Nou débaké adan an péyi ki ni soley.
C’est un peu comme chez nous mais c’est pas pareil1.
Introduction
Félix Guattari (1989) repère dans l’écologie trois registres fondamentaux qui interagissent entre eux : l’écologie environnementale pour les rapports à la nature et à ses aménagements ; l’écologie sociale pour les rapports aux réalités économiques et sociales ; et l’écologie mentale pour les rapports à la psyché, à la subjectivité :
« Moins que jamais la nature ne peut être séparée de la culture et il nous faut apprendre à penser ‘transversalement’ les interactions entre écosystèmes, mécanosphère et Univers de référence sociaux et individuels (Guattari, 1989 : 34). L’écologie environnementale, telle qu’elle existe aujourd’hui, n’a fait, à mon sens, qu’amorcer et préfigurer l’écologie généralisée que je préconise » (ibidem : 47).
Dans la perspective ouverte par Guattari, et afin de prendre en compte les multiples combinaisons systémiques, c’est non pas à une écologie réduite à sa seule dimension biophysique, mais à une « écologie généralisée », ajoutant de nouvelles relations à celles habituellement considérées, que nous faisons référence ici.
Cette écologie concerne les rapports réciproques entre l'homme et son milieu biophysique, social, économique, psychique ; les divers éléments qui composent ce milieu étant interdépendants. Dans ce contexte, la variation écologique est la modification qui intervient au sein des interactions entre l’homme et son milieu global suite à un changement d’environnement.
Si on accepte l’idée que le facteur environnemental, au sens le plus large du terme, détermine en grande partie les caractéristiques d’une culture, alors les interactions précitées ont des conséquences culturelles.
La variation écologique est à la genèse des sociétés créoles d’Amérique. Les groupes qui formèrent ces sociétés se trouvèrent confrontés à une mutation à tous égards et c’est de l’adaptation à ce bouleversement qu’est née la culture créole2.
Le transfert de populations dans des colonies européennes et leur affectation à l’exploitation de plantes spéculatives non européennes ou au contrôle de cette exploitation modifia le cadre général de ces contrées. Les arrivants s’ajustèrent à un double changement : celui lié à l’espace qu’ils découvraient et celui imposé au nouvel espace par la généralisation du modèle économique plantationnaire. Ce second changement modifia en outre radicalement le mode de vie des autochtones.
Nous verrons dans la présente étude les effets des adaptations de ces groupes aux niveaux climatique, familial, linguistique, démographique, sanitaire, « racial », cultural, spatial, ainsi que le rapport des individus aux saisons. L’analyse de ces thèmes tentera d’exposer quelques éléments du jeu des transformations, interférences et interdépendances qui ont conçu et articulé les sociétés créoles.
1. L’Amérique des plantations
1. 1. Le climat
L’adaptation au changement est un phénomène commun à toute entreprise de colonisation. Mais le changement est plus ou moins important selon les lieux, les groupes, le climat. Dans l’espace américain, il est convenu, à la suite de Charles Wagley (1975), de distinguer trois aires culturelles historiques : l’Euro-Amérique, l’Indo-Amérique et l’Amérique des plantations. Dans l’Euro-Amérique (Chili, Argentine, Uruguay, Sud du Brésil, Nord des États-Unis, Canada), le climat tempéré, plus ou moins comparable à celui de l’Europe, permit l’établissement de paysanneries européennes qui, en reproduisant leurs pratiques culturales (entre autres celles liées au blé), reproduisirent leurs pratiques culturelles. Dans l’Indo-Amérique (Mexique, pays andins, Amazonie intérieure), les Amérindiens, nombreux dans cette aire alors qu’ailleurs ils étaient dispersés, ou protégés par la montagne ou la forêt, purent maintenir leurs pratiques culturales (notamment celles liées au maïs ou au manioc) et conserver ainsi une part de leurs pratiques culturelles. Dans l’Amérique des plantations (îles Caraïbes, moitié nord de la côte du Brésil, côtes des Guyanes, du Venezuela, de la Colombie, sud des États-Unis), le climat était adapté à la culture de plantes cultivées jusqu’alors plutôt en Asie, Afrique et Océanie (coton, café, canne à sucre3, etc.), ou découvertes sur place (tabac, cacao, etc.). Pour la production de ces plantes et l’élaboration des produits qui en étaient tirés, les Européens procédèrent à la déportation d’esclaves africains qui, selon les lieux, coexistèrent ou non avec des paysanneries européennes.
L’Amérique des plantations ou, au sens culturel du terme, l’Amérique créole, est une aire principalement tropicale4, hormis le sud des États-Unis qui relève du climat subtropical (si l’on excepte des parties méridionales de la Floride et du Texas, de climat tropical). La variation climatique est une donnée essentielle dans la constitution de l’Amérique des plantations. C’est le climat de cette aire (tropical ou subtropical) qui permit la culture de plantes non européennes hautement rentables pour ceux qui pouvaient s’assurer du monopole de leur commercialisation. Et le choix esclavagiste du système agraire d’exploitation excluait totalement ou partiellement les paysanneries européennes. Totalement dans les colonies insulaires françaises, anglaises et néerlandaises, où la présence européenne se limitait aux maîtres des plantations, à l’encadrement supérieur de ces dernières, au clergé, aux fonctionnaires et aux commerçants ; partiellement dans les îles espagnoles, au nord du Brésil et dans le sud des États-Unis, qui reçurent à côté des esclaves une colonisation européenne de peuplement. Si les paysans européens furent moins nombreux en proportion à s’installer dans l’Amérique des plantations que dans l’Euro-Amérique, c’est en raison de la concentration foncière que suscitait la plantation esclavagiste. Car cette dernière, quoique de taille variable, relevait généralement de la moyenne ou de la grande propriété, ce qui privait nombre d’Européens de l’accès à la terre et empêchait la généralisation de la ferme non esclavagiste. Tout comme la présence d’une main-d’œuvre esclave limitait l’accès de ces Européens au salariat agricole. À l’inverse, la continuité climatique et culturale est un élément à prendre en compte dans la fixation préférentielle des Européens dans l’Euro-Amérique.
1. 2. La famille
L’écologie de la plantation, les interrelations qu’elle imposa aux individus, marquèrent tous ceux qui évoluèrent dans son cadre. Mais cette marque fut inégale selon les cas. Elle fut moins profonde dans le camp des maîtres que dans celui des esclaves. Les fortes contraintes infligées à ces derniers les forcèrent à des reconfigurations qui furent autant d’adaptations à une institution totalitaire. Une des caractéristiques de l’Amérique des plantations est la fréquence, quoique variable selon les lieux, de la matrifocalité comme mode d’organisation de la famille esclave. Ce type de parentalité est centré sur la mère et la famille maternelle. A contrario, la présence du père est discontinue. Il est même souvent absent. L’irrégularité de l’homme dans les fonctions de conjoint et de père conduit la mère, secondée par les siens, à assumer l’essentiel de l’éducation des enfants.
La matrifocalité trouve son fondement dans le statut de l’esclave américain qui en tant qu’objet mobile (« bien meuble » disait le Code noir pour les colonies françaises) pouvait à tout moment être vendu et donc séparé de sa famille. En cela, il différait du serf, qui dans une autre écologie, celle du village médiéval européen, était attaché à la terre qu’il cultivait et ne pouvait être vendu indépendamment de celle-ci. Ce dernier était en quelque sorte un « bien immeuble » et cette immobilité induisit une autre structure familiale. D’autre part, dans la plantation, le corps de la femme esclave ne lui appartenait pas, le maître et ses relais en disposaient à leur gré. La femme esclave ne pouvait donc valablement contracter d’engagement de fidélité, base du mariage dans les religions chrétiennes imposées aux esclaves. C’est là encore une différence avec le serf qui, doté d’une personnalité juridique, pouvait ester en justice, faire valoir ses droits, fussent-ils limités. Quant au droit de cuissage dont disposerait le seigneur médiéval, c'est-à-dire le privilège qui lui serait réservé de dépuceler l’épouse du serf, on sait maintenant que c’est un mythe (Boureau, 1995). Enfin, bien que la femme esclave représentait un objet déplaçable, elle courait moins que le père asservi de ses rejetons le risque d’être séparée de ses enfants, qui généralement lui restaient confiés, au moins jusqu’à leur adolescence.
Certains auteurs voient dans l’organisation familiale singulière des Noirs d’Amérique l’influence de réminiscences africaines, notamment de la polygamie, même si cette dernière ne peut se confondre avec la matrifocalité. Il est malaisé de repérer précisément ce qui relève de l’ajustement au Nouveau Monde et ce qui provient de traits antérieurs. Et les débats sur ce point sont infinis. Ce qui est par contre certain, c’est que l’institution plantationnaire ne laissa subsister de souvenirs d’Afrique que tant qu’ils n’entraient pas en contradiction avec son fonctionnement. Et concernant la matrifocalité, plus que d’éventuels constituants africains, ce qui la caractérise, c’est son adéquation au système esclavagiste.
Au niveau de la famille européenne, la continuité avec la société d’origine était par contre patente. Ici, le père était présent et tenait vis-à-vis de ses enfants, à peu de choses près, le même rôle qu’en Europe, surtout dans les paysanneries issues de ce continent. Il en allait différemment dans les classes dominantes, particulièrement chez les maîtres des plantations, où le rôle des père et mère dans l’éducation des enfants était plus effacé. Ces derniers étaient volontiers confiés à des nourrices noires. Mais là encore, c’était en continuité avec l’Europe, où dans les classes correspondantes, notamment nobles, l’éducation des enfants était assurée pour partie par des tiers.
1. 3. La langue
Dans l’Amérique des plantations, les écarts, selon les régions, entre les proportions respectives des groupes esclaves et colons eurent des incidences linguistiques. Cette variation au niveau de l’environnement démographique a produit de l’hétérogénéité. On constate en effet que là où les populations serviles ou en rupture avec la servitude (marronnes) devinrent rapidement majoritaires ou constituèrent des isolats, les langues créoles s’imposèrent : créoles à base lexicale française, anglaise, néerlandaise, portugaise, voire créoles polybasiques. À l’opposé, lorsqu’à la genèse des sociétés de plantation les colons se maintinrent en plus grand nombre que les esclaves, aucun créole n’apparut. Ainsi n’y en eut-il quasiment pas dans l’Amérique de colonisation espagnole, car des paysans originaires de la métropole y étaient majoritaires. Un créole à base espagnole, le palenquero, se développa toutefois au nord-ouest de la Colombie, en milieu marron. Dans la même logique, s’il y eut des créoles à base anglaise dans les colonies britanniques insulaires où les esclaves furent vite les plus nombreux, il n’y en eut pratiquement pas dans les possessions plantationnaires anglaises des futurs États-Unis, car les Européens y furent durablement majoritaires. Il en alla cependant autrement sur les côtes des Caroline, de Géorgie et du nord-est de la Floride, où pour des raisons sanitaires (évitement de la malaria), la population d’origine européenne était faible. Là, dans des zones rizicoles du littoral et des îles, se développa un créole à base anglaise, le gullah, au sein d’un quasi-isolat africain, esclave celui-là, réputé résistant au paludisme. D’autre part, des créoles à base néerlandaise, Jersey-Dutch (ou Negro-Dutch) et Albany-Dutch, apparurent en Nouvelle-Néerlande au sein de groupes serviles, mais ne prospérèrent pas en raison du submergement de la colonisation hollandaise par sa concurrente anglaise et de la limitation numérique de la population esclave dans une aire où s’imposa l’Euro-Amérique.
Le facteur démographique a donc été un élément déterminant dans la naissance des langues créoles, qui virent le jour dans des sociétés plantationnaires ou issues de la plantation dans lesquelles les groupes asservis ou marrons étaient numériquement dominants à la constitution de ces sociétés. Cette règle doit toutefois être nuancée en fonction de situations particulières çà ou là. La Caroline du Sud, où hormis sur le littoral n’apparaît pas de créole, représente à cet égard un cas singulier. Dès 1708 en effet, les esclaves noirs y représentaient le premier groupe ethnique et ils furent clairement majoritaires en 1720 (Rogers & Taylor, 1994). Mais cette majorité doit être relativisée dans la mesure où elle intégrait une partie du groupe gullah qui évoluait à l’écart du reste de la société. Par ailleurs, le créole indigène de Louisiane se serait fixé seulement à la fin du xviiie alors même que la population esclave était quasiment égale à celle des colons dès 1727 (soit moins de dix ans après le début de la traite dans la colonie) et qu’elle était très supérieure à cette dernière en 1735 : « 4 225 esclaves noirs, pour un total de 6 675 habitants » (Leclerc, sans date, a)5. Selon Kirstin Squint (2005), la relative homogénéité linguistique des esclaves aurait ici retardé l’apparition du créole. Contrairement à ce qui avait cours ailleurs, ces asservis provenaient pour la plupart d’un même territoire (Sénégambie) et pratiquaient des dialectes mutuellement intelligibles. Un autre créole à base lexicale française arriva ultérieurement en Louisiane, lors de la venue de créolophones (maîtres et esclaves) ayant quitté Saint-Domingue à la révolution haïtienne. Enfin, des groupes créolophones, déplacés en fonction des nécessités de la plantation, ou à la suite d'aléas politiques, importèrent leurs créoles dans des régions où il n’y en avait pas (Cuba, Santo-Domingo, Saint-Barthélemy….). Ainsi,
« Il n’y a eu en fait aucune créolisation à Saint-Barth. […]. Nés – ou séjournant depuis plusieurs années – dans les autres îles où les créoles existaient depuis la fin du xviie, ces esclaves parlaient les créoles de leurs îles de provenance (la Martinique pour la majorité d’entre eux). En d’autres termes, il n’y a pas eu créolisation endogène, mais importation d’un créole » (Calvet & Chaudenson, 1998 : 155).
1. 4. Les conditions sanitaires
La variation sanitaire, en raison de ses effets démographiques, eut elle aussi des incidences culturelles. Cette variation explique en partie, pour l’Amérique de colonisation française par exemple, la différence numérique actuelle entre la descendance française dans l’Amérique des plantations (même si l’on intègre le métissage biologique) et dans l’Euro-Amérique, en faveur de cette dernière, et ce alors que les arrivées de Français furent historiquement plus importantes dans les îles, en Guyane et en Louisiane qu’au Canada6 :
« Entre 1635 et 1760 [date de la défaite française au Canada], plus de 300 000 Français ont quitté la France pour les colonies, mais la plupart ont préféré les Antilles ou ce qu'on appelait alors, les « Indes occidentales » (Martinique, Guadeloupe, Dominique, Sainte-Lucie, Saint-Domingue, Guyane, etc.). Par exemple, alors que 7 000 émigrants français sont arrivés aux Antilles entre 1635 et 1642, seulement 2 400 Français avaient choisi le Canada entre 1632 et 1644. Plus tard, entre 1749 et 1763, le port de La Rochelle enregistra en moyenne quelque 98 départs annuels de navires pour les Antilles, mais seulement 16 pour le Canada et 14 pour la Louisiane. En 1663, on comptait 8 000 Français aux Antilles, mais seulement 2 500 au Canada » (Leclerc, s.d., b).
L’exemple le plus extrême de surmortalité française dans l’Amérique des plantations est celui de la Guyane, qui fut un tombeau pour des dizaines de milliers de Français qu’elle reçut. Ce fut évidemment le cas pour les victimes de la « guillotine sèche » que constitua le bagne, lequel associait choc microbien, sous-alimentation, travaux exténuants, mauvais traitements. Mais d’autres migrants français y périrent également en masse lors de tentatives de peuplement volontaire de la colonie. L’échec le plus retentissant de ces essais de colonisation française (et au-delà, européenne, canadienne et acadienne) fut « L’expédition de Kourou » (1763-1765), qui fit « près de 10 000 morts » (Michel, 1989 : 157), décès attribués principalement à des épidémies de « fièvres malignes » (ibid : 83). En raison notamment de cette surmortalité, le groupe des planteurs blancs fut numériquement faible en Guyane. Selon Jean Hauger, il aurait fluctué de 500 à 1 000 individus, avant de disparaître entre 1860 et 1890 (1957 : 510). D’une façon générale, l’insécurité sanitaire concourut à faire de la Guyane agricole une colonie déficitaire. À cause d’une main-d’œuvre esclave à la mortalité également élevée, qu’elle peinait à renouveler par manque de moyens financiers, elle ne put développer ses surfaces cannières et dû se rabattre sur des cultures sollicitant moins de bras, à la rentabilité moindre.
L’aléa sanitaire joua également pour les populations venues d’Inde vers le milieu du xixe siècle. En Guyane française, elles furent décimées suite à leur confrontation avec le bouillon de culture que représentait la forêt amazonienne. Ici, les immigrants indiens, recrutés après l’abolition de l’esclavage pour travailler dans les plantations, furent affectés à la recherche de l’or dans des placers de l’intérieur où ils moururent par milliers (Sahaï, 1989). C’est qu’entre la décision de les faire venir et leur arrivée, la plantation avait cessé d’être le moteur de l’économie guyanaise au profit de la quête de l’or7.
Les contractuels indiens qui vinrent à la même période dans les colonies néerlandaise et britannique voisines eurent un devenir plus favorable, car ils furent assignés à l’exploitation de plaines littorales. Les sols humides de ces régions leur permirent en sus d’y développer la riziculture (Singaravelou, 1988 : 111), de se dégager partiellement de la canne pour laquelle ils avaient été recrutés et de se constituer en paysanneries autonomes, ce qui favorisa leur croissance démographique. La reproduction d’une agriculture du pays originel conforta également la reproduction de leurs pratiques culturelles. Ces populations issues de l’Inde constituent aujourd’hui le premier groupe ethnique du Surinam et la majorité des habitants du Guyana. Les cultures de ces pays (et de Trinidad, où l’évolution démographique indienne fut pareillement favorable) sont celles où la marque indienne est la plus forte dans la grande Caraïbe.
1. 5. La racialisation des rapports sociaux
L’Amérique des plantations se caractérisait aussi par une racialisation des rapports sociaux8. C’était là encore une variation par rapport aux sociétés d’origine des arrivants, dans lesquelles la diversité « raciale » était inexistante ou faible. Dans l’Amérique des plantations, les rapports étaient « colorisés » (pour reprendre un mot de Jean-Luc Bonniol, 2007) et deux pôles s’opposaient : un pôle blanc et un pôle noir. Plus on se rapprochait du pôle blanc, plus l’on était socialement favorisé. Inversement, plus on se rapprochait du pôle noir, plus l’on était socialement défavorisé. Ce principe était toutefois relativisé par la color bar qui, singulièrement aux États-Unis, scindait la société en Blancs et non-Blancs. Mais partout, une gradation était effective à l’intérieur du groupe des non-Blancs, où les affranchis se recrutaient préférentiellement parmi les mulâtres. Et partout, cette gradation raciale se doublait d’un continuum culturel en faveur du modèle européen ou d’origine européenne. Par ailleurs, les abolitions de l’esclavage, à partir des années 1830, virent la fin, sinon de l’exploitation des Noirs, du moins de leur humiliation systématique, à l’exception notable du sud des États-Unis où la politique d’humiliation se poursuivit un siècle encore avec la ségrégation (lois Jim Crow, lynchages, etc.). Mais l’abolition rendait possible un changement d’environnement. Fuyant la ségrégation et en quête d’emplois plus rémunérateurs, des nouveaux libres étatsuniens migrèrent massivement vers les métropoles industrielles de l’Euro-Amérique où ils diffusèrent leurs traits culturels.
Dans l’Amérique des plantations, cette « écologie de la couleur », en culturalisant une donnée biologique, en corrélant statut socioculturel et phénotype, en distinguant Blancs et non-Blancs et en divisant ces derniers, favorisait l’anémie communautaire des non-Blancs, les maintenait aux places qui leur étaient assignées et préservait l’ordre colonial.
2. La Martinique
2. 1. La canne
Concernant maintenant le cas particulier de la Martinique, nous constatons là comme ailleurs une mutation radicale sur tous les plans. Certes, au niveau climatique, la variation, forte pour les Européens, était moins contraignante pour les Africains et nulle pour les autochtones amérindiens. Mais comme le dit une chanson d’Exile One, pour les captifs africains, si dans le pays, ni soley, pour le reste, « c’est pas pareil ». Car ceux-ci ne passèrent pas seulement d’un pays tropical à un autre pays tropical. Ils s’ajustèrent à une île sucre à l’environnement optimisé pour la canne, dont la culture, pratiquée dès le début de la colonisation, allait prendre le pas sur d’autres plantes exploitées : vivres, tabac, indigo, etc.
Le cycle de la canne s’étale sur onze à douze mois (sauf pour les plants vierges qui mettent dix-huit mois à pousser). C’est donc une plante à récolte annuelle unique. Elle mobilise pendant les quatre à six mois que dure sa récolte, une main-d’œuvre abondante, laquelle produit durant cette phase des efforts importants. Le reste du temps, les soins que nécessite la canne : fertilisation, désherbage, dépaillage sont beaucoup moins éprouvants. La canne est par ailleurs une plante à repousse spontanée (multiplication végétative) dont la plantation n’est renouvelée que tous les sept à dix ans, quand le rendement des rejetons décline. Le travail dans la plantation cannière n’était donc éreintant pour l’esclave qu’environ six mois par an. Encore lui fallait-il survivre à la récolte. La culture de la canne, initiée au Brésil dès le xvie siècle, s’imposa progressivement aux Antilles à partir de la seconde moitié du xviie. Dans les îles caribéennes où triompha cette culture, le taux de mortalité des esclaves fut extrêmement élevé, beaucoup plus que dans le sud des États-Unis où les cultures majeures étaient le tabac et le coton. Dans ce pays qui ne reçut que 5 % à 6 % de la traite transatlantique, soit un nombre de bossales inférieur à celui de la seule Jamaïque, la population esclave dépassa à terme celle de l’ensemble des Antilles. Il y a plusieurs causes à ceci. La première tient à la variation des cultures respectives, plus ou moins consommatrices d’esclaves. Lors de la traite, 6 millions d’individus furent réduits en esclavage pour le sucre contre 2 millions pour le café, 500 000 pour le coton et 250 000 pour le cacao (Delacampagne, 2002 : 302). À cela s’ajoute le choix, aux États-Unis, d’une reproduction de la main-d’œuvre servile par l’enfantement davantage que par la traite, à l’opposé de l’esclavagisme insulaire. Enfin, la taille moyenne des exploitations (et donc leur nombre d’esclaves), plus faible aux États-Unis qu’au sud du continent et que dans la plupart des îles9, aurait favorisé en Amérique du Nord plus qu’ailleurs des rapports de type paternaliste entre maîtres et asservis10.
2. 2. L’habitation
Le type de propriété qui prévaudra à la Martinique fut l’habitation, domaine foncier de quelques dizaines à quelques centaines d’hectares, sa superficie étant plus réduite à l’époque du défrichement qu’ultérieurement. Elle se caractérisait, nous dit Jacques Petitjean Roget (1980), par la présence du propriétaire (l’habitant) sur ses terres, alors qu’ailleurs (dans les latifundia des Grandes Antilles ou du continent), il était absentéiste, et corrélativement, par l’étendue relativement limitée des surfaces plantées (là encore en opposition avec le latifundium).
Quelques latifundia apparurent cependant avec la concentration foncière découlant de l’avènement de l’usine, dans la seconde moitié du xixe, en même temps qu’était délocalisée de l’habitation la production de sucre. Le plus important latifundium de Martinique fut celui du Galion qui compta, autour de l’usine centrale du même nom, jusqu’à 3 233 hectares (Schnakenbourg, 1978 : 60). Mais même à ce moment-là, l’habitation perdura comme modèle foncier dominant, alimentant des usines dites syndicales ou fournissant un complément de cannes aux usines centrales11.
Un troisième type d’exploitation est un microfundium, un jardin de vivres, le jardin créole, héritage du jardin caraïbe avec des apports africains, européens et des innovations. Le jardin de vivres était intégré aux habitations et laissé aux esclaves pour qu’ils s’assurent un complément alimentaire. Dans les zones de forêt, certains marrons en exploitaient (Huyghues Belrose, 2010 : 28). Il fut aussi la propriété de libres de couleur, sur des sols médiocres ou d’accès difficile délaissés par l’habitation. Sa surface, souvent moins d’un hectare, ne permettait pas toujours au propriétaire de s’autonomiser économiquement. Ce dernier devait éventuellement avoir une activité annexe : pêche, artisanat, commerce ou même, après l’abolition, travailler sur l’habitation cannière les mois de récolte. On comptera enfin une paysannerie noire, globalement marginale (quoique pouvant être significative en certains lieux), aux terres plus importantes en superficie que le jardin créole, mais inférieures à l’habitation, suffisantes cependant pour assurer l’économie d’une famille. Mais ceux qui s‘affranchirent de l’habitation furent bien moins nombreux que ceux qui la subirent ; et ceux qui se dégagèrent de son empire passèrent forcément par elle.
L’habitation fut durablement l’entité structurante de la société martiniquaise et c’est l’habitation qui créolisa. Elle imposa aux arrivants des variations qu’elle maintint et renouvela chez leurs descendants. Elle imposa de l’adaptation à de l’adoption, modifia systématiquement les éléments qu’elle intégra. Par exemple, dans une société où les esclaves étaient majoritaires, elle produisit et imposa la langue créole. Tant que l’habitation fonctionna comme cellule de base de la société, tous les groupes qui s’insérèrent dans l’île durent maîtriser le créole, et le plus souvent, renoncer à leur langue d’origine. Engagés français, esclaves africains et, après l’abolition (1848), engagés indiens, congos et chinois, puis commerçants syriens (syro-libano-palestiniens), tous se créolisèrent linguistiquement (et aussi culturellement). À l’inverse, quand l’habitation se désagrégea à la fin de la décennie 1950, les nouveaux groupes qui s’insérèrent dans l’île n’eurent plus l’obligation de maîtriser le créole. C’est le cas des commerçants juifs venus à partir des années 197012, ou des métropolitains arrivés en nombre ces dernières décennies, à la faveur du développement de l’emploi public. Si aucun des groupes s’insérant dans la Martinique post-habitationnaire n’a désormais l’obligation de maîtriser cette langue, arrivent aussi des groupes déjà créolophones : Guadeloupéens, Saint-Luciens, Haïtiens. Enfin, des arrivants non créolophones se mettent parfois à l’apprentissage du créole. Ce n’est toutefois plus pour ces derniers une nécessité impérative, mais une démarche empathique.
2. 3. L’île
À compter de la colonisation de la Martinique, l’île des Amérindiens caraïbes fut transformée pour et par le tabac, l’indigo, le café et surtout, la canne. L’écosystème des autochtones changea considérablement. Ces derniers, dont la présence contrariait l’expansion de l’habitation, furent pour la plupart décimés par les maladies importées et les massacres, expulsés suite à leur défaite de 1658, ou se réfugièrent à la Dominique et à Saint-Vincent. Ceux qui demeurèrent sur place finirent par se fondre dans la population par métissage. Au niveau des modifications physiques de l’île, on peut signaler la disparition de la forêt précolombienne dont ne subsistent aujourd’hui que quelques traces résiduelles aux mornes Jacob et Platine, ainsi que le drainage et le comblement de périphéries mangroviennes telles Génipa ou Lareinty. Concomitamment, l’habitation cannière se généralisa, hormis dans les bourgs qui grossissent à mesure qu’augmentaient les affranchis, et qui se constituèrent autour des premières églises ainsi que sur la côte, à partir de ports ou de communautés de pêcheurs qui échappèrent à l’habitation ; et excepté enfin la zone de forêt secondaire du centre nord13.
L’emprise psychologique de l’habitation fut si forte chez les Africains puis les Créoles qu’elle les amena à oblitérer des évidences environnementales. Ici, dans une certaine mesure, l’écologie propre à l’habitation prit le pas sur la donnée géographique. S’il n’existe pas de terme créole pour nommer l’île, hormis la petite île que l’on aperçoit depuis la terre, lilet (îlet), et exceptés les néologismes zil (île) et bannzil (archipel)14, c’est que l’espace est perçu comme un pays. D’où l’expression créole péyi pour nommer le territoire martiniquais. Laquelle donna récemment, décréolisation aidant, la tautologie pays-Martinique15. C’est qu’afin d’éviter toute évasion, le pouvoir habitationnaire limitait au maximum les contacts avec les îles environnantes. Aussi l’esclave, courbé sur la glèbe ou fixant la canne qui l’empêchait de voir la mer, tournait le dos à cette dernière. Cet évitement de la mer avait peut-être aussi à voir avec le trauma lié à la traversée négrière, qui fut d’autant plus éprouvante que les concernés provenaient de sociétés ouest-africaines sans tradition maritime16. Ce rapport à la mer était en rupture avec celui des indigènes caraïbes, navigateurs qui avaient une pratique intime de l’archipel, du monde marin, et qui laissèrent à leurs remplaçants une partie de leurs techniques et lexiques liés à celui-ci.
2. 4. La saisonnalité
La saisonnalité (le découpage de l’année en saisons) est déterminée par des données objectives (climatiques, astronomiques), conjoncturelles (culturales, économiques), mais aussi subjectives (culturelles). La saisonnalité est donc en partie arbitraire. Un même espace peut voir sa saisonnalité varier au cours des ans, c’est le cas de la Martinique.
La saisonnalité précoloniale fut celle des Caraïbes-Insulaires. Pour Sebastián Robiou Lamarche,
« Le cycle annuel (ou ‘l’année’) des Caraïbes-Insulaires peut être divisé en deux grandes saisons : quand les hommes étaient dans les îles et quand ils étaient hors des îles, les deux phases étant délimitées cosmiquement par la présence de constellations comme celle du Grand Serpent (Scorpion) ou celle du Canot du Crabier-héron (Grande Ourse).
La période encadrée par les passages zénithaux du soleil sur les îles semble avoir été un laps très important. Durant ces cent jours, l’année caraïbe commençait avec le lever héliacal des Pléiades. Arrivait la principale période de pluie et le rite anthropophagique était probablement réalisé quand prédominait dans le ciel le Boucan Céleste (Pégase), là où symboliquement devait être rôti le corps du guerrier ennemi sacrifié. Ainsi, la cérémonie anthropophagique devenait le centre structurel autour duquel tournait l'idéologie caraïbe » (Robiou Lamarche, 2009 : 215).
Cette segmentation de l’année en deux périodes (dont les divisions et subdivisions correspondaient à des changements de constellations) était inspirée par l’activité principale des Caraïbes : la guerre. Pour celle-ci, les hommes quittaient leurs îles (les femmes restaient sur place) et s'ensuivait un temps de pillage et de rapt. Puis les ennemis capturés étaient ramenés dans les îles de départ et réduits en esclavage. Leurs femmes étaient prises comme compagnes. Certains captifs avaient vocation à être sacrifiés et mangés, éventuellement lors de rites propitiatoires au cours desquels les Caraïbes reproduisaient leur vision de l’ordre cosmique. La consommation des ennemis permettait en outre de récupérer le principe vital des leurs que les premiers avaient eux-mêmes mangés. Les expéditions guerrières contribuaient donc à l’économie caraïbe, à la fourniture en esclaves, en femmes, à la reproduction des rites religieux.
Avec la colonisation et le succès de la canne à sucre, la saisonnalité de cette dernière s’imposa comme saisonnalité de l’île. Les saisons martiniquaises épousèrent le cycle de la canne : le carême (de janvier à juin) pour la période de récolte, et l’hivernage (de juillet à décembre) pour la période de croissance. C’était là une variation par rapport à la saisonnalité amérindienne, mais aussi au regard des saisonnalités africaines, très diverses. Dans les zones de climat soudanien cependant (nord de l’actuel Bénin par exemple), on retrouvait une saisonnalité scindée en deux périodes : sèche (récolte) puis humide (croissance).
La saisonnalité liée à la canne représentait aussi une variation par rapport à la saisonnalité européenne. La culture européenne inspira néanmoins la nomination des nouvelles saisons de l’île. Le carême est à l’origine un temps du calendrier catholique, période de quarante-six jours de jeûne, d’abstinence, de prière, de pénitence située entre le Mardi gras et le jour de Pâques. Le terme hivernage, lui, provient du latin médiéval hivernagium désignant les semailles du blé d’hiver, qui ont lieu à l’automne (TLFI, s.d.). Ces évolutions sémantiques illustrent un mécanisme essentiel de la créolisation : la reconfiguration.
À partir de 1881, date de l’avènement de l’école publique obligatoire, le cycle de la canne entra en opposition avec celui de l’école. Dans un premier temps, ce fut le cycle de la canne qui l’emporta, même si les rejetons de groupes issus de l’esclavage, mais libérés de l’habitation fréquentèrent l’école de façon croissante. En saison de récolte, les élèves potentiels étaient envoyés préférentiellement aux champs, où les tibann (ateliers d’enfants) complétaient la force de travail adulte. L’universalisation de l’enseignement culturel et linguistique français, par lequel passait la décréolisation, ne fut effective qu’à compter de la disparition, près d’un siècle plus tard, de la société d’habitation. À partir de la décennie 1960, la saisonnalité locale épousa de plus en plus le cycle scolaire, avec ses temps de rentrée (octobre puis septembre), de petites vacances (Toussaint, Noël-Nouvel an, Carnaval, Pâques) et de grandes vacances (juillet-août-septembre, puis juillet-août). Cette saisonnalité post-agraire d’inspiration scolaire est toutefois en concurrence ces dernières années, francisation oblige, avec la saisonnalité européenne, ou plus exactement, tend à intégrer l’une de ses périodes : l’été. Les grandes vacances sont en effet de plus en plus souvent nommées été. La diffusion de ce mot pour désigner en Martinique une période correspondant à une partie de l’été européen (juillet-août) est favorisée, entre autres, par les retours massifs à cette période de Martiniquais ayant émigré à partir des années 1960, suite à la faillite de l’habitation. En raison de leur établissement en France, leur temporalité de référence est devenue celle de ce pays. La base physique, climatique, de l’été martiniquais est donc ailleurs, en France17.
Enfin, toujours concernant l’évolution de la saisonnalité, la plante spéculative qui en Martinique relaya la canne à sucre fut le bananier (sans atteindre néanmoins l’emprise sur les terres et sur les hommes de celle qui l’avait précédée). Cette herbacée hygrophile est une plante pérenne à rejets multiples et à production annuelle qui peut être plantée à différentes périodes pourvu qu’on lui assure un bioclimat humide, au besoin en recourant à l’irrigation. Et la récolte des bananes se déroule tout au long de l’année, en fonction des divers moments de plantation ou de sélection des rejets. Le cycle cultural du bananier n’est donc pas corrélé au carême et à l’hivernage.
Ces trois types successifs de saisons dans l’histoire de Martinique renvoient respectivement à des temps précréole, créole et post-créole18. Les saisonnalités de ces périodes sont déterminées par les éléments ordonnançant tour à tour les sociétés de l’île : la guerre, la canne, l’école.
Conclusion
La créolisation culturelle fut une adaptation à un changement extrême, à une variation écologique mêlant dynamiques biophysiques, anthropiques, sociales, économiques, psychiques. L’influence d’un nouvel environnement, l’impact des mutations qu’il entraîna et de celles qui lui furent imposées ont été déterminants dans l’élaboration de la culture créole et dans sa reproduction. Les écosociosystèmes culturels sont comme les écosystèmes biophysiques auxquels ils sont liés. L’irruption d’une nouveauté entraîne des changements simultanés et successifs : disparition ou acclimatation, association, reconfiguration, substitution. Les modèles culturels sont inventables selon les milieux. Et les hommes, en inventant les milieux, sont inventés par eux.