Introduction
La culture créole martiniquaise, culture « non atavique », est héritière non seulement des traditions culturales et artisanales amérindiennes ainsi que des relations communautaires et des pratiques magico-religieuses africaines, mais aussi — on a tendance à l’oublier — de nombre de traditions issues de la culture populaire française. Ce sont, en effet, les premiers colons, ceux du début du xviie siècle, qui ont apporté dans leurs bagages le carnaval, le « chanter-noël », le « bal des bouquets », la sérénade, les combats de coqs, la magie blanche et les petits ouvrages de colportage tels que Le Grand Albert ou Le Petit Albert. À cette liste, il convient d’ajouter le charivari, terme qui s’est trouvé être créolisé sous la dénomination de « chalbari ». Il s’agit d’une vieille coutume paysanne française, et plus largement européenne, dont on trouve trace à l’écrit dès le xve siècle, coutume qui fut abondamment décrite, d’abord par les érudits locaux, ensuite par les folkloristes des xviiie et xixe siècles, avant de susciter l’intérêt des ethnologues et anthropologues du xxe. Les derniers charivaris eurent lieu dans l’immédiat après Seconde Guerre mondiale, l’ultime description écrite étant datée de 1942, lorsqu’en Gascogne, une femme fut « charivarisée » parce qu’elle était liée aux occupants allemands. Très significativement, la principale chanson de dérision à son encontre est en gascon : « Qu’as lo cu tot escunhat per aquets de la Germani » (« Tu as le cul tout défoncé par ceux de Germanie »), variété occidentale d’occitan qui se mettra à décliner, elle aussi, à peu près à la même époque.
Le charivari français et européen consiste à organiser un tapage conséquent aux abords de la maison d’un couple qui vient de se marier, cela durant des nuits entières (l’un d’eux a même duré deux mois en Vendée) à l’aide d’instruments de musique hétéroclites et improvisés allant de la casserole jusqu’au fer à cheval en passant par la boite métallique, les grelots, les cymbales ou encore le tambourin ; ce vacarme étant accompagné de chansons grivoises, voire salaces à l’endroit dudit couple. Cette pratique, essentiellement paysanne, mais pouvant parfois se dérouler dans les bourgs, était motivée par une union maritale jugée scandaleuse par la communauté :
– différence d’âge trop grande entre les conjoints (un veuf ou une veuve qui se remarie avec quelqu’un de beaucoup plus jeune)
– différence de niveau social (une personne riche épousant une personne de condition modeste)
– conduite supposée contraire à la morale d’un des conjoints (le plus souvent, une femme connue pour avoir trompé son premier mari)
– mariage d’une fille enceinte parée des attributs de la virginité, etc.
Le charivari était organisé par la jeunesse des villages, de manière plus ou moins spontanée, celle-ci exigeant souvent le paiement de droits, en espèces sonnantes et trébuchantes, pour que cesse ce qui peut être considéré comme une sorte de carnaval puisque dans certains cas, les charivariseurs brandissaient des effigies des nouveaux mariés. Carnaval qui pouvait se terminer de façon tragique quand l’on songe au fameux « bal des bouquets » de 1393, l’une des rares fois où le charivari fut organisé par la noblesse. Le roi Charles VI, réputé faible d’esprit, décida d’en organiser un à la cour à l’occasion du remariage d’une demoiselle d’honneur de son épouse. Pour pimenter le spectacle, le monarque et cinq autres nobles se déguisèrent en « Sauvages », se couvrant les corps de plumes et de poils d’étoupe, lesquels prirent feu à cause d’un flambeau, entraînant la mort des cinq individus en question qui avaient eu l’idée saugrenue de s’attacher entre eux. On est en droit de penser que cet accident dissuada définitivement la noblesse, et plus tard, la bourgeoisie, d’organiser des charivaris.
Comment et pourquoi une telle coutume a-t-elle été transplantée aux Antilles ? À quoi correspond le charivari en contexte colonial ? Comment s’est-elle transmise des Blancs aux Mulâtres et aux Noirs ? Qu’est-ce qui se cache derrière la créolisation du charivari en « chalbari » ? Telles sont les questions auxquelles nous tenterons de répondre en recourant aux documents écrits pour le charivari français et à des enquêtes de terrain pour le « chalbari » créole. En effet, le tout dernier « chalbari » recensé à la Martinique, à notre connaissance en tout cas, s’est déroulé en 1976 dans la commune du Saint-Esprit, dans le centre-sud de l’île donc, et nous avons pu nous entretenir avec ceux qui en avaient été les victimes. Notons au passage que le « chalbari » créole a survécu trois à quatre décennies de plus que son alter ego européen. Cependant, nous n’avons trouvé aucune description écrite du « chalbari », hormis une brève mention dans l’ouvrage d’Eugène Revert, La Magie antillaise, datant de 1951, encore qu’il ne s’agisse pas là d’une source de première main, mais de la citation d’un extrait d’une monographie inédite d’un certain Symphor, produite à l’occasion du Tricentenaire du rattachement des Antilles à la France, en 1935.
1. Penser le « Nouveau Monde »
1. 1. Un foisonnement de concepts
La rencontre entre peuples de cultures différentes, suite notamment au processus de colonisation du monde entamé il y a cinq siècles par l’Europe, a entraîné l’apparition dans les sciences humaines — en premier lieu dans le domaine de l’anthropologie — d’une série de concepts qui tentent de définir ladite rencontre : acculturation, transculturation, syncrétisme, hybridité culturelle, créolisation, etc. Il n’est guère aisé de s’y retrouver dans les multiples formulations et reformulations de ces concepts. L’école allemande, par exemple, réserve le terme d’« acculturation » à l’introduction/imposition d’un trait culturel étranger au sein d’une culture donnée et celui de « transculturation » à l’apparition d’un trait culturel nouveau, de manière endogène, alors que l’école hispanophone (notamment le Cubain Fernando Ortiz, créateur du néologisme « transculturation ») ne fait pas cette distinction. Sans compter que très souvent, ces phénomènes sont étudiés à partir d’une seule culture, l’acculturation étant perçue comme un emprunt à sens unique d’une culture non européenne, et donc peu avancée technologiquement, à une culture européenne.
Ce foisonnement conceptuel, s’agissant de la Caraïbe et des Amériques en général, ne peut, à notre sens, être surmonté qu’à partir de la distinction fondamentale établie par Édouard Glissant (1990) entre « cultures ataviques » et « cultures non ataviques », ce que l’on peut géographiquement représenter de la sorte :
– cultures ataviques : Europe, Afrique, Asie et Océanie (ou « Ancien Monde »).
– cultures non ataviques : Amériques (ou « Nouveau Monde »).
Lorsqu’en effet, un trait culturel européen pénètre dans une culture atavique, on peut parler d’acculturation. La généralisation de la monogamie dans le monde arabo-musulman par exemple, quand bien même la constitution de tel ou tel pays continue à autoriser la polygamie, est un emprunt qui vient modifier de manière considérable les structures familiales de ce monde. De même que l’institution du concubinage en Chine, institution millénaire, est mise à bas par la révolution marxiste (et donc eurocentrée) de 1949. Mais s’agissant des cultures non ataviques, essentiellement sud-américaines et caribéennes, où les cultures d’origines (amérindiennes) ont été balayées ou profondément marginalisées et où est apparue une nouvelle culture composée tout autant d’éléments européens, africains et asiatiques que de restes de culture amérindienne, il paraît difficile de parler d’emprunt. Cette nouvelle culture ne préexiste pas à la colonisation comme ce fut le cas en Afrique, dans le monde arabe, en Asie et en Océanie : elle naît du processus colonial lui-même. Les Européens sont donc partie prenante de ladite culture et de la prise de conscience de l’émergence de cette dernière. Tous les grands libérateurs des Amériques (Simon Bolivar, José Marti, Pedro II, etc.), à l’exception d’Haïti, ne furent-ils d’ailleurs pas des descendants d’Européens ?
En fait, la différence fondamentale entre sociétés ataviques et sociétés non ataviques peut se résumer à cette distinction fondamentale opérée par Tzvetan Todorov (2008 : 123) :
« La différence n’est pas entre sociétés pluriculturelles et sociétés monoculturelles, mais entre celles qui, dans l’image qu’elles se font de leur identité, acceptent leur pluralité intérieure en la mettant en valeur et celles qui, au contraire, choisissent de l’ignorer et de la déprécier. »
La Martinique fut créée de toutes pièces sur les ruines de l’ancienne Jouanakaéra (ou « île aux iguanes ») des autochtones caraïbes, décimés au xviie siècle, et par le mélange brutal (esclavage et système plantationnaire), cela trois siècles et demi durant, d’Européens et d’Africains, et, plus tard, d’Indiens, de Chinois et de Syro-libanais. Certes, la culture européenne y fut dominante, comme partout ailleurs aux Amériques, mais elle fut contrainte de s’adapter à un nouvel environnement, d’intégrer des pratiques amérindiennes, caraïbes et indiennes, lesquelles, quoiqu’en situation d’infériorité, contribuèrent fortement à l’apparition de cette culture néo-américaine qu’est la culture créole. Seule l’idéologie a réussi, un temps, à faire croire que les échanges furent à sens unique (des « civilisés » européens vers les « sauvages » amérindiens, noirs et indiens). Les « sauvages » ne se sont aucunement acculturés, ils ont contribué tout autant que les « civilisés » à inventer cette culture inédite, leur empreinte étant même dominante dans certains domaines tels que la cuisine, la musique ou la pharmacopée.
1.2 Le concept de créolisation
Il nous semble, par conséquent, que de tous les concepts en concurrence pour désigner les contacts culturels dans le Nouveau Monde, celui de « créolisation » est le plus adapté pour pouvoir étudier lesdits contacts. Celui d’« acculturation » est, on l’a vu, largement impropre. Celui de « métissage » met trop l’accent sur l’aspect ethnique ou biologique du phénomène, d’autant qu’il en est venu peu à peu à servir de masque au blanchiment ou à la « lactification » selon l’expression de Frantz Fanon (1952) dans des sociétés déjà fortement marquées par le préjugé de couleur. « Hybridité culturelle » également est lourd de connotations biologiques. « Transculturation » par contre, dans la définition qu’en donne Fernando Ortiz (rééd. 2011 : 43), traduit mieux la complexité des interactions culturelles dans le Nouveau Monde :
« La transculturation est un ensemble de transmutations constantes ; elle est créatrice et jamais achevée ; elle est irréversible. Elle est toujours un processus dans lequel on donne quelque chose en échange de ce que l’on reçoit : les deux parties de l’équation s’en trouvant modifiées. Il en émerge une réalité nouvelle, qui n’est pas une mosaïque de caractères, mais un phénomène nouveau, original et indépendant. »1
Ce concept met à juste titre l’accent sur l’aspect dynamique du phénomène d’une part, et sur son inachèvement de l’autre, sur son côté « créatif ». Mais il présente des points critiquables, s’agissant notamment de son irréversibilité, de son postulat du « donner-recevoir » et de l’affirmation de son caractère non « mosaïque ». Si l’on examine la musique noire américaine, par exemple, on constate, dans le blues et surtout le jazz, puis, plus tard, dans le rap et le R’NB, l’abandon des instruments africains ou leur absence d’utilisation (tambour, balafon, xylophone, etc.) au profit de leurs alter egos européens (saxophone, contrebasse, guitare, piano, etc.). Cette « transculturation » est-elle pour autant « irréversible » ? Il semble que non puisqu’à la suite des mouvements de revendication noire aux États-Unis dans la seconde moitié du xxe siècle et du changement de dénomination des populations concernées (on passe de « Negro » à « Black American », puis à « African-American »), on assiste, ici et là, à une réintroduction d’instruments de musique africains, en particulier le tambour. Dans les territoires antillais ou sud-américains (Guyana, Surinam) où furent introduits des travailleurs engagés venus d’Inde, on se rend compte du même phénomène au niveau vestimentaire cette fois. Les femmes indiennes du milieu du xixe siècle étaient toutes vêtues de sari ou d’un autre vêtement indien traditionnel, puis elles finirent par adopter les vêtements européens (robe, jupe, corsage, etc.) avant de revenir de manière ostentatoire, comme c’est le cas à Trinidad aujourd’hui, et cela suite à la revendication de l’« indianité », au costume national indien. Sans multiplier les exemples, il est facile de montrer, quel que soit le domaine considéré, qu’aucun phénomène de transculturation n’est « irréversible ».
Notre deuxième critique porte sur l’idée qu’il s’agirait d’un « … processus dans lequel on donne quelque chose en échange de ce que l’on reçoit », vision par trop édénique de la conquête des Amériques et du génocide des Amérindiens, de la mise en esclavage des Noirs, puis de l’« engagisme » des Indiens et des Chinois. On peut d’abord se poser la question du « qui donne » et « qui reçoit » ? Ou plus exactement, du qui est en position de donner et qui est en position de recevoir ? Sans compter que le verbe « donner » lui-même est sujet à caution, car impliquant une sorte d’égalité, ou de comparabilité, entre donateurs et receveurs. Pendant les deux siècles et demi d’esclavage, les Noirs n’avaient pas le statut d’êtres humains et pouvaient être vendus à l’égal du bétail ou des propriétés terriennes. On voit mal ce qu’ils pouvaient « donner » au maître blanc, lequel leur imposait plutôt ses pratiques culturelles (langue, religion, etc.). En réalité, les esclaves résistaient à cette acculturation de manière active (marronnage) ou passive (derrière chaque saint chrétien se cachait une divinité africaine comme dans le vaudou ou le candomblé) et n’acceptaient du maître que les traits culturels qu’ils estimaient utiles ou indispensables à leur survie. Et si ces mêmes maîtres intégraient parfois à leur quotidien des pratiques d’origine amérindienne ou africaine, c’était le plus souvent à leur insu, ou parce qu’ils n’avaient pas le choix (pour fabriquer la farine de manioc, les premiers colons furent bien obligés d’adopter la technique amérindienne d’extraction du mortel acide prussique contenu dans la racine de ce tubercule). Si donc il y a bien eu un « donner et recevoir » dans le processus de création de la nouvelle culture apparue sur le continent américain à partir de la conquête, celui-ci s’est opéré de manière beaucoup moins égalitaire ou idyllique que le laisse accroire la formulation de Fernando Ortiz.
S’agissant enfin du côté « non mosaïque » du phénomène, on peut, là encore, émettre des doutes. En effet, c’est justement parce qu’aucune acculturation ou transculturation n’est irréversible qu’on aura affaire à une société certes nouvelle, certes originale, mais présentant de nombreux aspects disparates. Pour reprendre les deux exemples évoqués plus haut, vont cohabiter une musique noire américaine n’utilisant que des instruments européens et une autre qui en réintroduira certains d’origine africaine ; et vont se croiser dans la rue, des Indo-antillaises vêtues à l’européenne et d’autres qui se seront réapproprié le sari. Ou encore, le culte vaudou, éradiqué au cours la colonisation en Martinique, fera sa réapparition clandestinement, par le biais de « oumfò »2 construits par les immigrés haïtiens dans certains quartiers populaires (Trénelle, Volga-Plage, etc.) de Fort-de-France, lesquels draineront une fraction de la population autochtone.
Le concept de créolisation nous paraît donc le plus efficace pour décrire le processus qui a donné naissance aux sociétés antillaises et sud-américaines, parce que tout en intégrant les aspects mis en exergue par les autres concepts (caractère dynamique, inachèvement du phénomène, etc.), il en ajoute trois autres qui nous semblent déterminants : la réversibilité, le caractère mosaïque et l’imprévisibilité. Nous avons évoqué les deux premiers, le troisième, souligné par Glissant, renvoie à l’idée que les mêmes causes (ou des situations similaires) ne produisent pas forcément des résultats identiques. Aucune des îles de l’archipel Caraïbe, même dans les Petites Antilles, n’a connu la même évolution culturelle. D’où, pour ne prendre que ce seul exemple, la stupéfaction des Martiniquais se rendant à Sainte-Lucie, distante d’à peine trente kilomètres, et y découvrant que la country music étasunienne y est populaire alors même qu’aux États-Unis il s’agit d’un style musical de rednecks (Petits Blancs éventuellement racistes) que les Noirs américains ne goûtent guère. L’imprévisible tient ici au fait que lors de la création de la première station de radio à Sainte-Lucie, dans les années 1930, le seul et unique speaker fut longtemps un Blanc américain qui diffusa à longueur de temps et des années durant, de la country music.
2. Le charivari de la période coloniale
2. 1. Petits Blancs et matrimonialité
C’est sans doute l’éruption de la montagne Pelée en 1902 qui a sonné le glas d’une catégorie sociale très présente durant les deux premiers siècles de la colonisation aux Antilles : les Petits Blancs. Dès lors, dans l’imaginaire social martiniquais, un Blanc natif, un « Béké » comme on dit en créole, ne peut être que quelqu’un de riche ou en tout cas d’aisé. Les Antillais de couleur ont du mal à imaginer aujourd’hui que pendant très longtemps, il y eut des Blancs qui exerçaient des professions aussi modestes et diverses qu’ouvriers agricoles, cordonniers, tonneliers, forgerons, petits commerçants ou encore gens de maison. Or, la grande majorité des colons qui s’installa en Martinique à compter de 1635 provenait des couches populaires des régions rurales du nord-ouest de la France : Vendée, Poitou, Normandie, Bretagne, etc. Les seuls nobles étaient quelques cadets de famille dont on sait qu’ils étaient privés de tout héritage par le droit d’Ancien régime. Ces ruraux pauvres donc, pour la plupart, ne parlaient pas le français, langue qui n’était pas encore standardisée3, mais les dialectes d’oïl, et il est facile, comme l’a fait le philologue haïtien Jules Faine, de repérer plus d’une centaine de mots normands, par exemple, dans le créole actuel. Faut-il rappeler aussi que l’école laïque, gratuite et obligatoire n’existant pas encore au xviie siècle, ces colons étaient non seulement dialectophones, mais ne savaient, pour la plupart, ni lire ni écrire. Dans les Annales du Conseil Souverain de la Martinique datées de 1776 (plus d’un siècle et demi après le début de la colonisation donc), on trouve la mention stupéfiante d’un certain Jean Pitot, Saintongeais, épousant une négresse libre, incapable de signer son nom alors que celle-ci le savait.
Ce sont ceux parmi ces fameux « engagés » ou « trente-six mois » (qui travaillèrent un temps dans les champs de canne à sucre et autres, aux côtés des esclaves noirs) qui n’accédèrent pas à la grande propriété foncière qui en vinrent à constituer le groupe des « Petits Blancs » que nous avons évoqué plus haut. Ces engagés transportèrent donc aux Antilles les us et coutumes de leurs provinces, et le groupe de « Petits blancs » qu’ils générèrent (plus que ceux qui devinrent de grands propriétaires) continua à les faire vivre. Cela dans un contexte marqué par la sévère absence de femmes blanches. Rares étaient, en effet, celles qui osaient braver un voyage transatlantique d’une durée d’un mois et demi, à bord d’un navire dont l’équipage était souvent composé de rustres, voire de repris de justice. D’où les lettres incessantes des colons adressées au Cardinal Richelieu pour qu’il envoie des femmes aux colonies, demande que celui-ci ne put satisfaire qu’en faisant ramasser des prostituées sur les quais de Nantes, Bordeaux ou La Rochelle et parfois, en faisant enlever des jeunes filles dans les orphelinats.
Ce manque de femmes blanches dans les débuts de la colonisation poussa les premiers colons à se tourner vers les femmes caraïbes, puis les négresses, entraînant un phénomène massif de métissage et la création du groupe dit « mulâtre ». Il faut aussi tenir compte de deux autres facteurs importants :
– l’espérance de vie plutôt faible à l’époque en Europe et encore plus faible aux colonies à cause du climat tropical et surtout des maladies auxquelles les Européens n’étaient pas accoutumés. On la situe autour d’une cinquantaine d’années pour les Blancs et à moitié moins chez les Noirs.
– le fait que, génétiquement parlant, la femme est en quelque sorte programmée, quelle que soit l’ethnie, pour vivre plus longtemps que l’homme.
Rareté des femmes blanches (et même noires) donc, espérance de vie limitée et moindre longévité du genre masculin vont lourdement peser sur le charivari français lorsqu’il sera transplanté dans les colonies des Antilles. En clair, plus que partout ailleurs, il y avait une véritable lutte pour la femme dans ces dernières et c’est la femme blanche, la seule femme blanche, que protégera le fameux Code Noir de 1685 et les autres textes qui suivront, lorsqu’ils interdiront non seulement les mariages entre Blancs et Noirs, mais aussi les relations sexuelles entre les deux ethnies. En effet, si le Blanc créole interdit sa femme au Noir, pratiquant ainsi une stricte endogamie, il a loisir d’user à sa guise de la femme noire. Là encore, les historiens pointeront du doigt la misère sexuelle de l’esclave noir, privé de partenaire, d’un côté par un maître blanc prédateur et d’un autre côté, par la coutume de l’étalon consistant à faire un esclave d’apparence robuste s’accoupler avec toutes les négresses de l’« habitation »4. Il faut se garder d’oublier également que les bateaux négriers transportaient en moyenne deux hommes pour une femme.
Si donc le cadet de famille ou le colon fortuné avait la possibilité de trouver assez facilement une conjointe, il n’en allait pas de même pour les Petits Blancs. Or, ces derniers, outre le fait qu’ils avaient besoin de disposer d’une partenaire sexuelle à domicile, recherchaient également la respectabilité que seul pouvait conférer le mariage. Ceux qui avaient pu survivre aux privations et aux duretés de la période de trente-six mois qu’exigeait leur engagement se voyaient éventuellement octroyer des terres de manière à pouvoir s’installer définitivement dans la colonie avec l’espoir de devenir des Békés à leur tour. On oublie, là encore, que tout au long du xviie siècle et même au début du siècle suivant, nombre d’immigrants européens firent le voyage du retour vers l’Europe, n’ayant pu, pour des raisons matérielles (et matrimoniales) le plus souvent, trouver moyen de prendre souche aux colonies.
2. 2. Lutte pour les femmes
On comprend donc pourquoi une coutume paysanne telle que le charivari, totalement absente des villes portuaires liées au commerce triangulaire, a pu être transplantée à la Martinique et à la Guadeloupe. Davantage qu’en France, il apparaît, au premier abord, que le charivari a constitué une forme de contrôle social sur la matrimonialité dans la mesure où la pénurie de femmes blanches et l’impossibilité d’épouser des femmes noires conduisaient les Petits Blancs à se livrer à une guerre farouche pour les rares épousables qui étaient disponibles. Le mariage le plus réprouvé en France était celui que contractait une veuve avec un homme plus jeune parce que dans ce cas, il était vécu comme une forme de gaspillage puisque nulle progéniture ne pouvait résulter d’une telle union à cause du phénomène de ménopause, alors que l’inverse, bien que charivarisable, l’était moins puisqu’un vieillard de quatre-vingts ans, pour peu qu’il soit en relative bonne santé, peut toujours procréer avec une jeune femme. Or, si en France, il y avait une quasi-parité numérique entre le groupe des hommes et celui des femmes en âge de se marier, il n’en allait pas de même aux colonies, comme nous venons de le voir. C’est ce qui explique qu’en Martinique l’union la plus charivarisée était celle d’un veuf avec une femme plus jeune parce que le premier privait ainsi un colon encore dans la force de l’âge de toute possibilité de fonder une famille et donc de s’installer définitivement dans la colonie. Cela explique aussi pourquoi alors qu’en France le charivari était souvent interdit par la loi et les contrevenants condamnés à de lourdes amendes et parfois à la prison en cas d’exactions physiques contre le couple incriminé, ce qui n’était pas rare, en Martinique on ne trouve nulle trace de tels édits. On peut supposer que les autorités coloniales, soucieuses du développement et de la pérennité des colonies, n’étaient, elles non plus, guère favorables à des unions dépareillées qui avaient pour conséquence de plonger dans la désespérance des hommes jeunes dont les bras étaient indispensables en ces périodes de défrichement des îles et d’installation de plantations de canne à sucre. Nous appuyons cette hypothèse sur un article peu commenté du Code Noir, l’article 9 qui stipule que si une négresse est reconnue avoir été mise enceinte par son maître, elle lui est aussitôt retirée et ne pourra jamais plus prétendre à l’affranchissement. Mais ledit article précise quelque chose d’important pour notre sujet, à savoir que si le maître blanc est célibataire, il a l’obligation d’épouser son esclave noire, laquelle devient du même coup une femme libre.
Dans la période coloniale donc, ou plus exactement esclavagiste, celle qui va du début du xviie siècle jusqu’au milieu du xixe, c’est-à-dire à 1848, date de l’abolition, on peut affirmer que le charivari est l’affaire des Blancs et d’eux seuls. Des Petits Blancs surtout. Certes, assez vite, sous l’influence des autorités religieuses, le mariage des Noirs fut encouragé, mais celui-ci n’était aucunement gravé dans le marbre de la loi puisque non seulement les futurs époux devaient obtenir au préalable l’accord du maître blanc, mais ce dernier pouvait aussi à tout moment vendre le mari ou la femme esclaves à un autre maître dont la plantation pouvait se situer à des kilomètres de là. Le mariage des Noirs n’était donc qu’une institution provisoire, précaire, toujours révocable, d’autant que de telles unions étaient fréquemment décidées par les maîtres sans demander leurs avis aux esclaves concernés. Enfin, si les Noirs souffraient de la pénurie de femmes à l’instar des Blancs, il leur aurait été impossible d’organiser des charivaris, tout rassemblement d’esclaves non autorisé passait pour un début de révolte et était immédiatement réprimé. De toute façon, le charivari suppose que le couple disposât d’un domicile à lui, ce qui n’était le cas que des rares nègres affranchis et des hommes de couleur libres. On peut penser, toutefois, que la coutume du charivari s’est transmise à ces derniers par le truchement du groupe des Petits Blancs. Notons, par ailleurs, que le charivari n’existait pas du tout en Afrique, où l’on pratiquait dans certaines ethnies le lévirat (la veuve est épousée par le frère de son mari décédé) ou, plus rarement, le sororat (le veuf épouse la sœur de sa femme décédée).
3. Charivari et « Chalbari » : de la vie communautaire à l’invention de la vie privée
Avant de nous intéresser au « chalbari », variante créolisée donc du charivari, il convient de s’interroger, d’un point de vue anthroposociologique, sur la nature même de ce phénomène, au-delà des contingences historiques que nous venons d’évoquer. À quoi, à quelle conception de la vie en société, à quelle demande sociale correspond cette institution proprement carnavalesque ? On devine que les explications proposées par les érudits locaux, les folkloristes et les anthropologues sont très diverses. Arnold Van Gennep (1998 : 534), l’un des plus célèbres folkloristes français de la fin du xixe siècle, considère qu’il est motivé par le fait :
« … d’un manque à gagner… ou manque à s’amuser… qui met en marche l’organisation locale de la jeunesse et, par contrecoup, la communauté tout entière, une noce étant toujours un événement qui excite la collectivité… »
D’autres y ont vu un moyen d’écarter les influences néfastes des nouveaux mariés grâce au vacarme assourdissant du charivari. Pour certains encore, il avait pour but de dénoncer un grave manquement aux règles matrimoniales de la communauté. Cette dernière explication est la plus communément admise, dans la mesure où dans la France rurale d’avant le XXe siècle coexistaient des règles coutumières et des règles juridiques écrites. Si, au niveau juridique, il n’y avait aucun texte s’opposant au remariage d’un veuf ou d’une veuve avec quelqu’un de beaucoup plus jeune (le Code civil n’imposant à la femme qui avait perdu son époux qu’un délai de viduité), au niveau coutumier, comme on le voit, ce type d’union était fortement condamné. Cela nous permet de replacer le charivari dans le cadre d’une société rurale au sein de laquelle la notion de vie privée est toute relative, sinon inexistante, puisque la jeunesse célibataire des villages, presque toujours à l’origine de l’événement, parvenait à rallier à elle la quasi-totalité de la population. Dans cette perspective, le charivari peut être perçu comme une forme de contrôle social extrêmement puissant. Mais deux objections viennent immédiatement à l’esprit pour, non pas rejeter cette hypothèse, mais l’affiner : tout d’abord, aucun charivari n’a jamais réussi à empêcher une union jugée contraire aux règles coutumières puisque dès la publication des bans de mariage, soit avant l’officialisation, dans certaines régions telles que la Touraine, il se mettait en route, assiégeant le domicile du veuf et de la veuve que l’on accablait de quolibets au son d’instruments divers ; ensuite, aucun charivari n’a jamais non plus réussi à briser une union dûment célébrée dans le cadre des lois écrites, ceci même lorsque l’un des conjoints voyait révéler son caractère volage ou ses supposées turpitudes sexuelles.
La question qui se pose est donc la suivante : à quoi sert le charivari puisqu’il ne parvient jamais à dépasser le stade de la dénonciation ? L’explication proposée par l’anthropologue Claude Karnoouh (1981 : 38) nous semble être la plus recevable en ce qu’elle récuse les explications fonctionnalistes les plus répandues :
« Rien dans le déroulement du charivari, écrit-il, ne permet de l’identifier au désordre échevelé, à l’inorganisation : au contraire, il possède une haute énergie organisatrice qui se perçoit plus simplement à l’occasion des remariages, quand il offre le spectacle du mariage dérisoire… Le charivari inverse les valeurs sociales et morales normalement attachées au mariage. »
Et Karnoouth d’avancer l’idée séduisante que ce n’est ni l’écart d’âge entre les époux ni la différence de fortune ni le caractère volage de l’un d’eux qui suscite un tel raffut et une telle réprobation, mais bien le caractère socialement inquiétant, voire déstabilisant, du veuvage dans des sociétés où les groupes d’appartenance (jeunes, vieux, célibataires, mariés, paysans, bourgeois, etc.) sont assez rigides. Car, en effet, le veuf ou la veuve possèdent un statut ambigu : ils ne sont pas de vrais célibataires puisqu’ils ont déjà été mariés et certaines croyances chrétiennes paysannes font perdurer cette institution, sacrée à leurs yeux, qu’est le mariage, au-delà de la mort de l’un des conjoints. Le veuf ou la veuve sont quelque part encore liés au conjoint décédé. Mais, d’un autre côté, la disparition physique de ce dernier fait du survivant un homme et une femme libre de facto de toute attache et pouvant donc se comporter exactement comme un célibataire. En bref, le veuf ou la veuve sont difficilement classables dans un groupe d’appartenance précis et constituent une sorte de population flottante (nous disons « population » parce que le veuvage était beaucoup plus fréquent qu’aujourd’hui où l’espérance-vie dépasse largement les soixante-dix ans) qui menace l’équilibre de la communauté et qu’il faut parvenir à contrôler. Or, on le sait, la plupart des communautés rurales d’Europe de l’Ouest d’avant le XXe siècle s’appuyaient sur la monogamie, laquelle était d’ailleurs favorisée par un christianisme (la fameuse « foi du charbonnier ») beaucoup plus puissant que de nos jours. Le veuf ou la veuve seraient donc des personnes potentiellement dangereuses pour l’institution monogamique et le charivari aurait dès lors pour but, non pas tant de dénoncer leur remariage, ce que nous pousse à croire une observation superficielle, mais bien de dissoudre définitivement, d’une part, les liens du premier mariage auquel le décès de leur conjoint n’avait pas mis un terme définitif, et d’autre part, de réaffirmer la prééminence de la monogamie. En effet, sans le charivari, le remariage risquerait d’être perçu comme une sorte de bigamie. Et Françoise Zonabend (1981 : 378) d’émettre l’idée suivante :
« La présence du mort apparaît donc comme la raison profonde du charivari, le remariage n’est que le prétexte. »
4. Le charivari créole ou « chalbari »
4. 1. Mariage et matrimonialité en terre créole
Comment une telle institution a-t-elle pu se transmettre aux populations de couleur des Antilles et pour quelles raisons ? On constate, tout d’abord, que Noirs et Mulâtres ont été longtemps au contact des Petits Blancs jusqu’à la fin du XIXe siècle, certains de ces derniers étant parfois moins fortunés que nombre de riches mulâtres. Rappelons au passage qu’il est arrivé à des propriétaires terriens mulâtres de posséder des esclaves noirs, chose qui peut paraître aberrante pour nos regards modernes. Émile Hayot (1971 : 8) note à cet égard :
« Ambitieux et habiles, beaucoup d’entre eux acquirent dès le milieu du XVIIIe siècle une certaine aisance ; ils possédaient des esclaves et formaient une classe nettement supérieure, par l’instruction et la fortune, à celle des Petits Blancs qui végétaient à Fort-Royal. »
Avant l’abolition de 1848 donc, il existait une population d’hommes de couleur libres en Martinique, composée majoritairement de mulâtres, mais aussi de Noirs, dont les droits et devoirs étaient sévèrement encadrés par divers textes de loi. En fait, ce groupe fut très vite perçu comme une menace par le groupe des Blancs créoles, comme on peut le voir dans Les Mémoires d’un colon à la Martinique de Pierres Dessales (1832 : 67), Blancs créoles qui s’indignaient qu’il cherchât à les imiter en tous points, tout en s’appuyant sur les lois de la métropole pour acquérir de nouveaux droits. S’il était possible à un homme de couleur libre d’épouser une femme esclave, on comprend que de telles unions étaient fort rares, ne serait-ce que parce que le Code Noir disposait que la progéniture d’un tel couple suivrait la mère, c’est-à-dire serait esclave elle aussi, en accord avec la loi romaine du « Partus sequitur ventrem ». Les hommes de couleur libres, en bonne logique, préféraient épouser des personnes de même statut qu’eux, chose qui a eu pour conséquence d’autonomiser encore plus le groupe « mulâtre » par rapport aux Noirs, à tel point qu’au XIXe siècle, il était courant dans la presse martiniquaise et dans les ouvrages publiés par des auteurs locaux tels que Gaston Souquet-Basiège dans Le Préjugé de race aux Antilles (1883), de parler de « race blanche », « race jaune » et de « race noire ».
Nous ne disposons malheureusement pas de documentation écrite sur d’éventuels charivaris pratiqués avant l’abolition par les hommes de couleur libres, mais on est en droit de supposer qu’ils les pratiquaient eux aussi, car au sein de leur groupe, il y avait également pénurie de femmes pour la raison que nombre de ces dernières préféraient le statut de maîtresses, de femmes entretenues par quelque riche Blanc créole. Ce sont les célèbres femmes « matador » de Saint-Pierre décrites par Effe Géache dans son ouvrage licencieux Une nuit d’orgie à Saint-Pierre (1892). Ces belles mulâtresses, chabines ou câpresses, en nombre assez conséquent, se faisaient louer des appartements ou des maisons par leur amant blanc créole et passaient leurs journées à se pomponner et à s’attifer dans l’attente de la visite, le plus souvent nocturne, de leur protecteur, lequel leur allouait aussi des sommes d’argent conséquentes. Ces demi-mondaines n’étaient donc pas disponibles pour les hommes de leur classe, à savoir celle des hommes de couleur libres, d’où la relative pénurie que nous avons soulignée.
À l’abolition (1848), les Noirs, quant à eux, n’auront comme premier souci, légitime au demeurant, que de parvenir à être considérés comme des citoyens à part entière et se détourneront progressivement de la langue et de la culture créoles. Dans cette optique, la maîtrise de la langue française et la légalisation du concubinage par le mariage deviendront des objectifs prioritaires, en tout cas au sein des premières générations de Noirs ayant réussi à s’affranchir du joug de la plantation. Si, en effet, aux États-Unis, chaque nouveau libre s’était vu donner, ou en tout cas promettre, « vingt-deux acres de terre et un mulet » afin de pouvoir commencer une nouvelle vie, le nouveau libre antillais, lui, s’est retrouvé sans le moindre pécule. Il n’avait alors qu’une alternative : ou bien demeurer comme travailleur salarié sur la même plantation où il avait été esclave, cela pour un salaire de misère, ou bien s’en aller vers les bourgs et les villes pour se lancer dans des activités telles que l’artisanat ou le petit commerce. On comprend que c’est parmi ceux qui avaient fait le second choix que l’institution du mariage fut la plus prisée, chose qui permit, pour la première fois, l’émergence de familles noires plus ou moins alignées sur le modèle monogamique européen. Ceux qui avaient fait le premier choix, à savoir rester sur la plantation, préféraient le concubinage temporaire ou n’avaient pas d’autre option, faute de moyens matériels. Jean Benoist (1972 : 37) note à cet égard que :
« La structuration de la famille autour du père [est] fragile. L’instabilité du revenu, la marginalité sociale et l’impossibilité d’assumer ses responsabilités économiques empêchent l’homme de conserver ou d’acquérir le leadership familial. »
Ici apparaît déjà une première différenciation importante d’avec le charivari européen : le « chalbari » était davantage une institution non plus campagnarde, mais liée aux bourgs puisque c’était surtout dans les bourgs que l’on songeait à se marier.
Nous avons interrogé trois informateurs dans deux communes du sud de la Martinique où le « chalbari » était, semble-t-il, plus répandu que dans le reste de l’île : il s’agit de deux dames octogénaires, l’une Saint-Esprit, l’autre du Vauclin. Le troisième informateur, un homme originaire du Marin, n’avait pas été victime du « chalbari », mais avait participé à maintes reprises à des orchestres de « chalbari », devenant au fil du temps une sorte de meneur. La première informatrice avait épousé, au début des années soixante-dix du siècle dernier, un homme d’une quinzaine d’années plus âgé qu’elle. Le couple fut très surpris, le soir de la noce, de voir s’assembler autour de chez eux un groupe d’hommes de tous âges, mais majoritairement des jeunes, munis de casseroles, de clochettes, de conques de lambis, etc., qui se mit à jouer une musique cacophonique jusqu’au petit matin, accompagnant ce vacarme de chansons de dérision, à l’encontre du mari surtout. Notre première informatrice septuagénaire nous déclara ce qui suit :
« Man pa té jenmen fè pèsonn ditò, man pa té ni pies nana épi lavwézinay, kifè man pa konpwann poutji sé moun-lan sanblé bò kay-mwen pou fè dézod… » (Je n’avais jamais fait de tort à personne, je n’avais aucun différend avec mon voisinage, si bien que je n’ai pas compris pourquoi ces gens se sont rassemblés autour de chez moi pour faire du désordre/vacarme…).
Notre deuxième informatrice, elle aussi octogénaire aujourd’hui, semble prendre la chose avec davantage de distance :
« Jalouzi sé frè sòsié kon yo ka di, mé man té an malérez, man té ka rété adan an vié ti kay an tol, alos man toujou mandé mwen ki moun man té ka déranjé ? » (Jalousie et sorcellerie sont sœurs comme on dit, mais j’étais une femme pauvre, je vivais dans une case couverte avec des feuilles de tôle ondulée, alors je me suis toujours demandé qui je gênais ?).
Arrêtons-nous sur les deux expressions « faire du désordre/vacarme » de notre première informatrice et « gêner » de la seconde, qui nous semblent étroitement liées. Une union dépareillée, en effet, en contrevenant aux règles coutumières, introduit du déséquilibre, du désordre, dans la société ; déséquilibre et désordre encore plus grands dans cette société en cours de formation qu’était la société créole que dans son alter ego européen. Quand les charivariseurs font donc du désordre autour du domicile des nouveaux mariés, ne tentent-ils pas de combattre le désordre par le désordre, manière pour eux de rétablir l’équilibre social ? Et la deuxième expression « gêner » est liée aux relations de voisinage en pays créole, marquées par la méfiance, la jalousie et la peur du « quimbois » ou sorcellerie. Il faut ici rappeler que si l’on a tendance à concevoir les esclaves comme une masse indifférenciée, c’est dès les premiers temps de la colonisation des îles que se développe au sein de ce groupe un comportement marqué au coin de l’individualisme forcené. L’esclave n’a pas de nom (il n’a qu’un prénom), il n’a pas de famille, pas de maison à lui, pas de biens personnels, et l’on pourrait penser qu’il n’est et ne se conçoit pas comme un individu. Or, tel n’est pas du tout le cas : n’imaginant pas qu’un jour l’institution esclavagiste puisse disparaître, la croyant même voulue par Dieu à cause du mythe de la malédiction de Cham diffusée par les ordres religieux, l’esclave n’a d’autre ressource que le sauve-qui-peut. Ce qui veut dire tenter de sauver sa peau, de se sauver tout seul, soit, si c’est un homme, en marronnant dans les bois, ou au contraire en flattant le maître à outrance, soit, si c’est une femme, en enfantant pour ce dernier. Le personnage de compère Lapin des contes créoles est très significatif à cet égard. Lapin tente de mystifier tout le monde : sa mère, ses frères, le maître béké, le diable et même le Bon Dieu. À l’abolition, cette pente individualiste a perduré, même si elle était désormais contrebalancée par des pratiques d’entraide telles que le coup de main agricole ou le « sousou », sorte de crédit informel. L’objectif premier est donc de s’élever dans l’échelle sociale à n’importe quel prix, y compris par l’usage de la sorcellerie. Ici, nous avons une autre différence entre le charivari européen et le « chalbari » créole. Dans le premier, les pratiques magiques sont totalement absentes ou, à tout le moins, n’ont jamais été relevées dans les descriptions écrites qu’ont laissées les folkloristes, puis les ethnologues.
4. 2. « Chalbari » et sorcellerie
Aux Antilles donc, quand le veuf ou la veuve parviennent à trouver un partenaire plus jeune, on considère généralement que c’est grâce à leur aisance financière, mais aussi et surtout, parce qu’il ou elle a eut recours au quimbois (sorcellerie), chose que ne saurait tolérer le corps social. D’ailleurs, notre informateur homme nous déclara ceci :
« Kalté mayé-tala pa nowmal pies toubannman! Viékò ka touvé jenn fanm pou mayé, sé moun ki ni lanmen sal. Yo ka fè djab vini an kartié-a, sé pou sa nou ka fè tanbi pou sa kouri dèyè’y. » (Ce genre de mariage n’est pas du tout normal ! Les vieux qui trouvent des jeunes femmes pour les épouser sont des gens qui trempent dans la sorcellerie. Ils font le diable venir dans le quartier, c’est pourquoi nous faisons du vacarme pour le chasser).
Le facteur sorcellerie est à mettre en rapport avec la part africaine de la culture créole, d’autant qu’elle a préoccupé fortement les premiers colons, comme on peut le voir dans Le Nouveau Voyage aux Isles de l’Amérique du Père Labat (rééd. 1972 : 87), lequel écrit :
« Ce qu’il faut bien observer avant de baptiser les adultes, c’est de découvrir ceux qui ont fait le métier de sorcier en leur pays, car quelque promesse qu’ils fassent, ils le quittent rarement… ».
C’est l’occasion pour nous de revenir un distinguo, déjà établi dans l’Éloge de la Créolité (1989), entre « adaptation » ou « américanisation » d’un côté et « créolisation » de l’autre, distinguo qui a été mal compris, sans doute parce qu’il avait été trop sommairement exposé, et qui a valu de sévères critiques aux auteurs de ce manifeste. Lorsque dans le « chalbari », les grelots, cymbales, etc., du charivari français sont remplacés par des conques de lambis, des tambours à peau de cabri et des tibwa5, on peut y voir un simple effet d’adaptation. Les instruments de musique du « chalbari » se sont simplement adaptés au nouvel environnement américain, mais ils produisent exactement le même effet : une musique délibérément cacophonique. Par contre, lorsque la sorcellerie interfère dans le « chalbari » alors qu’elle est absente du charivari européen, il s’agit là d’un phénomène de créolisation. Dans l’univers esclavagiste, aux Petites Antilles en tout cas, les religions africaines n’ont pu s’exprimer comme ce fut le cas en Haïti, à Cuba ou au Brésil et ont dégénéré en sorcellerie. Cette dernière était vécue à la fois comme une protection non seulement contre le maître blanc, mais aussi contre les autres esclaves dans une société, nous l’avons dit, de sauve-qui-peut, où la seule forme de libération envisageable est individuelle. À l’abolition, cette fonction de la sorcellerie a perduré, comme l’a montré Christiane Bougerol (1997), empoisonnant les rapports de voisinage.
4. 3. « Chalbari » et voisinage
Pour évoquer le voisinage justement, revenons à nos informatrices. La première nous a déclaré ceci :
« Sé moun ki té rayi mwen ki désidé fè chalbari-a kont mwen. » (Ce sont des personnes qui me détestent qui ont décidé de monter un charivari contre moi).
Or, dans le charivari français, les études montrent que celui-ci est rarement motivé par des rancœurs personnelles. Mieux, il y a une espèce de jeu de rôles entre charivariseurs d’un côté et nouveaux mariés de l’autre. Les charivariseurs rappellent les règles coutumières, mettent en scène le déséquilibre social entraîné par le remariage, et les nouveaux mariés, bien conscients du caractère insolite de leur union, soit acceptent sans broncher qu’on les tourne en dérision soit décident de payer pour empêcher le charivari ou, à tout le moins, le rendre moins éprouvant. Mais une fois la mascarade achevée, tout revient à la normale, l’ordre social retrouve son équilibre et les nouveaux mariés ne gardent aucune rancœur à leurs bourreaux d’un soir ou de deux ou trois soirs. À l’inverse, aux Antilles, il apparaît, dans l’état actuel de nos recherches, que le charivari n’était pas du tout un jeu de rôles, mais bien la spectacularisation de conflits latents ou ouverts au sein de cette microsociété que constitue le quartier ou le bourg. Notre deuxième informatrice nous apprend ainsi que, dans son cas, le leader des charivariseurs, était un homme avec lequel sa famille avait un différend foncier, le cadastre n’ayant jamais pu établir de manière définitive les limites entre leur terrain familial et celui dudit leader. Le « chalbari » créole apparaît donc comme un moyen de se venger d’un ennemi sans en avoir l’air puisque l’on fait participer l’ensemble de la communauté au chahut.
À notre sens, présence de la sorcellerie et spectacularisation des conflits latents ou ouverts sont des marques de créolisation du charivari. Tout cela révèle la difficulté que les nouveaux libres ont eue à constituer une communauté au plein sens du terme, une communauté solidaire, habitués qu’ils étaient au débouya pa péché (débrouillardise n’est pas commettre un péché) et au chak bet-a-fé ka kléré pou nanm-yo (chacun pour soi). Les travaux de Christine Chivallon (1998) montrent qu’une vraie vie communautaire n’a pu se développer que dans les lieux où la grande plantation, l’« habitation », avait disparu, ce qui fut le cas de la région du Morne-Vert sur laquelle ont porté ses recherches. Édouard Glissant, dans Le Discours antillais (1981), le confirme lorsqu’il note que la seule classe sociale existant en Martinique est celle des Blancs créoles ou Békés. Les gens de couleur, faute d’avoir pu conquérir des espaces économiques propres, dépendent soit du béké, soit de l’administration française — ce qui est encore largement le cas de nos jours — et constituent des groupes flottants, aux frontières imprécises, dépourvus en tout cas de conscience de classe, même si dans la deuxième moitié du XIXe siècle, on a pu voir l’émergence d’une autonomie du groupe mulâtre, autonomie embryonnaire, mais qui s’est révélée éphémère.
Enfin, si le charivari européen vise, en fin de compte, à réaffirmer la prééminence de la monogamie, il n’en va pas de même aux Antilles où, comme nous l’avons montré, le déséquilibre numérique entre hommes et femmes a créé une situation de « papillonisme », tant chez les dominants que chez les dominés, les femmes étant trop peu nombreuses ou insuffisamment disponibles, en tout cas jusqu’au milieu du XXe, pour que chacun puisse trouver un partenaire. Le maître blanc, puis son descendant grand planteur, souvent contraints d’épouser une femme apparentée à lui (d’où les problèmes de consanguinité récurrents jusqu’à aujourd’hui), fréquentaient avec une certaine assiduité les femmes de couleur, accaparant nombre d’entre elles. L’esclave, héritier de la polygamie africaine, il ne faut pas l’oublier, puis le nouveau libre demeuré sur la plantation comme ouvrier agricole, privilégiaient le concubinage de courte durée, créant à qui mieux mieux des ménages instables. Il n’y avait donc guère que dans la classe mulâtre et chez les nouveaux libres des bourgs que le mariage monogamique pouvait avoir quelque valeur, mais ce groupe avait lui aussi des difficultés à observer les règles de ce type d’union. Ce qui expliquerait que le « chalbari » créole ignore superbement le conjoint décédé. À la question posée à notre troisième informateur, le chef d’orchestre de « chalbari », de savoir si le décédé était évoqué ou nommé dans les chants semi-improvisés, les algarades et autres insultes qui étaient adressés aux nouveaux mariés, celui-ci nous répondit de manière catégorique :
« Piespa ! Moun-lan mò, fok kité’y trantjil. Sé an lanmen Bondié i yé aprézan. » (Aucunement ! Le mort est bien mort, il faut le laisser tranquille. Il est entre les mains de Dieu désormais).
D’une part donc, la monogamie n’a jamais constitué une quelconque valeur sociale en milieu colonial antillais, quand bien même elle était promue par l’église, et d’autre part, le statut de la femme de couleur, tant pendant l’esclavage qu’après l’abolition, n’avait rien à voir avec celui des paysannes françaises. Face à l’absence de familles constituées ou durables, devant le papillonnisme des hommes blancs ou noirs, la femme de couleur s’est très vite perçue en tant que « poto-mitan » (poutre maîtresse) non seulement au sein de son foyer, mais souvent aussi dans son quartier, voire dans son bourg. D’où l’expression créole « mal-fanm » ou « maîtresse-femme » en français, dans laquelle le premier élément « mal » renvoie à la masculinité. La femme poto-mitan a longtemps joué le rôle à la fois de mère et de père au sein de ce que les anthropologues ont appelé la famille matrifocale. Aux yeux de celle-ci, le mariage n’était pas un rite de passage aussi obligé que dans le monde paysan européen. Ce qui a amené la psychologue Livia Lésel (1996), dans son ouvrage au titre très significatif, Le Père oblitéré, à montrer que souvent, au contraire, elle s’efforçait de réduire l’homme au rôle de géniteur, de simple père biologique. Cette non-valorisation de l’institution maritale en contexte traditionnel créole interdit donc de penser le « chalbari » comme un moyen de renforcer la monogamie comme c’est le cas en Europe. En fait, en s’adaptant et se créolisant tout à la fois, le charivari servait un objectif exactement contraire : tourner en dérision l’institution du mariage et donc la monogamie. Ce qui explique sans doute pourquoi, cette variante du rite, appelée « assouade », qui consiste à faire le veuf qui se remarie monter sur un âne à rebours et à le faire traverser ainsi le quartier ou le village, n’a jamais existé aux Antilles. Ce rite particulier était pratiqué pour les hommes se remariant à des femmes réputées adultères ou volages. Notre informateur nous dit à ce propos :
« Zafè fanm ka kònen nonm pa té ka kontè lè nou té désidé fè an chalbari. » (Le fait que la femme ait été adultère ne comptait pas lorsque nous décidions d’organiser un charivari).
De même, la virginité n’a jamais été, en milieu rural antillais, une condition sine qua non pour choisir une future épouse. Quant aux femmes trop désireuses de se faire passer la bague au doigt, elles risquent d’épouser le diable, comme le montre ce conte dans lequel une jeune fille, pressée par sa mère de piquer discrètement son futur conjoint à l’aide d’une aiguille pour savoir s’il en sort du sang ou du pus, choisit de ne pas révéler la vérité et épouse quand même celui-ci à ses risques et périls6. On voit donc que, contrairement à l’Europe, aux Antilles, le « chalbari » a peu à voir avec la sexualité ou, plus exactement, le contrôle de la sexualité. Il a aussi peu à voir avec la construction de la notion de vie privée, les familles matrifocales étant des familles élargies au sein desquelles la grand-mère, la tante ou la marraine ont presque autant de droits sur les enfants que leur propre mère. La vie privée est liée à la monogamie et à l’idée du trio père-mère-enfants, en dehors de toute intrusion extérieure. À quoi donc a-t-il bien pu correspondre ? C’est la question que nous nous posons encore, nos recherches étant en cours, le fait qu’il serve à spectaculariser des conflits latents ou ouverts au sein de la microsociété rurale, s’il est bien réel, ne nous apparaissant pas pleinement satisfaisant.
Conclusion
En guise de conclusion provisoire, nous dirons qu’une coutume ou un rituel, quelle que soit la société, disparaît rarement sans laisser quelques traces. C’est pourquoi nous nous demandons si le « chalbari » n’est pas à l’origine du phénomène apparu à compter des années soixante-dix/quatre-vingts du siècle dernier, consistant à « casser les bals » ou « casser les mariages », comme on dit en créole. Il s’agit, pour un groupe de jeunes, de s’inviter de force dans un bal ou un mariage, de se servir en boissons et nourriture à volonté, tout en menaçant, voire en frappant, les invités qui tenteraient de s’opposer à leurs exactions, phénomène récurrent et régulièrement dénoncé par la presse sans que personne ne lui ait encore trouvé d’explication.