Introduction : D’Afrique au Brésil, déterritorialisation et re-branchement de morceaux religieux (re)bricolés
En rapport avec le sujet développé, deux termes me sont immédiatement venus à l’esprit : ceux de « déterritorialisation » et de « re-branchement ». J’ai d’abord pensé à Jean-Loup Amselle, l’anthropologue français qui s’est intéressé à l’appréhension et à l’interconnexion universellement métissée des cultures entre elles, démontrant, via sa métaphore électrique du branchement exposée dans un ouvrage paru en 2001, que la question des frontières ne répondait plus au principe d’étanchéité traditionnel largement hérité des perspectives culturalistes et classificatoires commis à la suite des colonialismes (Amselle 2001). Amselle entrevoit en effet ces interconnexions à la façon d’un branchement en continu sur toute une série de réseaux de signifiants planétaires dont certains fils peuvent être tour à tour débranchés, dérivés, permutés, rebranchés de leur passé le plus lointain jusqu’à aujourd’hui et bien entendu potentiellement demain. De ce fait, il induit que si l’on cherche à savoir quelque chose à propos d’un composant culturel, il faut tâcher de remonter les fils de tous les branchements et voir où il y a eu des débranchements, des reconnexions ou des permutations. C’est avec ce genre d’outillage qu’Amselle en est arrivé à revoir, par exemple, tout le concept « Afrique », entrevu non plus sous la forme du seul continent africain, mais telle une entité finalement déterritorialisée. À savoir que l’Afrique se redécouvre ainsi fragmentée en morceaux épars en ce qu’elle appartient désormais tout aussi bien aux villages africains d’Afrique qu’aux banlieues « noires » françaises, aux ghettos afro-américains ou aux villes brésiliennes comme celle desdits « Noirs de Bahia ». Une approche qui fait évidemment éclater tout ce que l’on avait enclos jusque-là sous les labels de « territoire », de « frontière », de « limite », et qui permet du coup de repenser à nouveau frais ces passages culturels et ces mobilités religieuses (Chanson, Droz et al. 2014) qui se sont notamment produits lors des traites et des esclavages de l’époque coloniale.
J’ai pensé également au sociologue Roger Bastide qui, bien avant Amselle, avait pour sa part interprété ces passages culturels en termes de « morceaux d’Afrique » littéralement « dé-placés » et qui, parvenus aux Amériques, finirent par s’insérer au sein et sous la forme d’une nouvelle mosaïque culturelle et cultuelle ; ce qu’il explicite dans son livre de 1958 consacré au candomblé de Bahia (Bastide 1958 rééd. 2001). S’intéressant aux compositions d’interpénétration du religieux à partir de l’organisation des lieux de culte et des cérémonies du candomblé, Bastide avait forgé et utilisé cette métaphore de la mosaïque telle une analogie opératoire lui permettant de savoir comment ce type de recomposition avait bien pu se combiner et se perpétuer de façon harmonieuse au sein d’une population où le christianisme avait été imposé. Il y avait d’abord répondu en établissant que les religions afro-brésiliennes, loin d’être construites de bric et de broc à la manière d’un grand mélange syncrétique classique d’éléments fusionnés, avaient au contraire été élaborées selon une structure religieuse de base strictement africaine précisément issue de ces morceaux entiers d’Afrique religieuse passés sur sol brésilien ; il établissait ensuite que c’était sur cette structure de base qu’avait pu s’ajouter, par après, de façon réfléchie et intelligente, des morceaux de religions chrétiennes sélectionnés et souvent transformés qui, grâce à un double principe de participation et de coupure, deux principes-clés chez Bastide1, avaient pu être assimilés, assumés et vécus sereinement chez les individus sans aucun souci de concurrence ou de mélange2.
Il nous faut encore ajouter cette autre pièce importante du bricolage que nous a laissé Claude Lévi-Strauss, principalement dans son ouvrage écrit en 1962 sur La pensée sauvage (Lévi-Srauss 1962 rééd. 2006). Rappelons que l’anthropologie de Lévi-Strauss est de considérer, sur la base de l’étude des sociétés, que chacune d’entre elles est en quelque sorte régulée par des lois invariantes universelles structurantes et symboliques identiques inconsciemment reportées de génération en génération, quoique ces structures peuvent subir des variations et des transformations bricolées qui ne peuvent se produire qu’à l’intérieur de chacune d’elle. Autrement dit, selon ce principe, Lévi-Strauss voit toutes identités culturelles telle la production d’un bricolage dont il expose d’ailleurs la métaphore en proposant celle d’un bricoleur-ingénieur-créateur qui, armé de sa caisse à outils, peut librement bricoler l’intérieur d’une structure déjà mise en place avant lui, en empruntant possiblement, de-ci de-là, des pièces diverses, non pas n’importe comment, mais en tant seulement qu’elles sont utilisables en fonction de ce pour quoi elles ont été préalablement utilisées. Tout simplement parce que toute pièces ajoutables sont toujours précontraintes de par leur utilisation antérieure.
Tout ceci revient à dire, en somme, que le religieux africain déterritorialisé à la façon dont le conçoit Amselle et selon des morceaux entiers comme l’explicite Bastide, aura bel et bien été le produit, en terre américaine, d’entités (re)bricolées en tant qu’il a été possible de rajouter, de souder et d’ajuster à la façon d’un bricolage impeccable et intelligent, d’autres pièces religieuses précontraintes, en l’occurrence principalement catholiques. Ce qui correspond exactement à la réinitialisation de l’entité religieuse immatérielle que représente la croyance en la déesse d’origine africaine Yemanjá, passée des pays yorubas, chevauchant le Bénin et le Nigeria actuels, au Brésil, et dont il s’agit maintenant de présenter les méandres du re-branchement de sa ritualisation à Salvador de Bahia3.
1. Du Nigéria à Bahia ou du fleuve à la mer : naissance et passage de Yemojá-Yemanjá
Qui est donc Yemanjá ? Son « pedigree officiel » bahianais4 la présente comme « la Grande Mère de l’eau et du foyer », « Reine de la mer, Sirène », « symbole générateur de la vie ». Mais Yemanjá fut d’abord Yemojá, la divinité des eaux douces au Nigeria. D’après les témoignages des Portugais qui sont entrés en relation avec les Yorubas dès le XVIe siècle, Yemojá serait apparue au bord du fleuve Niger en tant que déesse des Egba, nation établie entre Ibadan et Ilé-Ifé, la capitale mythique des Yorubas, avant de venir résider dans la rivière Ogun traversant la ville d’Abeokuta, au Sud-ouest du Nigéria.
Les sources historiques sont maigres. Mais là où l’oralité domine et instruit toutes traditions, on peut puiser au réservoir des mythes et récits qui relatent de façon variée les aventures parfois rocambolesques des dieux. À propos de Yemojá, ce qui apparaît certain, c’est son lien avec les eaux. Pierre Verger, un grand connaisseur des croisements Afrique-Brésil, nous rapporte qu’une légende laisse entendre que dans les temps anciens, lorsque l’eau manquait et que Yemojá était étendue et dormait, les sources d’eau jaillissaient lorsqu’elle se retournait de gauche à droite. Sans doute de ses seins puisque Verger mentionne à sa suite d’autres récits expliquant que les eaux provenaient des attributs volumineux de la déesse, ce dont certains chants font allusion en évoquant « notre Mère aux mamelles pleureuses » (Verger 1954 rééd. 1995 : 312).
Selon un autre mythe croisant le Nigeria et Bahia, Yemojá-Yemanjá fille, dit-on, du dieu du Ciel Obatala et de la déesse de la Terre Oduduwá, fut mariée à son frère Aganju, seigneur des contrées sauvages dont elle eut un fils, Orungà, le dieu de l’Air qui, amoureux de sa mère, aurait tenté de la séduire. Arrivant finalement à ses fins, Yemojá-Yemanjá se serait enfuie, mais dans sa précipitation trébucha et tomba sur ses seins démesurément gonflés qui se rompirent. En jaillirent les eaux tandis que son ventre éclaté, fécondé par son fils, donna naissance aux quinze divinités principales du panthéon yoruba5. Une mention de fuite qui n’est pas sans importance puisque cet épisode a encore généré un vaste panel de récits étiologiques, notamment celui précisant que c’est le résultat de la chute de la déesse qui, vidant sa matrice, aurait donné naissance aux océans dont les eaux devinrent salées de ses pleurs. Autre version livrée par Verger : Yemojá fuyant un de ses nombreux maris qu’on lui prête, le roi Okere, ivrogne notable qui l’aurait fait activement rechercher, se sentant menacée, aurait brisé une fiole remise par sa mère Olukun afin de la protéger du danger, un flacon dont la mixture aurait donné naissance à un grand fleuve, fleuve qui aurait alors sauvé la déesse en la transportant jusqu’à l’océan (Verger 1985 trad. éd. 2006 : 74-77). Enfin, une autre variante souvent citée rapporte que Yemojá, liquéfiée de chagrin par le départ d’un de ses fils pour la forêt, Oxossi, devint fleuve elle-même et se jeta alors à la mer. Des récits donc variés et parfois divergents, mais qui se recoupent finalement sur le fait que c’est du corps même de Yemojá que les eaux douces originaires jaillirent avant de devenir salées par sa fécondité, ses démêlées, son chagrin et ses larmes sous les traits de Yemanjá6.
C’est ainsi que Yemojá-Yemanjá, passant du fleuve à la mer, des eaux douces aux eaux salées, aurait suivi la route maritime atlantique, accrochée aux âmes des esclaves déportés aux Amériques, partageant leurs tourments lors de la violente traversée. Dans la pensée populaire bahianaise, elle aurait même suivi les morts, parce qu’elle possède le pouvoir de ramener les âmes errantes des abysses vers la Terre-Mère africaine tout en restant la Mère consolatrice et protectrice des vivants. Il s’ensuit que cette « Grande Mère des eaux » – comme on aime à l’appeler – qui fut donc du « grand passage », partagea de fait le débarquement des esclaves et leur nouvelle vie et devint de suite quasi naturellement l’objet de leur dévotion secrète, aidant à forger petit à petit les résistances spirituelles au feu même des contraintes de la religion chrétienne imposée.
2. De la Vierge Marie à la Mère des Eaux : correspondances et camouflages
On sait en effet que dès l’arrivée au Brésil – et plus exactement à Bahia qui fut le plus ancien port de traite brésilien –, les pratiques religieuses « païennes » sont d’emblée interdites et réprimées sous couverture de baptême, de catéchisation et de pratiques ecclésiales imposés aux esclaves. Mais on sait aussi que les savoirs symboliques et religieux tutélaires, même mis à mal, résistent malgré tout dans l’esprit des esclaves qui les rebricolent petit à petit en catimini. Parmi ces savoirs, il est d’évidence que celui touchant Yemanjá reste profondément ancré en tant que mémoire insécable d’une Mãe d’água, Mère de l’eau matricielle (et plus génériquement des eaux) qui ne pouvait pas oublier ses « enfants-poissons » comme le rappelle littéralement son appellation originelle usuelle bien connue : Yéyé omo éja, un nom qui s’est graduellement contracté en Yemanjá et qui signifie effectivement, en yoruba, « Mère dont les enfants sont [comme] des poissons »7. Une Mère qui ne fut pas plus oubliée par les esclaves que toute sa parentèle yoruba, les orixás, divinités dont elle est également la mère et dont les univers mythiques, cosmogoniques et symboliques singuliers à chaque divinité se sont adaptés aux nouvelles réalités rencontrées tout en se nouant petit à petit aux différents systèmes religieux réinventés en cachette pendant les deux premiers siècles sous les noms de « candomblé » (à Bahia), de « xangô » (à Recife), de « tambor de Mina » (au Maranhão), de « batuque » (à Porto Alegre) et plus tardivement de « macumba » et « d’umbanda » (à Rio) ; des systèmes religieux qui, tous – et c’est significatif ! –, ont repris la figure de Yemanjá (parfois appelée d’un autre nom8), trouvant de surcroît, pour chaque orixás, des masques chrétiens de tel ou tel saint ou sainte, habilement choisis en fonction des similitudes, des analogies symboliques et de genres, et aussi esthétiques, correspondant aux attributs propres à chaque divinité.
C’est ainsi, par exemple, qu’Ogun, le guerrier, fut rapproché de saint Georges, qu’Oxalá, le fils divin qui participa à la création des humains (et dont on dit qu’il est le plus sérieux époux de Yemanjá), trouva refuge sous les traits du Christ, tandis qu’au vue de ce qu’elle représente Yemanjá fut associée avec les différentes figures de Marie, certes stratégiquement mais surtout fort naturellement, que ce soit la Vierge de l’Immaculée Conception, Notre Dame de la Gloire ou Notre-Dame du Rosaire, de la Lumière, des Carmélites, du Chapelet, de la Pitié, des Douleurs et bien entendu des Navigateurs. Des figures chrétiennes donc, qui ont contribué pendant longtemps à camoufler, en substitut, sous leurs statuaires, les propres statuaires de la déesse, jusqu’à se confondre avec elle, compris les traits du visage traditionnellement prêté à Marie, les couleurs qui lui sont usuellement dévolues dont le bleu et le blanc, les habillages de fleurs et les lampes éternelles qui l’accompagnent, etc. Des masques mariaux qui vont encore renforcer son aura « d’imago maternelle », autrement dit de Mère exemplaire, féconde, protectrice et rédemptrice9. À un point tel, comme l’ont malicieusement remarqué Isabelle Boudet et Marion Aubrée qui lui ont consacré un rare ouvrage, que ce sont bel et bien ces nombreuses fêtes de saints catholiques, avec leurs processions, qui ont permis à Yemanjá – comme aux autres orixás du reste – « d’exister encore » à la barbe des prélats (Boudet et Aubrée 2009 : 190) ; autrement dit, qui ont paradoxalement favorisé à réitérer la mémoire des esclaves sur les faits et gestes de la déesse tout en rendant son assimilation familière avec la chrétienté. Ce qui fut le cas de la plupart des orixás.
Il est en tous cas clair que Yemanjá, au Brésil, masquée sous les statuaires de Marie avant de se voir dédoublée sous les traits aquatiques populaires d’une sirène, a pu ainsi occuper de plus en plus d’espace symbolique, jusqu’à voir réapparaître, dès l’Abolition de 1888 et aujourd’hui réunis en corpus, tout un lot de récits et de légendes collectés et réembellis voire recréés parfois, à son propos, au Brésil (voir par exemple Lacerda 2003) comme dans toute la Caraïbe d’ailleurs où elle est connue sous d’autres noms. Un mouvement qui va de pair avec le fait que dès la première moitié du XXe siècle, Yemanjá sortira de la quasi clandestinité des terreiros (lieux de culte) ou des services lui sont consacrés, pour émerger à plein ciel, dans un concert de ferveur votive populaire tel que cette dévotion devra finalement être canalisée et ritualisée de façon autre, nouvelle, que celle des rites réservés aux seuls initiés du candomblé.
3. Des terreiros à la dévotion populaire de Rio Vermelho : Yemanjá de l’ombre aux éclats
Pour saisir ce passage, il est cependant nécessaire d’aborder le culte qui lui est consacré au sein desdits « candomblés » dont le terme signifie à la fois les cérémonies cultuelles et les lieux mêmes où se célèbrent les divinités yorubas qui, chacune, incarne des représentations spécifiques de forces, d’éclats ou d’objets de la nature renvoyant aux diverses manifestations protectrices divines les plus parfaites10. Le sens du culte est donc que les orixás invoqués, à qui l’on rend hommage par des sacrifices et des louanges chantées et dansées destinés à provoquer leur apparition dans la transe, s’incarnent concrètement, via la force transcendante qui les anime, dans les corps mêmes des initiés pour qu’ils puissent écouter leurs griefs et leur apporter aide et réconfort face aux difficultés et problèmes tant existentiels que quotidiens.
Expression forte de ce que l’on peut bien appeler la religion afro-bahianaise, aides spirituelles et « piliers de l’identité noire au Brésil » (Boudet et Aubrée 2009 : 161), il reste très étonnant de découvrir que ces candomblés sont historiquement issus des confréries culturelles établies sur la base des différentes nations serviles par les autorités coloniales elles-mêmes pour stimuler les différences entre les groupes non sans leur rappeler les luttes qui les opposaient en Afrique. Cette visée stratégique visait – pensait-on – de donner aux Noirs, en compensation de leur peine, « du grain à moudre » destiné à contrer les possibles rebellions (ibid. : 66). Or, c’est au sein de ces confréries, que sont nées, dans l’ombre, ces premières formes cultuelles secrètement reconstituées qui devaient aboutir, à la veille de l’indépendance brésilienne de1822 et surtout dès l’Abolition de l’esclavage en 1888, à la multiplication des sociétés secrètes et des congrégations religieuses, ceci évidemment au grand dam des autorités coloniales s’apercevant bien tard de leur méprise11.
C’est ainsi qu’au milieu du XIXe siècle, sortant des repères cachés à l’ombre des champs de canne, se sont établis, dans les villes, les premiers terreiros de culture yoruba sous la forme de Maisons de candomblé dont on constate encore avec surprise qu’elles sont le fait des femmes dont le pouvoir leur confère le titre d’iyalorixá, « mère-de-saint »12. Ce qui va profiter à Yemanjá, la « Grande Mère » féconde, ne serait-ce que parce que les mères-de-saint, de façon spirituelle, « enfantent » elles aussi des filles par le biais d’initiation « considérée comme une seconde naissance »13. Et plus encore puisque, en tant que déesse aux formes généreuses, sensuelle et coquette, Yemanjá va devenir le miroir des femmes brésiliennes modernes, soit de celles qui, après avoir été considérées comme de simples nourrices et domestiques noires serviles, vont devenir « les mères courages brésiliennes » qui survivent seules, portent les charges religieuses de la famille, mènent les cultes, guident les communautés et transmettent les pans mémoriels des cultures africaines (ibid. : 171). En bref et en tout, une déesse qui, en miroir, pesonnifie la femme exemplaire.
Pour cependant appréhender plus concrètement cette place éminente qu’elle occupe, nous devons résolument nous tourner vers ces trois facteurs génériques formant ensemble, pour leurs adeptes, une sorte de paradigme « d’identification mythique » (pour reprendre Aubras 1992) que chacune des divinités brésiliennes mobilisent non sans commander en quelque sorte leur « caractère ». Ces trois facteurs sont : un élément naturel, un rôle socio-culturel et un profil psychologique (Boudet et Aubrée 2009 : 105-106). Suivant cette ligne, qu’en est-il alors de ceux concernant Yemanjá ? À propos de son élément naturel, j’ai déjà évoqué que son « pedigree officiel » collecté à la Casa Senhor do Bomfim à Bahia, outre la louer comme Princesse d’une rare beauté, la présente en tant que « Grande Mère de l’eau » le plus souvent sous la forme – étonnement « un peu latinisée » (Verger 1954 rééd. 1995 : 313) – d’une sirène au teint blanc à la chevelure brune ou noire lui tombant dans le dos14 ; une chevelure dont l’ondulation permanente évoque les vagues dansantes de la mer et leur écume se mêlant au sable. Car comme la mer sur laquelle elle règne, Yemanjá, profonde, puissante, impénétrable, incarne la force contenue, ce qui dynamise la terre, la vie, mais aussi les profondeurs de l’esprit et l’équilibre dont ses adeptes ont besoin pour gérer leur existence. Sur son rôle socio-culturel ensuite, son « pedigree » la désigne également comme « le symbole générateur de la vie », mais il ajoute en exhaussant ce trait, que « même après la maternité », la déesse continue de « travailler en faveur de l’amour, de la famille, de l’éducation des enfants », promouvant ainsi « l’harmonie familiale » tout en aidant « à progresser dans l’existence ». Parce que Yemanjá qui représente et active concrètement la fécondité, symbolise aussi les forces spirituelles de la maternité comme les forces morales de la matrifocalité. Enfin, concernant son profil psychologique, toujours extrait de son « pedigree officiel », on peut brosser de Yemanjá la personnalité suivante : protectrice, maternelle, dévouée, préoccupée des autres, compétente, sérieuse, rigoureuse, volontaire, forte, autoritaire jusqu’à être parfois intrigante, impétueuse, arrogante et hautaine, rusée et séductrice. Une déesse qui sait se faire respecter, mais qui est juste, bien que formelle, possessive aussi, mettant volontiers à l’épreuve l’amour qui lui est extérieurement prodigué, pouvant pardonner une offense qu’en revanche elle ne peut que rarement oublier. De surcroît, égérie particulièrement belle, elle tend à avoir une vie somptueuse, aime le luxe, les magasins bleus et les bijoux, même si c’est au-dessus de ses possibilités ! En bref, un portrait général qui, populairement admis et transmis, n’est sans doute pas très loin du portrait de la femme brésilienne contemporaine…
Quant aux formes de culte qui lui sont réservées dans les terreiros, précisément orientées par ces trois facteurs-clé singularisant tous les orixás, je n’en livrerai ici qu’un descriptif succinct et synthétique principalement basé sur mes notes de terrain15 :
« C’est samedi, jour qui lui est consacré, que Yemanjá est célébrée. Le service se déroule dans ce lieu de culte privatif appelé terreiro, dirigé par une mère-de-saint. Il est constitué d’un ensemble de bâtiments qui, outre les chambres d’habitation, est principalement constitué d’un péjí, un sanctuaire accueillant l’autel des divinités, et du barracon, grande salle destinée aux cérémonies, ornée de statues, d’images et de peintures de saints à même les murs et dont le plafond est drapé de tissus et de guirlandes de papier aux couleurs de la déesse. Auparavant, dans le péjí, on a pris soin de lui sacrifier cochon, chèvre et poule blanche tout en lui offrant poissons de mer, crevettes avec de la noix de coco, riz, canjica (sorte de maïs blanc), huile de palme, manjar (flan à la noix de coco) et papaye composant cette nourriture sacrée qu’elle apprécie.
La cérémonie, menée par un maître désigné, commence par des oriki, des chants de louanges, l’arrivée en cortège des iyawos, initiées, leurs prosternations et salutations devant les dignitaires, un rite de bénédiction et l’entrée de la déesse représentée et personnifiée par ses filles-de-saint. Yemanjá, que chacune incarne, apparaît fort belle, sensuelle même, vêtue de ses couleurs rituelles qui, avec le cristal et l’argenté, sont avant tout le bleu et le blanc parfois relevés de parties rouges et roses. Elle porte ses deux symboles que sont l’obé, sorte de petit poignard qu’elle tient dans une main, et un abebé, un éventail argenté qu’elle brandit, tel un sceptre, dans son autre main ; c’est un objet décoré de poissons, d’étoiles, de motifs floraux, d’un petit miroir et de coquillages ; sa tête est couronnée d’un adé, une coiffe prolongée de franges de perles cristallines transparentes qui lui recouvrent le visage ; d’autres perles blanches translucides forment son collier et ses bracelets sont en métal blanc ou en argent, sont métal à elle.
Lorsqu’elle est accueillie sous de joyeux appels (« Odoiá, Odoiá ! Odô Yá Yá Yemanjá ! »16), démarrent alors les chants et les danses rythmés au son lancinant des agôgôs (paires de clochettes métalliques que l’on frappe avec une baguette), des maracas et des atabaques, trois tambours longilignes de tailles et de significations différentes destinés à stimuler et appeler les déités. L’orchestre rythme la cérémonie selon des tempos propres à chaque orixá, jouant le rôle essentiel de « déclencheurs sonores »17 des états d’extase. En tout premier, est obligatoirement et consciencieusement invoqué Exú, l’orixá redouté en tant que messager des dieux ouvrant les « passages », obtenant leur permission d’intervenir, puis c’est au tour des autres divinités qui peuvent être alors appelées à « monter » sur les initiées. À l’appel du rythme particulier faisant venir Yemanjá, fêtée ce jour-là, l’incarnant sous leurs couches de jupes dentelées blanches et bleues, les initiées, formées aux gestes et postures correspondant à sa danse singulière, tournant jusque-là en cercle autour d’un centre symbolique concrètement marqué sur le sol, source de l’axé (de la force, de l’énergie sacrée), entrent alors en action. Fléchissant et relevant leur corps, elles imitent doucement le mouvement des vagues puis progressivement la mer qui se déchaîne en tournant peu à peu sur elles-mêmes, faisant onduler leur robe comme de puissantes houles. Possédées par la déesse, elles sont saisies de transe, moment de grande solennité et d’une puissante beauté suivi d’un état d’hébétude, puis elles sont prises en charge et amenées au péjí par les êkêdés, les femmes plus anciennes chargées de s’occuper des filles des dieux lorsqu’elles ont été « montées » par la divinité. La joie est présente, communicative, on s’embrasse et on s’étreint.
Sont alors entonnés les unló, cantiques qui terminent les services de candomblés et font se retirer les dieux, puis sont partagés des gestes de bénédiction et d’offrandes communautaires, et les célébrants, signant la fin du service, rompent le cercle cérémoniel formel en se mêlant aux adeptes et visiteurs du terreiro ».
Ceci étant, comme évoqué, la fervente dévotion populaire pour Yemanjá devait cependant finir par déborder avec éclat ces services codifiés ne pouvant être exécutés que par les seuls liturges et initiés. Ce tournant se situe dans la première moitié du XXe siècle. Il est dû pour le moins à trois facteurs préalables (relevés par Boudet et Aubrée 2009 : 151-153) : d’abord au fait que dès les années 1940 on constate que les mères-de-saint des grandes Maisons de candomblé de Bahia, appuyées par l’influence de leurs protecteurs qui appartiennent aux meilleures des sociétés, celles des professeurs et des artistes reconnus, prennent une stature publique et deviennent de plus en plus respectées ; puis à l’apparition de poids des anthropologues de renom, dont Roger Bastide et Pierre Verger, arrivés tous deux en 1946, qui participent aussi à leur protection en les faisant sortir de l’ombre, connaître et apprécier en même temps que leurs services cultuels ; et surtout à la légitimation d’une véritable reconnaissance (doublée de vertus d’authenticité) que la société brésilienne dans son ensemble, à partir des années 1960-1970, accorde aux cultes de tous les orixás, cultes que l’on va enfin considérer comme constituant une véritable religion brésilienne.
Mais s’agissant de Yemanjá, le véritable facteur à l’origine de son élévation comme de son engouement populaire éclatant va se concrétiser dans un lieu beaucoup plus inattendu : celui des petites communautés pauvres et minorées des pêcheurs de Salvador de Bahia regroupées sur la plage de Rio Vermelho où se déroule, depuis 1923, la grande fête populaire réservée à la déesse. L’histoire nous apprend en effet, qu’à l’époque, le poisson se faisant rare, un groupe de pêcheurs s’était tourné vers une mère-de-saint d’un terreiro qui leur recommanda de s’adresser alors à Yemanjá, non sans leur avoir enseigné comment lui rendre hommage (ibid. : 167). Et comme la pêche s’avéra, en réponse, d’abondance, c’est depuis ce jour-là que ce serait transmis la dévotion annuelle qui lui est rendue, dévotion qui gagnera petit à petit la ferveur des dizaines de milliers d’individus affluant sur cette plage devenue mythique. Fait intéressant : les récits nous rapportent aussi qu’à l’origine la fête fut adoubée par l’Église catholique parce que la déesse était quasi officiellement associée à Notre Dame des Navigateurs comme à Notre Dame de la Conception, ceci avant qu’elle ne se rétracte, dans les années 1960, devant le poids grandissant porté sur Yemanjá, qualifiant cette dévotion sans retenue de « païenne ». Une mise à ban qui n’empêcha nullement son succès puisque, après quelques années d’arrêt, la ferveur festive pour la Mère des Eaux reprit de plus belle et devint de plus en plus populaire. Non d’ailleurs sans paradoxe si l’on songe que cette fête singulièrement réservée à « l’une des images païennes de Marie » (Agier 2000 : 30), réitère de cette façon ses marques syncrétiques qu’elle resigne année après année, mélangeant une forme de christianisme populaire (une procession maritime derrière un statuaire lors d’une fête ecclésiale) avec une effigie et un contenu non-chrétien aux origines africaines (bien vu par ibid. : 33).
À l’appui de ce paradoxe, on constate que la date annuelle fixée au 2 février n’est, du reste, pas insignifiante : non seulement parce qu’il s’agit du jour où l’on célèbre la plus ancienne des fêtes mariales, celle de la purification de la Vierge à laquelle l’Église conjoint la présentation de Jésus au temple, mais également parce qu’à Bahia on considère cette fête à Yemanjá comme la dernière des grandes festivités avant le carnaval, autrement dit comme une étape préparatoire au carnaval (Feuillet 1991 : 52). Des indicateurs importants qui expliquent déjà largement pourquoi elle connaît non seulement un succès considérable, mais pourquoi l’on va ainsi passer du rite intimiste des terreiros réservé aux seuls initiés de Yemanjá, avec ses règles contraignantes commandant un déroulement exigeant, à une ritualisation beaucoup plus simplifiée, ouverte, à plein ciel, éclat d’une ferveur populaire débordante manifestée par des dizaines de milliers de participants – ce dont une simple connexion sur Internet permet de visualiser et de témoigner aisément.
4. De la Casa à la Praia de Yemanjá : déroulés festifs, grâces espérées et débords votifs
C’est donc devant la Casa de Yemanjá, véritable foyer de l’évènement sis sur un petit promontoire débordant la plage de Rio Vermelho muée en Praia de Yemanjá, base des pêcheurs du quartier devenu de fait un sanctuaire populaire réservé à la déesse, où réside son autel et ses statuaires figurés en Marie, continuellement décorés de fleurs et garni d’offrandes, que dès le matin du 2 février, de longues files de fidèles se forment non seulement pour venir déposer leurs présents qui seront ajoutés aux immenses corbeilles fleuries prêtes à être amenées au large, mais pour se faire bénir auprès des pères et des mères-de-saint assistant aux festivités ; des festivités dont le climax a lieu vers les 17h00, lorsque 200 à 300 bateaux vont partir au large, en procession, et formeront cercle pour immerger les offrandes en pleine mer, accompagnées des dévots plongeant dans les eaux ; ce que la foule attentive suit joyeusement sur la plage, rendant hommage à la déesse redevenue sirène au milieu des battements de mains et des tambours, des acclamations et des chants. Un cérémonial donc ritualisé ad minima, bien loin – redisons-le – de la complexité codifiée des candomblés, mais d’autant ouvert à une affluence populaire que l’on est ici avec la petite caste des pêcheurs habitués à côtoyer journalièrement la déesse ; raison d’ailleurs pour laquelle on teint à passer plus particulièrement par eux en tant que meilleurs intermédiaires et ambassadeurs, pense-t-on, pour porter sur leurs barques en bois traditionnelles, les fameux savieros, ses cadeaux et ses vœux auprès d’elle18.
Ce décor posé, on peut cependant distinguer trois expressions entremêlées de cette ferveur votive. Celle, en tout premier, toujours très attendue et admirée des communautés des différents terreiros dont les adeptes se sont longuement organisés et spirituellement préparés les jours précédents la fête, et notamment la veille, lors d’un office de candomblé. Dans le cadre de cette réjouissance, ils n’officient donc pas mais tiennent à rendre publiquement hommage à Yemanjá, défilant en cortège, tous impeccablement habillés de ses couleurs, portant ses représentations statufiées et d’énormes paniers fleuris remplis de présents et d’artefacts libatoires qui, sous les chants en yoruba accompagnés des atabaques, seront solennellement déposés dans les bateaux des pêcheurs qui iront les immerger en haute mer. Celle, ensuite, des groupements ou cercles de toutes sortes réunis pour l’occasion (familiaux, amicaux, associatifs, etc.), qui regroupent leurs offrandes pour aller, de même, les déposer au large à bord d’embarcations particulières. Et celle, sans doute les moins spectaculaires mais les plus nombreuses, des milliers de dévots venus individuellement demander grâce et déposer leurs présents comme ils le peuvent, depuis la plage ou immergés dans l’eau, ou encore à bord de petites embarcations de toutes sortes, ou plus judicieusement, en confectionnant de petits radeaux ou maquettes de barques miniatures en carton et en bois qu’ils chargeront de fleurs et de cadeaux et tenteront de faire voguer au large pour être engloutis dans les flots ; ces flots que l’on considère – surtout les soirs de pleine lune – comme étant le reflet de la chevelure marine ondoyante de Yemanjá venant caresser le sable.
Tout un amalgame d’expressions votives donc, d’apparence hétéroclite, où s’entremêlent effusion de joie, applaudissements, prières, chants, danses, suppliques, déclenchements parfois de transes saisissantes inattendues, et où communie une communauté bigarrée d’individus de toutes conditions, statuts sociaux, genres, origines (noirs, blancs, caboclos, métis), autochtones et étrangers, touristes et curieux, tandis que sur la route adjacente à la plage des groupes carnavalesques et d’énormes camions-orchestre font déjà leur apparition, que des adeptes de capoeira provoquent des attroupements, et que les « blocs » de percussions afro-bahanais fort connus, tels Ilê Aiyê et Filhos de Gandhi, viennent également rendre hommage à Yemanjá.
Derrière ce tableau coloré, demandons-nous maintenant sur quoi repose et en quoi consiste, au fond, cette ritualisation bigarrée s’exprimant de façon si diverses envers Yemanjá. Cette ritualisation disparate – qui échappe donc à tous rites codifiés – repose sur deux pans conjoints finalement fort simples que partagent très habituellement toutes expressions religieuses populaires : ceux de l’offre et de la demande, auxquels s’ajoute un principe pragmatique que nous connaissons bien. À savoir que toutes dévotions religieuses, sans être au plein sens du mot mercantiles, ne sont par contre jamais vraiment désintéressées et gratuites en tant qu’elles reposent toujours sur ce ferment séculaire : vénérer et offrir sincèrement tout en aspirant recevoir en retour… Tous les déroulés, le soin des mises en scène et des efforts esthétiques apportés aux décorums reposent sur ce littéral « état d’esprit » ; ce qui, en l’occurrence ici, correspond non seulement à la sensibilité et aux singularités d’une culture brésilienne à la fois très visuelle, olfactive, chaleureuse, tactile et sensuelle, mais aussi à la féminité et à la coquetterie de Yemanjá. Car qu’offre-t-on et que demande-t-on à Yemanjá ?
Ce qu’on lui offre, d’abord, en tant que mère vénérée, femme muscadine, élégante, admirée, exigeante jusqu’à paraître vaniteuse, amante de cœur et égérie, tout ce qui pourrait la combler. En vrac, dans ces corbeilles surchargées de fleurs ou sur ces petites maquettes de barques décorées de ficelles de couleur et de bougies allumées : de l’argent, des bijoux (colliers, boucles d’oreilles, bracelets), des savonnettes parfumées, des coupons d’étoffe, des rubans, des produits de maquillage (fond de teint, rouge à lèvres, vernis à ongles), des parfums, des miroirs, des mouchoirs de dentelles, des linges brodés, des poupées, des peignes et des brosses pour lisser sa chevelure, des oreillers pour qu’elle puisse y reposer sa tête, sans oublier des petits messages, des lettres d’éloges et de remerciements, et même des revues de modes, des sucreries et des plats cuisinés, sans oublier du champagne, boisson fine qu’elle apprécie par-dessus tout !
Quant aux demandes, elles accompagnent les offrandes sous forme de chants invocatoires et d’appels à la déesse, mais aussi de vœux et de prières telle, par exemple, celle proposée par la Casa Senhor do Bomfim19 :
Grande force des eaux
Inaê, Janaína, Sirène de la Mer
Saravá ma mère Yemanjá
Emmène dans les profondeurs de ta mer sacrée
Odoiá…
Toutes mes mésaventures et infortunes
Ramène de ta mer toutes les forces spirituelles
Plus que nos besoins
Paix, espoir. Odô-fiabá
Saravá, ma mère Yemanjá
Odô-fiabá…
Des suppliques donc, des requêtes de grâce et une palette de sollicitations « classiques » de toutes sortes que le mot général « espérance » caractérise sans aucun doute le mieux. Car ce que l’on attend de Yemanjá, en tant que bonne Mère aimante et attentive, c’est une protection et une prévention efficace, une aide pour progresser plus sereinement dans la vie, une ressource de guérison, de prospérité, de réussite, de travailler en faveur de l’amour, de la famille, et puis de venir à la rescousse lorsqu’on peine à enfanter ou que l’on est sur le point d’accoucher. Espérance donc, mais teintée aussi de craintes superstitieuses, car les offrandes corolairement aux demandes faites à Yemanjá, pour qu’elles puissent être acceptées, doivent s’enfoncer pleinement sous les eaux, signe de sa satisfaction et gage des espoirs placés en elle. « Si elle[s] surnage[nt], nous dit Pierre Verger, c’est un signe de refus et de mécontentement. Il faudra faire de nouveaux sacrifices et de nouvelles offrandes pour attirer sa protection » (Verger 1954 rééd. 1995 : 313). Et rejetées sur le rivage, c’est mauvais présage20.
Ces déroulés exposés, il convient cependant de souligner les débords observés de cette ferveur populaire, forcément concomitants à la célébrité de la déesse. Débords considérés d’abord négativement comme dommageables, tant on ne peut que constater que Yemanjá est bien souvent l’objet de mysticisme désordonné teinté de plusieurs couches entrecroisées de vernis ésotériques, à l’instar de ce que découvre nombre de sites Internet qui lui sont consacrés. Sans compter qu’on a pu parfois l’associer à d’autres entités perçues maléfiques, telle par exemple Pomba-Gira, déesse quimbandiste21 de la vengeance, de la duplicité et de la luxure qui, encore démultipliée en figures diversifiées et parfois contradictoires, occupe de fait, « dans l’imaginaire national la place de l’aguicheuse, de la dragueuse, de la femme de mauvaise vie » (Boudet et Aubrée 2009 : 148), soit tout le versant contraire de Yemanjá. Mais débords au sens positif, en revanche, puisque cette séduisante déesse, portée par son aura magnétique, n’aura de cesse d’être une source inspirante des arts, devenant la muse des peintres et des dessinateurs comme Carybé louant sa beauté et ses formes généreuses, la muse aussi des scénaristes, des poètes et des écrivains dont Jorge Amado lui consacrant – on l’a déjà évoqué – une place majeure dans son Mar Morto, et Dorival Caymmi qui lui a même composé un hymne pour le 2 février, et muse enfin des musiciens comme des danseurs l’invitant en chansons au couleur de samba dans le carnaval22.
Conclusion et ouverture : Du Ciel à la Mer, passages et renversement cosmogonique – à nuancer – d’une vision d’espérance
Reste à nous arrêter sur quelques points saillants ressortant de ce clair exemple d’une « mobilité religieuse » (Chanson, Droz, Gez et Soares 2014) à laquelle nous aura convié Yemanjá. Je les conjugue en termes de « passages » et de « renversement », non sans nous arrêter sur quelques nuances requises.
S’agissant d’abord des passages, relevant des concepts de déterritorialisation et de re-branchement, nous pourrions simplement revenir sur ceux, exogènes, qu’aura franchi Yemanjá en passant du Nigeria à Bahia. Pensons à celui de sa rupture ombilicale entre son lieu de naissance et son lieu de réémergence, à celui de sa mutation entre les eaux douces africaines et celles salées de l’océan, sans omettre celui de sa reformulation nominale de Yemojá à Yemanjá, reformulation qui s’est par ailleurs encore démultipliée sur d’autres aires de l’entour caraïbe où elle est diversement révérée23. Et nous pourrions également retenir ces passages endogènes vécus par notre déesse arrivée au Brésil, principalement lorsque sa dévotion passa de l’ombre des terreiros au plein jour des éclats festifs annuels de Rio Vermelho et donc des rites réservés jusque-là aux seuls initiés pour déborder vers cette formidable ritualisation populaire que nous avons abordée.
Mais dans cette trace, un autre passage moins visible, plus subtil et non encore remarqué, incite certainement à réflexion. Propre aux dévots de la déesse, c’est celui du passage spatial, paradigmatique et symbolique du Ciel à la Mer. Un franchissement de seuil un peu comparable à ce qu’avançait Arnold Van Gennep (1909 réimp. 1969), marqué par un moment de latence puis de pivotement lorsque Yemanjá, dissimulée sous les traits virginaux de Reine du Ciel, passa à ceux de Reine des Eaux dès qu’on put lui enlever sans risque son masque marial. C’est là que transparait, me semble-t-il, un renversement fort illustratif d’une résistance comme d’une différence d’appréhension cosmique mais aussi théologique entre le christianisme et le culte afro-brésilien consacré à Yemanjá. Un passage résultant là encore de la déportation des esclaves à travers l’Atlantique. Alors que le système colonial, cherchant à justifier la traite, arguait faire œuvre salvatrice en « récupérant » les âmes perdues des profondeurs païennes pour les hauteurs célestes, c’est l’inverse qui s’est produit. Avec Yemanjá, c’est vers les profondeurs océaniques versus les hauteurs célestes que les âmes perdues des esclaves et de leurs descendants furent sauvées ! Autrement dit, pendant que la cosmogonie chrétienne rapportait les croyances vers l’infini des cieux, Yemanjá, elle, les déportait en les renvoyant dans les profondeurs de son royaume aquatique, scellant par là même le retour aux croyances originelles que le régime servile pensait occulter. Comme si, à l’espérance céleste missionnée par les Pères catholiques, s’était substituée celle d’une espérance marine missionnée par la Mère afro-matricielle. Ce qu’appuient avec force les mythes puisque – comme on l’a vu –, Yemanjá, Mère de tous les orixás et de toutes les maternités, porte en elle, de par son nom même, d’être perçue comme la « Mère des enfants poissons » (Yéyé omo éja) que sont les « sur-vivants » afro-brésiliens baignant au sein de son eau primordiale, métaphore de son liquide amniotique, l’eau étant naturellement l’élément cardinal de toute vie.
Ainsi passe-t-on avec Yemanjá du Ciel à la Mer, soit du Royaume des cieux au Royaume des flots, d’un Dieu créateur masculin à son alter ego féminin et, partant, d’un patriarcat culturel marqué au Brésil par le machisme et la virilité à une matrifocalité spirituelle beaucoup plus réceptive, altruiste, maternelle et même sensuelle. Ce qui est dire, dans cette perspective, si notre déesse, par devers le christianisme, reste la figure témoin non seulement d’un renversement mais d’un rétablissement ou, mieux encore, d’un retournement vers les croyances tutélaires originelles que le catholicisme colonial avait tenté d’éradiquer. Un « re-passage » à travers les abysses en somme, qui ne sont pas ici d’abîme mais marqueurs de profondeur, d’entendement, d’« inconscient parlé » comme le l’écrivait si bien Gaston Bachelard à propos du fabuleux langage conté sur la mer24, en un mot d’esprit. Les anciens esclaves ne croyaient-ils pas communément, au Brésil comme aux Antilles, que du tréfond de l’océan, royaume de la déesse, mourir c’était lui laisser son âme qu’elle accompagnerait couverte de ses cheveux (Amado 1949 trad. franç. 1982 : 287) et rapatrierait alors, à travers les eaux de l’Atlantique, vers la Terre-mère africaine ? Un « re-passage » rédempteur qui, à l’instar de ce que put en rapporter Roger Bastide dans les années soixante25, trouve encore échos aujourd’hui ?
Il reste cependant nécessaire de dire que ce renversement cosmogonique entre Marie et Yemanjá doit être nuancé. J’ai en effet abordé, dans le deuxième paragraphe de cette contribution, la théorie classique du masque pour parler de la stratégie historique de camouflage et de dissimulation de Yemanjá sous la figure de Marie. Mais cette théorie du masque vue aujourd’hui dans le prisme de la dévotion manifestée envers Yemanjá demande d’être mesurée, modérée, réévaluée. Il est d’abord clair que le contexte contemporain n’est ni celui de la fin du XIXe ni celui de la première moitié du XXe siècle. Raison pour laquelle j’insiste sur le fait que le champ des personnes et donc des ressentis, des perceptions voire des interprétations pour ceux qui l’analysent, est présentement aussi vaste que singulièrement diversifié sur l’échelle des générations et des convictions, entre les initiés des terreiros liés à la déesse, les fervents adeptes, les croyants pratiquant par cumul, les fidèles religieusement attachés aux traditions culturelles, les admirateurs occasionnels d’une vénération opportune et le public hétéroclite se joignant aux festivités annuelles. D’autre part, il doit être rappelé combien la grande tolérance religieuse propre au continent latino-américain, si loin du dualisme occidental, ouvre sur des plasticités générant ces phénomènes bien connus de double, de triple voire plus encore d’appartenances religieuses (Lapantine et Nouss 1997 : 28-29)26 induisant ces dévotions vécues sans contradiction par cumul ou « en mosaïque » (selon Bastide évoqué en introduction). Des phénomènes qui explicitent pourquoi, à l’aune d’une société fortement christianisée, Yemanjá, par analogie symbolique et correspondances esthétiques, ne se retrouve plus tant masquée sous Marie qu’en contrepoint d’elle, autrement dit révérée en réplique, parallèlement, en même temps qu’elle, tant Marie ne peut être oubliée ni véritablement substituée à la déesse. Ce qui sous-entend que la dévotion adressée à Yemanjá peut conjointement s’adresser à Marie et vice-versa, au point qu’une forme d’indistinction entre la Reine du Ciel et la Reine de la mer et de surcroît entre les deux visions d’espérance qu’elles enfantent, si commune à la vox populi, demeure tout à fait possible. C’est du reste dans cette trace que l’on pourrait certainement envisager de parler d’une forme de créolisation (ici brésilienne) de la figure de Marie.
Aussi, sans pouvoir dire qu’à travers Yemanjá l’Afrique soit réellement réinvestie du dehors, je dirais plutôt que cette déesse reste sans aucun doute, pour le moins, l’exemple particulièrement saisissant d’une transplantation religieuse et culturelle « re-suscitée » par la seule force finalement d’une mémoire non pas tant collective que recollectée et intelligemment bricolée en catimini par les déportés sur le substrat chrétien imposé jusqu’à s’y assimiler. En bref, et dit d’une autre façon, plus qu’un artefact religieux immatériel réimaginé du dehors, Yemanjá reste l’illustration concrète, résiliente, de la survivance d’un morceau de culture religieuse africaine débranché de son origine que les victimes serviles et leurs descendants ont su magistralement rebrancher et rebricoler sur un bout d’Afrique déterritorialisé, c’est-à-dire « dé-placé » sous les quatre coups de boutoir successifs de cette violence politique et anthropologique que furent la traite, l’esclavage, le colonialisme et la christianisation forcée.