadre de la hiérarchisation des unités. Martinet (1985 : 112) décrit ainsi ce qu’il se passe dans le cadre de la détermination (au sens large) en stipulant :

 « qu’un monème en détermine un autre lorsque son apparition ou sa présence est sous la dépendance de ce dernier. Pas de déterminant sans déterminé : le déterminant est omissible et marginal ; le déterminé ne l’est pas. L’élément non omissible est plus central que l’élément omissible, ce qui explique que, lorsque le déterminé s’impose en priorité à l’attention, on le désigne comme noyau. »

La relation de détermination est donc centrale ; elle est même « l’opération fondamentale de toute syntaxe » (Clairis, 2005 : 60). Dans le cadre ainsi posé, on distingue cependant certaines unités dont l’unique rôle est de déterminer d’autres unités et qui elles-mêmes ne pourront jamais être déterminées. Il convient alors de distinguer « des classes unirelationnelles dont les unités entretiennent un rapport de détermination simple avec une seule classe, comme par exemple, les modalités verbales avec le verbe en français […] » (Clairis, 2005 : 48). Si l’auteur fait état de ce que l’on pourrait appeler des déterminants grammaticaux du verbe (modalités dans sa terminologie) pour illustrer son propos, on pourrait au même titre citer les déterminants grammaticaux du nom (modalités nominales, chez ce même auteur, sur le modèle de ce que préconise Martinet). Dans cette perspective, on définit donc les déterminants du nom comme des unités grammaticales appartenant à une ou des classes syntaxiques dont l’unique rôle est de venir en détermination des unités de la classe des noms, et dans une perspective d’actualisation du nom (cf. infra).

Comme l’indiquent Chabert et Gardelle (2022 : 3), les travaux portant sur la détermination nominale recouvrent deux principales « conceptions » auxquelles se rattachent les diverses théories ; les auteures distinguent ainsi « les théories centrées sur l’apport informationnel des éléments autres que le nom au sein du groupe nominal […] et les théories centrées sur l’opération mentale qui permet le passage de la notion à l’occurrence. » (Ibid.) Elles précisent que la composition du paradigme des unités répertoriées comme déterminant le nom dépend de la conception retenue. Ainsi, pour certains auteurs, s’appuyant sur l’apport informationnel, des unités faisant partie du syntagme nominal mais traditionnellement classées comme adjectifs par exemple, peuvent être considérées comme des déterminants du nom au même titre que l’article ou le démonstratif. Pour Wilmet, par exemple :

« [l]a détermination fixe littéralement un "terme", une "limite" au noyau N d’un syntagme nominal (qu’elle circonscrit tantôt en extensité – i.e. la quantité d’objets auxquels le nom est appliqué –, tantôt en extension – i.e. la quantité d’objets auxquels le nom est applicable –, tantôt en extensité et en extension. » (Wilmet, 1998 : 635, cité par Chabert et Gardelle, 2022 : 3)

De ce point de vue, l’opération de détermination peut, de fait, être considérée comme une forme de restriction (Chabert et Gardelle, 2022) du déterminé puisqu’elle en précise le sens.

Par contraste, certains auteurs mettent l’accent sur l’opération que représente la détermination. Celle-ci permet en effet d’actualiser (Martinet, 1985), de « référencer » une unité linguistique, c’est-à-dire de produire une occurrence (Culioli, cf. Gardelle, 2022) à partir de l’unité linguistique, abstraite par essence. Ce passage d’unités de la langue au discours, opération universelle, s’effectue principalement par le biais d’unités spécifiques, mais peut relever de différents procédés, y compris de procédés extralinguistiques.

Langacker (2008) répertorie ainsi quatre types d’ancrage possibles3 : overt grounding (ancrage explicite), covert grounding (ancrage implicite), intrinsic grounding (ancrage intrinsèque) et indirect grounding (ancrage indirect) (cf. également Gardelle, 2022). Pour l’auteur :

« In every language, certain overt elements specifically serve this grounding function. But it can also be fulfilled through other means, all exemplified by English nominals. It may be covert. In one kind of covert grounding, "zero" symbolized Ø) stands as one member of a set of oppositions. This is a frequent option with English mass nouns (e.g. they drank {the/some/Ø} beer. Grounding can also be intrinsic, as with personal pronouns (we, you, they, etc.) and proper names (Abraham Lincoln, California). Since the very meanings of such expressions imply the identifiability of their referents, they do not require a separate grounding element. A third option is for grounding to be indirect, most notably with possessives. In Sheila’s camera, for example, the profiled instance of camera is not related to the ground directly, but only indirectly, via the intrinsic grounding of Sheila. » (Langacker, 2008 : 273)

Quel que soit le procédé utilisé, l’enjeu principal de l’opération de détermination dans le contexte d’un nom, selon Langacker serait :

« […] to direct an interlocutor’s attention to one particular thing out of a range of potential candidates that is usually open-ended. If not contextually delimited, this candidate set is coextensive with our mental universe, comprising everything we might conceivably wish to talk about (which is every conceivable thing). » (Langacker, 2008 : 277)

Il s’agit donc d’un procédé universel, auquel toute langue doit avoir recours, quels que soient les procédés utilisés ou l’éventail des distinctions sémantiques actualisées.

Si d’un point de vue général, on peut considérer que la détermination permettrait d’« affiner le sens du déterminé, autrement dit […] de lui apporter une spécification, une précision » (Clairis, 2005 : 60 ; cf. également Creissels, 1995), des distinctions plus fines peuvent être apportées.

Selon Larreya (2000), la détermination peut ainsi représenter quatre opérations permettant d’apporter des informations sur le référent : 1) la catégorisation (affectation à une classe d’entités) ; 2) la délimitation (formulation du nombre ou de la quantité) ; 3) le repérage (situation spatio-temporelle) et 4) la désignation définie (opération métalinguistique signalant la présupposition de connaissance). Suivant l’orientation sémantique de la détermination, il en résulte différents types de déterminants référant à la précision dont la définition (déterminant défini) et la restriction (article indéfini), à la localisation (déterminant démonstratif), à la possession (déterminant possessif), au questionnement (déterminant interrogatif), à l’exclamation (déterminant exclamatif) et à la quantité (dont la quantité proprement dite avec les numéraux cardinaux ou le rang avec les numéraux ordinaux). Ainsi, la détermination peut avoir une valeur aussi bien qualitative que quantitative : qualitative en ce qu’elle donne des précisions sur la nature sémantique du nom (en ce sens, on pourrait penser à l’adjectif comme faisant partie des déterminants du nom) et quantitative en ce qu’elle donne une idée de nombre qui peut être attaché à un nom dans un contexte d’emploi donné en même temps qu’elle peut renseigner sur le rang ou l’ordre qu’un élément peut occuper dans un espace ou un ensemble donné.

Les langues ne rendent pas toutes compte de ces différentes valeurs, de même que des valeurs identiques sont susceptibles d’être rendues par des moyens linguistiques différents d’une langue à l’autre. Par ailleurs, la façon dont les langues vont actualiser les valeurs sémantiques dont elles ont besoin pour rendre compte de la réalité, c’est-à-dire les moyens linguistiques qu’elles vont utiliser, aura une incidence sur l’inventaire et la classification des unités considérées comme déterminants du nom.

L’objectif de cette contribution sera précisément de rendre compte des différentes classes syntaxiques entrant dans le champ de la détermination nominale dans le texte de La Passion ainsi que dans les usages synchroniques en CGua, CGuy, CHaï et CMar.

2. La détermination dans les créoles à base française antillais : perspectives diachroniques et synchroniques

2.1. Corpus

La Passion, texte anonyme qui est donc considéré comme l’une des plus anciennes attestations que l’on ait « du créole »4, a fait l’objet d’un certain nombre d’hypothèses en termes de datation, mais également à propos de son auteur ou bien encore de son lieu de production. Sur ce dernier point, Prudent (1998) par exemple le considère comme le « premier texte créole de l’histoire linguistique martiniquaise. » L’une des hypothèses les plus plausibles5 le situe cependant à Saint-Domingue, entre 1720 et 1740 et l’attribue au Révérend Père Boutin, qui a d’abord exercé son ministère en Martinique avant d’arriver à Saint-Domingue en 1705. Hazaël-Massieux (2008), en faisant état de cette hypothèse, rejoint ainsi, comme elle l’indique elle-même, la conclusion à laquelle était également parvenu Guy Hazaël-Massieux (1994) au terme d’un raisonnement différent. Sans entrer dans plus de précision6, nous noterons toutefois que les différentes sources s’accordent à évoquer, lorsqu’il est question de La Passion, un état de langue caractéristique des Petites Antilles ou du nord d’Haïti. En effet, la variété de créole pratiquée dans le nord d’Haïti comporte, comme le CGua, le connecteur prépositionnel a qui entre dans la composition du groupe nominal génitivisé exprimant la possession, ce connecteur étant absent dans la pratique du CHaï dans les autres régions du pays. Nous reviendrons sur ce point infra.

Notre objectif étant par ailleurs d’établir des parallèles avec les CGua, CGuy, CHaï et CMar en synchronie, il nous a paru pertinent de privilégier un corpus écrit et nous avons choisi pour le faire d’exploiter les versions du Petit Prince dans les créoles étudiés.

Dans les sections suivantes, nous passerons en revue la façon dont se manifeste la détermination nominale dans le corpus de La Passion, en tâchant de mettre au jour le fonctionnement dans la variété de langue mise au jour. Une mise en relation sera effectuée avec les données issues des quatre créoles à base française de la ZAC : CGua, CGuy, CHaï et CMar, en synchronie, en croisant les données pour chaque pan du système.

2.2. Le déterminant indéfini

Le déterminant indéfini permet de conférer au syntagme nominal une valeur indéterminée, en ce sens qu’il est ainsi fait référence à une entité non particularisée d’un ensemble. Comme l’indique Damoiseau, pour les quatre créoles considérés (2012) :

« Le déterminant indéfini permet d’extraire un élément de l’ensemble auquel réfère le nom (ici loto/vwati/machin) : cet élément est alors identifié en tant que constituant de cet ensemble. De ce fait, il est assimilé aux autres constituants du même ensemble et n’est pas porteur de spécificité, d’où l’effet de sens correspondant à l’”indéfini” conféré par son emploi. » (2012 : 29)

Cela étant, la notion d’extraction en tant que telle n’est pertinente que dans le cas des emplois non prédicatifs des noms. Selon Maingueneau (1995 : 79), dans un exemple tel que :

« ”Jules est un plongeur” » ; un plongeur est en position prédicative, il verse un élément identifié dans une classe. Ce n’est pas une extraction comme dans ”Un enfant est entré” ou ”j’ai vu un chien. ” »

On note par ailleurs que les emplois de l’indéfini sont généralement ventilés selon trois valeurs sémantiques qui peuvent être associées :

  • valeur générique ;

  • valeur spécifique ;

  • valeur non spécifique.

On peut également formuler le fait que l’indéfini peut servir à exprimer une entité représentée pour la première fois. Il permet dès lors de signifier l’existence de quelque chose représenté le plus souvent par un substantif. Son emploi permet de porter quelque chose à l’existence (Culioli, cf. Gardelle, 2022). Dans un contexte énonciatif dans une conversation par exemple, l’opération de détermination de type indéfini n’intervient qu’une seule fois. Toute autre répétition du même objet déterminé de manière indéfinie entraînera une détermination nouvelle (Berthoud, 1995).

2.2.1. Le déterminant indéfini dans La Passion

Dans La Passion, l’indéfini est largement attesté. On identifie en particulier deux formes : ïon et ïoune. Ces deux formes coexistent au sein du texte selon une répartition qui semble relever à la fois d’une différenciation de sexe et de genre, tel que nous le verrons dans les exemples suivants. Une troisième forme est aussi repérée dans le texte : ïone. Elle y est employée à deux reprises. Elle accompagne un nom de genre féminin en français.

Notre observation sur l’emploi des différentes formes du déterminant indéfini dans La Passion montre que la forme ïon est notamment employée avec des noms présentant le trait sémantique [+humain] qui sont de genre masculin en français comme dans les exemples suivants :

(1)

a.

jesi

la case

ïon

bequié

Jésus

PAS

la case

INDEF

béké

« Jésus était chez un béké. »7

b.

ïon

soda

mandé

li

INDEF

soldat

demander

PRO 3

« Un soldat lui a demandé… »

c.

li

contré

avec

ïon

moune

PRO 3

rencontrer

avec

INDEF

personne

« Il a rencontré quelqu’un. »

Le morphème ïon « indéfini » est systématique devant des noms au trait sémantique [-humain] et qui sont du genre masculin en français :

(2)

a.

ïo

quitté

li

avec

ïon

pitit

morceau

tout

déchiré

PRO 6

quitter

PRO 3

avec

INDEF

petit

morceau

tout

déchiré

« Ils l’ont abandonné avec des vêtements tout déchirés. »

b.

ïo

limé

ïon

grand

diffé

divant

porte

la

PRO 6

allumer

INDEF

grand

feu

devant

porte

DEF

« Ils ont allumé un grand feu devant la porte. »

c.

sous

ïon

morne

ïo

crié

calver

sur

INDEF

colline

PRO 3

crier

Calvaire

« Sur une colline nommée Calvaire. »

Le terme moune (orthographié aujourd’hui moun dans les quatre créoles) est l’équivalent créole de personne, individuhomme dans le sens de « genre humain ». Il est sans doute envisagé par l’auteur du texte comme masculin.

De même, la forme ïoune est généralement utilisée avec un nom présentant le trait sémantique [+ humain] et qui est du genre féminin en français :

(3)

ïoune

femme

vini

entrer

INDEF

femme

venir

entrer

« Une femme venait d’entrer. »

Cet allographe ïoune est aussi employé dans le texte devant des noms qui sont féminins en français et qui désignent des objets, c’est-à-dire qui présentent le trait sémantique [-humain] dans les exemples (4) :

(4)

a.

li

metté

li

dans

bouche

ïoune

golette

PRO 3

mettre

PRO 3

dans

bouche

INDEF

goulet

« Il l’a introduit dans un goulet. »

b.

ïon

sodas

qui

la

prend

ïoune

zéponge

INDEF

soldat

qui

PAS

prendre

INDEF

éponge

« Un soldat qui était là avait pris une éponge. »

c.

ïo

faire

ïoune

torche

PRO 6

faire

INDEF

torche

« Ils ont fait une torche. »

Par ailleurs, il est remarqué deux occurrences dans le texte de l’emploi de la forme ïone du déterminant indéfini devant un nom de genre féminin en français et possédant le trait sémantique [-humain] comme dans les exemples suivants :

(5)

a.

ïo

fouillé

ïon

trou

dans

ïone

roche

PRO 6

fouiller

INDEF

trou

dans

INDEF

roche

« Ils ont creusé un trou dans un rocher. »

b.

ïo

allé

dans

ïone

vié

savanne

bandonnée

PRO 6

aller

dans

INDEF

vieux

savane

abandonnée

« Ils sont partis dans une vieille savane abandonnée. »

Le mot savanne employé dans le texte est certes du genre féminin, mais, comme il est indiqué dans Govain (ici-même), il n’est pas d’origine française. Il est probablement emprunté à la langue des Taïnos d’Haïti via l’espagnol sabana mais il est attesté depuis 15298, deux siècles avant l’élaboration du texte de La Passion.

L’allomorphe ïone accompagnant un nom féminin en français, serait-il véritablement un allographe de ïoune (et de ïon) ou une erreur de transcription de la part de celui (ou celle) qui a transcrit le manuscrit ou bien encore une faute de la part du scripteur lui-même ? Considérant le fait que cette forme se répète dans le texte (à deux reprises), nous sommes tentés de croire qu’il peut ne pas s’agir d’une erreur.

Dans la variété de créole véhiculée dans La Passion, on peut ainsi catégoriser des noms de genre masculin et des noms de genre féminin tels que :

(6)

a.

masc béquié < fr. « béké » ; coui < fr. « coui » ; torchon < fr. « torchon » ; roseau < fr. « roseau » ;
trou < fr. « trou » ;

b.

fém femme < fr. « femme » ; roche < fr. « roche » ; torche < fr. « torche »

Cette alternance est intéressante à divers titres. En premier lieu, on constate que si cet état de langue conserve la différence de genre, celle-ci se limite à l’indéfini, les autres déterminants ne la connaissant pas (cf. infra). D’autre part, il nous semble intéressant de noter qu’en cas de syntagme nominal comportant un adjectif, il ne semble pas y avoir de chaîne d’accord relative au genre9 comme tend à le prouver le syntagme ïoune gros roche « Une grosse roche » ou bien encore la mise en contraste des deux syntagmes suivants :

(7)

ïon vié torchon rouge « Un vieux torchon rouge » ~ ïone vié savanne bandonnée10 « une vieille savane
(plaine) abandonnée »

2.2.2. Le déterminant indéfini en synchronie en CGua, CGuy, CHaï et CMar

En synchronie, dans les quatre créoles observés, on note que l’indéfini est toujours antéposé au nom qu’il détermine, et qu’il ne connaît absolument aucune variation morphologique conditionnée par le genre. On notera également que les signifiants diffèrent d’un créole à l’autre, et que deux d’entre eux, le CGuy et le CHaï connaissent des variantes de signifiants de l’indéfini, qui ne semblent pas conditionnées par le contexte, mais relever de facteurs externes.

(8)

a.

CGua

« Désiné on mouton ban-mwen » (Tiprens-la : chap. II)

b.

CGuy

« Fen désen oun mouton bay mo » (Tiprens-a : chap. II)

c.

CHaï

« Trase yon mouton pou mwen » (Ti Prens lan : chap. II)

d.

CMar

« Désiné an mouton ba mwen… » (Ti-Prens lan : chap. II)

e.

Texte original

« Dessine-moi un mouton… » (Le Petit Prince : chap. II)

Hors emphase, l’indéfini se présente sous une forme unique en CGua on [ɔ̃] et en CMar an [ɑ̃], alors qu’en CGuy et en CHaï, plusieurs formes alternent selon des conditionnements différents. Ainsi, pour le CHaï, différentes variantes stylistiques coexistent : yon [jɔ̃], on [ɔ̃], youn [jũ]11 de même que l’on identifie une variante diatopique [ĩ] dans le sud de Haïti (Govain, 2017). Dans la traduction du Petit Prince (Ti Prens lan), c’est la forme yon qui est utilisée, on étant une variante stylistique.

En CGuy, l’indéfini oun a également un allomorphe roun (cf. ex. 9). Wiesinger (2015 ; 2017), outre l’alternance roun/oun en CGuy pour l’expression de l’indéfini, mentionne également, dans certains contextes, la forme ‘n.

(9)

Petit Prince CGuy

« Tiprens-a konyen roun lanmen asou ròt-a, pap-pap-pap. » (Tiprens-a : chap. XI).

Texte original

« Le Petit Prince frappa ses mains l’une contre l’autre. » (Le Petit Prince : Chap. XI)

2.3. Le déterminant défini

Le défini est utilisé dans le cadre de la détermination d’une unité dont le référent est identifié de façon univoque. À ce sujet, Creissels précise que :

« à travers les langues les plus diverses, on trouve des langues possédant un article [ndlr : terminologie utilisée par l’auteur pour désigner les définis], si on accepte de manière générale de reconnaître comme article un déterminant par lequel l’énonciateur signifie que, avec des justifications qui peuvent être très variables d’un cas à un autre, il estime évidente l’identification du substantif à l’un des éléments de la situation d’énonciation. » (1995 : 105)

Ainsi, et bien que l’on puisse identifier différentes valeurs sémantiques dans l’analyse du syntagme comportant le défini, il apparaît pertinent, de fait, de considérer comme le fait Martinet (1979 : 41) pour le français que le défini « ne comporte pas d’autre trait de sens. » L’auteur ajoute : « On l’emploie dans tous les cas où il n’y a pas d’incertitude relative à l’identité ou au statut de ce qui est désigné par son noyau. Tout autre trait de sens susceptible de lui être attribué comme "unique", "générique", etc., se dégage, en fait, soit du sens du noyau lui-même, soit de l’ensemble du contexte. » (Ibid.)

Fattier et Manuélian (2011) considèrent que le défini permet également d’extraire un élément d’un ensemble. Cela étant, contrairement à l’indéfini, le défini n’extrait pas « au hasard un objet de la catégorie décrite par le SN (un garçon = n’importe quel individu de la catégorie « garçon ») », mais « extrait un objet de la catégorie décrite par le SN par opposition aux autres objets qui ne font pas partie de cette catégorie (le garçon = le garçon par opposition aux « non-garçons » du contexte) »12. Dans cette perspective, le défini s’oppose également au démonstratif, puisque celui-ci « en revanche, oppose l’objet désigné au sein de sa propre catégorie (ce garçon = le garçon dont je parle par opposition aux autres garçons) ». Dans ce dernier cas, il est question de « contraste interne à la classe », alors que le défini renverrait plutôt à un « contraste externe à la classe » (Fattier et Manuélian, 2011).

Il est intéressant à ce stade d’anticiper sur la rubrique suivante. En effet, on constate que les valeurs entre défini et démonstratif présentent des points de convergence en syntaxe générale, les deux déterminants relevant de la sphère définie (Gardelle, 2022). Par ailleurs, on note que dans certains créoles en synchronie, les valeurs du défini empiètent sur celles classiquement attribuées au démonstratif en particulier, restreignant de fait les emplois de ce dernier, comme nous le verrons ci-dessous.

2.3.1. Le déterminant défini dans La Passion

Dans La Passion, une seule forme du défini postposé au nom qu’il détermine, est attestée. De ce point de vue précis, la variété du texte de La Passion se rapproche de celle du CGua en synchronie. En voici quelques exemples :

(10)

a.

liquier

la

couté

gros

lagent

Liqueur

DEF

PAS

coûter

gros

argent

« La liqueur coûtait cher. »

b.

lianne

la

cassé

Liane

DEF

casser

« La liane s’est cassée. »

c.

ïo

tous

tini

meme

langage

la

PRO 6

tous

avoir

même

langage

DEF

« Ils avaient tous le même langage. »

À propos des différentes attestations de la dans La Passion, Hazaël-Massieux (2008) estime que « le système du défini est en train de se mettre en place, mais ne l’est pas encore » à cette époque. Selon elle, en effet

« il existe de nombreux "la" qui ont une valeur proche de la valeur française adverbiale (cf. là) "dans tems la", "tout moune va lévé la sous nous", "ïon zapote la", qui attestent que "la" n’est pas encore un simple défini postposé, puisque la valeur adverbiale qu’il avait en français se maintient partiellement. On notera aussi de nombreux "la" antéposés au nom : "li metté la main dans gamelle", "la peine", que nous dirons volontiers prémisses (sic) des formes ensuite agglutinées de l’ancien article français ("lakay", "lari", etc.), mais ici l’article (français) se suffit le plus souvent à lui-même n’ayant pas complètement perdu sa valeur définie du français : il n’est qu’exceptionnellement "doublé" par un "la" postposé : "dans la nuit la" ».

En se basant sur les conclusions de l’auteure, il conviendrait donc d’en déduire que le défini, dans le créole de La Passion, se présenterait sous trois formes : la-postposé ; la antéposé et sous la forme d’un signifiant discontinu la…la, les deux occurrences de la encadrant le nom déterminé. Cette option d’analyse, faisant de la antéposé et du signifiant discontinu des allomorphes de la postposés, est certes intéressante, si l’on tient pour acquis que les processus d’agglutination n’en étaient qu’à leurs prémices.

2.3.2. Le défini en synchronie en CGua, CGuy, CHaï et CMar

Dans les quatre créoles étudiés, en synchronie, le défini est toujours postposé au nom déterminé et se présente sous le signifiant la en CGua, en CHaï, et en CMar et sous le signifiant a en CGuy.

(11)

a.

CGua

« Prèmyé swa-la alò an pran sonmey atè asi sab-la (…) » (Tiprens-la : chap. II)

b.

CGuy

« Pronmyé lannuit-a, mo pran sonmey asou sab-a (…) » (Tiprens-a : chap. II)

c.

CHaï

« Premye jou a, lè fènwa rive, dòmi pran m sou sab la » (Ti Prens lan : chap. II)

d.

CMar

« Prémié jou oswè tala13, man pran sonmey asou sab-la (…) » (Ti-Prens lan : chap. II)

e.

Texte original

« Le premier soir je me suis endormi sur le sable (…) » (Le Petit Prince : chap. II)

Il est particulièrement intéressant de constater que le CGua se particularise cependant par rapport aux autres créoles. Il s’agit en effet du seul créole pour lequel on ne constate aucune variante morphologique du défini puisque celui-ci se présente systématiquement sous la forme la quel que soit le contexte phonique. Dans les trois autres créoles, on observe des variantes contextuelles (ou allomorphes), dont voici quelques exemples :

(12)

a.

CGuy

« A pou mo di zòt, modèl-a obidjou pasé désen-an. » (Tiprens-a : chap. II)

b.

Texte original

« Mais mon dessin, bien sûr, est beaucoup moins ravissant que le modèle. »
(Le Petit Prince : chap. II)

(12’)

a.

CHaï

« Sa se kalòj la. Mouton ou vle a, l anndan l. » (Ti Prens lan : chap. II)

b.

CMar

« Sa sé tjes-la. Mouton-an ou lé a, i adan’y. » (Ti-Prens lan : chap. II)

c.

Texte original

« Ça c’est la caisse. Le mouton que tu veux est dedans. » (Le Petit Prince : chap. II)

Ces conditionnements, liés au contexte phonique précédent, ne sont pas identiques d’un créole à l’autre, comme on peut le voir dans le tableau suivant, mais on constate malgré tout une tendance à la nasalisation régressive dans les trois créoles.


Tableau 1 : Les définis dans les CBC étudiés

      CGua

            CGuy

          CHaï

       CMar

[la]

Aucune variante

[a]
Variantes contextuelles

– voyelle/consonne orale : [a]
– voyelle/consonne nasale : [ɑ̃]


[la]

Variantes contextuelles

– voyelle orale : [a]
– voyelle nasale : [ɑ̃]
– consonne orale : [la]
– consonne nasale : [nɑ̃]

[la]

Variantes contextuelles

– voyelle orale : [a]
– voyelle nasale : [ɑ̃]
– consonne orale : [la]
– consonne nasale : [lɑ̃]

Les variantes citées dans le tableau sont celles qui sont généralement retenues dans les descriptions (Damoiseau, 2012 : 28 ; Syea, 2017), mais on note que certaines autres variantes peuvent être réalisées, dans les trois créoles, en particulier dans le contexte de palatales. Ce phénomène avait déjà été attesté dans certains usages pour le créole martiniquais (cf. Jeannot-Fourcaud, 2003). Ainsi, pour le CGuy par exemple, on peut relever :

(13)

a.

CGuy

« Touléjou Bondyé fè, mo té ka anprann oun bagaj nòv asou planèt-ya, asou lò ou
pati, asou voyaj
. » (Tiprens-a : chap. V)

b.

Texte original

« Chaque jour j’apprenais quelque chose sur la planète, sur le départ, sur le voyage. 
(Le Petit Prince : chap. V)

On constate également, en CHaï comme en CMar, que lorsque le nom se termine par une consonne orale précédée d’une voyelle nasale, la variante du défini sélectionnée est lan. Bien qu’il s’agisse d’une variante libre, elle est très fréquente (Govain, 2017), suffisamment d’ailleurs pour qu’elle soit utilisée dans le titre : Ti Prens lan14.

(14)

a.

CHaï

Ti Prens lan

b.

CMar

Ti-Prens lan

c.

Texte original

Le Petit Prince

En ce qui a trait aux valeurs du défini, on note qu’il peut également être utilisé dans le cadre d’emplois anaphoriques, comme on peut le voir à travers les exemples ci-dessous dans lesquels un nom déterminé par un indéfini, liv « livre » dans les quatre exemples, est repris par la suite en étant déterminé par un défini.

(15)

a.

CGua

« An tan an té ni p’asi koté sis lanné, on jour, an vwè on kalité bèl pòtré adan on liv asi
La Forêt vierge.
[…] Adan liv-la, yo té ka di konsa […] » (Tiprens-la : chap. I)

b.

CGuy

« Roun jou, lò mo té gen sis lanné, mo wè oun bèl zimaj annan oun liv asou
grandanbwa […]
Annan liv-a yé té ka di […] » (Tiprens-a : chap. I)

c.

CHaï

« Yon lè, mwen te gen sizan… mwen wè yon kalite bèl desen nan yon liv sou forè vyèj […]
Yo te di nan liv la […] » (Ti Prens lan : chap. I)

d.

CMar

« An fwa lè man té ni sizan, man wè an bel pòtré adan an liv ki té ka palé di gran bwa […].
Yo té ka di adan liv-la […] » (Ti-Prens lan : chap. I)

e.

Texte original

« Lorsque j’avais six ans j’ai vu, une fois, une magnifique image, dans le livre sur la
Forêt Vierge […] On disait dans le livre […] » (Le Petit Prince : chap. I)

Dans le paragraphe suivant, nous verrons en quoi ces emplois anaphoriques ont une incidence sur le système des déterminants nominaux, spécifiquement par rapport au déterminant démonstratif.

2.4. Questions de frontière : défini, démonstratif et déictique

Comme évoqué précédemment, la frontière entre les champs couverts par le défini et le démonstratif se pose pour les créoles de la ZAC. C’est ce qui explique d’ailleurs le fait que l’unité la, dont il a été question ci-dessus et que nous avons considérée comme un défini, soit identifiée comme un déterminant « spécifique », par exemple (Damoiseau, 2012).

Si l’on se questionne dans une dimension plus générale, on pourra raisonner en termes de détermination déictique comme le fait Creissels et considérer à sa suite que :

« Un mécanisme de détermination universellement important est celui qui consiste à préciser le substantif en le combinant à un déterminant qui signifie que le référent du substantif se distingue des autres référents virtuels du substantif par une relation immédiate à la situation d’énonciation. »  (Creissels, 1995 : 103).

Dans ce cadre, il convient de distinguer les cas où la détermination déictique relève de l’exophore « lorsque le référent dont le déterminant déictique marque la sélection est physiquement présent dans cette situation » (ibid.) et ceux où elle relève de l’endophore « lorsque sa relation à la situation découle d’une mention dans le contexte. » (ibid.)

En français, par exemple, « ce est "défini" + "démonstratif". Il attire l’attention sur le noyau désignant quelque chose de perceptible (énoncé en situation) […] ou déjà mentionné dans le contexte précédent […] » (Martinet, 1979 : 42). Ce faisant, il cumule deux valeurs sémantiques :

  • la valeur de défini qui réfère au fait que le référent auquel renvoie le nom est parfaitement identifié ou supposé identifié de façon univoque par le récepteur ;

  • la valeur déictique (démonstratif chez Martinet, ci-dessus), qui réfère au fait que le référent auquel renvoie le nom est en relation immédiate avec la situation d’énonciation.

Cela étant, d’un point de vue typologique, les langues peuvent ventiler de façon différente ces valeurs15 de même que les dimensions exophoriques ou endophoriques.

2.4.1 La détermination déictique dans La Passion

Il n’existe pas dans le texte de morphème du déterminant démonstratif tel qu’attesté aujourd’hui en CGua, CGuy, CHaï et CMar par exemple. Cependant, il y existe des noms déterminés par le morphème du déterminant la qui présentent le sens du démonstratif. On peut dire dans ce cas que le morphème du déterminant défini prend une valeur démonstrative.

(16)

a.

quand

pilate

tendé

parole

la

lorsque

Pilate

entendre

parole

la

« Lorsque Pilate a entendu cela (cette parole-là). »

b.

li

qui

supérieur

lannée

la

C’est

PRO 3

qui

PAS

supérieur

année

DEF

« C’était lui le supérieur cette année-là. »

c.

jouif

crere

tout

moune

allé

mouri

jour

la

juif

croire

tout

monde

aller

mourir

jour

DEF

« Les juifs croyaient que tout le monde allait mourir le jour même. »

Les exemples ci-dessus montrent ainsi que le champ couvert par le morphème la déborde de la sphère attribuable au défini dans le sens où il est utilisé, non pas seulement pour actualiser un nom dont le référent est communément identifié, mais également avec une dimension déictique endophorique.

On peut ainsi identifier dans La Passion différents types d’anaphores dans la chaîne de référence. C’est le cas, notamment, dans l’exemple suivant où le défini présente une reprise partiellement fidèle ou une reprise immédiate (Fattier et Manuélian, 2011).

(17)

ïoune

femme

vini

entré

ïo

toutes

levés

la

INDEF

femme

Venir

entrer

PRO 6

tout

lever

« Une femme venait d’entrer, ils se sont tous élevés

sous

femme

la

sur

femme

DEF

contre la femme. »

Il peut également s’agir d’une anaphore pronominale comme en (18),

(18)

jesi

prend

pain

cassé

li

di

ïo

prend

li

Jésus

prendre

pain

casser

PRO 3

dire

PRO 6

prendre

PRO 3

« Jésus a pris du pain, l’a rompu… leur a dit : "Prenez-en" »

d’une anaphore infidèle,

(19)

aye

maite

oh

c’est

toute

bon

vous

dire

parole

aïe

maître

oh

c’est

tout

bon

vous

dire

parole

« Aïe, maître ! Est-ce vrai ce que tu dis ?

la

t’en

prie

bonguié

DEF

t’en

prie

bon dieu

Je t’en prie mon Dieu. »

d’une anaphore associative,

(20)

li

entré

dans

case

outi

chambre

la

PRO 3

entrer

dans

maison

chambre

DEF

« Il est entré dans la maison… où est la chambre ? »

ou bien encore d’une anaphore démonstrative.

(21)

tout

moune

commencé

metté

main

a

ïo

tout

monde

commencer

mettre

main

à

PRO 6

« Tout le monde a mis sa main à la pâte.

cila

metté

gamelle

cila

metté

plat

cila

lavé

coui

celui

mettre

gamelle

celui

mettre

plat

celui

laver

coui

Les uns posaient la gamelle, les autres les plats ou lavaient les couis. »

On constate également des emplois qui semblent rendre compte d’usages exophoriques. C’est le cas, par exemple, des reprises démonstratives des exemples (21). On pourrait considérer l’exemple (21’) suivant comme relevant également d’un usage exophorique. Il s’agit d’un discours rapporté où le Christ s’adresserait à ses apôtres.

(21’)

li

dire

ïo 

boire

ça

c’est

sang

a

moé

PRO 3

dire

PRO 6

boire

ça

c’est

sans

à

PRO 1

« Il leur a dit : "Buvez-en, c’est mon sang." »

2.4.2. Le démonstratif en synchronie en CGua, CGuy, CHaï et CMar

À l’inverse de ce qui est constaté dans La Passion, les créoles étudiés connaissent tous un déterminant démonstratif, qui se présente sous la forme sa en CGua, CGuy, CHaï et ta en CMar.

Un point commun observé au niveau du fonctionnement du démonstratif entre ces différents créoles est que le morphème démonstratif ne peut apparaître qu’en présence du déterminant défini. Cette imposition de coexistence (Martinet, 1985) rend précisément compte de la ventilation sur deux unités différentes des champs des valeurs défini et déictique.

Le tableau suivant présente cette combinaison démonstratif et défini, ainsi que la syntaxe du syntagme nominal. Des exemples suivront, où les morphèmes du démonstratif sont intégrés dans des phrases tirées d’un corpus écrit.

(22)

CGua

CGuy

CHaï

CMar

la sa

sa la

sa/sila a

ta la 

N + DEF + DEM

DEM + N + DEF

N + DEM + DEF

N + DEM + DEF

Dans les créoles antillais, les déterminants défini et démonstratif sont tous deux postposés au nom bien que leur ordre d’apparition diffère entre les CGua, d’une part (def +dem.), et CHaï et CMar d’autre part (dem+def). Le CGuy se singularise du fait de l’antéposition du démonstratif par rapport au nom (cf. Jeannot-Fourcaud, 2022).

Notons qu’en CHaï, sa est en variante libre avec sila (Joseph, 1988 ; Govain, 2017). Pour Glaude (2012) et Pompilus (1976), sila serait une variante régionale du nord. Cependant, selon les observations de Govain (2017 ; 2022), les deux formes sont en usage partout dans le pays. La différence est que les adultes emploient davantage sila que les jeunes et que, pour les locuteurs utilisant les deux unités, sa exprime un objet rapproché dans l’espace tandis que sila exprime l’éloignement.

Par ailleurs, et c’est un point fondamental également, on note que la valeur conférée au syntagme nominal, lorsqu’il est déterminé par le démonstratif est foncièrement exophorique. Ce qui est en cohérence avec ce qui a été précédemment énoncé relativement au défini. Comme le note Damoiseau (2012 : 29) pour les quatre créoles étudiés :

« Le déterminant démonstratif permet de désigner un référent nominal qui se trouve dans l’environnement immédiat des participants à l’acte de communication : son emploi peut alors s’accompagner d’un geste, d’un regard aidant à la localisation de ce référent. […] Dans ce cas, la force déterminative plus importante du démonstratif que celle du déterminant spécifique provient précisément de la proximité du référent, qui permet à l’énonciateur de le viser et donc d’opérer une sélection par rapport aux autres référents environnants. »

Ainsi, cette valeur est actualisée dans les cas de discours rapportés.

(23)

a.

CGua

« Ka sa yé biten-lasa ? » (Tiprens-la : chap. III)

b.

CGuy

« A kisa, sa bèt-a ? » (Tiprens-a : chap. III)

c.

CHaï

« Kisa bagay sa a ye la a ? » (Ti Prens lan : chap. III)

d.

CMar

« Bagay-tala, sé kisa ? » (Ti-Prens lan : chap. III)

e.

Texte original

« Qu’est-ce que c’est que cette chose-là ? » (Le Petit Prince : chap. III)

Il arrive cependant que le déterminant soit employé dans des usages endophoriques, mais dans une proportion moindre dans les quatre créoles (Damoiseau, 2012 : 30). C’est ce que l’on constate notamment dans les traductions du Petit Prince.

(24)

a.

CGua

« Adan on ayen tan mwen apwann konnèt flè-lasa plibyen » (Tiprens-la : chap. VIII)

b.

CGuy

« Mo fè débriya pou konnèt sa flèr-a byen » (Tiprens-a : chap. VIII)

c.

CHaï

« Rapid, m’aprann konn flè sa a plis » (Ti Prens lan : chap. VIII)

d.

CMar

« Man pa pran anpil tan pou aprann konnet flè-tala pli bien.» (Ti-Prens lan : chap. VIII)

e.

Texte original

« J’appris bien vite à reconnaître cette fleur » (Le Petit Prince : chap. VIII)

Il est intéressant de noter que dans les usages relevés dans Le Petit Prince, les propositions pour un même énoncé puissent différer d’un auteur à l’autre précisément du fait de cette fluctuation possible des usages.

2.5. Le déterminant pluriel

La notion de pluriel fait directement référence à la notion de nombre, catégorie universellement représentée bien qu’elle puisse se manifester différemment selon les langues (Martinet, 1985). Dans les langues où le nombre se matérialise par un déterminant spécifique, la classe peut comporter une ou plusieurs unités (il existe ainsi des langues comportant un duel voire un triel à côté du pluriel).

2.5.1. L’expression du pluriel dans La Passion

Dans la Passion, le pluriel lorsqu’il détermine un nom défini est exprimé par l’emploi du marqueur graphique du pluriel français antéposé au nom déterminé par le morphème la « défini » postposé au nom comme on le voit dans les exemples suivants. Dans (25a), c’est tous qui oriente vers une interprétation plurielle.

(25)

a.

avla

tous

zapotes

la

voilà

tous

apôtre

DEF

« Voici tous les apôtres. »

b.

ïo

cassé

jambe-s

les

autes

la

PRO 6

casser

jambe-PL

PL

autre

DEF

« Ils ont cassé les jambes des autres. »

Dans certains cas, le marqueur de pluriel ïo16 vient renforcer cette détermination. On note également que ïo peut apparaître seul ou en coexistence avec le défini.

(26)

a.

jouques

tant

tous

piquants

la

ïo

entré

dans

tête

jési

jusque

tant

tous

épine

DEF

PL

entrer

dans

tête

Jésus

« Jusqu’à ce que les épines soient enfoncées dans la tête de Jésus. »

b.

tous

peres

jouifs

la

ïo

tous

faire

complot

pour

quiember

Jesi

tous

père

juif

DEF

PL

faire

faire

complot

pour

tenir

Jésus

« Tous les prêtres juifs complotaient pour attraper Jésus. »

Nous observons également des occurrences de les, qui correspond au défini pluriel en français, dans des énoncés où il détermine le morphème zottes « autre » (cf. exemple 27a), graphié également autes (cf. exemple 27b, et également 25b).

(27)

a.

faut

ïon

moune

mouri

pour

tous

les

zottes

falloir

INDEF

personne

mourir

pour

tous

DEF-PL17

autre

« Il faut qu’il y ait quelqu’un qui meurt pour tous les autres. »

b.

li 

tini

ïoune

qui

in

miyeur

passé

les

autes

PRO 3

PAS

avoir

un

qui

PAS

un

peu

meilleur

que

DEF-PL

autre

« Il y avait quelqu’un qui était un peu meilleur que les autres. »

2.5.2. Le déterminant pluriel en synchronie en CGua, CGuy, CHaï et CMar

Dans les quatre créoles étudiés, on observe en synchronie la présence d’une unité « pluriel », qui s’oppose à son absence. Mais on constate une différence qui nous permet de distinguer entre, d’une part, les CGua et CMar et d’autre part, les CGuy et CHaï.

Dans les CGua et CMar, on relève en effet une unité « pluriel » qui est antéposée au nom déterminé et qui ne peut apparaître seule en détermination du nom, puisque sa présence n’est possible que lorsque le défini est également présent.

(28)

a.

CGua

«  granmoun-la yo pa ka janmé konpwann ayen yomenm tousèl tousèl a-yo,
é sa ka izé
timoun-la, ba-yo lèsplikasyon toulongalé konsa… » (Tiprens-la : chap. I)

b.

CMar

«  gran-moun an pa janmen ka komprann ayen tou sel ek sa ka fatidjé
timanmay-la ki oblijé toulong toulong kon sa ba yo lesplikasion » (Ti-Prens lan : chap. I)

c.

Texte original

« Les grandes personnes ne comprennent jamais rien toutes seules,
et c’est fatigant, pour les enfants, de toujours et toujours leur donner des explications »
(Le Petit Prince : chap. I)

Dans ces deux exemples, on observe ainsi la co-présence du morphème et du défini la (ou la variante an en CMar du fait du contexte nasalisé). L’absence du défini rendrait l’énoncé agrammatical.

Dans les CGuy et CHaï, on relève également la présence d’une unité « pluriel » dont le signifiant est directement issu du pronom personnel de la 6e personne de chacune de ces langues (PRO 6 pour le CGuy et yo PRO 6 pour le CHaï), et se présente sous les formes ya PL pour le CGuy et yo PL pour le CHaï. Le déterminant du pluriel en CHaï se présente systématiquement sous la forme yo, alors que le CGuy connaît une variante yan en contexte de nasalisation.

(29)

a.

CGuy

« Granmoun-yan pa pouvé konprann anyen ditou yé rounso, yé toujou ka sasé
oun palò pou yé vé konprann, lò ou piti, yé ka toupwizi’w
… » (Tiprens-la : chap. I)

b.

CHaï

« Granmoun yo pa janm konprann anyen pou kont yo. Epi n bouke noumenm timoun pou,
toutan, nou nan esplike yo tout bagay
 » (Ti-Prens lan : chap. I)

c.

Texte original

« Les grandes personnes ne comprennent jamais rien toutes seules, et c’est fatigant,
pour les enfants, de toujours et toujours leur donner des explications » (Le Petit Prince : chap. I)

Alors que dans les CGua et CMar, les valeurs défini et pluriel sont affectées chacune à un morphème distinct, on constate dans les cas du CGuy et du CHaï que les unités dites pluriel cumulent ces deux valeurs. Damoiseau (2012) note cependant une différence entre les deux créoles puisque selon lui :

« […] le pronom de la personne 6 (ils/elles) s’agglutine au déterminant (ici an), ce qui par suite de l’élision du é final produit la forme yan. Dans le cas du créole haïtien, le pronom yo (personne 6 : ils/elles), marque du pluriel, implique le déterminant spécifique. Son utilisation pose par principe le caractère spécifié » du référent nominal : il y a amalgame des deux informations pluriel + spécifié. »

Wiesinger (2107) quant à elle évoque à côté de la forme amalgamée en ya (variante yan en contexte nasal), la succession des deux déterminants, pluriel et défini, pour marquer le pluriel. Dans le cadre d’une comparaison avec d’autres créoles de la ZAC, Wiesinger souligne que certains emplois du CHaï conservent la combinaison la et pluriel en indiquant que le CHaï adopte l’ordre syntaxique inverse à celui du CGuy : la yo pour le CHaï et ye la pour le CGuy.

Il est en effet particulièrement intéressant de noter que les créoles considérés ici peuvent associer le défini et le pluriel. Par exemple, à propos du CHaï, Govain (2017) a pris les exemples suivants :

(30)

a.

Kote

timoun

nan

yo ?

enfant

DEF

PL

« Où sont les enfants ? »

b.

Ti

patat

la

yo

fin

kraze

nan

lèt

la.

petite

patate

DEF

PL

fini

écraser

dans

lait

DEF

« Les patates se sont écrasées dans le lait. »

c.

Liv

ki

sou

tab

la

yo

tou

nèf

livre

qui

sur

table

DEF

PL

tout

neuf

« Les livres qui sont sur la table sont tout neufs. »

Nous pouvons noter que dans (30 a et b) le DEF se comporte comme un explétif dans la mesure où il est facultatif. C’est le sens pluriel qui est retenu. Il est également particulièrement intéressant de noter que dans (30c), et bien que nous ayons une séquence DEF et PL, ces deux unités ne déterminent pas le même nom. En effet, le DEF détermine tab « table » alors que le PL, bien qu’éloigné du nom, détermine liv « livre ».

2.6. L’expression de la possession : déterminant ou fonction génitive ?

L’expression de la possession18 s’actualise dans certains créoles à base française (CGua, CHaï et CMar), par le biais de la fonction génitive, et non pas par le biais d’un déterminant possessif, unité spécifique spécialisée dans l’expression de la possession (comme c’est le cas pour le CGuy ; cf. infra pour les détails). Ce que nous appelons ici fonction génitive est exprimée par l’emploi du connecteur a qui se trouve entre l’objet possédé à gauche et le possesseur à droite.

2.6.1. L’expression de la possession dans La Passion

Nous pouvons observer que le créole de La Passion se caractérise également par l’exploitation de la fonction génitive pour exprimer la possession.

Celle-ci s’exprime en effet au moyen du morphème du pronom personnel qui prend la forme de la personne grammaticale correspondant au possesseur avec lequel le nom occupant la tête du groupe nominal est en corrélation. Il s’exprime dans le texte de La Passion de deux manières. Premièrement, le morphème du pronom personnel est précédé du connecteur prépositionnel a qui lui-même vient juste après le nom exprimant l’objet possédé :

(31)

a.

zottes

connaître

métié

a

li

vous

connaître

métier

à

PRO 3

« Vous connaissez bien son habitude. »

b.

boire

ça

c’est

sang

a

moé

boire

ça

c’est

sang

à

PRO 1

« Buvez-en, c’est mon sang. »

c.

li

largué

li

dans

main

a

ïo

PRO 3

lacher

PRO 3

dans

main

à

PRO 6

« Il le leur a abandonné. »

Deuxièmement, le nom déterminé peut également être suivi immédiatement du morphème de personne en l’absence du connecteur a dès lors que la possession est inaliénable comme dans :

(32)

a.

cila

corps

moé

ceci

c’est

corps

PRO 1

« Ceci est mon corps. »

b.

li

craché

dans

visage

li

PRO 3

cracher

dans

visage

PRO 3

« Il a craché dans son visage. »

c.

parole

la

pas

encore

sorti

dans

bouche

li

parole

DEF

pas

PAS

encore

sortir

dans

bouche

PRO 3

« La parole n’était même pas encore sortie de sa bouche. »

Si le possesseur est au pluriel, le pronom personnel ïo se postpose au nom exprimant l’objet possédé (qui lui-même peut être au singulier ou au pluriel).

(33)

a.

ïo

tous

tini

meme

langage

la

dans

bouche

ïo

PRO 6

tous

avoir

même

langage

DEF

dans

bouche

PRO 6

« Ils avaient tous le même langage (dans leur bouche). »

b.

pitit

bouteille

dans

poche

ïo

Petit

bouteille

dans

poche

PRO 6

« […] petite(s) bouteille(s) dans leur poche. »

2.6.2. L’expression de la possession en synchronie en CGua, CGuy, CHaï et CMar

Comme nous l’avons vu plus haut, seules les unités ne pouvant entretenir qu’un seul type de relation avec l’unité déterminée peuvent être considérées comme des déterminants grammaticaux. C’est en ce sens que les pronoms personnels, qui sont susceptibles d’entretenir différents types de relations avec d’autres éléments de la phrase, ne sont pas considérés comme faisant partie d’une classe de déterminants du nom.

Cela étant, dans le cas de l’examen d’un syntagme nominal dans ces créoles où le pronom personnel entretient bien une relation de détermination avec le nom puisqu’il le détermine, il convient de spécifier le type de relation ou de fonction qui lie les deux morphèmes, nom et pronom personnel.

La position retenue ici rejoint en termes de résultat d’analyse celle de Creissels lorsqu’il précise que « [o]n peut proposer (ce que font déjà un certain nombre de linguistes) d’utiliser de manière générale le terme de syntagme génitival pour désigner tout syntagme nominal dans lequel le déterminant lui-même peut s’identifier comme constituant nominal. » (1995 : 89).

C’est ce que l’on constate notamment dans le cas des CGua, CHaï et CMar où le pronom personnel détermine le nom, mais deux configurations se distinguent selon la langue : soit de façon directe (sans connecteur) en CHaï et en CMar, soit par le bais d’un connecteur en CGua.

(34)

a.

CGua

« Mé desen an-mwen, an pas oblijé di’y, té lontan mwen bèl ki modèl la ? »
(Tiprens-la : chap. II).

b.

CHaï

« Men, desen m lan pa fin rann tout belte » (Ti Prens lan : chap. II).

c.

CMar

« Mwen montré gran-moun chédev-mwen an, ek mwen mandé yo si désen-mwen
an té ka fè yo pè » (Ti-Prens lan : chap. II).

d.

Texte original

« Mais mon dessin, bien sûr, est moins ravissant que le modèle »
(Le Petit Prince : chap. II).

Govain (2017), lorsqu’il étudie la détermination au sein du syntagme nominal, traite notamment d’un fonctionnement diatopique de la possession dans la variété du CHaï du nord qui est différente de celles du reste du pays. Cette différence dans l’emploi est mise en évidence par l’emploi du connecteur prépositionnel a qui n’est pas observé dans la pratique du CHaï dans les autres régions.

2.7. Absence de déterminant

Le nom peut normalement fonctionner sans être accompagné d’un quelconque déterminant. C’est ce qu’on appelle un « nom nu » (Dobrovie-Sorin, 2005 ; Zribi-Hertz et Glaude, 2007 ; Déprez, 2007 ; Chaudenson, 2007 ; Gadelii, 2007 ; Glaude, 2012, Govain, 2017) en référence aux créoles à base française de manière générale.

La présence de noms nus n’est pas un phénomène isolé à l’échelle des langues du monde. Comme le soulignent Benoist et Pasques (2023) :

« En fonction de la langue considérée et du co-/contexte, l’absence soit de déterminant, soit de signe actualisateur au niveau du groupe nominal donne lieu à des effets de sens très variés : absence de localisation spatio-temporelle explicite, avec par exemple un sens générique ou bien un sens "abstrait" (l’actualisation peut être exprimée à un autre niveau de l’énoncé, ou encore inférée du contexte) ; représentation massive du référent ; quantification partitive du référent ; plus généralement une interprétation non référentielle du groupe nominal, avec désignation d’une qualité, en l’absence de toute quantification. » (Benoist et Pasques, 2023)

Les interprétations résultant de l’absence de déterminants peuvent donc être diverses selon les langues. De la citation de Benoist et Pasques, on retiendra également selon la formule de Martinet (1979 : 45) qu’« absence d’actualisateur ne veut pas dire absence d’actualisation. », celle-ci pouvant s’opérer, selon celui-ci, en particulier par la situation, le contexte ou dans les « emplois prédicatifs ou appositifs »19, pour le français.

2.7.1. Les noms nus dans La Passion

Nous observons dans La Passion une profusion de noms nus. Cela tend à montrer que la récurrence des noms nus dans les créoles n’est pas un fait nouveau. Certains noms nus employés dans le texte expriment une réalité non comptable. Ce sont donc des noms massifs servant à exprimer des réalités indénombrables, ce qui pourrait être rendu en français par un article partitif singulier :

(35)

a.

ïon

bequié

qui

tini

pian

INDEF

béké

qui

PAS

avoir

pian

« Un béké qui souffrait du pian. »

b.

pendant

ïo

qu’a

mangé

jesi

prend

pain

pendant

PRO 6

PAS

PROG

manger

Jésus

prendre

pain

« Tandis qu’ils mangeaient, Jésus a pris du pain. »

c.

trempé

li

dans

fiel

avec

vinaigre

tremper

PRO 3

dans

fiel

avec

vinaigre

« L’a trempée dans du fiel et du vinaigre. » (en parlant d’une éponge)

D’autres noms nus renvoient à des lieux (ou un référent assimilé à une forme de lieu) censés être connu des interlocuteurs :

(36)

a.

ïo

tous

prend

chimin

PRO 6

tous

prendre

chemin

« Ils se sont tous mis en route. »

b.

zottes

allé

dans

Bourg

PRO 6

aller

dans

Bourg

« Ils sont partis au bourg. »

c.

dio

bequié

coutimé

mettre

dans

pitit

bouteille

Eau

béké

accoutumé

mettre

dans

petit

bouteille

« De l’eau que les békés ont l’habitude de mettre dans de petites bouteilles. »

À propos de contextes où l’on pourrait s’attendre à la présence d’un défini du fait de la valeur déictique vers lequel le syntagme nominal oriente l’interprétation, Hazaël-Massieux précise :

« Cette absence de "la" se rencontre plus nettement pour les noms en position de complément direct, peut-être dans un usage figé de locutions, toujours pour évoquer une réalité plus "abstraite", conformément à un usage ancien bien attesté en français médiéval, mais aussi en français moderne (nous avons des "résidus" de cet usage en français : contemporain, où l’on dit toujours : "prendre peur", "avoir faim") » (2008 : 70).

Par ailleurs, nous nous sommes penchés précédemment sur la question de la détermination déictique et sur ce que cela implique dans le cadre de l’identification d’un déterminant défini. Il est intéressant de relier cette question avec l’étude des noms, apparaissant sans aucun déterminant, notamment lorsqu’ils apparaissent avec une marque « reconstructible » de défini (processus d’agglutination en cours selon Hazaël-Massieux (1994)). Ainsi, Creissels affirme :

« Lorsqu’un article se crée dans une langue par l’élargissement des emplois de ce qui est à l’origine un déterminant déictique, il semble que l’évolution ait tendance à se poursuivre, la combinaison du substantif et de l’article devenant sémantiquement de moins en moins marquée. Au terme de cette évolution, un article reconnaissable comme tel dans son adjonction au substantif apporte une certaine information sur la relation entre le signifié lexical du substantif et sa valeur dans un acte d’énonciation particulier, peut devenir un morphème indissociable du lexème substantival (ou qui ne se laisse dissocier du substantif que dans des contextes très limités). » (Creissels, 1995 : 107)

Il existe dans La Passion des cas qui s’apparentent à ce qu’il convient de considérer aujourd’hui comme des morphèmes, mais qui résultent de figements. Soit les exemples suivants, avec les unités diffé > difé (CGua)/dife (CHaï), la case > lakaz (CGua)/lakay (CHaï), léglise > légliz (CGua)/legliz (CHaï) :

(37)

a.

comme

Pierre

qu’a

chauffé

diffé

comme

Pierre

PAS

PROGR

chauffer

feu

« Comme Pierre se réchauffait près du feu. »

b.

ïo

mené

li

la

case

la

PRO 6

mener

PRO 3

DEF

case

DEF

« Ils l’ont amené à la maison. »

c.

Moé

pas

serré

parole

moé

palé

dans

mitan

léglise

PRO 1

pas

serrer

parole

PRO 1

parler

dans

mitan

église

« Je ne cache pas la parole, je parle dans l’église. »

Dans (37a) diffé « feu » renvoie à un référent connu des interlocuteurs puisqu’il a déjà été mentionné un peu plus haut au début du paragraphe dans la phrase « ïo limé ïon grand diffé divant porte la, ïo entouré li chauffé diffé » (« On avait allumé un grand feu devant la porte, on l’a entouré pour se réchauffer »). L’exemple b est intéressant en ce que le scripteur emploie le déterminant antéposé français la et le déterminant créole postposé. Ainsi, le mot case est encadré par deux la : « la case la », le nom case ayant été utilisé à plusieurs reprises auparavant. En termes typographiques l’élément la du français n’est pas accolé au nom case. C’est en ce sens ce que Hazaël-Massieux (2008) parle d’un processus d’agglutination en cours. Enfin, en c, le terme léglise est employé sous une forme figée sans être déterminé : il représente un lieu de référence connu de tous les interlocuteurs. De ce point de vue, on pourrait dire que son sens s’actualise dans la situation même d’énonciation.

2.7.2. Les noms nus en CGua, CGuy, CHaï et CMar

L’absence de déterminant est également une caractéristique fréquente en synchronie dans les créoles étudiés. Syea (2017 : 53) considère que certains noms, concrete and count nouns, sont particulièrement concernés par ce phénomène, qui résulte soit de l’omission du déterminant soit de l’agglutination. Les cas d’absence de déterminants dans les cas où les noms résultent d’un processus d’agglutination antérieur d’un article du français sont effectivement nombreux dans tous les créoles de la zone.

Damoiseau (2012), quant à lui, identifie trois interprétations sémantiques particulièrement associées à cette absence de déterminants, pour les créoles à l’étude : générique, partitive ou d’indéfini pluriel. On retrouve effectivement ces trois cas dans notre corpus. La notion d’indéfini pluriel mérite que l’on s’y arrête dans la mesure où il s’agit d’une interprétation particulièrement saillante dans le cas notamment des noms comptables, ce qui explique que certains auteurs considèrent qu’on est en présence dans ce cas précis d’un morphème zéro et non pas d’un zéro morphème. Cette interprétation est actualisée dans le corpus du Petit Prince pour les quatre créoles.

Cependant, des variations intéressantes peuvent être soulignées, comme le montrent les exemples ci-dessous.

(38)

a.

CGua

« An fè Tiprens obsèvé se baobab-la a pa dé tipyébwa, mé dé pyébwa gran kon dé légliz ? »
(Tiprens-la : chap. V)

b.

CGuy

« A sa moman-an, mo dit Tiprens-a, pyébaobab a oun ti-pyébwa. Baobab a
oun
pyébwa gran kou ou bidim légliz » (Tiprens-a : chap. V)

c.

CHaï

« Mwen fè ti prens lan remak la. Bawobab pa ti pyebwa. Sa wotè yon legliz »
(Ti Prens lan : chap. V)

d.

CMar

« Man fè Ti-Prens lan rimatjé fo pa i konprann baobab sé ti piébwa. ! Yo pito ka
sanm gran gran
piébwa ki pé wotè an légliz […] » (Ti-Prens lan : chap. V)

e.

Texte original

Je fis remarquer au petit prince que les baobabs ne sont pas des arbustes, mais
des arbres grands comme des églises […] (Le Petit Prince : chap. V)

En effet, comme on peut le constater, les différentes versions du Petit Prince exploitent des moyens différents pour rendre compte de la même valeur. Ces variations dans les exemples ne rendent pourtant pas compte tant de différences interlinguistiques que de choix stylistiques des différents auteurs.

Manuélian (2019) cherche à déterminer des critères de choix entre nom nu et nom déterminé en CHaï en s’appuyant elle aussi sur la notion de définitude. Le nom nu, quant à lui, est caractérisé par une sémantique spécifique : indéfini, générique, défini unique, défini situationnel, défini en mention subséquente, défini non familier. Sans discuter complètement la typologie proposée, nous nous intéressons particulièrement à ce qu’elle nomme « défini situationnel », que l’on peut rapprocher de l’intrinsic grounding de Langacker (2008 : 273). On constate en effet ce que l’on pourrait qualifier d’une autoréférentialisation (Jeannot-Fourcaud, 2003), lorsque les noms portent eux-mêmes de façon intrinsèque l’identification de leur référent sans qu’il ne soit besoin d’un élément linguistique autre (Langacker, 2008 : 273). Notons d’ailleurs que dans beaucoup de cas, les unités autoréférentielles résultent d’un phénomène d’agglutination.

3. Synthèse et Discussion

Les différentes analyses que nous avons menées nous ont permis de dégager un certain nombre d’éléments intéressants quant à la façon dont se structure le système de détermination nominale dans le texte de La Passion. Les données mises au jour nous permettent de postuler l’existence de deux classes syntaxiques couvrant le champ de la détermination nominale :

  • une classe d’articles, composée de deux unités : la, d’une part et ïon, d’autre part ;

  • une classe du nombre, composée d’une seule unité : ïo.

Nous considérons que font partie de la même classe syntaxique, des unités20 qui partagent les mêmes potentialités relationnelles et qui ne peuvent apparaître à un même point de la chaîne.

Ainsi, la classe des articles se compose d’une première unité [la] DEF, qui se présente quasi systématiquement (68 occurrences) en étant postposée au nom déterminé (par exemple, « jour la », « femme la », etc.). On identifie par ailleurs ce que l’on peut considérer comme une variante de position, puisque l’on trouve neuf occurrences d’un la antéposé (par exemple, « la nuit », « la prière », « la case ») pour lesquelles on distingue une valeur de défini.

Notons que cette antéposition fait écho à un phénomène bien connu dans les créoles en synchronie à savoir l’agglutination du défini du français, avec possible nasalisation régressive, qui s’est produite lors du processus de créolisation et qui a donc perdu sa valeur de défini sur le modèle de : arch. la case « la maison » > CGuad lakaz « maison », ou bien arch. la main « la main » > CGuad/CHaï/CMar lanmen « main ». On trouve par ailleurs dans La Passion, trois occurrences de la latérale [l] en contexte vocalique : l’estomac, l’église, l’autel, que l’on considérera également comme une variante.

Comme noté supra (section 3.2), La Passion comporte également deux occurrences de ce que l’on pourrait être tenté de considérer comme une variante à signifiant discontinu du défini [la… la] : la nuit la, la main la. Cela étant, il semble plus plausible de faire l’hypothèse que ces deux occurrences attestent du fait que le processus d’agglutination avait déjà débuté et d’interpréter ces segments de la façon suivante : lanuit la {nuit + DEF} ; lanmen la {main + DEF}.

La seconde unité de la classe des articles, l’indéfini ïon connaît deux variantes, ioune et ione qui sont utilisées en contexte féminin. À propos de cette différenciation, Hazaël-Massieux souligne que « cet usage d’un masculin/féminin disparaîtra rapidement en créole […] (c’est là un trait qui dans La Passion est d’ailleurs cohérent avec une datation précoce). » (2008 : 70).

Dans les usages actuels, aucune alternance de forme n’existe en effet. Les CGua et CMar ne présentent pas de variante de l’indéfini par contraste avec les CGuy et CHaï, pour lesquels on identifie des variantes stylistiques ou diatopiques (cf. CHaï) et qui ne sont donc pas d’ordre contextuel comme ce pouvait l’être à l’époque de La Passion.

En revanche, en ce qui concerne le défini, et à l’exception notable du CGua, les créoles de la ZAC présentent plusieurs variantes conditionnées par le contexte phonique, en lien principalement avec le trait de nasalité. C’est là encore un trait qui diffère du proto-créole de La Passion, dont le CGua se rapproche d’autant plus que l’on a constaté que les variantes [la] antéposé et [l] de La Passion, peu nombreuses, étaient probablement en train de disparaître du système.

La seconde classe de déterminants du nom identifiée dans La Passion est la classe du nombre, pour laquelle on constate une fluctuation importante, bien que les occurrences d’un pluriel linguistiquement marqué sont très rares. Nous avons ainsi dénombré sept syntagmes comportant formellement une marque de pluriel, dont trois avec ïo, lequel comme indiqué précédemment est le morphème pluriel. Il apparaît en postposition du nom déterminé, et peut être utilisé conjointement ou non avec le défini. Dans ce dernier cas, le défini le précède. On répertorie également des occurrences de les antéposé qui apparaît à deux reprises, toujours en détermination de zottes/autes « autres » et qui peut coexister avec le défini. En revanche, sa présence semble exclure celle de ïo. Nous formulons donc l’hypothèse qu’il pourrait s’agir d’une variante de l’unité pluriel, apparaissant dans des contextes spécifiques, rendant compte possiblement d’un état de langue antérieur où seul les était pluriel avant l’émergence d’une variante concurrente sous la forme de ïo. Concernant le morphème tous, identifié supra comme orientant vers une interprétation plurielle du syntagme, se pose la question de savoir s’il entre ou s’il a pu entrer dans le paradigme du système de détermination en cours dans le proto-créole. Les données trop lacunaires ne nous permettent pas d’explorer ce point plus avant.

Comme on a pu le constater, les créoles de la ZAC se scindent en deux groupes en ce qui concerne l’expression du pluriel. Les CGua et CMar se caractérisent par un morphème du pluriel, antéposé au nom, se matérialisant sous la forme , et requérant la présence simultanée du défini. Les CGuy et CHaï se caractérisent quant à eux par un signifiant pluriel issu du PRO 6, moyen qui semble émerger dans le texte de La Passion.

Comme signalé supra, le texte de La Passion ne comporte pas de déterminant démonstratif, par opposition à tous les créoles de la ZAC, qui comportent un démonstratif qui coexiste obligatoirement avec le défini. Il s’agit donc là d’un cas d’imposition de coexistence.

Le tableau ci-dessous reprend les constats que l’on peut faire en ce qui concerne les classes syntaxiques, pour le proto-créole mis au jour dans La Passion, d’une part, et les quatre créoles de la ZAC, d’autre part.


Tableau 2 : Les classes syntaxiques de déterminants du nom dans La Passion et dans les autres créoles étudiés en synchronie

Proto-créole de la zone au xviiie

Les créoles de la ZAC en synchronie

Variété
La Passion

CGua

CGuy

CHaï

CMar

Classe des articles

DÉFINI

[la] postposé

Variante libre

[la] antéposée

Variante contextuelle

[l]

DÉFINI

[la] postposé

Aucune variante

DÉFINI

[a] postposé

Variantes contextuelles

[a] (son oral)
[ɑ̃] (son nasal)


DÉFINI

[la] postposé

Variantes contextuelles

[a]
[ɑ̃]
[nɑ̃]
[lɑ̃]

DÉFINI

[la] postposé

Variantes contextuelles

[a]
[ɑ̃]
[la]
[lɑ̃]

INDÉFINI

[jõ] antéposé

Variante contextuelle (fem)

[jɔn]
[joun]

INDÉFINI

[õ]

INDÉFINI

[un]

Variante stylistique

[run]
[n]

INDÉFINI

[jõ]

Variantes stylistiques

[jõ]
[jũ]


Variante diatopique

[ĩ]

INDÉFINI

[ɑ̃]

Classe du démonstratif

DÉMONSTRATIF

[sa] postposé coexistence obligatoire avec DEF (N+DEF+DEM)

DÉMONSTRATIF

[sa] antéposé coexistence obligatoire avec DEF (DEM+N+DEF)

DÉMONSTRATIF

[sa] ou [sila] postposé coexistence obligatoire avec DEF (N+DEM+DEF)

DÉMONSTRATIF

[ta] postposé coexistence obligatoire avec DEF (DEM+N+DEF)

Classe du nombre

PLURIEL

[le]
[jo] coexistence facultative DEF
[tus] ?

PLURIEL

[se] coexistence obligatoire avec DEF

PLURIEL

[ja] amalgame pluriel et défini

Variante contextuelle

[jã]

PLURIEL

[jo] coexistence facultative avec DEF

PLURIEL

[se] coexistence obligatoire avec DEF

Classe du possessif

POSSESSIF

Différentes unités selon la personne

Comme on le voit, les créoles de la ZAC à l’heure actuelle possèdent donc une classe supplémentaire, celle du démonstratif, par rapport à la variété de proto-créole matérialisée dans La Passion. Cette évolution a entraîné une restructuration des valeurs sémantiques affectées au défini en synchronie, certaines d’entre elles étant désormais prises en charge par le démonstratif.

Nous avons évoqué dans les sections qui précèdent deux autres cas qui ne peuvent être référencés dans le système de la détermination nominale en tant que telle (exception faite pour l’un des cas du créole guyanais), mais qui participe cependant de l’actualisation du nom. Le premier cas concerne l’expression de la possession et l’autre, l’attestation de syntagmes nominaux composés de noms nus.

En ce qui concerne l’expression de la possession, nous avons pu montrer que celle-ci est rendue dans La Passion, comme dans trois des quatre créoles étudiés en synchronie, par un pronom personnel en fonction génitive. Seul le créole guyanais se démarque par l’existence d’un déterminant démonstratif antéposé au nom et qui ne peut coexister avec des unités du défini, à l’inverse des autres créoles. Le guyanais confirme son statut marginal par rapport aux autres créoles et sur ce point également au regard des traits émergents dans La Passion. L’absence de déterminant, si elle apparaît de façon très fréquente dès le texte de La Passion, ne semble pas pouvoir être traitée de façon similaire entre le corpus du xviiie et les attestations actuelles. En effet, dans les créoles en synchronie, une certaine systématisation peut être mise au jour en ce qui concerne l’interprétation des syntagmes à noms nus ; ce qui ne parait pas être le cas dans La Passion.

Conclusion

L’objectif de cette contribution était de rendre compte du système de détermination tel qu’il se matérialise dans le texte de La Passion et dans un second temps d’étudier les possibles relations avec les systèmes des quatre créoles à base française de la ZAC que sont les CGua, CGuy, CHaï et CMar.

Nous avons ainsi constaté que malgré la grande fluctuation à l’œuvre dans la variété de proto-créole dont rend compte le texte de La Passion, il est possible de mettre au jour un système cohérent du point de vue de la détermination nominale. Les phénomènes de fluctuation nous ont également permis d’observer les zones particulièrement mouvantes de ce système en construction et de faire des hypothèses quant aux directions potentielles des changements dont rend compte le texte. Parallèlement, l’analyse a montré certains traits en émergence et nous a permis de voir de quelle façon certaines restructurations avaient pu émerger à partir de cet état originel.

Lorsque l’on s’intéresse à la description de ce texte, s’agissant de l’une des plus anciennes attestations du créole parlé dans la zone des Antilles et des Amériques, se pose bien entendu la question des hypothèses que l’on pourrait faire en termes de proximité avec l’une des variétés territorialisées potentiellement émergentes. Rappelons que ce texte est daté entre 1720 et 1740. Or Hazaël-Massieux (2008) précise que c’est « À partir de 1840, à peu près [que l’], on verra clairement, mais progressivement se séparer les langues : l’haïtien n’est plus l’antillais et par la suite le martiniquais et le guadeloupéen se différencieront à leur tour. » Il nous parait intéressant de poursuivre les réflexions en lien avec la distanciation à venir entre CGua et CMar, mais également celles en lien avec l’hypothèse d’une territorialisation dans le nord d’Haïti de la variété de proto-créole de La Passion. En effet, si certains traits semblent rendre très probable cette hypothèse, d’autres montrent à l’évidence des ressemblances avec le CGua parlé actuellement en synchronie. Comment expliquer que ces traits se soient maintenus dans le CGua ? Comment retracer les processus ayant conduit à la distanciation des autres créoles de la zone, en particulier le CHaï et le CMar ? C’est dans ce cadre, et en raisonnant en termes de système conservateur ou innovateur (Valdman, 1976) que nous proposons de poursuivre nos réflexions, à travers l’exploration d’autres pans du système dans ce texte et dans des textes postérieurs.

1 Les abréviations utilisées dans ce texte sont les suivantes : CGua : créole guadeloupéen, CGuy : créole guyanais, CHaï : créole haïtien, CMar :

2 Nous aurons l’occasion de discuter de la dénomination utilisée dans ce qui suit.

3 Notons que la position de Langacker se rapproche de cette seconde conception, et ce, malgré le fait qu’il considère l’ancrage (selon la traduction

4 Cette précaution qui nous amène à mettre en guillemets créoles, tient de l’objet même de notre propos, puisqu’il est question de se demander si à ce

5 Notons cependant que Hazaël-Massieux (2008) propose également une potentielle autre origine, en citant le Père Martel, qui fut curé de Basse-Pointe

6 Plusieurs contributions de ce volume faisant référence à La Passion et faisant de fait état de ses origines, nous ne développons pas ce point, mais

7 Les traductions en français des exemples tirés de La Passion sont proposées par les auteurs du présent article.

8 https://www.cnrtl.fr/definition/savane.

9 Les propos sont à chaque fois à interpréter comme « dans les données issues du texte de La Passion ». Nous ne nous risquons pas à des

10 Le parti pris ici est de considérer comme non significatif le graphème « e » comme marqueur potentiel d’une chaîne d’accord. En effet, s’agissant d

11 Le graphème <n> ne se prononce pas dans ce contexte. Il se prononce, néanmoins, lorsque youn est numéral cardinal (un en français). Par exemp

12 On note que le contexte renvoie chez ces auteurs autant au contexte situationnel qu’au co-texte.

13 Dans l’exemple du CM, on constate que le déterminant défini coexiste avec le déterminant démonstratif. Ce point est abordé dans les sections

14 Des phénomènes de nasalisation en contexte non nasal sont également attestés chez certains locuteurs, rendant compte d’une possible évolution des

15 Des indications intéressantes à ce sujet peuvent être trouvées dans le World Atlas of Languages Structures (WALS) disponible sur https://wals.info/

16 Aujourd’hui ïo est le morphème de pluriel en CHaï. Cf. infra.

17 Nous prenons le parti dans la segmentation de conserver les signifiés du français pour « les » avant de statuer sur le statut à lui accorder dans

18 Le terme de « possessif », utilisé pour marquer un rapport entre le référent du nom déterminé et le référent d’une autre unité, ne renvoie pas

19 Martinet cite pour ces derniers cas des exemples tels que : Il est médecin.

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Corpus Le Petit Prince

Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, Paris, Gallimard, 2013 (1ère édition, 1946).

Antoine de Saint-Exupéry, Ti-Prens-la (traduit en créole guadeloupéen par Robert Chilin), Petit-Bourg, Caraïbéditions, 1946/2011.

Antoine de Saint-Exupéry, Tiprens-a (traduit en créole guyanais par Aude Désiré), Petit-Bourg, Caraïbéditions, 1946/2010.

Antoine de Saint-Exupéry, Ti Prens lan (traduit en créole haïtien par Frantz Gourdet), Montpellier, Leve, 1946/2015.

Antoine de Saint-Exupéry, Ti-Prens Lan (traduit en créole martiniquais par Marie-José Saint-Louis), Petit-Bourg, Caraïbéditions, 1946/2010.

1 Les abréviations utilisées dans ce texte sont les suivantes : CGua : créole guadeloupéen, CGuy : créole guyanais, CHaï : créole haïtien, CMar : créole martiniquais, DEF : déterminant défini, DEM : déterminant démonstratif, INDEF :  déterminant indéfini, N :  nom, PAS : passé, PL : pluriel, PRO : pronom, PROGR :  progressif, ZAC : zone américano-caraïbe. 

2 Nous aurons l’occasion de discuter de la dénomination utilisée dans ce qui suit.

3 Notons que la position de Langacker se rapproche de cette seconde conception, et ce, malgré le fait qu’il considère l’ancrage (selon la traduction proposée par Gardelle pour grounding), comme une fonction sémantique dans la mesure où il s’agit de « an aspect of conceptual organization by which an expression qualifies as a nominal or a finite clause. » (Langacker, 2008 : 272).

4 Cette précaution qui nous amène à mettre en guillemets créoles, tient de l’objet même de notre propos, puisqu’il est question de se demander si à ce moment, on a déjà affaire à un état de langue plus ou moins stabilisé dans une forme territorialisée ou bien s’il s’agit d’un état antérieur de langue, un proto-créole.

5 Notons cependant que Hazaël-Massieux (2008) propose également une potentielle autre origine, en citant le Père Martel, qui fut curé de Basse-Pointe en Martinique de 1726 à 1730.

6 Plusieurs contributions de ce volume faisant référence à La Passion et faisant de fait état de ses origines, nous ne développons pas ce point, mais renvoyons aux contributions de Govain ou encore de Wiesinger.

7 Les traductions en français des exemples tirés de La Passion sont proposées par les auteurs du présent article.

8 https://www.cnrtl.fr/definition/savane.

9 Les propos sont à chaque fois à interpréter comme « dans les données issues du texte de La Passion ». Nous ne nous risquons pas à des généralisations tout d’abord du fait des précautions à prendre eu égard aux scripteurs de ces attestations qui nous parviennent (cf. Hazaël-Massieux, 2008), d’autant plus que les exemples sont peu nombreux. Ainsi, dans le cas du syntagme nominal enrichi d’un adjectif en contexte de variante de l’indéfini féminin, nous ne trouvons que deux syntagmes.

10 Le parti pris ici est de considérer comme non significatif le graphème « e » comme marqueur potentiel d’une chaîne d’accord. En effet, s’agissant d’une marque écrite, muette, on ne peut déduire que la langue parlée comportait ou marquait dans certains cas un accord du féminin.

11 Le graphème <n> ne se prononce pas dans ce contexte. Il se prononce, néanmoins, lorsque youn est numéral cardinal (un en français). Par exemple, la phrase « Mon étoile, ça sera pour toi une des étoiles » est traduite dans la version CHaï du Petit Prince par « Konsa, zetwal mwen an pral youn nan zetwal yo pou wou (sic.) » (Ti Prens Lan : chap. XXVI).

12 On note que le contexte renvoie chez ces auteurs autant au contexte situationnel qu’au co-texte.

13 Dans l’exemple du CM, on constate que le déterminant défini coexiste avec le déterminant démonstratif. Ce point est abordé dans les sections suivantes, de même que des réflexions sur la fluctuation possible entre l’utilisation du déterminant démonstratif selon les auteurs, sans que cela ne semble pouvoir être attribué à une différenciation entre créoles.

14 Des phénomènes de nasalisation en contexte non nasal sont également attestés chez certains locuteurs, rendant compte d’une possible évolution des usages. (cf. Tezil, 2019)

15 Des indications intéressantes à ce sujet peuvent être trouvées dans le World Atlas of Languages Structures (WALS) disponible sur https://wals.info/chapter/37.

16 Aujourd’hui ïo est le morphème de pluriel en CHaï. Cf. infra.

17 Nous prenons le parti dans la segmentation de conserver les signifiés du français pour « les » avant de statuer sur le statut à lui accorder dans ce proto-créole.

18 Le terme de « possessif », utilisé pour marquer un rapport entre le référent du nom déterminé et le référent d’une autre unité, ne renvoie pas toujours à la notion de possession stricto sensu, mais peut exprimer différents types de lien entre le « possédé » et le « possesseur » : lien de parenté, lien social, caractéristiques, appartenance, etc. Nous conservons cependant le terme d’expression de possession pour rendre compte de ces différentes valeurs.

19 Martinet cite pour ces derniers cas des exemples tels que : Il est médecin.

20 Les signifiants doivent aussi faire l’objet d’un choix, c’est-à-dire ne pas être imposés par le contexte, car nous aurions alors affaire à une variante de signifiant de l’unité.

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