La créolisation selon Saint-John Perse

André Claverie

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André Claverie, « La créolisation selon Saint-John Perse », Archipélies [En ligne], 3-4 | 2012, mis en ligne le , consulté le 09 mai 2024. URL : https://www.archipelies.org/1662

Saint-John Perse a transmué la « créolité » de ses origines antillaises en une nouvelle philosophie de l’interculturalité. Le poète présente cette « créolisation » comme une « bi-genèse » provoquée par le choc interculturel, interpersonnel, de la rencontre avec l’Étranger. Transposition de son contact avec le monde chinois, la « chanson » liminaire d’Anabase illustre cette scène critique du croisement civilisationnel incarné par deux instances personnelles réversibles : le Narrateur-Voyageur dont la subjectivité se trouve confrontée à l’extranéité de l’Autre. Cette confrontation avec l’Étranger, sublimée en transaction ontologique, suscite au plus intime du sujet une réactivation de ses forces créatrices, grâce à la découverte de sa propre extranéité — cette part d’inconnu où s’origine l’expression la plus authentique de sa singularité. Ni repli identitaire, ni métissage, la créolisation selon Saint-John Perse se révèle comme une dialectique des consciences qui vivifie les qualités intrinsèques des actants culturels, par la transmutation de leurs valeurs respectives.

Saint-John Perse has transmuted ‘Creolity’ from his West Indian origins into a new philosophy of interculturalism. The poet introduces this ‘creolization’ as a ‘bi-genesis’ caused by the intercultural, interpersonal shock, by the encounter with the Stranger. Transposition of its contact with the Chinese world, introductory ‘song’ of Anabasis, illustrates this critical crossing of civilizations, embodied in two reversible personal instances, the Narrator-Traveler whose subjectivity is confronted with the Stranger. This confrontation, sublimated into an ontological transaction, creates inside the most intimate part of the subject a reactivation of his creative strength, thanks to the discovery of his own foreignness – that means this unknown part which is the origin of the most authentic expression of his singularity. Neither introverted assertion of identity nor interbreeding, creolization according to Saint-John Perse is revealed as a dialectic of consciousness that enlivens the intrinsic qualities of cultural agents, through the transmutation of their respective values.

Introduction

Partir de l’expérience de ceux qui eurent pendant longtemps le monopole de la désignation de « Créoles » n’est peut-être pas sans intérêt pour cerner l’une des versions possibles de la créolisation1. Saint-John Perse, descendant des colons européens installés aux Îles, apparaît comme un interprétant d’autant plus qualifié qu’il a eu l’ambition d’élargir sa créolité à la mesure du monde ; et cela, par ce que nous appellerons une bi-genèse2, transfert des atavismes ethnoculturels sur un plan symbolique qui en modifie totalement les significations. En effet, le poète d’origine guadeloupéenne, s’impliquant sans se renier dans les espaces géographiques et culturels les plus divers, s’est transmué en Étranger, laissant dans son œuvre un témoignage de cette transaction ontologique à laquelle aucune expérience interculturelle authentique ne peut se soustraire. Au demeurant, toute identité collective pleinement assumée n’est-elle pas liée, pour chacun, à une acceptation puis un dépassement d’une tradition, comme si en choisissant de retravailler et d’actualiser un fonds de représentations et de valeurs, on se donnait une nouvelle naissance ? La translation d’une appartenance socioculturelle à une autre, comme c’est le cas pour les migrants, ne serait alors que la manifestation la plus flagrante de ce processus de ré-identification symbolique.

***

C’est lors de son séjour en Chine, dans les années 1916-1921, que le jeune diplomate Alexis Leger, va éprouver le choc interculturel3 qui va réactiver dans sa sensibilité comme dans sa réflexion les significations de son patrimoine créole indissolublement mêlé au creuset antillais et à son violent brassage de peuples. C’est en composant Anabase, que le jeune écrivain invente la nouvelle figure auctoriale désignée par le pseudonyme, « Saint-John Perse », dont les consonances suggèrent une hybridité planétaire.

Quelle pouvait donc être antérieurement à l’expérience de l’Asie, la manière d’« être créole » pour un des fils de la plantocratie antillaise qui s’est trouvé bien vite « exilé » en métropole ? La typologie de la première créolisation est trop connue, depuis les analyses des premiers chroniqueurs jusqu’aux études les plus récentes4, pour ne pas aller à l’essentiel : un éternel « balan » pour le monde créole de l’entre-deux. Tantôt le sentiment d’être aux avant-postes de l’histoire et d’élargir l’habitus européen, le propriétaire de l’« habitation » ou « habitant », trouvant dans toutes les formes d’accoutumance à l’outre-mer autant de prises d’écart ontologiques avec ceux qui sont restés dans le pays d’origine ; tantôt la certitude que le monde créole, dans son éloignement de l’Europe et dans l’urgence d’une refondation a su tirer la quintessence du génie originel. Comme l’écrit Perse dans une correspondance,

« (les) Antilles […] pour avoir profondément mêlé mon enfance à la vie animale et végétale des Tropiques, n’en demeurent pas moins pour moi de l’essence française, et la plus vieille » (551)5.

Du point de vue qui est le nôtre, ici, la caldeira antillaise se signale par une contradiction majeure : un métissage de fait, ethnoculturel, et un intégrisme des communautés marqué notamment par l’endogamie et la fixation des colons ou « békés » sur leur pureté identitaire. Chez ceux-ci, on soulignera encore la survalorisation de l’ici insulaire allant de pair avec une pulsion du départ et de l’errance, qui les affranchit de toute sécurité adoptive — contrairement aux « petits Blancs » des colonies de peuplement ensouchées dans l’ailleurs.

Comment Saint-John Perse, avec de tels impedimenta sociologiques, va-t-il naître à lui-même en se transposant dans la créolisation-monde de la postmodernité ? On se focalisera, pour éclairer cette bi-genèse persienne, sur un seul extrait de son œuvre, Anabase, la « chanson » initiale (citée intégralement en annexe). Récusant toute approche globale de l’entrecroisement des civilisations, le poète y restitue la scène critique du choc interculturel, interpersonnel, marquée par la rencontre de l’Étranger. Contrairement au réflexe ethnocentriste de rejet ou de malaise, le dépaysement se présente comme un don, une ouverture sur un monde inusité où l’imagination créatrice peut se donner carrière :

« Un homme mit des baies amères dans nos mains. Étranger. Qui passait. Et voici qu’il est bruit d’autres provinces à mon gré…».

En quelques mots, l’essentiel se dévoile dans cette rencontre régénératrice : âpreté du décentrement qui conduit le sujet à se déprendre de lui-même, en recevant le fruit de son contact avec l’Inconnu ; impulsion et ouverture sur d’autres espaces intérieurs, par une sorte de gratification spirituelle ; extranéité (ou « xénité ») qui n’exerce pas un assujettissement, un empire sans partage, mais au contraire intime à l’action, mandate le poète à conquérir d’autres territoires du moi. Dans la suite d’Anabase, les « baies amères » deviendront, par une sorte de germination imaginaire, des « semences du temps » (94) ; car le fait de croiser la route de l’étranger a inscrit le narrateur dans l’histoire, le devenir commun, et non pas dans quelque catégorie universelle de l’humain.

La dimension métaphysique, cependant, n’est pas absente de cette découverte bouleversante de l’altérité. Bien au contraire, le refrain de la chanson liminaire, suggère l’apparition de l’instance transcendantale, du daimôn intérieur, confondue avec le principe émotionnel et le sentiment d’un irréversible basculement ; le poète se découvrant étranger à lui-même, comme exilé de son « âme » :

« Je vous salue, ma fille, sous le plus grand des arbres de l’année […]. Mon âme, grande fille, vous aviez vos façons qui ne sont pas les nôtres. ».

S’agit-il ici d’une réécriture parodique de l’Annonciation, cette intrusion créatrice de l’Absolu, hétéronomie fécondante, parole céleste qui manifeste un engendrement divin dans l’espace vierge d’une conscience ? Perse veut-il donner une version laïque du mythe chrétien en signifiant que l’esprit créateur pré-assume irrationnellement l’œuvre qu’il va mettre au jour ? Une telle « présomption » mystique serait, en effet, conforme aux figures imaginaires de l’inspiration poétique dans l’œuvre de Perse et au dialogue entre animus et anima qui trame chez lui le processus créateur. Dans l’optique de la néo-créolisation mondialisée de Saint-John Perse, il y a plus ; la rencontre interculturelle devient pour le narrateur-voyageur à la fois l’occasion privilégiée d’un ressourcement de son être et d’une mise en question de ses propres fondamentaux, ainsi qu’une amorce et un déclenchement de la pulsion créatrice. La dynamique d’une « anabase », ou conquête de soi, suppose même cette confrontation entre le sujet et l’opacité de l’Étranger, comme dans l’Antiquité l’anabasis des cités grecques, placées sous le signe d’Apollon, les opposa au continent asiatique, patrie originelle de Dionysos. On notera que, dans l’interpellation de son « âme », l’énonciateur de la chanson liminaire prend conscience de sa propre extranéité grâce à la médiation du passant énigmatique, grâce à son acte-force constitué par le don de « baies amères » ; au lieu de chercher à neutraliser le choc culturel, il en accepte la puissance augurale et pour ainsi dire le contre-transfert. De fait, la rencontre de Perse avec l’Asie se révéla déterminante et fut pour lui un événement-avènement qui engagea une nouvelle poétique.6

Dans tout son potentiel herméneutique, on le voit, le poème ouvre des pistes plus prometteuses… que les commentaires de Perse lui-même dans ses Lettres d’Asie7, par exemple concernant le processus d’adaptation des êtres vivants arrachés à leur biotope originel. Voici ce qu’il en dit, en s’adressant à sa mère :

« ne vous alarmez pas, Mère créole, pour la santé de votre fils ; elle est excellente, et sortira encore plus forte de cette épreuve des hivers chinois. N’oubliez pas, je vous l’ai souvent rappelée, cette théorie indiscutable en génétique d’après laquelle toute espèce vivante, animale ou végétale, transportée au-dessus de sa latitude natale, est assurée de renforcer ses qualités de souche, par simple réaction de défense organique à la transplantation. Et vous savez déjà quelle souche fut la nôtre après trois siècles d’adaptation aux Îles. » (831).

Ce simple rappel de la créolisation antillaise permet de mesurer, par contraste, la révolution intérieure, sensible et intellectuelle, que la Chine a provoquée chez Saint-John Perse.

S’il faut lire l’entrée en matière d’Anabase, comme nous le faisons, en tant que métapoétique de la créolisation, on doit interpréter certaines données du poème comme des indications sur les conditions de l’alchimie interculturelle. La « magie » du don, de l’échange, que l’on serait tenté de qualifier, à la manière de Perse, d’« aliénation » (888) positive, suppose des circonstances favorables, des opportunités à saisir avec la vision de signes du destin. Il semble, en l’occurrence, que la relation interpersonnelle/interculturelle entre le Narrateur-voyageur et l’Étranger ne puisse opérer que sur l’arrière-plan d’une durée cosmologique qui outrepasse la mesure du temps historique ; comme si la déconstruction des codes culturels, en vue de leur recomposition, impliquait la foi ou l’intuition d’un ordre universel, préconçu dans le retour au chaos originel :

« Il naissait un poulain sous les feuilles de bronze […]

Car le soleil entre au Lion. ».

Au-delà même de toute cette configuration concrète de la rencontre, il est des éléments symboliques qui rendent compte de l’autre face, cachée, de la réalité : les soubassements de la vie morale aussi déterminants que l’habillage événementiel des phénomènes ; non que les surfaces ne soient qu’un miroitement superficiel des accidents et des différences ; au contraire, les apparences sont reliées à ce « plan absolu » que Perse reconnaissait dans la quête ontologique… conçue sans doute par lui comme une manière occidentale d’évoquer la valeur opératoire du néant ou « l’insistance extrême du vide et de l’absence » (821) que la sagesse asiatique apprend à conjurer. C’est du moins ainsi que nous comprenons la représentation allégorique suivante, dans la deuxième strophe de la « chanson » :

« et l’Étranger a mis son doigt dans la bouche des morts. Étranger. Qui riait. »

L’acte de transgression du vivant vis-à-vis de la dépouille des morts, qui peut sembler sacrilège aux yeux du visiteur, dessine en raccourci le moment de basculement dans la relation qu’il a nouée avec l’Étranger. Tous deux ne peuvent d’ailleurs se rejoindre véritablement qu’au royaume des morts, par une descente aux enfers, pour que s’opère une sorte de translation des valeurs, dans un commun défi à la mort et au néant. Le doigt de l’Étranger qui paraît sonder le silence des bouches mortes désigne de manière fulgurante pour l’homme de paroles, le voyageur-poète, l’épopée à composer :

« que la trompette m’est délice , et la plume savante […] Bitume et roses, don du chant ! Tonnerre et flûtes dans les chambres ! ».

On voit donc que derrière la transaction interculturelle de surface, se joue un drame essentiel, au plus profond de la conscience, comme une translation ontologique « aux rives des Mers Mortes » (100), ainsi que l’indique une précision ultérieure. La scène mortuaire primordiale qui, à la manière initiatique et chamanique, rappelle violemment les prérogatives absolues des vivants, a peut-être des significations déterminées, dans tel ou tel rituel funéraire que les ethnologues ou mythographes ne manqueront pas de mentionner. Ce qui importe pour le poète, c’est la puissance d’animation de l’acte symbolique de l’Étranger, sa charge imaginaire, fût-ce au prix de quelque méprise dans la manière de « traduire » et transposer le fait anthropologique. On relève d’ailleurs que le conquérant-poète du chant I d’Anabase engage son projet à partir du même motif, repris sous forme métaphorique :

« J’aviverai du sel les bouches mortes du désir !»

De manière plus générale, la scène mortuaire qui, par contraste avec le cadavre aspiré dans l’ordre universel des choses, institue l’homme comme l’existant par excellence, a sans doute constitué la « leçon » la plus probante que Saint-John Perse ait retenue de l’Asie. Il s’en explique dans une lettre à Archibald MacLeish (550) ; mais, là encore, sa poésie fait sens mieux que tout commentaire. En effet, au début du poème Vents, la réécriture d’un passage du Dict de Pama, texte tibétain traduit par C. — G. Toussaint, introduite par une assimilation entre le « Narrateur » et le « Shaman », marque également la prééminence exaltante du vivant sur l’empire et l’emprise des morts :

« Il a mangé le riz des morts ; dans leurs suaires de coton il s’est taillé droit d’usager. Mais sa parole est aux vivants ; ses mains aux vasques du futur. »8

L’intertextualité peut donc servir de paradigme au processus de créolisation et Perse lui-même considérait Anabase, dans sa fonction métapoétique, comme une forme de modélisation des entreprises humaines : « Anabase a pour objet le poème de la solitude dans l’action9 » (576). La « chanson » initiale relate un choc interculturel stimulant, l’embrayage d’une œuvre, c’est-à-dire d’une action pleinement « agie ». Le créateur, l’actant, dont les codes ont été soudainement déconstruits par l’irruption de l’Étranger, parvient à se ressaisir à un plus haut niveau de son être, et à recomposer, dans l’agir, ses ressources morales. Saint-John Perse rejette donc d’avance l’alternative que Lévi-Strauss10 croit inhérente à la créolisation et selon laquelle soit les patterns d’un groupe l’emportent sur ceux de l’autre, soit s’élabore une réalité composite irréductible par rapport aux deux patterns initiaux. Pour Saint-John Perse, les modes de vie et de représentation d’une culture donnée ne sont pas destinés à se métisser avec ceux d’un Ailleurs, si ce n’est par exception et dans des pratiques superficielles ; pas plus que la mosaïque humaine ne peut se réduire à un miroitement des contiguïtés. L’extranéité serait plutôt un discriminant, un catalyseur de l’altérité et de la différence ; cette extranéité, par un jeu de dissymétries, favorise le décapage des pratiques obsolètes chez le sujet en situation de créolisation et renforce ses « œuvres vives ». Perse appelait « carénage » (677) cette créolisation par laquelle « le monde tout entier » imprime ses forces à chaque fait humain qui désormais « s’adosse » à lui.

Dans la dernière strophe de la chanson liminaire d’Anabase, le poète nous donne en effet une image de l’homme contemporain, éternel nomade, mais préservant son idiosyncrasie, dans un monde à la fois un et éclaté, où une improbable contemporanéité se fragmente en de multiples temporalités :

« Ah! tant d’aisance dans nos voies, ah! tant d’histoires à l’année, et l’Étranger à ses façons par les chemins de toute la terre !… »

En cette fin de poème, la refondation ou créolisation du sujet s’est achevée : celui qui sera plus tard nommé « Voyageur dans le vent jaune » (108) s’est assimilé à l’Étranger, par un effet de réversibilité : l’Inconnu lui a révélé sa propre part d’extranéité.

On constate en outre que le monde de l’Ailleurs, se transforme lui aussi, sous les pas du Visiteur, à la manière de ces bronzes de la statuaire chinoise qui s’animent soudain :

« Il naissait un poulain sous les feuilles de bronze […]. Et voici d’un grand bruit dans un arbre de bronze. »

On relèvera ici que l’interpolation culturelle s’effectue dans Anabase autour de la thématique du cheval ; cet animal originaire d’Asie centrale (le cheval de Prjevalsky, ancêtre de tous les chevaux) ayant gardé toute sa fascination totémique dans d’autres aires culturelles, en Occident notamment.11

Le poème de Perse, riche de sa prosodie, de sa musicalité, avec ses harmoniques et ses changements d’octaves, se prolonge de multiples suggestions. On peut y voir un témoignage de la révolution mentale du xxe siècle où la transculturalité a pris la place de la métaphysique, dans la mesure où le relativisme culturel débouche sur une extranéité réciproque, une opacité mutuelle qui invite à explorer le mystère de l’être humain. Ainsi le questionnement sur la créolisation mondialisée reste ouvert et dans un suspens qui a valeur d’époque : pris entre le total-unité d’une histoire humaine partagée et une déclinaison des spécificités culturelles, ces deux variables s’exerçant simultanément, synchroniquement.

Quant au motif mis en refrain dans la chanson initiale d’Anabase, il ne laisse pas de signifier sur un plan ethnographique et anthropologique : on y retrouve la figure libidinale de l’inceste, formée par le couple d’un homme et de sa fille, image obsessionnelle de l’endogamie créole (Prospero/Miranda) ; mais par une subversion du topos, la « fille » est assimilée à l’« âme » du sujet, ce qui, au surplus, remet en cause l’ancienne transcendance ou hétéronomie métaphysique, en indiquant que l’homme procède de ses œuvres mêmes. Le statut de la conscience est donc totalement modifié par rapport au mythe chrétien de l’Annonciation fondé sur la Révélation et la figure de la mère salvatrice. Pour Saint-John Perse, la présence à soi-même est configurée par le double poétique, « mon frère le poète » (117) qui, dans la chanson finale d’Anabase se substitue à l’Étranger. Ce changement de la topique du sujet est interprété tout au long de dix chants du poème comme le moment épique d’une transmutation des valeurs : ce que l’Iliade présentait comme une guerre des dieux.

Conclusion

On mesure finalement toute la distance qui sépare Saint-John Perse, Segalen et Glissant dans l’appréhension du choc émotionnel du Divers. Là où Segalen, exalté par une perception individualiste et esthétique, se donne le vertige de « transfuge » culturel, Perse saisit la chance d’une nouvelle poétique qui le conduit à passer outre et refonder ses normes culturelles. Là où Glissant instaure une poétique de concentration/diffraction entre le Tout-monde et son lieu d’énonciation, Perse fait de son lieu d’énonciation une pure fiction auctoriale, infiniment décentrée, et catalysant un processus de recomposition morale, ontologique, de l’homme contemporain. Le croisement des altérités — des « xénités » — a favorisé une refondation intérieure, une métamorphose (translatio studii et imperii), une renaissance.

Annexe

Chanson (Anabase)

« Il naissait un poulain sous les feuilles de bronze. Un homme mit des baies amères dans nos mains. Étranger. Qui passait. Et voici qu’il est bruit d’autres provinces à mon gré… “Je vous salue, ma fille, sous le plus grand des arbres de l’année”.

Car le soleil entre au Lion et l’Étranger a mis son doigt dans la bouche des morts. Étranger. Qui riait. Et nous parle d’une herbe. Ah ! tant de souffles aux provinces ! Qu’il est d’aisance dans nos voies ! que la trompette m’est délice, et la plume savante au scandale de l’aile !… “Mon âme, grande fille ; vous aviez vos façons qui ne sont pas les nôtres”.

Il naquit un poulain sous les feuilles de bronze. Un homme mit ces baies amères dans nos mains. Étranger. Qui passait. Et voici d’un grand bruit dans un arbre de bronze. Bitume et roses, don du chant ! Tonnerre et flûtes dans les chambres ! Ah ! tant d’aisance dans nos voies, ah ! tant d’histoires à l’année, et l’Étranger à ses façons par les chemins de toute la terre !… “Je vous salue, ma fille, sous la plus belle robe de l’année”. »

1 Sur ce concept de « créolisation », à la fois anthropologique, historique, linguistique et littéraire, voir Carlo Avierl Célius, » La créolisation

L’idée glissantienne de miscégénation imprévisible par mise en contact interactive entre les cultures est sensiblement différente de la conception de

Pour la définition de Glissant, voir par exemple, Traité du Tout-Monde, Gallimard, 1997, p. 37 et p. 194 sq.

2 On notera que ce concept que nous avançons est nettement discriminé de la « digenèse » comme de la « genèse » définis par É. Glissant dans Faulkner

3 Sur ce phénomène, voir Magalit Cohen-Emerique, Chocs de cultures : concepts et enjeux pratiques de l’interculturalité, L’Harmattan, 2003.

4 Voir par exemple, Michel Leiris, Contacts de civilisations en Martinique et en Guadeloupe, UNESCO, 1955 (réimpression aux éditions Gallimard en 1987

5 Les chiffres entre parenthèses renvoient à l’édition des Œuvres complètes de Saint-John Perse, dans la « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard

6 Sur ce thème de la rencontre inaugurale, voir Une esthétique de la rencontre, Dominique Berthet (éd.), Collection Ouverture Philosophique-Esthétique

7 Sur le statut de ces Lettres d’Asie, et leur écriture a posteriori, voir Catherine Mayaux, Saint-John Perse, Les Lettres d’Asie, Cahiers Saint-John

8 Sur les rapports de Perse et de sa poésie avec l’Asie, voir Catherine Mayaux, Saint-John Perse Lecteur-poète. Le Lettré du monde occidental, Bern

9 Souligné par nous.

10 Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Denoël, 1987, p. 75, (1ère édition, UNESCO, 1952).

11 C’est ainsi que l’art pariétal du paléolithique accorde une place notable à la représentation du cheval. Voir A. Leroi-Gourhan, Préhistoire de l’

1 Sur ce concept de « créolisation », à la fois anthropologique, historique, linguistique et littéraire, voir Carlo Avierl Célius, » La créolisation, portée et limites d’un concept », in Universalisation et différenciation des modes culturels, Éd. Agence Universitaire de la Francophonie, Université Saint-Joseph, 1999, p. 49-95.

L’idée glissantienne de miscégénation imprévisible par mise en contact interactive entre les cultures est sensiblement différente de la conception de S. J. Perse qui illustre une recomposition mutuelle des cultures en présence, sans survalorisation du composite ou du mosaïque.

Pour la définition de Glissant, voir par exemple, Traité du Tout-Monde, Gallimard, 1997, p. 37 et p. 194 sq.

2 On notera que ce concept que nous avançons est nettement discriminé de la « digenèse » comme de la « genèse » définis par É. Glissant dans Faulkner, Mississipi, Stock, 1996, p. 266-268.
Pour expliciter la pensée de Glissant sur ce point, on se réfèrera par exemple à François Noudelmann, Pour en finir avec la généalogie, Éd. Léo Scheer, coll. « Non & Non », chap. III, p. 144.

3 Sur ce phénomène, voir Magalit Cohen-Emerique, Chocs de cultures : concepts et enjeux pratiques de l’interculturalité, L’Harmattan, 2003.

4 Voir par exemple, Michel Leiris, Contacts de civilisations en Martinique et en Guadeloupe, UNESCO, 1955 (réimpression aux éditions Gallimard en 1987). Voir aussi Mary Gallagher, La Créolité de Saint-John Perse, Cahiers Saint-John Perse, 14, Gallimard, 1998.

5 Les chiffres entre parenthèses renvoient à l’édition des Œuvres complètes de Saint-John Perse, dans la « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1972.

6 Sur ce thème de la rencontre inaugurale, voir Une esthétique de la rencontre, Dominique Berthet (éd.), Collection Ouverture Philosophique-Esthétique, L’Harmattan, 2011.

7 Sur le statut de ces Lettres d’Asie, et leur écriture a posteriori, voir Catherine Mayaux, Saint-John Perse, Les Lettres d’Asie, Cahiers Saint-John Perse, 12, Gallimard, 1994.

8 Sur les rapports de Perse et de sa poésie avec l’Asie, voir Catherine Mayaux, Saint-John Perse Lecteur-poète. Le Lettré du monde occidental, Bern, Peter Lang, 2006.

9 Souligné par nous.

10 Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Denoël, 1987, p. 75, (1ère édition, UNESCO, 1952).

11 C’est ainsi que l’art pariétal du paléolithique accorde une place notable à la représentation du cheval. Voir A. Leroi-Gourhan, Préhistoire de l’art occidental, Éd. L. Mazenod, 1971.

André Claverie

CRILLASH, Université des Antilles et de la Guyaneandre.claverie0555@orange.fr

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