[La mondialisation] relativise les identités les mieux assises,
contraignant chacun à prendre conscience
de sa particularité au milieu des autres.
(Marcel Gauchet, 2011)
Introduction
Quand l’actualité martiniquaise fait référence aux Haïtiens de l’île, elle présente ces Caribéens comme des étrangers avec lesquels le commerce relationnel devrait se résumer à l’exploitation de leur ardeur laborieuse. En effet, les Créoles des îles françaises, à l’instar de leurs homologues de Guyane, ont tendance à réifier l’identité haïtienne1 et à faire circuler sur les Haïtiens toutes sortes de rumeurs2. De nombreux faits3 décriés par les élites de ces régions témoignent de cette négation identitaire qui, par ailleurs, est fréquente dans les Antilles hispanophones, par exemple en République dominicaine4. Pourtant, la présence haïtienne à la Martinique est l’occasion de dépasser les processus de stigmatisation et de prendre la mesure de la rencontre de deux cultures créolophones5, autrement dit, d’appréhender une déclinaison du concept de néo-créolisation. Dans une réflexion sur Le rêve d’une intégration caribéenne6, Ensie Paul et Fritz Calixte appellent une « nouvelle forme de créolisation [donc néo-créolisation], le développement de zones d’échange sur la base de valeurs communes. »7 Il s’agit, selon ces deux chercheurs, que les pays impliqués puissent développer « des plans de coopération dans le domaine de la culture, de l’éducation, de la protection civile et de l’urbanisation, de la santé, de l’agriculture et du travail. »8 Ce qui revient pour ces pays, estiment-ils, « [à] inventer une voie pour une créolisation respectueuse des diversités. »9 Dans le même esprit, Frédéric Piantoni argumente l’intégration des migrants dans « les sociétés domiennes » comme une contribution « à l’élargissement du creuset créole »10.
Une telle perspective devrait se trouver facilitée dans un contexte de globalisation/mondialisation, c’est-à-dire, selon Arjun Appadurai, dans « un monde essentiellement défini par la circulation : circulation des personnes et des biens, des idées et des idéologies, des techniques et des technologies. »11 Elle le serait d’autant que l’on se trouve face à un peuple préparé culturellement à celle-ci. Car selon le psychologue Daniel Derivois, « Le peuple haïtien est fondamentalement frappé d’interculturalité. »12 Autrement dit, Haïti est un pays issu de diverses combinaisons culturelles, « un pays où le mélange des langues et des civilisations a une longue tradition. »13 Au-delà d’Haïti existerait une identité commune à tous les insulaires de l’archipel des Caraïbes, celle de l’Homme créole. Ainsi la connaissance acquise dans la représentation du monde et des choses relèverait d’une même intelligence qui a été rendue nécessaire pour transcender les conditions de la première mondialisation, une même dynamique qui a mis en contact des hommes et des femmes d’horizons culturels différents à travers ce chapelet d’îles américaines14. Certes, chacune de ces îles a connu son développement propre, duquel a surgi une idiosyncrasie culturelle. Mais un principe commun se trouve à la base de ces spécificités. C’est cette même origine créole qui amène une lectrice d’un mensuel guadeloupéen à s’interroger : « Ne partageons-nous pas “Tim tim ! Bwa sèk !, Krik ! Krak !” ? Et même si quand les tiens disent “Dlo kanpé ?”, les miens disent “Dlo doubout ?”15, ne répondons-nous pas ensemble, “kann !” ? »16
La lecture que fait cette Haïtiano-Guadeloupéenne indique bien qu’à la base de la constitution de cet homo creolensis se trouve : « Une racine démultipliée, rhizomée, qui s’étend en transversalité, en horizontalité, pas en verticalité acquise par Révélation/filiation. »17 Il est évident que cette métaphore vive traduise un phénomène qui est loin de s’achever dans « ce monde de flux. »18 Bien au contraire, celui-ci possède une force activée par les migrations, et commande de prendre en compte les termes significatifs de cette phénoménalité telle que l’a décrite Édouard Glissant. La créolisation qu’il affirme se décline de la sorte :
« [Elle] n’est ni l’évidence de cette hybridation seulement, ni le melting-pot, ni la mécanique des multiculturalismes. C’est un processus et non pas une fixité. Il y a une alchimie de la créolisation, qui outrecroise les métissages, et quand même elle passe par eux […]. J’avais supposé qu’une langue créole […] est la résultante imprévisible, imprédictible, et fulgurante, dans un temps et dans un lieu, de la rencontre de données linguistiques (lexiques, syntaxes et modes du parler), absolument hétérogènes, avec des résultantes inattendues. »19
L’analyse nous apprend que la diaspora haïtienne de la Martinique est concernée par ce phénomène de nouvelle créolisation, non seulement au contact des Martiniquais de souche (natif-natal) et au contact d’autres Caribéens (de Sainte-Lucie, Dominique, Guadeloupe), mais aussi à travers la pratique religieuse. Dans le même temps, les natifs bénéficieraient aussi de l’issue logique du processus20. Ainsi, en Guyane française, selon Françoise Grenand, les Haïtiens ont introduit dans le créole guyanais un vocabulaire spécialisé21.
Nous sommes donc face à un phénomène qui n’a pas encore été étudié dans le cas des Antilles françaises, et que nous voulons appréhender dans un cadre « aisé » à circonscrire : des associations cultuelles pentecôtistes. Certes, les espaces ecclésiaux ont pu attirer l’attention de chercheurs quant à l’intégration des populations migrantes. La sociologue étatsunienne Margarita Mooney a mené une étude sur l’intégration haïtienne en France, aux États-Unis et au Canada en faisant l’hypothèse que ces espaces pouvaient être perçus comme des structures de médiation en vue de cette intégration. Dans le cas français, elle conclut qu’ils le sont : « Parce qu’[ils] créent un [lieu] où les individus se fabriquent du sens et parce qu’[ils] fournissent une base institutionnelle grâce à laquelle les immigrants ordinaires peuvent entrer en contact avec l’État. »22 Cependant, elle n’a enquêté, dans le cas français, que dans la communauté catholique haïtienne de Paris, et non dans les églises protestantes. Quant au géographe Cédric Audebert, il s’est intéressé à une insertion géospatiale à Miami de ces migrants par le biais de leur adhésion à une communauté protestante. Mais les dimensions éducative et sociolinguistique ne constituaient pas les objets de sa contribution. Pour sa part, l’anthropologue Gilles Bibeau23 a étudié l’intégration citoyenne par le biais du religieux dans les églises syncrétiques de Montréal. Toute sa démonstration visait à mettre en relief le caractère thérapeutique des cultes des églises noires de la ville québécoise, et le rôle de cette dimension curative dans l’intégration. Dans une recherche récente de qualité, l’anthropologue Maud Laëthier (2011)24 a mené une analyse qui « questionne les implications et les ressorts de la présence haïtienne dans le double processus d’ethnicisation et de créolisation spécifique au contexte guyanais. »25 Dans cette recherche, elle a été amenée à enquêter dans les « assemblées protestantes haïtiennes » dont les pasteurs, relève-t-elle, « insistent pour dire que le français est utilisé pour “l’intégration”, tandis que le créole est utilisé afin que les fidèles “comprennent bien”. »26 En outre, Laëthier a posé le doigt sur des postures chez des jeunes haïtiano-guyanais que nous n’avons pas relevées à la Martinique : « Une identification nationale, pensée sur un plan culturel, [qui] prend le pas sur l’identification au territoire de naissance [la Guyane] »27 ; et elle doute, d’autre part, de l’existence d’un processus de créolisation chez ces jeunes nés dans ce département28,29. Pour autant, elle ne récuse pas la question de la néo-créolisation, qui se pose avec acuité dans le cadre de la mondialisation, surtout en contexte multiculturel30. D’ailleurs, comment rejeter cette matrice de facilitation d’insertion dans les DOM ? Ainsi, Bernard Chérubini31 fonde l’insertion des migrants dans ces DOM sur le caractère créole de la société d’accueil et sur le processus de créolisation socioculturelle.
Notre recherche diffère de celles des analystes cités, en ce sens qu’elle observe la néo-créolisation en milieu protestant sous l’angle de l’intégration et de l’éducation — un double processus qui relèverait de mécanismes universels32. Ce qui est certain, c’est que dans le cadre martiniquais (qui n’est pas celui de la Guyane française), et dans le contexte ecclésial qui nous sert de laboratoire, les populations en présence sont toutes créolophones, ce qui singularise le phénomène que nous étudions et valide (rait) notre hypothèse. Marie-José Jolivet, dans sa préface de l’essai de Laëthier, note que seulement quelques migrants haïtiens parviennent à se frayer un chemin vers une sorte d’intégration33. Comment se met-il donc en place, ce chemin, au sein de cette communauté de Créoles ? Quelles en sont les représentations objectives ? Comment les mesurer chez des Caribéens qui sont déjà créolisés, dont la pratique religieuse s’inscrit au cœur même de la globalisation ?
Selon nous, le corollaire de ce phénomène, et donc un de ses marqueurs essentiels, serait une facilité d’intégration et d’éducation dans un contexte français où perdure l’idée que l’intégration est obligatoirement synonyme d’assimilation34,35 c’est-à-dire, pour l’étranger, l’abandon de « toutes les caractéristiques qui sont, chez lui, étrangères à la société d’accueil. »36 Dans les sociétés post-plantationnaires, ce concept aurait pour sens l’occidentalisation, comme le fait remarquer Marie-José Jolivet dans un texte37 sur la créolisation en Guyane française où la socioanthropologue envisage la déclinaison du concept d’assimilation38 dans son rapport à la créolisation. Par ailleurs, plusieurs chercheurs, notamment Jean Benoist, Jean-Luc Bonniol et encore Marie-José Jolivet, à travers plusieurs articles, ouvrent un champ définitionnel très large pour la compréhension de la notion de créolisation et d’autres concepts afférents39.
La néo-créolisation serait-elle une manière pour les ressortissants haïtiens de réussir leur processus d’intégration ? C’est cette hypothèse que nous formulons dans notre recherche. Nous utiliserons différents outils qui viendront éclairer le fait culturel qu’est la néo-créolisation. Nous définissons cette dernière comme le résultat d’un processus de rencontre et d’interaction de traits culturels qui s’hybrident dans un contexte mondialisé de circulation des individus. Rapportée au cas particulier des Haïtiens de Martinique, cette néo-créolisation concerne des individus porteurs de traits déjà créolisés. Le frottement entre la culture créole du pays d’origine, Haïti, et celle du pays d’arrivée, la Martinique, produit une créolisation nouvelle et singulière, une créolisation de créolisations que nous pouvons qualifier de surcréolisation ou de métacréolisation. Celle-ci se trouve cependant confrontée en Martinique à d’autres dynamiques culturelles, notamment à la francisation.
1. Les conditions de la recherche
La connaissance que nous avons de notre objet d’étude résulte d’une démarche entreprise dans les cinq communautés néo-protestantes haïtiennes de Fort-de-France. Ce sont des ecclésioles tenues par ceux que certains chercheurs, tel Jesus Garcia-Ruiz, conviennent d’appeler des « pasteurs-propriétaires »40, qui sont pour la plupart des clercs autoproclamés.
L’enquête de terrain a consisté à prendre part à la vie de ces églises en assistant à différents moments de la vie communautaire ; en menant des entretiens auprès des membres et des responsables. Autrement dit, la validité de notre hypothèse a pu être vérifiée en observant activement41 ; en engageant des informateurs pour effectuer des entretiens, pour la plupart semi-directifs42 ; et en utilisant les informations tirées de journaux d’églises.
Cette enquête s’est déroulée essentiellement dans l’agglomération de la capitale où sont établies les communautés susnommées. Elle nous a permis d’expérimenter les vécus de chercheurs en anthropologie tels François Laplantine (2003), Sandra Fancello (2008), André Mary (2000), Jacques Gutwirth (1991/1978). Ceux-ci ont expérimenté ce que Fancello appelle : « Travailler… chez les convertis. »43 En effet, « le pentecôtisme s’affirme comme une religion de conversion. »44 L’enquête a aussi créé une certaine « assiduité »45 aux différentes rencontres, ainsi qu’une « posture d’extériorité »46 nécessaire au chercheur. En outre, les dimensions d’éducation et d’intégration47 nous intéressent puisque l’un de nos axes de recherche consiste à appréhender ces communautés comme des Tiers-lieux d’éducation et d’intégration48. En effet, celles-ci répondent à la définition de l’éducation que donne l’anthropologue Marie Cegarra, à savoir : « que l’éducation des êtres humains s’inscrit […] dans un milieu spécifique [influent], tel que l’environnement physique, social et culturel. »49
Cet exercice de caractérisation, nous le restituons en examinant trois aspects qui constitueront notre développement : la déclinaison d’une typologie de ces communautés afin de mieux les connaître ; l’analyse du processus de néo-créolisation ; enfin, il s’agira d’appréhender la dynamique d’intégration et d’éducation dans ces églises à travers cette catégorie anthropolinguistique qu’est la néo-créolisation.
2. Typologie des communautés néo-protestantes haïtiano-martiniquaises
Elles sont au nombre de cinq dans Fort-de-France — chef-lieu de la Martinique — et de deux dans les communes du nord de l’île. Les paroisses du chef-lieu sont principalement situées dans des quartiers où réside une grande partie de la diaspora. On en trouve ainsi aux Terres Sainville, à Sainte-Thérèse, à Volga-Plage, à Chateauboeuf. Ces communautés ne regroupent pas la totalité des 1 575 ressortissants haïtiens officiellement recensés50. Le nombre total des fidèles n’excéderait pas 700. Cependant, il est difficile d’obtenir des chiffres exacts, car aucune de ces Églises ne tient de registre paroissial fiable. En outre, fait intéressant, ces communautés nées de la scission de la première église haïtienne de l’île, celle du quartier de Chateauboeuf, se sont désethnicisées au fil du temps, au point d’accueillir des créolophones de tout l’archipel. On y trouve des ressortissants de Sainte-Lucie, de la Dominique, de la Guadeloupe, de la Guyane, ainsi que des autochtones — cette dernière catégorie désignant les Martiniquais de souche. Un brassage ethnique qui donne lieu à des mariages « mixtes » entre coreligionnaires d’origines différentes. Un examen approfondi de ces conjugalités permet d’identifier des couples haïtiano-martiniquais, haïtiano-dominiquais, haïtiano-guadeloupéens, haïtiano-saint-luciens, haïtiano-guyanais. Ce brassage met donc en présence des individus parlant des créoles à base lexicale française51 (d’Haïti, de Guadeloupe, de Martinique, de Sainte-Lucie, de Dominique et de Guyane), mais qui diffèrent les uns des autres. Ainsi, le créole guyanais, qui est « investi de créole haïtien »52, se distingue53 de ceux de Sainte-Lucie et de la Dominique, investis, eux, par l’anglais. Ce qui oblige les leaders à inventer une langue utilisée en chaire qui serait un créole universel54, difficile à identifier, y compris par tous ces fidèles, et qui a ou aurait pour matrice le créole haïtien — langue « vécue par chaque Haïtien, selon Alain Bentolila, comme une composante de son identité »55. Selon l’un de nos informateurs, aucun de ces leaders ne fait l’effort de s’exprimer en pur créole martiniquais, mais utilise un créole qui ne serait ni martiniquais ni haïtien : un esperanto créole fabriqué de toutes pièces, par lequel la ferveur religieuse se décline. Car tous se reconnaissent dans l’expression du culte pentecôtiste, un culte exubérant dont la liturgie fait une large place à une hymnologie d’extraction haïtienne, laquelle reprend sur un tempo créolisé56 des classiques protestants étatsuniens. Dans toutes les Églises visitées, « le déroulement du culte reprend les mêmes séquences liturgiques temporelles : “la louange”, “l’adoration”, » les prêches », les “offrandes” et les “annonces des activités de la semaine”, les témoignages s’insérant de façon non systématique dans ce programme »57.
Ces communautés sont essentiellement des communautés de tendance pentecôtiste. Mais en nous basant sur la catégorisation que proposent Jesus Garcia-Ruiz et André Corten58, il serait plus exact de les qualifier de communautés néo-pentecôtistes. L’une des singularités de cette confession chrétienne, c’est qu’elle relève de la logique de globalisation59. « Ce qui signifie [que les églises qui s’en réclament] sont d’emblée porteuses de l’idéologie, des valeurs et des formes institutionnelles issues du management, des nouvelles technologies de communication et, plus généralement, de la valorisation de la logique du marché […]. Dans cette économie générale, le pasteur se pose en acteur global, universel, toute Église néo-pentecôtiste se devant d’être missionnaire. »60 Caractéristiques qui expliquent l’inscription de ces communautés dans un réseau d’échanges avec les îles anglo-antillaises de la Dominique et de Sainte-Lucie, ainsi qu’avec Haïti. Des pasteurs originaires de ces territoires sont régulièrement sollicités. Ils portent leurs messages dans leurs différents créoles et stimulent leurs auditoires par des expressions anglo-créolisées, quand ils sont d’origine anglophone. Ainsi, pour certains créolophones, s’entendre dire que Bondié provide a bizwen an nou stimulerait davantage l’imagination que d’entendre la même assertion théologique en français : Dieu pourvoira à nos besoins. Quant aux pasteurs haïtiens, ils délivrent leurs enseignements en français, en créole — haïtien mâtiné de créole martiniquais —, en français créolisé, en créole anglicisé. Ce qui introduit l’auditeur dans un brassage linguistique à l’origine d’une néo-créolisation culturo-cultuelle. Le maître d’œuvre de ce processus et celui qui en produit les sens est le pasteur-propriétaire, véritable entrepreneur du religieux, qu’une étude réalisée à Montréal montre dans cette posture.
En effet, dans son travail sur le rôle des églises noires de Montréal dans l’intégration citoyenne, Gilles Bibeau affirme « que les chefs d’Églises noires re-combinent avec leurs fidèles les éléments de différents systèmes de croyances et inventent des rituels hybrides dans lesquels la Bible agit comme un super-fétiche qui peut soulager la souffrance, guérir les maladies, libérer les fidèles du mal, leur donnant force et espoir pour s’inscrire comme citoyens dans la société d’accueil. »61 Cette conception l’amène à considérer ces « églises chrétiennes noires comme des systèmes créolisés de sens. »62 C’est dans celles-ci que se déroule activement la socialisation de bon nombre de jeunes Haïtiens nés en terre martiniquaise.
Les jeunes d’origines étrangères de ces communautés sont, pour la plupart, nés en territoire français et sont donc scolarisés normalement. Ils sont, dans certains cas, écartelés entre les origines de leurs parents : ils sont par exemple nés en Martinique d’un père haïtien et d’une mère dominiquaise. Une réalité identitaire qui va structurer certains. Leurs socialisations primaire et secondaire s’effectuent essentiellement dans ces contextes de melting pot culturel qui façonnent leurs imaginaires. Qui plus est, ils sont face à des adultes faiblement alphabétisés63, car la majorité de ces adultes est d’origine rurale et n’a pas transité par les capitales de leurs territoires respectifs. Pour ces derniers, l’église constitue l’un des deux foyers de l’ellipse de la vie familiale, l’autre foyer étant le labeur pour subvenir aux besoins d’ici et de là-bas, ce qui est particulièrement vrai pour les Haïtiens de Martinique. C’est donc à travers la vie communautaire que se déroulent l’enfance et l’adolescence de ces jeunes. Les valeurs qui leur sont inculquées relèvent à la fois du biblicisme de leurs parents et de l’éducation traditionnelle que ces derniers leur transmettent. Cependant, tout dépendra des lieux d’habitation de la famille. Une logique voudrait que si celle-ci réside dans un quartier à forte implantation de compatriotes, l’éducation soit très traditionnelle64, en rupture avec les valeurs républicaines. Par contre, toujours selon une informatrice, plus la famille vit au milieu de Martiniquais, moins les valeurs d’une éducation traditionnelle se feront ressentir. Quoi qu’il en soit, l’idée maîtresse pour ces familles déracinées est de préserver autant que faire se peut leurs progénitures des effets de l’acculturation. En ce sens, à l’instar de John-Wesley Powell, l’inventeur du concept d’acculturation, nous voulons parler de « la transformation des modes de vie et de pensée des immigrants »65. Or est-ce possible dans ce cadre qui relève de la globalisation et de la « déterritorialisation/reterritorialisation »66 ? Tout l’art du pasteur « pour dynamiser et donner de la visibilité à son institution doit s’insérer dans des réseaux globaux. »67 Il est en même temps acculé à accompagner la dynamique que décrit Max Weber : l’institutionnalisation de son église. Cela passe par une mise en conformité avec les règles du pays-hôte, et un accompagnement à l’insertion des membres de la seconde génération, au risque de les voir déserter sa paroisse. Des initiatives sont prises pour cela : cours de soutien, activités de loisirs, catéchisme pour les néophytes, etc. ; autrement dit, des activités paraecclésiales afin de retenir ceux qui seraient vite happés par « le monde » si l’offre qui était faite ne se diversifiait pas. Le résultat est un encouragement pour les plus jeunes à s’investir scolairement, à se dépasser pour se positionner socialement et devenir un soutien matériel pour les leurs et la communauté. Peu à peu, jeunes et moins jeunes s’acculturent. Ils se martiniquanisent et ne s’expriment qu’en créole martiniquais et en français. Quelques-uns font l’effort, en groupe, de s’exprimer en créole haïtien, même s’ils sont nés de parents saint-luciens. Ce qui est certain, c’est qu’aucun n’a une bonne maîtrise du créole haïtien, alors qu’ils l’ont de celui de la Martinique, nous a-t-on fait savoir. La référence au modèle culturel dominant et les effets de la scolarisation viennent contrebalancer la culture haïtienne et la puissance du lien mnémonique que tout parent diasporique enseigne68. De plus, la disponibilité cognitive de ces jeunes les autorise à composer avec « ces systèmes référentiels complexes qui reproduisent […] la pluralité des ancrages identitaires. »69 Notre interprétation va dans le même sens que la perception qu’a eue Yannis Nasso, issu de la jeunesse haïtienne de Guadeloupe. Dans une étude menée sous la direction du géographe André Calmont, Nasso constate la forte intégration des jeunes Haïtiens à la culture guadeloupéenne :
« Les bases de cette affirmation sont des entretiens avec un groupe d’adolescents, la plupart nés en Guadeloupe. Ils se reconnaissent tous dans la culture créole et le mode de vie guadeloupéens. Ce ne sont pas les seules références, puisque l’influence culturelle haïtienne reste forte, même si elle ne s’exerce que dans le cadre familial. À l’adolescence, ils s’émancipent de l’influence parentale qui a participé à un certain conditionnement culturel. Se révèlent alors les effets du brassage avec les jeunes Guadeloupéens, des contacts qui sont noués à l’intérieur des enceintes scolaires. Les jeunes Haïtiens affichent une culture plus guadeloupéenne qu’haïtienne. L’empreinte culturelle guadeloupéenne se marque par l’usage du créole guadeloupéen. La jeunesse haïtienne se fond dans la jeunesse locale. L’uniformisation se marque également par des comportements vestimentaires. »70
Les adultes, qui souffrent des « traumas de la déterritorialisation »71, se conforment peu à peu à cette néo-culture qui va se traduire par davantage de chants en français quand les jeunes sont invités à animer la célébration, par une « naturalisation » de la tenue vestimentaire. Ces combinaisons relèvent de « la créolisation entendue comme la transformation de savoirs et pratiques antérieurs et extérieurs à l’un au moins des groupes des sociétés pluriethniques qui se les réapproprient, en vue d’une production culturelle et symbolique nouvelle. »72
3. Le phénomène de néo-créolisation
C’est à la faveur de l’implantation de ces églises caribéennes que s’est développée une créolisation du christianisme, toutes confessions confondues. Les pasteurs protestants n’avaient pas d’autre choix que de communiquer en créole avec les potentiels adeptes martiniquais qu’il fallait séduire. Leurs postures étaient la négation de toute une conception des missionnaires qui récusaient la langue créole, mais aussi la culture créole pour la célébration des offices. Les courants de la théologie de l’inculturation n’eurent pas, pendant longtemps, de résonance en terre martiniquaise et étaient plutôt mal perçus. En revanche, un vif intérêt s’est manifesté à l’arrivée de ces pasteurs qui s’exprimaient sans complexe en créole, usant de métaphores parlantes pour tous les néo-adeptes de ces cultes, de musiques rythmées pour célébrer la divinité pourvoyeuse d’un bonheur présenté comme à portée de main.
Dans le tableau 1 ci-après, on peut voir deux chants en créoles guyanais et haïtien qui connaissent un certain succès dans les assemblées pentecôtistes locales et haïtiennes. Cependant, dans aucune de ces communautés on n’a constaté de volonté d’adaptation en langue vernaculaire martiniquaise, nous signale un de nos informateurs. D’où la manifestation d’un principe glissantien : « Creolization is unpredictable [in its effects] »73 ; principe que légitime scientifiquement :
– Isabelle Léglise74, qui dans sa recherche sur les Contacts de créoles à Mana (Guyane française) s’est trouvée face à une mixité linguistique : « On parle un mélange de créoles haïtien et guyanais, une langue entre nous », affirment deux jeunes Haïtiennes et une jeune Guyanaise interrogées. Par ailleurs, la chercheuse observe des situations où se développent des zones interlectales autour du créole guyanais75. Ainsi « les chantiers du bâtiment présentent un univers linguistique constitué essentiellement de contacts entre les créoles à base lexicale française. »76 S’y est développé un fort mélange : une zone interlectale de créoles guyanais, antillais et haïtien. En mettant au jour ces rencontres de langues, la réflexion sociolinguistique rejoint l’observation anthropologique qui conçoit : « que les syncrétismes sont des modalités de construction »77 des sociétés créoles. Le tableau 2 nous livre des éléments du lexique néo-créole (mélange des créoles martiniquais, haïtien, saint-lucien, guyanais) ayant cours dans ces églises ethniques haïtiennes de Martinique.
– Carlo Avierl Célius78, selon qui la créolisation est fondamentalement une problématique anthropologique. Ce contact des cultures se décline dans le tableau 3, dans une créolisation culinaire que nous décrit une de nos informatrices. En effet, il est désormais prouvé que la question culinaire a toujours croisé la question linguistique dans ce contact civilisationnel. Dans une recherche sur l’île de La Réunion, Laurence Tibère conclut : « à la fonction intégrative de la cuisine créole »79. Il s’avère même, selon son analyse, que « l’alimentation est un puissant vecteur d’intégration dans l’univers créole »80 qui met en contact une cuisine commune : la cuisine créole et « des espaces spécifiques, en relation avec les modèles alimentaires d’origine. »81 Les informations qui nous ont été fournies incarnent cette réalité créolisée : les Franco-Antillais qui font aujourd’hui l’un des plats typiques d’Haïti, la banane pesée, et des Haïtiens qui réalisent des mets martiniquais et qui accommodent certains de leurs plats à la martiniquaise. Or l’une des originalités de la culture créole, c’est bien son processus intégrationnel. Catherine Benoît cite R.-T. Smith qui identifie deux mouvements à l’œuvre dans ce processus : « D’une part, la création d’une culture commune à tous les groupes ethniques, et d’autre part, l’accent mis sur les spécificités de chaque groupe ethnique. »82
La reconnaissance de ces faits nous conduit à penser que le phénomène de néo-créolisation ne concernerait pas seulement ces Caribéens en exil dans cette Europe des tropiques qu’est la Martinique. Les Eurocarïbéens83 en subissent eux aussi les effets : en chantant en créole haïtien/saint-lucien/dominiquais ; en adoptant les mélodies religieuses du pays de Toussaint Louverture ; en s’acculturant à ces idiosyncrasies caribéennes ; en se mariant à ces autres ressortissants de la Caraïbe. Ils manifeste (raie) nt ainsi une réelle volonté de découvrir la culture de l’autre. C’est l’expérience d’un de nos informateurs, qui interprète cette empathie comme une manière de se démarquer du reste de la population, qui, elle, n’aurait pas la même bienveillance. Ce dernier nous faisait aussi part de l’engouement de ses coreligionnaires autochtones pour des « voyages missionnaires » programmés par le responsable de sa communauté84. Mais c’est aussi une autre manière de se réapproprier « la culture polyphonique »85 dans laquelle est né l’esclavage. Une thèse qu’a longtemps défendue Paul Gilroy et que reprend Christine Chivallon. En conclusion d’une étude intitulée : « La diaspora antillaise au Royaume-Uni et le religieux »86, la géographe et anthropologue signale, contrairement à ce qu’elle décrit chez les Antillais anglophones, l’inféodation à la culture européenne de la pratique religieuse des Martiniquais et des Guadeloupéens. Celle-ci aurait pour conséquence une non-libération du corps et des émotions aux moments des célébrations religieuses. Elle constate que la pratique religieuse de ces derniers aux Antilles « se montre beaucoup plus sensible à une orthodoxie occidentale, visible dans les comportements très rigoureux, pauvres en manifestations émotionnelles. Tout se passe comme si la capacité à se démarquer du champ idéologique de la société coloniale avait été rudement entamée. »87 A contrario, l’on est en droit de penser qu’une sorte de re-créolisation88 du corps et des émotions s’opère chez les Caribéens français lorsqu’ils évoluent parmi d’autres Caribéens au sein d’un espace religieux commun, du moins pour ceux qui arrivent à s’affranchir d’une orthopraxis occidentale. Remarquons néanmoins, en ce qui concerne cette fois les étrangers, qu’en dehors de l’Église, ils contrôleraient leur émotion et leur gestuelle afin de respecter les manières et règles de civilité en usage dans la société d’accueil89.
Pour les Haïtiens, la néo-créolisation passerait par une modification du rapport de « l’Haïtien à lui-même » du fait de l’acculturation, ainsi que par un autre rapport aux Antillais français. Pour André-Marcel d’Ans, en Haïti, les Haïtiens ne porteraient aucune attention à ces créolophones des Petites Antilles. Une attitude qui change quand ils sont en exil. Ainsi, « quelle que soit l’indifférence qu’ils manifestaient à leur égard en Haïti, les Haïtiens qui émigrent en Amérique du Nord ne tardent pas à se découvrir des affinités avec les Antillais français. »90
À bien y réfléchir, la néo-créolisation dont il est ici question est consubstantielle à la pratique religieuse de ces créolophones, en vertu de la rencontre des cultures en présence, et surtout en vertu de « la plasticité culturelle du mouvement [néo-pentecôtiste]. »91 Cette plasticité consisterait à faire dialoguer la culture globale que véhicule cette religion et la culture locale, voire régionale, pour ces étrangers. Il n’y a donc pas homogénéisation des cultures, mais émergence d’un bouillon, d’une culture née de l’imagination des uns et des autres. Une explication que nous inspire la thèse d’Appadurai sur les conséquences culturelles de la globalisation. Pour ce dernier, c’est à ce conditionnement auquel nous sommes soumis du fait de la globalisation. Nous sommes dans « un monde où les points de départ et d’arrivée sont situés dans le flux culturel. »92 Une effervescence qu’autorise l’apparente fin de l’État-nation et dont les conséquences peuvent être une absence de repères.
Dès lors, comment s’intégrer quand on est nourri au lait de cette globalisation culturelle, ne serait-ce que via la religion ? M. Gauchet doute de la capacité de la France de ce début du XXIe siècle à le faire. « S’intégrer, dit-il, veut dire en fait s’intégrer dans une communauté historique, à une culture, à une tradition, à un ensemble de références […] Il faut que ce à quoi on l’intègre soit clair, ce qui n’est pas le cas en France. »93 Pour lui, « La France est un pays enraciné dans une histoire, belle, longue, tragique, mais qui pèse très lourd dans les esprits d’aujourd’hui. [Or], dans le contexte actuel de la mondialisation, [les Français] n’ont plus de repères. »94
Selon nous, la néo-créolisation faciliterait cette intégration ; elle ne place pas ces migrants face à la dualité des familles africaines : s’insérer et/ou rester attaché au patrimoine langagier d’origine95. Car loin de se diluer, les néo-Créoles bénéficieraient de cette recomposition culturelle pour se conformer aux codes du pays d’accueil sans pour autant se perdre à travers le processus d’assimilation. Dans les territoires créoles de la France, ce dernier s’opère de façon particulière pour les immigrants qu’ils reçoivent. Ces arrivants sont confrontés à une double acculturation : aux traits du pays d’accueil d’une part, à la superstructure culturelle française d’autre part. Face à cette double altérité, le choc culturel est atténué : l’effacement de la différence qu’opère l’assimilation s’effectue différemment. C’est ce que montre l’étude de ces communautés. Dans ce cadre, l’intégration se fait par paliers, au contact d’autres étrangers, au contact des autochtones qui eux-mêmes sont porteurs d’une culture plurale et au contact des schèmes culturels dominants.
L’imagination et la créativité qui caractérisent ces sociétés post-plantationnaires seraient un rempart contre le problème culturel qu’évoque Hugues Lagrange. Selon ce dernier, « les populations immigrées […] seraient, au fond, coupables de ne pas‘s’arracher’ à leurs cultures d’origine. »96 De toute évidence, cette perception ne vaudrait pas pour ces créolophones, puisque, selon l’analyse de Jolivet : « La créolisation, en tant que dynamique d’intégration, impliqu[e] que le migrant ne tourn[e] pas le dos au modèle occidental […] En ce sens, la dynamique de créolisation [n’est] qu’une dynamique d’assimilation recentrée. »97
4. Les églises : des espaces d’intégration et d’éducation
Considérer les églises comme des espaces d’intégration et d’éducation des communautés diasporiques apparaît comme un fait désormais bien établi pour de nombreux chercheurs. Ainsi pour Marcel Gauchet, « les identités et les communautés [religieuses] peuvent être des vecteurs d’intégration »98 Il n’y aurait aucune antinomie entre les valeurs prônées et celles de la République. Cette logique est décrite dans l’étude de Louis Wirth : Le ghetto. Elle atteste de cette équation intégrative qui s’originerait dans la communauté religieuse, ici, la synagogue. « C’est là [que le nouvel immigrant], dit Wirth, apprend à s’orienter par rapport à son nouveau milieu. »99 D’autre part, la linguiste Julia Kristeva100 conçoit le discours religieux comme un discours suturant les crises d’identité.
Dans le cas de la diaspora haïtienne, des travaux font état de l’influence des facteurs religieux dans l’intégration à Miami, en France hexagonale et à la Martinique. En revanche, aucun des travaux consultés ne prend en compte l’hypothèse de la néo-créolisation. Pourtant, il s’agit bien de comprendre ce qui se passe sur le plan linguistique puis culturel dans cette dynamique intégrative.
Dans une étude sur la communauté haïtienne de Miami, Cédric Audebert écrit :
« que dans un environnement urbain capitaliste ne laissant que peu de place à [des] pratiques traditionnelles, les congrégations [religieuses] ont constitué des lieux où l’immigré haïtien a pu canaliser et convertir sa mysticité en spiritualité protestante. De surcroît, la simplicité du message des pasteurs le rend attractif aux yeux des immigrants issus des classes défavorisées et marginalisées de la société haïtienne, parce qu’il ne demande pas de grands efforts intellectuels pour leur donner une place au sein de l’église. »
Le géographe ajoute cette remarque d’importance à propos de ces ecclésioles dont nous parlions :
« En même temps que ces structures constituent des lieux de sauvegarde et de perpétuation de la culture haïtienne, elles ralentissent l’adoption d’un mode de vie étatsunien fondé sur la multiplication et la diversification des relations interpersonnelles. »101
Dans le cadre hexagonal, une étude menée par une sociologue étatsunienne déplore :
« que la relative indifférence de l’État français [pour] ces structures de médiations [que sont les Églises] prive les immigrants haïtiens d’un cadre d’insertion par ailleurs important dans d’autres pays. »102
Pour cette chercheuse,
« Les immigrés haïtiens arrivent en France avec des schèmes culturels forgés dans leur pays d’origine et [les] utilisent pour construire des institutions — à la fois religieuses et civiles — pour les aider à s’adapter. »103
Dans le cas de la Martinique, nous nous permettons de citer la conclusion de notre étude sur la question :
« Les Églises chrétiennes jouent ce rôle d’interface intercommunautaire, car leurs pasteurs cherchent à se conformer aux exigences légales et, pour ce faire, s’associent aux pasteurs locaux ; ils s’intéressent aux réglementations et apprennent à exercer dans le cadre républicain qui met en avant la laïcité. Ils n’échappent pas à l’idée selon laquelle : “le territoire a toujours constitué un élément fondamental, le terreau dans lequel [se forgent] les identités individuelles et collectives.”104 De là naît l’incitation que la plupart de ces pasteurs adressent aux enfants de leurs communautés : s’accrocher aux études (d’où de brillantes réussites qui suscitent la jalousie de certains autochtones) comme modalité d’intégration et de naturalisation. Ces leaders peuvent au fil du temps, grâce à leur ténacité, jouer un rôle de passeurs de culture, de facilitateurs d’intégration, et les voies dans lesquelles ils engagent leurs communautés font de celles-ci des tiers-lieux éducatifs. Cependant, l’on ne peut nier la prégnance de croyances qui, loin de faciliter le développement de l’esprit critique, aliènent. Or la puissance de l’éducation protestante (historique) c’est “[d’engendrer] un esprit de recherche critique et le droit à la contestation et à la franchise.”105 »106
En vertu de ces arguments, nous pouvons affirmer que l’intégration néo-créole, celle qui résulte de la mixité des cultures créoles, de cette « osmoticité »107, constitue le dépassement de l’attachement à sa propre culture pour composer avec la culture de l’Autre : martiniquaise, française, européenne, et surtout, l’adopter. Car il ne s’agit pas seulement de s’insérer, c’est-à-dire « d’acquérir des codes de la société d’accueil »108, mais de s’intégrer. Ce qui revient donc à exprimer « une volonté de partager le destin d’un peuple, de s’approprier son histoire. »109 Une dialectique qui rappelle l’exigence que formule Guillaume Le Blanc, à savoir qu’« une vie d’étranger […], c’est une vie de tests montés pour s’assurer de sa capacité à être un sujet réformable, corrigible. »110 Pour nos informateurs, il y a une volonté forte de la part des enfants de ces migrants de s’intégrer. Quant aux parents, le fait de s’ouvrir à d’autres créoles montre leur désir de se faire violence pour s’intégrer et intégrer leurs enfants, car « la langue porte la culture. »111 De plus, tous les travaux soulignent la volonté pour ces parents d’accompagner l’intégration de leurs enfants par la réussite scolaire, pour faire d’eux des citoyens de cette Europe… des Tropiques ; bien que leurs enfants (dans le cas guyanais) se voient accusés d’être à l’origine de la baisse de la performance scolaire des autochtones112.
Conclusion
Par définition, les identités diasporiques sont constamment en transformation et évoluent113. Pour Édouard Glissant :
« Quand la créolisation s’accomplit, les langues créoles ne tendent plus à disparaître, elles prolifèrent sur et par elles-mêmes, dans la pire condition d’usage, non productive, elles confirment avec tous, et maintiennent, leurs fulgurances, leur imprévisible, leur imprédictible. »114
« L’étude de la créolisation des faits de culture devrait comprendre deux niveaux d’investigation : d’abord celui de l’ensemble des processus selon lesquels ils se sont transformés une fois arrachés de leur contexte social d’origine, et également le déchiffrement d’un sens radicalement nouveau. »115 L’instrument principal de cette opération est la langue, dont on sait qu’elle s’origine dans une culture qu’elle véhicule. Des recherches ont montré que le créole sert à l’intégration linguistique aux États-Unis et à l’intégration sociale116. Le créole sera même adopté comme langue de transmission de la connaissance dans le cadre de l’enseignement bilingue117. Toutes ces déterminations, que le chercheur est fondé à comprendre, attestent : « que les terres créoles ont été [et sont encore] un immense pétrin où tout ce qui entr [ait] e était/est broyé et malaxé. Puis mis en ordre selon une hiérarchie inflexible. »118
Dans le contexte martiniquais, les églises — et ici les églises (ethniques) pentecôtistes, confession en pleine expansion à travers le monde — jouent un rôle de facilitatrices d’intégration et d’éducation ; un rôle qu’ont pu mettre en évidence (pas pour les mêmes raisons), sous d’autres latitudes, les recherches de G. Bibeau au Québec. En effet, ce dernier observe que le caractère syncrétique de ces cultes pentecôtistes, les réponses métissées des pasteurs visent à orienter le processus d’individualisation qui accompagne l’insertion des immigrants119. Selon nos observations, ces pasteurs sont :
des agents sociaux qui informent leurs fidèles sur des formalités à effectuer ;
des passeurs de culture qui, par l’usage des langues créoles, contribuent à une meilleure intégration de leurs concitoyens dans la société martiniquaise et favorisent les rencontres entre fidèles autochtones et autres ressortissants de la Caraïbe.