Introduction
La langue et la culture ne sont pas que des réalités anthropologiques, ce sont aussi des objets épistémologiques. À ce titre, elles constituent des marqueurs et des opérateurs sans lesquels il n’est pas possible de définir le phénomène de créolisation dans sa généralité comme dans ses spécificités. Il en résulte que parler de créolisation en soi à propos des langues et des cultures, sans se référer aux variables circonstancielles, modales et typologiques de ce processus, ne présente aucune pertinence. La créolisation fait intervenir des paramètres qui varient en fonction de divers facteurs dont, à titre prioritaire, ce qu’il convient d’appeler une urgence communicative, laquelle infléchit significativement l’ensemble du processus en question. Dans le discours anthropologique courant, les objets « langue » et « culture » sont inscrits dans un parallélisme notionnel assez généralisé. La conjonction de ces deux termes se trouve dans divers domaines, dont celui de la dénomination de la discipline scolaire dite « langues et cultures régionales », ou encore « langue et cultures créoles ». En réalité, ils doivent être considérés comme asymétriques en ce sens que s’ils présentent des similitudes certaines, ils connaissent aussi des différences notoires. Je m’appliquerai, d’une part, à mettre en évidence leurs caractéristiques respectives, d’autre part, à présenter ma conception des conditions, modes et types de créolisation et, enfin, à établir de façon nette le départ entre créolisation et créolité.
1. Différences et similitudes entre langue et culture
1.1. Différences
1.1.1. — La langue dans la perspective saussurienne, fondatrice des sciences du langage, est un objet second, une abstraction élaborée à partir d’une réalité première qui est la parole, réalité physique par excellence. En revanche, la culture, elle, est une réalité première dans laquelle on est immergé et à partir de laquelle est élaboré un objet second (en réalité, une abstraction) qui est la civilisation. Il y a donc, de ce point de vue, une sorte de parallélisme langue-parole/civilisation-culture et, en même temps, un chassé-croisé qui autorise à poser le chiasme : langue-parole/culture-civilisation. En d’autres termes, la langue est à la parole ce que la civilisation est à la culture, et inversement, la culture est à la civilisation ce que la parole est à la langue.
1.1.2. — En relation avec les deux instances abstraites que sont langue et civilisation, existent donc respectivement deux instances concrètes que sont culture et parole. Seules les paroles et les cultures font l’objet de contacts et d’interactions. Seules, elles peuvent s’affronter dans la réalité. Les langues et les civilisations peuvent, certes, être confrontées (dans une optique comparative ou contrastive), mais elles ne s’affrontent pas. Il ne saurait donc y avoir (sauf à titre métaphorique, donc par un déplacement sémantico-idéologique) de guerre des civilisations et des langues. Ce sont précisément les contradictions entre les humains qui génèrent des conflits linguistiques et culturels, les langues et les civilisations se trouvant alors instrumentalisées par les belligérants. Cela dit, c’est véritablement au niveau des instances concrètes que constituent la parole et la culture que se configure soit le champ de bataille, soit le marché des transactions interindividuelles ou intercommunautaires.
1.1.3. — Alors que le lien entre la langue et la parole est plus de l’ordre de la nature que de l’artéfact, à l’inverse, celui qui existe entre culture et civilisation est plus de l’ordre de l’artéfact que de la nature. La civilisation est, en effet, une représentation qui est plus facilement biaisée en fonction d’idéologies que la langue ne l’est par rapport à la parole. On peut, par exemple, avoir telle ou telle représentation (positive ou négative) de la civilisation chinoise ou africaine. En revanche, si la grammaire du français, qui est une élaboration construite à partir des productions concrètes de paroles françaises peut favoriser tel registre de langue française aux dépens de tel autre, en revanche, le registre en question sera, lui, coextensif aux paroles qui l’ont rendu possible. C’est ce que montre la grammaire générative de Chomsky, qui est une grammaire d’algorithmes. En d’autres termes, s’il existe une grammaire des langues, en revanche, il ne semble pas, de prime abord, aisé d’établir sur le même modèle une grammaire des civilisations, et ce, en dépit du fait que cette expression fait l’objet du titre d’un ouvrage de Fernand Braudel (1987).
1.1.4. — L’échange linguistique correspond à un besoin plus immédiat que l’échange culturel, car la communication verbale ou non verbale (kinésique) est immédiatement indispensable à la vie et la survie des peuples. La culture, elle, accompagne toute communication verbale, mais son mode de manifestation, quand il est confronté au mode de communication verbal, ou plus largement langagier, ne la met pas au premier plan de l’interaction entre les humains. Reprenant la formule des Latins, Primum vivere, deinde phisosophari, même si on ne peut pas réduire la culture à la philosophie.
1.1.5. — La langue a une « visibilité » plus grande que la culture parce qu’elle se réfère à la parole dont la composante de base est phonique, donc reliée directement, à travers nos sens, à nos capacités cognitives. La culture, au contraire, même affectant nos sens, s’exprime à travers des systèmes de médiation réclamant des méta-interprétations plus complexes que celles qui interviennent dans le cadre de la langue.
1.1.6. — La perte d’une langue n’est pas automatiquement liée à la perte de la culture qui s’y trouve liée. Si cela avait été le cas, les esclaves africains, en perdant l’usage des leurs langues originelles, auraient, dans le même mouvement, complètement perdu leur compétence culturelle. La déperdition culturelle est, certes, une réalité, mais elle ne se fait pas au même rythme que la perte linguistique. En d’autres termes, le couplage langue-culture n’est ni automatique, ni absolument opératoire. Il y a donc lieu de procéder à un « découplage » de ces notions.
1.1.7. — La civilisation se veut une matrice de la culture, mais une matrice a posteriori, alors que la langue est une matrice a priori de la parole, même si la démarche descriptive n’accède à la langue que par la parole.
1.1.8. — La langue a un statut ambigu, qui relève d’un principe qualifié de « biubiquité » (ou double localisation simultanée) : elle sert à dire la réalité référentielle (dont, pour ce faire, elle se détache) tout en appartenant elle aussi à cette même réalité. En d’autres termes, la réalité référentielle constituant le lieu par excellence où se déploie la culture, la langue se distingue fonctionnellement de cette dernière, tout en en étant partie intégrante. La langue dit la culture dont elle-même fait partie. Nul doute que le langage, défini comme étant le propre de l’homme, apparaisse précisément, notamment à travers cette caractéristique biubiquitaire, comme ce qui distingue les sociétés animales, décrites par les éthologues, et les sociétés humaines, objet d’étude des anthropologues. Cela dit, on le comprendra mieux dans les développements suivants, on a affaire ici à un type de biubiquité non symétrique, ce en quoi la langue et la culture se trouvent différenciées. Il n’en demeure pas moins que les rapports entre ces deux instances recèlent une réelle ambiguïté, laquelle constitue précisément une transition idéale vers l’inventaire proposé ci-dessous des points communs entre les deux instances en question.
1.1.9. — La langue et la culture sont des langages, mais il ne s’agit pas du même type de langage. Autrement dit, elles appartiennent à des ordres sémiotiques différents. La langue est tout à la fois autoréférente (elle peut référer à elle-même, à travers sa fonction dite métalinguistique) et alloréférente (elle renvoie à autre chose qu’elle-même dans le monde). L’autoréférence et l’alloréférence relèvent en définitive d’un seul et même mécanisme, dans la mesure où la langue est à la fois intérieure et extérieure à la culture, cette extériorité lui permettant de dire la culture. Tout s’explique par le rapport unissant langue et parole. La langue n’opère que par le truchement de la parole, qui elle-même s’inscrit dans un continuum et, de ce fait, est soumise à la diffraction. Contrairement à la parole, dont elle se détache, la langue constitue une instance d’unification, tandis que la culture, en tant également que continuum, est une instance de diffraction. Nous sommes là dans un mécanisme circulaire en vertu duquel la culture ne réfère à rien si ce n’est à travers la langue, laquelle, par le truchement de la parole, constitue une partie de la culture. On en conclura que la parole constitue un élément crucial de la culture. Aussi paradoxal que cela apparaisse, c’est par la langue que la parole se singularise par rapport à la culture, mais c’est à travers les actes de parole que les sociétés humaines sont inscrites dans la culture, c’est-à-dire dans une instabilité et une imprédictibilité (caractéristique des phénomènes fractals1), lesquelles rendent possible l’historicisation. Il ne s’ensuit pas que la culture soit soumise au diktat de la langue. Elle comporte une dimension ineffable, qui échappe à l’emprise totale du langage, ce qui constitue une véritable gageure pour l’anthropologue. Cette réserve étant faite, il y a lieu de considérer que les sociétés animales2, précisément parce qu’elles sont dépourvues du langage (de parole et, par là même, de langue), n’ont pas accès à la symbolisation et, de ce fait, ne s’inscrivent ni dans la culture, ni, par conséquent, dans l’histoire. Leur mode de communication repose sur le seul instinct et non pas sur la conjonction de l’instinct et de la réflexion.
1.2. Points communs
1.2.1. — La langue et la culture impliquent toutes deux une communauté humaine sans laquelle elles ne peuvent fonctionner.
1.2.2. — Le sujet est dans la langue et la langue est dans le sujet. Il est aussi dans la culture et la culture est en lui. De ce point de vue, il y a parallélisme entre langue et culture. Nous sommes là dans un cas de ce que je qualifie également de biubiquité. Cette dernière n’est pas rigide, puisque le sujet peut prendre ses distances d’avec la langue et la culture. Il peut en effet se soustraire (ou bien être soustrait par la force, comme dans le cas de l’esclavage) à une langue et/ou à une culture pour entrer en relation avec une autre langue et/ou une autre culture. La souplesse de cette biunivocité constitue d’ailleurs un des facteurs qui rendent possibles les phénomènes de créolisation.
1.2.3. — Cela dit, si biubiquité il y a, il n’y a pas biappartenance (ou appartenance réciproque) : autrement dit, si le sujet appartient à la langue et à la culture, tout en pouvant s’en distancier, la langue et la culture ne lui appartiennent pas. Elles sont partageables avec les sujets appartenant à une autre communauté linguistique et/ou culturelle. En effet, la langue française n’appartient pas aux Français et la culture bouddhiste peut parfaitement être assumée par un Occidental.
1.2.4. — Continuum et discontinuum sont deux caractéristiques à prendre en compte. La culture, elle, est une réalité continue, mais fait l’objet, à travers l’instance « civilisation », d’une saisie discontinue. De même, la parole est une réalité continue, et l’instance « langue » fait l’objet de représentations discontinues. De ce point de vue, tout discours sur la parole ou la culture ressortit respectivement à la langue, d’une part, et à la civilisation, d’autre part. Même si langue et civilisation n’ont pas le même statut3, elles constituent véritablement deux instances abstraites à travers lesquelles la parole et la culture sont respectivement « méta-analysées ».
1.2.5. — L’homme étant un animal de parole et de culture, en raison des mécanismes liés aux phénomènes de continuum, il n’y a jamais de « trou », de « béance », sauf cas pathologique, dans l’exercice de la parole ou de la culture. En d’autres termes, les catastrophes historiques intervenant dans ces deux domaines ne sauraient entraîner une « vacance anthropologique ». Autrement dit, quels que soient les bouleversements qui les affectent, les groupes humains ne cessent pas de relever de l’humanité. Sans cela, les évolutions linguistiques et culturelles n’auraient pas été possibles, parce que bloquées par la survenue de calamités (même si ces dernières ne devaient pas engager le pronostic vital desdites populations), et toute historicisation se serait alors trouvée empêchée. Ici encore, on a matière à comprendre que le temps de la performance langagière ou culturelle n’est pas forcément celui de la représentation ; que le domaine de la parole n’est pas forcément le même que celui de la langue et que la mouvance de la culture ne coïncide pas nécessairement avec celle de la civilisation.
2. Conditions, mode et typologie de la créolisation
Quand des peuples différents du point de vue linguistique et culturel sont mis en contact, il est rare que leur interaction débouche sur une modification nulle. Il se produit toujours dans les systèmes en présence des mécanismes de modification, des « inputs » (ou éléments d’entrée). Pour qu’il y ait créolisation, il faut des facteurs de rupture/différence (altérité) dans les processus d’expression et de communication relatifs aux différentes communautés en présence. Plus forte sera cette rupture, plus intense sera la créolisation. Plus brutale sera cette rupture, plus affirmée sera la créolisation.
2.1. Conditions de la créolisation
Je suis amené à définir les conditions de créolisation, lesquelles correspondent aussi à des conditions de mise en contact. Les différents facteurs qui interviennent peuvent se croiser et ils peuvent aussi fonctionner de manière cumulative ou sélective. Ici, je propose les oppositions suivantes qui visent à inscrire dans un système binaire non pas les protagonistes de la créolisation, mais les facteurs de cette dernière. Je ne me situe donc pas forcément dans une opposition colons vs esclaves, mais dans une perspective antagonique plus générale et plus large. D’où ce décalogue de couples oppositionnels suivants :
2.1.1. — Colonie de peuplement vs colonie de comptoir
Dans un cas, on a affaire à une présence qui tend à être plus massive de la langue du colon (en l’occurrence, européenne) et dans l’autre, à une réduction de l’influence de la langue européenne, plus localisée et de ce fait ayant moins d’impact sur les processus interlinguistiques.
2.1.2. — Colonie d’habitation vs colonie de plantation
On oppose la colonisation de peuplement à celle de plantation. Sur un même territoire, les deux modes peuvent exister, mais il arrive que l’un soit majoritaire, voire exclusif. On constatera que les territoires relevant de la colonisation de peuplement ont tendance à ne pas développer des créoles. Il s’agit d’une tendance, car il est rare que les colonies correspondent à un seul mode de colonisation. Dans cette catégorie, nous situerons un territoire comme Cuba, Porto Rico, le Brésil, le nord des États-Unis. On constate que ces territoires n’ont pas développé des créoles à base lexicale espagnole ou portugaise. Les travaux de Rout (1976) ou encore de McWhorter (2006a) sont très instructifs sur la question de la quasi-absence de créole hispanique.
2.1.3. — Territoires exigus vs territoires immenses
Les esclaves sont souvent mélangés en fonction de critères d’appartenance linguistique, pour éviter au maximum l’intercommunication, source de complicité et de rébellion. Dans les territoires immenses, les plantations sont si grandes que les contacts entre esclaves de plantations différentes sont rendus difficiles, voire impossibles. Dans ce cas, la langue africaine originelle n’étant pas activée se perd et le modèle de la langue du colon influence davantage le parler des esclaves. Ce fait se vérifie dans les Grandes Antilles (Cuba, Porto-Rico) où, justement, on ne note pas de langues créoles. On retrouve le même phénomène dans des territoires encore bien plus vastes, comme le nord des États-Unis. Dans le cas du sud de ce pays, d’autres facteurs, que nous aborderons ci-dessous, ont joué, qui expliquent que dans ces régions se soient développés deux créoles : à base anglaise (le gullah) et à base française (le créole de la Louisiane).
2.1.4. — Distance forte vs distance faible entre les protagonistes
Cette distance est de nature à définir le degré d’hétérogénéité anthropologique des groupes en présence. Plus la distance est grande, plus forte est l’hétérogénéité. Elle n’est pas seulement linguistique, elle peut être aussi culturelle et sociale. Comme le rappelle fort justement McWhorter (2006b) à propos de la colonisation française dans la Caraïbe, « any sense that the French may have maintained more social distance between themselves and their slaves than the English appears belied by the ample documentation of mulatto classes of slaves in French Caribbean colonies » (p. 109). Pour lui, cela constitue un élément d’explication de ce qu’il appelle les « anomalies » dues à un défaut de continuum au sein du standard des créoles à base lexicale française de la Caraïbe, point de vue qu’il explicite comme suit : « One of the strangest, most persistent problems in creole studies is that French Plantation creoles do not exhibit continuum of lects shading gradually into the local standard, as English Caribbean Creoles do » (p. 109). Les effets de cette distance sont d’ailleurs en corrélation avec la mesure de la distance dialectale séparant les différents créoles d’une même base lexicale, distance dont les caractéristiques sont analysées par moi-même (Bernabé, 2006).
2.1.5. — Perte ou maintien des conditions de pratique et de transmission des langues des divers protagonistes
Les esclaves de la toute première génération (ceux qui, dénommés Bossales, ne sont pas nés dans la colonie) n’ont assurément pas été victimes d’une quelconque amnésie qui les aurait coupés de la compétence de leurs langues et cultures maternelles. Ce dont ils ont été privés dans bien des cas, c’est de l’utilisation de ces langues, en raison des pratiques des négriers qui consistaient à procéder à un mixage des captifs propres à amoindrir, voire éviter l’intercompréhension linguistique, en laquelle ils percevaient à juste titre une source de complicité et par conséquent de menace pour leur entreprise commerciale. Par conséquent, la transmission des langues ancestrales à la génération suivante, celle responsable de la mise en œuvre du processus de créolisation, s’en est trouvée significativement perturbée, sinon empêchée.
2.1.6. — Niveau démographique fort vs niveau démographique faible des populations en présence
La densité respective des populations protagonistes constitue un facteur à prendre en compte, même s’il arrive qu’il soit minoré, voire neutralisé par d’autres paramètres concurrents. À cet égard, Derek Bickerton (2006) montre comment une importation massive de populations non européennes peut causer une rupture dans la transmission d’un modèle linguistique préexistant. Son analyse porte, en l’occurrence, sur le cas d’Hawaii, qui avait déjà servi de support à sa théorie du bioprogramme (Bickerton, 1981, 1984).
2.1.7. — Exposition forte vs exposition faible de protagonistes à la langue dominante
Ici encore, un facteur peut entrer en synergie avec d’autres, comme, par exemple, la densité démographique, mais peut tout aussi bien être invalidé par un taux élevé de déperdition de la communicabilité au sein du groupe des esclaves africains. Plus l’exposition à la langue dominante est forte, plus la situation de continuum a tendance à s’établir. S’il n’est pas aisé de déterminer le degré d’exposition à la langue dominante, il faut admettre que les situations de discontinuum résultent d’effets de seuil, générateurs de ruptures. Il est avéré que le continuum linguistique caractérisant les rapports structurels des créoles de l’océan Indien (Maurice, Réunion, Seychelles) par rapport au français n’a pas d’équivalents dans les créoles américains à base lexicale française. L’intervention d’un effet de seuil peut expliquer en grande partie la situation de discontinuum existant dans les créoles atlantiques.
2.1.8. — Exposition forte vs exposition faible des protagonistes à la culture dominante
Il importe de signaler ici que dans le cas de la culture, les mécanismes sont différents de ce qu’ils sont dans le cadre des interactions linguistiques. En effet, les modes d’appropriation et de désappropriation n’opèrent pas de la même manière dans un cas et dans l’autre. Les modalités de la compétence linguistique n’opèrent pas de la même façon que celles de la compétence culturelle. Le domaine linguistique est holistique, c’est-à-dire qu’il fonctionne dans une logique de globalité, tandis que le domaine culturel est plutôt d’une nature que l’on peut qualifier de fractale4, ce qui n’empêche d’ailleurs pas les effets de continuum inscrits dans toute sphère culturelle. Il y a lieu, par ailleurs, de ne pas confondre la performance culturelle, que nous qualifions métaphoriquement de « cultuelle » (celle qui caractérise des pratiques, que ces dernières soient individuelles et collectives) et la compétence culturelle. Si les pratiques donnent l’illusion du rassemblement, c’est au niveau de la compétence que se produit, en réalité, la diffraction culturelle, génératrice d’évolutions. À titre d’exemple, toujours métaphorique, illustrant l’opposition cultuel vs culturel, nous nous référons au schisme que constitue le protestantisme au sein du christianisme. Il résulte d’une diffraction culturelle qui, par la suite, a eu des effets sur la pratique cultuelle, distinguant dès lors les protestants des catholiques.
Pour toutes les raisons évoquées précédemment, on peut procéder à une approche générative des langues, alors que cela n’est pas possible pour les cultures. Pareille répartition des rôles (stabilité, d’une part, instabilité et variabilité, de l’autre — même si cette variabilité correspond en partie à la pluralité ainsi qu’à la variété, voire l’hétérogénéité des participants à une même sphère culturelle). Cette répartition, assumée respectivement par ces deux instances, se comprend aisément, dans la mesure où la langue relève du système, tandis que la culture ressortit à la référence dans sa double dimension objective (référentielle) et axiologique (référentiaire). Les relations qui unissent l’univers de la référence et celui de la culture ne sont ni de superposition, ni, a fortiori, d’identification. L’univers culturel, toujours en raison de sa nature fractale, fait l’objet de polarisations diverses, non prédictibles dans le vécu historique des individus et des sociétés. L’existence de faits et comportements religieux (autrement dit, de cultes) constitue un exemple de ces polarités dont témoignent, par exemple, de façon tout à fait matérielle et observable le vaudou, la santeria et le condomblé, qui sont les produits d’un processus de créolisation culturelle. Le chercheur en sciences humaines peut être amené à découvrir diverses polarités telles que le carnaval, et autres pratiques d’ordre rituel, cultural, alimentaire, vestimentaire, matrimonial, guerrier, funéraire, commercial, pédagogique, sexuel, ludique, technique, industriel, politique, juridique, philosophique, artistique, scientifique, etc. Cela dit, en l’absence de toutes polarités dûment répertoriées, on ne voit pas en quoi pourraient consister la matière et l’objet d’une étude pertinente et, par conséquent, crédible des processus de créolisation. Par conséquent, une des tâches prioritaires de l’anthropologue, créoliste ou non, consiste à repérer, voire cartographier, dans un espace social donné, les polarités en question afin de les inscrire dans une analyse descriptive cohérente et dynamique des réalités culturelles.
Il convient de prendre conscience de ce que les polarités ne sont pas toutes aisément objectivables. Plus difficiles, voire réfractaires à l’objectivation sont celles qui reposent exclusivement sur des réalités immatérielles. À cet égard, il y a lieu, d’ores et déjà, de clarifier deux couples antagoniques de notions : concret vs abstrait et matériel vs immatériel, qui font l’objet de bien des approximations et confusions. J’avance que les réalités tant matérielles qu’immatérielles peuvent être aussi bien concrètes qu’abstraites. À cet égard, les divinités sont-elles concrètes ou abstraites, matérielles ou immatérielles ? La réponse est variable et dépend du système de représentation inhérent aux religions. Dans les représentations des Grecs et des Romains de l’Antiquité, leurs dieux étaient tout à fait matériels et concrets, c’étaient des êtres semblables, mais supérieurs aux humains en toute chose. Pour les adeptes de la religion chrétienne, Dieu est concret, parce qu’il est une personne avec qui le croyant entre dans une communication intime. Mais il est tantôt immatériel, s’agissant de Dieu le Père, et matériel, en ce qui concerne le Christ, qui précisément s’est incarné. En revanche, le dieu des philosophes des Lumières, le Grand Architecte, est immatériel, mais il est aussi abstrait. C’est une pure construction de l’esprit, sans autre attache avec l’homme que l’esprit de ce dernier.
Qu’est-ce donc que le concret ? Comme l’explique Michel Maffesoli (2010), le concret est étymologiquement « ce qui croît (verbe “croître”, venant du latin crescere) avec (du latin cum) ». De ce point de vue, ce qui « croît avec » croît, en l’occurrence, dans un environnement humain. Sur ce fondement étymologique, se trouve donc être concret ce qui correspond pour nous, humains, à une donnée perceptible dans notre environnement physique ou mental et dont, par conséquent, la « concrétude » ou encore la « concrétion » « croît » avec nous, dans notre entour, et qui nous est pour ainsi dire « contemporain ». Le dieu des philosophes reste une abstraction pour autant qu’il ne participe pas réellement à l’environnement existentiel de ceux qui postulent son être. De la sorte, si, pour un physicien comme pour chacun d’entre nous autres profanes, une pierre, un morceau de bois ou de métal constituent des objets concrets, il n’en reste pas moins vrai que la matière dont ils sont composés a longtemps relevé de l’abstraction. On l’aura compris, l’abstraction n’est pas un donné mais un construit. C’est avant tout le résultat d’une élaboration mentale. En effet, c’est au terme d’une opération mise en œuvre à partir de la réalité concrète (du latin abstrahere signifiant « tirer hors de ») que, par exemple, la notion abstraite d’atome, constitutive de la matière, a été établie. Quand, dans l’Antiquité, le philosophe grec Démocrite a fait l’hypothèse, d’inspiration matérialiste, de l’existence des atomes, il a posé ces derniers comme des réalités matérielles, quoiqu’elles demeurassent de pures abstractions. Cela dit, si pour la succession des générations anciennes l’atome a longtemps été une abstraction, il devient une réalité de plus en plus concrète pour nos générations à qui les progrès des sciences et de la technologie (notamment la mise en œuvre des accélérateurs de particules) rendent pour ainsi dire, sinon tangibles, du moins imaginables, voire visibles les composantes ultimes de la matière. Autrement dit, l’atome est en train de devenir une réalité concrète, parce qu’il constitue de plus en plus une donnée communément admise (mais aussi un donné nouveau obtenu par construction). Une donnée à laquelle notre génération croit, parce qu’elle a crû avec elle, qu’elle en est, en quelque sorte, « contemporaine ».
Autre exemple : jusqu’à une époque récente, le génome des êtres vivants, lequel correspond à une réalité matérielle, a été également une réalité abstraite, notamment jusqu’à ce qu’aient été mises au point les techniques procédant à son séquençage. Aujourd’hui, d’abstrait qu’il était, le génome est redevenu la réalité matérielle concrète qu’il a toujours été objectivement, avant toute intervention de la pensée humaine, et, qui plus est, il fait aujourd’hui l’objet d’un usage privilégié par la justice comme élément de preuve à charge ou à décharge. Ainsi, si la relation existant entre concret et abstrait s’inscrit dans une dialectique historique, celle reliant matériel et immatériel est en revanche figée. Tout d’abord abstraites, puis devenue concrètes, les réalités de l’atome et du génome demeurent de l’ordre de la matière, c'est-à-dire proprement matérielles.
Examinons maintenant un autre cas de figure : si un chercheur en sciences humaines s’intéresse, par exemple, à l’anthropologie des mentalités, son objet d’étude est, à l’évidence, immatériel. Mais loin d’être abstrait, il est au contraire tout à fait concret, les mentalités existant comme des faits immatériels ayant des répercussions dans l’existence matérielle des êtres vivants. Dans cette situation, s’agissant donc des polarités immatérielles à répertorier, voire à cartographier par l’anthropologue en question, tout le problème consistera à savoir comment mettre en évidence les supports matériels autorisant ladite cartographie. Il conviendra aussi de déterminer quelles sortes ou quels types de polarités correspondent à l’objet anthropologique retenu. C’est précisément à partir de cet effort que les opérations d’abstraction commenceront à être menées. Mais comment parvenir à inscrire dans une épure objective des processus mentaux comme ceux qui tiennent aux mécanismes cognitifs de la représentation et, pour ce qui intéresse plus particulièrement notre thématique, comment en faire des objets inscrits dans une polarité témoignant d’éventuels processus de créolisation ? Pareilles questions, qui sont assurément au cœur de la problématique des cultures, me semblent devoir rester pendantes. Du moins jusqu’à nouvel ordre épistémologique !
2.1.9. - Modalité du contact immédiat vs modalité du contact médiatisé entre protagonistes
En fonction des modèles de colonisation, les rapports entre les vecteurs linguistiques et culturels peuvent être plus ou moins denses ou plus ou moins distendus, paramètre qui, on s’en doute, rejoint celui de la distance entre les protagonistes.
2.1.10. - Conditions écologiques favorables à l’identité des modes de production (notamment cultural) vs favorables à l’altérité des modes de production
En ce qui concerne ce dernier point, Gerry L’Étang (2012), dans sa contribution au présent séminaire, a mis en évidence des raisons pouvant expliquer le fait que la créolisation linguistique n’a pas eu lieu aux États-Unis en Nouvelle-Angleterre alors que dans le sud, il y a eu le gullah (à base anglaise) et le créole à base française de Louisiane. Il explique cette différence notamment par le fait que les conditions écoclimatiques de la Nouvelle-Angleterre ont favorisé la reproduction de cultures (reproduction culturale) qui existaient déjà en Europe (blé ou encore maïs, même si ce dernier y a été importé des Amériques), tandis que le climat tropical du sud favorisait, au contraire, le coton, le tabac et la canne à sucre, cultivés en monoculture intensive (altérité culturale). Selon la terminologie utilisée par L’Étang, l’identité culturale débouche sur une reproduction culturelle et l’altérité5 culturale sur une altérité culturelle. Aussi, quand l’écrivain français Paul Valéry dit que l’Amérique est « une projection de l’Europe », cela ne peut-il avoir de sens que pour des régions comme, par exemple, la Nouvelle-Angleterre, laquelle présente une certaine similarité à la fois culturale et culturelle avec l’Europe. Quant au créole de la Louisiane, il représente un cas particulier : il résulte du mélange d’un parler de type endogène (né donc sur place) et d’un créole exogène, tous deux à base lexicale française. Le dernier a été amené par les colons qui y ont émigré avec certains de leurs esclaves pour fuir la révolution haïtienne. On notera que ces colons se sont installés en Louisiane, territoire colonisé à l’époque par la France avant d’être vendue par Napoléon aux États-Unis. Sans ce critère écologique, on ne peut d’ailleurs pas vraiment comprendre l’opposition Nord-Sud dans la Guerre de Sécession. Sans verser dans une vision déterministe aberrante de l’évolution culturelle des populations, il apparaît qu’on ne peut pour autant occulter les indices que fournit une approche écologique des transformations socioculturelles. Enfin, comme le note encore Gerry L’Étang, pour ce qui est de cet élément particulier de la culture qu’est la langue, si le gullah et le créole louisianais se développent dans le sud des États-Unis, c’est dans des zones où les esclaves noirs sont plus nombreux que les colons européens, et non dans les autres régions du sud où ces derniers sont majoritaires. L’apparition et le maintien de ces créoles seraient donc liés à une double variation : culturale et démographique.
2.2. Modes de la créolisation
C'est la hiérarchisation et la variation dans le jeu entre différents paramètres modaux qui vont déterminer le processus d'hybridation en lequel consiste la créolisation. Selon le cas de figure, nous aurons une créolisation rapide et chaude ou une créolisation lente et froide. Cette opposition correspond respectivement à une opposition entre une créolisation éruptive (ou magmatique) génératrice d'un précipité, et une créolisation sédimentaire (ou fossile). J'oppose donc l'urgence créolisatrice et la latence créolisatrice.
Dans le cas des Petites Antilles, il y a eu un processus de créolisation rapide et chaude (c'est-à-dire éruptive ou magmatique). En une génération, la langue créole s'est imposée comme une priorité absolue en raison tout d'abord de la distance linguistique et culturelle des protagonistes, puis de la perte, pour les Africains, des conditions de pratique ou de transmission des langues maternelles. Ce phénomène est assorti, chez les Européens également, d'une hétéroglossie, reposant sur d’autres bases : en général, les dialectes de la France d'alors ne donnaient pas lieu à une intercompréhension. Un des effets majeurs de la différence sociolinguistique entre les deux communautés ethniques réside dans le fait que par la suite, les Européens auront, sauf exception, le choix entre le français (et/ou un des parlers dialectaux de la France d’alors, notamment dans sa partie occidentale) et le créole, tandis que le groupe servile n’aura que la langue créole dans laquelle s’investir, tant au niveau de la réalité quotidienne qu’au plan de la symbolique, de l’imaginaire. Le phénomène ultérieur de décréolisation, qui n'est en définitive qu'une variante sur le long terme du processus de créolisation (il relève en fait d’une post-créolisation) est causé par un accroissement de l'exposition des esclaves, puis de leurs descendants, à la langue et à la culture dominantes.
Si nous prenons le cas de Cuba, du Brésil et du nord des États-Unis, nous pouvons dire que dans ces régions, une exposition plutôt massive à la langue dominante, en raison de la démographie supérieure des Européens, a produit des mécanismes de créolisation lente et froide (c'est-à-dire sédimentaire et fossile). On ne peut pas comprendre, semble-t-il, l’évolution de Cuba sans reconnaître que, même sans créolisation linguistique, il y a eu une créolisation ancienne, lente et froide qui a favorisé, par exemple, le phénomène religieux de la santeria, expression d’une influence fortement africaine, qui concerne l’ensemble de la culture cubaine, toutes origines confondues. De même, sans le concept de créolisation lente et froide, sédimentaire et fossile, on ne peut pas comprendre que le Brésil, même sans créolisation linguistique, ait pu développer le candomblé, qui concerne toute la population, noire ou non. On ne peut pas comprendre non plus l’émergence du phénomène Obama, dans un pays où les Afrodescendants sont assez minoritaires, si on ne le comprend pas comme le résultat d’une créolisation lente et froide. La créolisation linguistique ne s'est pas produite dans ces pays, où se parle une variété dialectale de l'espagnol et du portugais. Quant aux États-Unis, la créolisation linguistique (le parler à base lexicale anglaise dénommé gullah mis à part) n'y a véritablement opéré qu'en Louisiane, colonie de plantation (sur le modèle français) et non pas de peuplement.
En Haïti, il s’est produit une créolisation linguistique, mais cette dernière a été relayée par une créolisation culturelle (en raison de la démographie de la composante africaine formée d’esclaves bossales et créoles qui dès le début du xviiie siècle l'a emporté sur celle des Européens). D'où la prégnance du vaudou dans ce pays, au même titre que la santeria à Cuba et le candomblé au Brésil, ces deux derniers pays n’ayant pas connu de créolisation linguistique sur la base de la langue européenne importée.
2.3. Typologie de la créolisation
S’agissant des Antilles de colonisation française, il convient de poser des notions importantes, celles de prévalence, d’univalence et de bivalence de créolisation. Dans ces territoires, il y a eu prévalence de la créolisation linguistique sur la créolisation culturelle, qui s’est établie progressivement, par la suite, installant une bivalence de créolisation qui associe langue et culture. S’agissant de Cuba, des États-Unis et du Brésil, l'absence de prévalence linguistique a fait place à une univalence culturelle. La notion de typologie de la créolisation est en rapport étroit avec ces notions. On aura compris que la capacité plus ou moins grande d'intercompréhension entre les groupes en contact bloque ou amoindrit la créolisation linguistique en laissant, dans ce cas, la voie ouverte à une univalence de créolisation culturelle, l'inverse ne semblant pas avéré. Autrement dit, s’il peut y avoir créolisation culturelle sans créolisation linguistique, il n’y a pas d’exemple attesté de l’inverse.
Si on considère le cas des migrations internationales contemporaines, notamment celles qui ont la France pour destination, on se rend compte que là où l’on repère des phénomènes de créolisation, ces derniers concernent la sphère culturelle et s’ils revêtent un aspect linguistique, ce n’est que de façon très marginale. Comme, compte tenu des conditions de contact entre les populations protagonistes, on a affaire dans ce cas de figure à une créolisation de type lent et froid, on a du mal à en prendre la mesure, puisque, précisément, elle n'opère pas à l'échelle unigénérationnelle, comme cela se passe dans le cas de la créolisation à prévalence linguistique, que je qualifie de chaude et rapide. Il est d’ailleurs à noter que, dans sa marginalité soulignée précédemment, cette sorte de créolisation linguistique actuelle du français (caractérisation dont je pense qu’elle n’est attribuable qu’en toute première analyse) intervient au seul plan de la prosodie (touchant donc l'accent, l'intonation, le timbre de la voix) et que, par conséquent, elle n’affecte pas la dimension dite segmentale de la langue (celle touchant aux structures grammaticales et lexicales). Cela s’explique par le fait que les conditions de la mise en contact sont telles, que la problématique de l'urgence communicative ne correspond pas du tout à une réalité. Elle reste assez limitée, voire sans aucune valeur significative, les migrants se trouvant sommés d'intégrer la langue française. Cette intégration peut, certes, poser chez les jeunes des problèmes, notamment sur le plan de la norme scolaire, mais elle ne constitue en rien un obstacle communicatif de nature à provoquer une créolisation généralisée. Dans tous les cas, la démographie migrante, restant de loin inférieure à celle des Français indigènes, ne saurait constituer un paramètre favorable à une créolisation linguistique. Il faut se garder d’assimiler les productions linguistiques issues des ghettos, telles que le verlan, à un effet de créolisation, pas plus qu’il ne faut considérer l’argot6 ou encore les différentes langues codées de sous-groupes sociaux comme résultant d’une créolisation.
Paradoxalement, cette modification prosodique (qui constitue le seul mécanisme faisant intervenir des schèmes de nature à rappeler la créolisation – et qu’on ne peut en fait qualifier que de « pseudo-créolisation ») connaît une certaine extension bien au-delà des banlieues qui servent de réceptacles aux immigrations. Elle atteint même des couches sociales et des espaces sociolinguistiques de populations de jeunes locuteurs n’étant pas du tout en situation migrante et appartenant même aux classes moyennes, voire moyennes supérieures. Assurément, le succès et l’emprise dans la jeunesse, et parfois au-delà, de la culture d’origine afro-américaine du rap, du slam et autres genres musicaux et déclamatoires d’origine allogène n’est pas étranger à la diffusion de cette nouvelle manière de traiter, sur le plan prosodique, la langue française. Nous sommes là dans un cas où des phénomènes culturels exercent une certaine influence sur des mécanismes linguistiques, mais de façon tout à fait marginale, dans le cadre donc de ce que nous avons caractérisé comme étant une pseudo-créolisation. Sans pour autant préjuger de l’évolution linguistique à venir de la France, ces observations n’invalident en rien notre précédente assertion selon laquelle la créolisation culturelle n’est pas inductrice de créolisation linguistique.
3. Créolisation et créolité
Créolisation et créolité : la morphologie même de ces deux mots suggère que la créolisation est un processus et la créolité un attribut. D'un côté une dynamique, de l'autre une essence. Là ne réside d’ailleurs pas la seule différence. On aura tout au moins compris que la nature différente de l'objet « langue » et de l'objet « culture » fait que s’il existe des langues créoles, il ne saurait pour autant exister de cultures créoles, même si pareille affirmation peut sembler iconoclaste à plus d’un. C’est que les notions de « langue créole » et de « culture créole » n’appartiennent pas au même registre. Selon Valdman (2002), il y a lieu de distinguer la créolisation des langues du changement linguistique ordinaire. Il n’en va pas de même pour ce qui est des cultures. D’ailleurs, si on peut repérer des marqueurs objectifs permettant de définir une langue créole, on est encore dans l'attente des critères permettant de qualifier une culture de créole, sauf à mettre en œuvre une conception essentialiste ou encore une approche figeant une configuration culturelle passée (remontant au xviie siècle), voire passéiste, ce qui, en l’occurrence, revient au même. Les langues, tout comme les cultures, évoluent. Mais si la créolisation linguistique aboutit à des langues que l'on a qualifiées de créoles7, en revanche, la créolisation culturelle n'implique pas un type de culture que l'on puisse qualifier de créole en soi, sauf à tomber dans l'essentialisme. Cela tient, à n’en pas douter, aux caractéristiques différentes des phénomènes linguistiques et culturels.
L’hétérogénéité est un facteur déterminant dans la densification du processus de créolisation, c'est à dire d'hybridation tant en ce qui concerne les langues qu’à ce qui a trait aux cultures. Mais, de ce même point de vue, il existe une différence cruciale entre ces deux domaines. En effet, si, comme cela a été indiqué précédemment, il ne saurait y avoir, s’agissant tant de la parole que de la culture, de « vacance anthropologique » et ce, même quand il se produit des phénomènes de rupture historique comme ce fut le cas de la situation engendrée par la traite négrière, en revanche, il convient de noter que dans les situations réputées « normales » on a affaire à deux ordres de réalités : le langage ordinaire, qui, même inscrit dans un contexte d’hétérogénéité, reste constamment dans la sphère de la signifiance, tandis que la culture ambiante est constamment soumise aux aléas de la non-signifiance et de l’opacité. La culture est toujours un au-delà aventureux de la langue.
Conséquence de ce qui précède, il convient d’admettre l’existence d’une créolisation endogénique et d’une créolisation exogénique8, phénomènes sans lesquels il n’y aurait pas d’évolution, donc, finalement, pas d’histoire. On a donc tort de ne voir les processus de créolisation que dans le contact de sociétés différentes. Il est souhaitable que le présent exposé corrige efficacement cette illusion d'optique. Toutes les sociétés mettent en œuvre des processus interactifs qui débouchent à leur manière sur des phénomènes où on peut repérer de la créolisation, même si dans certains cas, le gradient de cette créolisation apparaît comme moins élevé que celui qui caractérise les sociétés confrontées à un degré d’hétérogénéité supérieur. Cela étant dit, toujours selon Valdman (2002), tous les changements linguistiques ne se ramènent pas à des phénomènes de créolisation. Par contre, selon le point de vue que je soutiens ici, tous les changements culturels résultent, d’une manière ou d’une autre, de créolisations. Il n’est assurément pas faux de dire que toute culture tient de l’hybridation, quelle que soit l’échelle ou la temporalité sur lesquelles opère ce mécanisme ; que toute culture est une transaction permanente entre divers protagonistes, individuels ou communautaires. Il y a tout autant lieu d’affirmer qu’il en est de même pour la langue, à ceci près, toutefois, que cette dernière, précisément en raison de son caractère holistique, est de nature à préserver une illusion de stabilité. De même que les êtres vivants, sauf tremblements de terre, considérés comme des accidents, n’ont pas l’impression spontanée que la terre se déplace, en l’occurrence, en tournant autour du soleil, de même, les locuteurs ont le sentiment illusoire d’être constamment dans la même synchronie, alors qu’en réalité, la langue bouge, mais insensiblement. La prise de conscience de la diachronie n’est pas quelque chose de spontané. Quand elle intervient, elle se trouve médiatisée par une démarche réflexive de type rétrospectif. Le dispositif culturel, tout au contraire du dispositif linguistique, même s’il a pu être considéré comme pouvant être stable par certains précurseurs de l’anthropologie moderne (notamment quand ils ont postulé la non-entrée dans l’histoire des peuples qualifiés par eux-mêmes de primitifs), demeure le lieu par excellence de l’aléatoire, généré par les vicissitudes historiques (ou générant ces dernières) ainsi que de la crise du sens, et cela, en rapport précisément avec sa nature fractale. La culture est, par conséquent, ce qui inscrit l’opacité, la contradiction et la rupture dans la société et par voie de conséquence dans l’Histoire, dont elle constitue un incontestable moteur. Qu’il s’agisse de la vie des nations ou des relations internationales, les prismes culturels, en leur extrême diversité, ne sont jamais étrangers aux évolutions qui s’y font jour. Nul doute que la mondialisation, rendant plus visibles des phénomènes qui étaient auparavant occultés, n’accélère la vitesse des opérateurs culturels et n’intensifie leur impact sur les changements sociaux et politiques. Bref, il semble que le dispositif langagier soit un catalyseur imaginaire de stabilité et le dispositif culturel un opérateur effectif d’instabilité.
On peut dès lors mieux comprendre qu’il ne saurait être pertinent d’essentialiser une réalité qui est par nature, et peut-être même par vocation, inscrite dans l’impermanence. Il est, par exemple, courant de recourir à l’expression « langue française », comme l’a fait Rivarol au xviiie siècle (pour exalter le parler comme les paroles que cette dernière génère), comme s’il s’agissait d’une réalité éternelle, intemporelle. En revanche, il serait plutôt incongru et imprudent de parler de « culture française » comme d’une réalité générique, cette expression étant d’ailleurs opportunément remplacée par celle de « civilisation française ». C’est qu’à travers cette dernière formulation, intervient l’illusion de permanence, qui est bien plus efficace, compte tenu de ce que le mot « civilisation » se prête aisément aux fantasmagories des mécanismes de la représentation.
S’il n’y a pas lieu de remettre en cause, voire de nier, l’existence d’un phénomène (linguistique ou culturel) qualifié de créolisation, en revanche, il ne s’ensuit pas qu’il faille essentialiser le résultat dudit phénomène sous les espèces d’une substance appelée créolité, ce dernier terme renvoyant d’ailleurs essentiellement – et habituellement – à la dimension culturelle du phénomène en question. En effet, s’il ne s’était agi que des aspects linguistiques, le terme de créolophonie aurait amplement suffi. En conséquence, si l’on accepte d’assigner un statut sociologique à la créolité, cette dernière ne saurait pour autant être perçue comme une essence. Elle ne peut être qu’un projet et ce projet est ce que j'appelle le partage des ancêtres, thème développé dans un roman éponyme (Bernabé, 2004). La créolité y est définie, entre autres considérations, comme la volonté constructiviste d’une appartenance culturelle qui précisément procède de ce partage. Partager, mais aussi départager les composantes culturelles sous-jacentes qui sont à l’œuvre.
Il convient de rappeler que dans l’emploi originel du terme « créole » on note une caractérisation – de nature purement archétypale – qui consacre la prévalence du droit du sol sur le droit du sang, le Créole étant tout d’abord un descendant d’Européen et, par la suite, un descendant d’Africain, tous deux obligatoirement « nés dans la colonie » pour relever de cette appellation, et ce, par opposition à ceux qui ont vu le jour ailleurs (Vieux-Habitants, pour les colons et Bossales, pour les esclaves). Il y a lieu de souligner que cette idéologie sous-jacente du sol reste ambiguë, dans la mesure où ledit droit du sol est antagonique du droit de la naissance, variante lexicale du droit du sang. Il ne faut cependant pas minorer le fait que quand le terme « créole » apparaît au xviie siècle, le climat socio-idéologique ambiant est celui de la féodalité et de la monarchie absolue de droit divin. En effet, poser, fût-ce de manière archétypale, la « naissance dans la colonie » comme condition de la créolité, plutôt que retenir tout simplement comme critère de cette appartenance une « existence menée dans ce lieu » constitue assurément une manière d’amalgame, dans lequel la logique du sol, sans pour autant s’émanciper des relents généalogiques, prend tout de même le pas sur l’idéologie de l’atavisme.
Dans un monde globalisé où intervient la mise en contact généralisée et densifiée des peuples, des langues et des cultures, le rôle d’une Créolité conçue comme idéologie positive et novatrice est, tout en gardant au sol sa spécificité, pour ainsi dire terrienne, voire charnelle, d’inscrire ce dernier dans une chaîne d’appartenances géopoétiques et géopolitiques renouvelées, et par le truchement de laquelle l’idéologie de la naissance et de la racine cède le pas à celle de la personnalité rhizomique9 exaltant les valeurs et la pratique du « vivre ensemble ». Autrement dit, une Créolité revisitée à la lumière d’une éthique de la relation (selon la terminologie d’Édouard Glissant – 1990), par opposition à l’enfermement identitariste, est de nature à fournir un tremplin d’identification solide et un moyen d’épanouissement efficace à une personne née, par exemple, d’un père guadeloupéen, d’une mère martiniquaise et vivant ou ayant vécu une partie significative de sa vie en Guyane. La créolité de cette personne ne tiendra ni au fait qu’elle parle le créole, ni à son ascendance composée de créolophones ni, non plus, à la localisation dans l’espace créolophone de son lieu de résidence, mais bien aux interconnections psycho- et socioterritoriales que l’idéologie de la Créolité lui aura permis de tresser quant à sa propre relation au monde et aux autres, indépendamment de tout asservissement à une quelconque loyauté aliénante parce que de mauvais aloi. Le choix éventuel d’une appartenance guadeloupéenne, martiniquaise ou guyanaise se présentera alors de manière non pas privative et exclusive, mais cumulative, et ce, en rapport avec une territorialisation ouverte sur une véritable dimension cosmopolitique, différente du cosmopolitisme, c’est-à-dire une politique à l’échelle d’un monde en quête d’une intégration vraie, source d’épanouissement des individus. On aura compris la richesse d’imaginaire dont la notion de territoire se trouve pourvue, à la différence du terme « espace », en son banal et réducteur prosaïsme. Il est donc question, non pas de plaider pour le cosmopolitisme, idéologie et pratique étrangères à tout enracinement local, mais de conjurer une conception étroitement localiste et singulariste d’une appartenance particulariste, généralement pourvoyeuse d’un nationalisme étroit. Dans une telle perspective, la Créolité ne peut alors que s’affirmer dans son universalité et son humanisme.
À la lumière donc d’une Créolité revisitée et réaffirmée par la présente analyse dans des ambitions idéologiques renouvelées, il y a lieu notamment de procéder à une relecture, de type post-moderne, des thèses des tenants de la Négritude et en particulier de Frantz Fanon (1952). Ce dernier, adepte d’une vision propre à la Négritude, stigmatise fort logiquement « Nos ancêtres les Gaulois », slogan identitaire imposé aux descendants d’esclaves. Cette formule revêtirait une tout autre valeur si elle devait correspondre à une assomption, par les descendants des colons européens de « leurs ancêtres, les Bambaras, Malinkés et autres Tamouls ». La question anthropologique essentielle est que les êtres humains fassent en sorte que les cultures différentes partagent leurs fondamentaux en les reformatant. En ce sens, la Créolité, telle que définie par les auteurs de l’Éloge de la Créolité (1989), doit désormais être reçue comme une idéologie et non un évangile. Une idéologie constructiviste et volontariste, et non pas l’expression d’une réalité culturelle objective et fixiste. En d'autres termes, on ne naît pas créole, on devient créole. La Créolité est donc une éthique. L'éthique de la rencontre des hommes et des cultures, de façon inédite, aujourd'hui, à l'échelle planétaire. On remet par conséquent en question toute conception de la Créolité qui en fasse un donné définitif et non pas un construit permanent.
En guise de conclusion…
Si la Créolité peut se concevoir comme courant idéologique parfaitement assumable, il n’existe pas de Créoles (i.e. des personnes créoles), sauf si on refuse de séparer la paille des mots du grain des choses, comme quand, pour sacrifier à une certaine tradition historiographique, on dit de Joséphine de Beauharnais qu’elle était une Créole. S’il est vrai qu’on ne naît pas Créole, mais qu’on le devient, il n'existe de Créoles (personnes) que dans la mesure où ce terme définirait les êtres soucieux de ce « partage des ancêtres » et non pas des gens relevant d’une essence qui serait de la sorte désignée. On peut alors comprendre qu’ainsi, il n’existe pas davantage de sociétés créoles, sauf à les réduire à celles historiquement nées, au xviie siècle, de la rencontre de l’Ancien et du Nouveau Monde dans des conditions historiques données et censées ne pas évoluer. Parler de sociétés créoles est alors soit une métaphore rattachée à cette production historique particulière, soit une manière de figer une société dans un état fermé à toute évolution, ce qui est contraire même à tout fait social.
En quoi les conditions, modes et types de créolisation qui ont produit la réalité martiniquaise rendraient plus ou moins créole un individu, quand bien même il serait extérieur (sur le plan généalogique) aux pays historiquement qualifiés de créoles ? L’argument généalogique ne peut qu’être en porte à faux avec la notion de créolisation, qui elle-même ne peut que l’invalider en retour. Par ailleurs, si on prend en compte l’assertion selon laquelle la mondialisation actuelle favoriserait la créolisation en l'amplifiant et en l'intensifiant (cela dépend toutefois du mode et du type de créolisation envisagée), il ne s’ensuit pas qu’on doive en conclure que ce phénomène est en train de réduire le monde à une seule et unique culture. On ne peut souscrire à pareille affirmation, même s’il apparaît que c’est la civilisation, et non pas la culture, qui se trouve affectée par une telle uniformisation. En effet, si l’on considère, par exemple, la transition de la civilisation du paléolithique à celle du néolithique, on peut constater qu’un changement généralisé de civilisation s’est produit, mais que ce dernier n'a pas pour autant entraîné une uniformisation des différentes cultures, quand ces dernières sont passées à ce nouveau stade de l'hominisation. Ici encore, il y aurait lieu précisément de rappeler la nécessité de ne pas confondre culture et civilisation, pas plus qu’il ne convient d’assimiler langue et parole.