PETERS (Benoît), 2010, Derrida, coll. « Grandes biographies », Flammarion.

Raphaël Confiant

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Raphaël Confiant, « PETERS (Benoît), 2010, Derrida, coll. « Grandes biographies », Flammarion. », Archipélies [Online], 2 | 2011, Online since 15 December 2011, connection on 14 December 2024. URL : https://www.archipelies.org/1907

Nous avons pris l’habitude de considérer les philosophes comme de purs esprits, comme des êtres habités par la seule passion du logos. Leurs concepts semblent jaillir du monde des idéalités et non de réalités historiques et sociales précises, cela à travers un corps au sens le plus matériel de ce terme. Jacques Derrida est l’un des rares à avoir cherché, selon sa brillante formule, à repenser la frontière entre « le corps et le corpus » allant jusqu’à demander de manière quelque peu provocatrice :

« Pourquoi les philosophes se présentent-ils dans leur œuvre comme des êtres asexués ? » (p. 10)

La collection « Grandes biographies » qu’inaugurent les éditions Flammarion vient donc combler un manque. Il ne s’agit aucunement pour elles d’arpenter le chemin largement balisé des fameuses « biographies intellectuelles », lesquelles se contentent du seul « corpus », mais bien d’essayer de comprendre comment ce corpus a vu le jour à travers un « corps » particulier. Autrement dit, dans le cas de la présente biographie, comment les concepts de « différance » ou d’« archi-écriture », par exemple, en sont arrivés à naître chez un jeune Juif algérien « qui devint », écrit B. Peeters, « le philosophe français le plus traduit dans le monde ». Exclu de l’école à douze ans, à cause de l’abrogation du décret Crémieux qui avait octroyé la nationalité française aux Juifs algériens, J. Derrida en restera marqué à vie, ce qui permet de comprendre pourquoi il s’est toujours senti en porte-à-faux par rapport à l’institution scolaire (lycée Louis Le Grand) et universitaire (École Normale Supérieure) française. Selon son biographe :

« Réussir le concours de l’agrégation, à la seconde tentative et sans la moindre gloire, lui a imposé de travestir sa pensée et son écriture, de se plier à une discipline qui n’a jamais été la sienne et ne lui conviendra jamais. » (p. 104)

Pourtant, Derrida n’a jamais brandi sa singularité comme un étendard, pas plus qu’il n’en a usé comme un moyen de peser sur la mauvaise conscience d’autrui :

« Depuis l’adolescence, Jackie a pris ses distances avec la communauté juive et ne supporte pas qu’on veuille l’y enfermer. » (p. 109)

Très tôt, il se passionnera pour Kant, Husserl et Heidegger, son premier livre publié en 1962 étant d’ailleurs une traduction et une introduction à L’origine de la géométrie de Husserl, ouvrage qui sera immédiatement salué par le milieu philosophique et dans lequel apparaissent déjà certains concepts (« retard originaire », « différance ») qui l’imposeront plus tard comme une figure intellectuelle majeure. Commence alors un long et fructueux commerce philosophique avec Althusser, Foucault, Ricœur, Lévinas ou encore Sollers, Derrida se révélant un pourfendeur implacable du structuralisme alors dominant. Son article « Force et signification », publié dans la revue « Critique » (1963), nous dit B. Peeters :

« … qui ouvrira quatre ans plus tard L’Écriture et la différence, constitue peut-être l’acte fondateur de ce qu’on appellera bientôt les cultural studies. »

Dès lors, Derrida deviendra un auteur prolifique, publiant deux ou trois ouvrages chaque année (sa bibliographie en comporte un peu plus de quatre-vingts), ce formidable « corpus » s’expliquant par le « corps » :

« De l’aveu général, Derrida n’est pas vraiment un homme fait pour les vacances. Les mois d’août et septembre sont pour lui les plus productifs de l’année, ceux où il doit à la fois mettre en route la préparation de ses cours et écrire les articles ou conférences qu’on commence à lui demander de tous côtés. » (p. 180)

Si Derrida est critique envers le structuralisme et notamment la pensée de Saussure qu’il considère comme dominée par le « logocentrisme », cette « métaphysique de l’écriture phonétique » qui a trop longtemps rabaissé l’écriture, il l’est tout autant envers le marxisme :

« L’Histoire, l’idéologie, la production, la lutte des classes, l’idée même d’une “dernière instance” n’en restent pas moins aux yeux de Derrida des notions problématiques, insuffisamment interrogées par Althusser et les siens. » (p. 190)

Et c’est dans un article, publié dans Critique en 1965, « L’écriture avant la lettre », qu’apparaît pour la première fois le concept majeur par lequel on désignera la pensée de Derrida : la « déconstruction ». Concept qui lui permet, après avoir remis en question le marxisme althussérien, le structuralisme foucaldien et lévi-straussien, d’ébranler la psychanalyse lacanienne :

« À rebours de Lacan, Derrida cherche à montrer que l’inconscient relève d’une écriture hiéroglyphique plutôt que de la parole. » (p. 205)

C’est que derrière la déconstruction, il y a l’idée de rompre avec « l’éthique de la présence » et « la nostalgie de l’origine » :

« À la vieille herméneutique rêvant de “déchiffrer une vérité”, il veut substituer un mode d’interprétation qui “affirme le jeu” et tente de passer au-delà de l’homme et de l’humanisme. » (p. 211)

Non pas jeter le bébé de la philosophie avec l’eau du bain intellectuel, mais lire les philosophes sur un mode vraiment nouveau, tel est le programme que se fixe Derrida, programme qui lui vaudra moult incompréhensions et inimitiés en France, mais qui fera de lui une star aux États-Unis (il sera professeur invité dans les universités de Baltimore et de New York) et, plus tard, dans des pays aussi différents que l’Inde, le Japon ou le Brésil. Le « corps » rattrapant le « corpus » de manière amusante puisqu’à la suite d’un vol agité, à cause d’intempéries au-dessus de Boston, Derrida :

« … durablement traumatisé, refusera pendant plusieurs années de remonter dans un avion ; » (p. 256)

Cela n’empêchera pas son œuvre de rayonner à travers les États-Unis grâce à l’Indienne Gayatri Chakravorty et l’Américain d’origine belge Paul de Man, y implantant ce qu’on appellera la « French theory » :

« Si en France la réception de l’œuvre de Derrida s’est opérée dans les marges de l’institution universitaire, aux États-Unis, c’est au sein d’universités de premier plan, et par un jeu de médiations plus classique, qu’elle acquiert sa légitimité et commence à se diffuser dans le plus large public. » (p. 349)

Ainsi donc, le biographe du philosophe nous fait vivre les métamorphoses de sa pensée (notamment le passage du concept de « logocentrisme » à celui de « phallogocentrisme », manière pour lui de s’opposer à Lacan), il nous donne à voir dans le même temps l’homme Derrida au quotidien lequel sera marqué à compter du milieu des années 1970 par sa relation amoureuse avec la philosophe Sylvia Agacinski :

« Le déchirement sentimental dans lequel il se trouve pris, les reproches auxquels il est confronté de part et d’autre ravivent ses tendances mélancoliques et rendent ses angoisses de mort plus tangibles que jamais. » (p. 362)

Nous suivons également les péripéties des États généraux de la Philosophie, la rude polémique avec les « nouveaux philosophes », les bouleversements de Mai 68, la non moins féroce polémique avec John R. Searle à travers les travaux et les jours d’un Derrida, bretteur infatigable, insatiable fabriquant de concepts, qui ne soutiendra sa thèse d’état (sur travaux) qu’en 1980 soit… vingt-deux ans après avoir publié son premier livre. Et l’année suivante, une espèce de descente aux enfers :

« … une véritable fronde se développe contre Derrida : Emmanuel Martineau, ancien élève de l’ENS et spécialiste de Heidegger, se retourne contre son ancien maître… Il affirme que Derrida, sous prétexte de séminaire d’agrégation, se livre “à des acrobaties verbales astucieuses dépourvues de tout sérieux et de tout sens philosophique”… »

Il est évidemment impossible d’évoquer toutes les facettes de la riche biographie de près de sept-cents pages que lui consacre B. Peeters, mais au moins nous permet-elle de comprendre que se vouloir philosophe au plein sens du terme (et non dans la seule enceinte sécurisée de l’université) n’est pas de tout repos, qu’il s’agit même d’une espèce de parcours du combattant semé d’embûches et de chausse-trappes au cours duquel, fort heureusement, se dégagent des plages de bonheur intellectuel et physique tout à la fois. En octobre 2004, Derrida décédera d’un cancer à l’âge de soixante-quatorze ans. Ce qui pousse son biographe à se demander :

« Mais Derrida lui-même n’a-t-il pas fini par réaliser le rêve nietzschéen du philosophe-artiste ? » (p. 651)

Question à laquelle on serait tenté de répondre par l’affirmative…

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