Penser, dire, écrire, et décoloniser le religieux ?

Philippe Chanson

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Philippe Chanson, « Penser, dire, écrire, et décoloniser le religieux ? », Archipélies [Online], 11-12 | 2021, Online since 15 December 2021, connection on 14 October 2024. URL : https://www.archipelies.org/1034

Comment l’anthropologue peut-il penser, dire et écrire le religieux aujourd’hui et quels sont les embarras et les défis qui se présentent face à l’usure des concepts et des mots permettant d’en rendre compte ? Comment peut-il procéder par devers les mobilités et les entrecroisements alors que le religieux pourrait bien être, par-delà ses diversités, une continuelle remise en scène « du même » à partir d’un stock d’outils anthropologiques universels et profanes avec lequel les collectivités comme les individus expriment leur croire ? Plus encore, qu’en est-il de ce que l’histoire et le politique, à travers le temps, ont pu finir par coloniser tant en mots qu’en appréhensions ? Faut-il ou peut-on décoloniser le religieux et comment ? Et quel avenir, finalement, se présente pour le religieux et devant le religieux tant pour l’anthropologue que pour sa discipline ? Telles sont les questions que tente d’aborder cette contribution et qui furent proposées à l’auteur pour en débattre dans le cadre de la 33e Conférence de la Société internationale de sociologie religieuse intitulée : « Éprouver le religieux ».

How can an anthropologist think, talk and write about the religious nowadays ? And what are the quandaries and challenges that he or she faces, given the poverty of available concepts and vocabulary ? How is one to proceed when confronted with fluidity and transversality, and when the religious could well be, beyond its diversity, a continual performance « of the same » produced with the help of the universal, secular, anthropological tools used by groups and individuals to express their belief. Moreover, what are we to make of the fact that history and politics have over time colonized certain words and concepts ? Should we and can we decolonize the religious, and if so, how ? And finally, what future do we see for religious themes, and for the anthropologist and the discipline of anthropology when confronted by them ? These are questions which this text seeks to address. They were proposed to the author as a topic for discussion during the 33rd Conference of the International Society for the Sociology of Religion entitled : « Sensing of the Religious ».

Introduction

Sentir, éprouver, expérimenter : quel avenir pour le religieux en anthropologie ?

« Comment pensons-nous le religieux ? Quels sont les défis que les notions de "religion" et de "religieux" nous posent aujourd’hui dans l’étude de l’altérité ? Ces notions, qu’exigent-elles de nous ? De quelle façon dirigent-elles notre regard et notre réflexion ? Entre ethnographie et épistémologie, nous proposons à l’intérieur de ce panel, de réfléchir, à partir de cas de terrain, aux manières alternatives d’aborder ce qui a habituellement été regardé, pensé, décrit et analysé comme relevant du "phénomène religieux". Est-il possible de penser les pratiques et représentations de l’Autre sans avoir recours au concept de croyance ? Est-il possible de penser les multiples rapports que chaque société construit entre des êtres visibles et des êtres invisibles sans avoir recours à une idée de transcendance ? Peut-on concevoir, à travers nos exemples de terrain, des "religions pragmatistes" qui ignorent toute transcendance ou dichotomie croyant-incroyant ? Et si tel est le cas, comment alors dialoguer avec elles ? Comment dire et écrire ces "religions" qui sont si peu "religieuses" ? »

C’est à partir de l’argumentaire ci-dessus qu’est issue cette contribution. Il m’avait été demandé de le traiter pour un panel conçu par Anne-Marie Vuillemenot, alors directrice du Laboratoire d’Anthropologie Prospective (LAAP) de l’Université de Louvain-la-Neuve. Intitulé comme indiqué supra, « Sentir, éprouver, expérimenter : quel avenir pour le religieux en anthropologie ? », il s’était tenu en juillet 2015 dans le cadre de la 33e Conférence de la Société internationale de sociologie religieuse (SISR) dont la thématique générale était : « Éprouver le religieux ». Une partie du titre de mon intervention, « décoloniser le religieux », m’avait été soufflé et m’avait immédiatement porté à explorer cette voie. Je le fis suivre d’un point d’interrogation pour en souligner d’emblée l’importance et le défi qu’il posait. Ma bonne fortune est que cette sollicitation m’avait surpris en plein terrain Pacifique de plusieurs mois, ce qui me permit de nourrir mes lignes de glanures ethnographiques « fraîches », collectées sur cette aire immense sur laquelle j’enquête aujourd’hui, non sans arrière-fonds, avec celles des terrains antillais et guyanais sur lesquels j’ai travaillé de nombreuses années. J’ai également étayé le tout par des réflexions plus académiques forgées au gré des expériences accumulées sur tous ces terrains, de même que par les nombreuses rencontres qu’ils m’offrirent pour dialoguer et penser. C’est dans cette trace que je n’oublie pas de remercier les anthropologues Roberte Hamayon, Frédéric Laugrand et Olivier Servais, éminents collègues aux avis précieux, qui ont relu l’entier de ce texte et avec lesquels j’ai pu aborder bien des aspects de cette cogitation. Un texte que la revue Archipélies m’offre encore de finaliser plus minutieusement pour son édition.

Dans un premier temps je commencerai par commenter en quatre points quelques pans soulevés par cet argumentaire, en second lieu, je prolongerai par quatre autres pistes plus directement en prise avec cette question de décolonisation du religieux, puis, en ouverture plus qu’en conclusion, je laisserai quelques réflexions sur l’avenir du religieux en anthropologie.

1. À partir de l’argumentaire : comment penser, dire, écrire le religieux ?

1.1. De l’exigence épistémologique et de l’approche de l’altérité requise par le religieux

Prenons d’abord l’interrogation soulevant – je cite – « les défis que les notions de "religion" et de "religieux" nous posent aujourd’hui dans l’étude de l’altérité ».

Si la logique dicterait de nous attaquer d’abord à reprendre ce que sous-tend ces deux termes de « religion » et de « religieux », d’en discuter leurs compréhensions et les modalités d’enquêtes qu’ils mettent en œuvre – ce qui n’est pas possible dans le cadre de cette contribution –, il me paraît néanmoins profitable de commencer par rappeler pourquoi et en quoi les approches restent divergentes entre un théologien et un anthropologue face à ces termes et, de surcroît, devant l’altérité. Car si tous deux sont à leur façon des herméneutes du religieux, leurs préalables et perspectives sont sans aucun doute globalement marquées par des différences importantes, et d’autant mis en face de l’épithète « Dieu ». Si le théologien médite et raisonne devant le fait croyant « Dieu » (« Dieu » en soi, sa déité, et « Dieu » comme Altérité) de façon subjective et engagée, soit en considérant « Dieu » en tant que sujet du croire et ceci à partir d’un texte référent, préétabli, qui lui permet de produire du texte, l’anthropologue, lui, s’efforce bien plutôt d’observer et d’enquêter sur l’effet de la croyance « Dieu » (« Dieu » hors soi, au corps des croyants-pratiquants1, et « Dieu » en altérité) de façon plus extérieure, se voulant objective et indifférente, soit en considérant « Dieu » en tant qu’objet d’un croire possible parmi les croire, et que ce « Dieu » existe ou non et qu’il y croit ou non, pour collecter ainsi, sans censure, un matériau descriptif avec lequel il va produire du texte. À travers la lorgnette de cette distinction, il apparaît alors clairement que si l’anthropologue ne s’enferme pas à penser théologiquement le religieux mais qu’il vise à penser anthropologiquement ce religieux, c’est aussi parce que c’est bien en fin de compte la manière d’aborder et de considérer l’Autre qui sont ici en jeu. Pourrions-nous en effet oublier comment le religieux a pu tant de fois enferrer, altérer, dénigrer, anathématiser ou carrément ostraciser l’altérité, les altérités ?

J’en tire pour ma part, en corollaire, une claire exigence épistémologique (tout en sachant bien qu’entre une observation participante « classique » et celle d’une participation initiatique du chercheur – suivant la niche religieuse2 – cette position peut être discutée). À savoir que l’anthropologue doit impérativement mettre sa propre croyance (s’il en a une !) en épochè, en « suspension », pour qu’elle n’interfère pas avec l’objet de son enquête. Une exigence qui rejoint et requiert la posture d’« agnosticisme méthodologique » avancée par Jean-Pierre Albert (2009 : 148) dans un article précisément consacré à l’approche du surnaturel, une posture « excluant toute adhésion intellectuelle aux croyances » étudiées. Un agnosticisme à entendre conventionnellement telle une sorte d’indifférence générée par l’impossibilité d’accorder une reconnaissance raisonnable et raisonnée à un Absolu dictant une origine et une destinée du vivant et des vivants. Quoiqu’un agnosticisme singularisé que l’on pourrait qualifier d’empathique, puisque cette approche méthodologique préconisée, vouée à la rencontre de l’Autre – non sans se garder de tomber dans une dangereuse « dilution physique et psychique dans le lieu de l’autre » (Laurent 2015 : 161) –, demande forcément du sentir, de l’éprouver, du sensible, de l’imaginé ; ce qui peut paraître paradoxal si l’on considère que neurologiquement parlant, l’agnosie se caractérise par une perturbation de la reconnaissance des informations sensitives. Il n’empêche que c’est cette forme bienveillante de neutralité épistémologique agnostique, décapée donc de tout a priori dirigeant nos regards, nos rencontres et nos réflexions, qui me semble être le préalable élémentaire et l’engagement requis permettant de décoloniser la subjectivité du chercheur ou, à tout le moins, d’« objectiver sa subjectivité » comme le dit si bien Pierre-Joseph Laurent (ibid. : 163).

1.2. Des alternatives d’aborder le religieux liées aux mots

Mais il y a, en deuxième lieu, la proposition de réfléchir – je cite et souligne l’argumentaire – aux « manières alternatives d’aborder ce qui a habituellement été regardé, pensé, décrit et analysé comme relevant du "phénomène religieux" ».

Il m’apparaît d’emblée que ce mot « alternatif » peut être entendu selon un double sens, en prise directe avec l’exigence dont nous venons de parler : celui de balancement entre deux possibilités s’offrant à nous, ou celui de choix plus radical d’une solution de remplacement balayant tout ce qui est déjà discuté, acquis et écrit à propos desdits « phénomènes religieux ». Délaissant le premier sens qui n’aboutit qu’à des dilemmes, si nous penchons pour la seconde possibilité à l’évidence préconisée par l’esprit de l’argumentaire, cela signifie que l’on doit quasi tout repenser, ce qui me semble légitime mais qui exige alors d’inlassablement s’arcbouter à re-analyser-décortiquer-changer-réinventer nos mots comme à re-réfléchir-peser-malaxer-réécrire les phrases exposant nos « savoirs ». Ce qui me porte à saluer ici le travail d’anthropologie descriptive d’un auteur comme François Laplantine, qui ne cesse de disséquer, distinguer, découper, moduler, faire jouer et déjouer les termes avec le même objectif et le plus de précision possible ; sans parler de son effort intense, face aux mutations, à porter une attention infime aux petits mots de liaisons syntaxiques, aux prépositions et conjonctions et bien entendu, à tout un travail grammatical et stylistique sans cesse réadapté, renouvelé3. Il vaut la peine de bien l’entendre :

« Il y a tant de mots usés, tant de mots que l’on ressasse, tant de mots qui sortent automatiquement de la bouche ou du stylo sans que l’on y prenne garde, toujours prêts à reprendre du service et qui, à force de se traîner, malades, deviennent un véritable handicap pour la pensée, menacée de léthargie. Il convient de rafraîchir les mots, d’être vigilant aussi lorsqu’ils ont tendance à s’assembler toujours de la même manière » (Laplantine 1999 : 11).

« Lorsque la réalité sociale se transforme, comme c’est tout particulièrement le cas aujourd’hui, le langage est appelé à se transformer, et le chercheur doit alors s’adapter linguistiquement à ce qu’il veut analyser ou plus précisément adapter les processus de procréation textuelle aux caractéristiques de ce qu’il observe. Il convient alors d’accorder la langue en partant à la recherche de nouvelles expressions formelles. Ce qui s’impose, c’est une reconsidération lexicologique et aussi grammaticale qui soit à la mesure des mutations dans lesquelles nous sommes engagés » (Laplantine 1995 : 36-37).

Cependant, et revenant maintenant au fait de garder ce mot « alternatif » au sens de solution de remplacement et non de balancement entre deux possibilités, demeure toujours ce problème abordé en pleine Deuxième Guerre par le physicien allemand Werner Heisenberg (1901-1976) : celui de l’indétermination fondamentale des mots. Inspiré par Niels Bohr (et sans doute par la philosophie du langage abordée dans les années 1920 par Ludwig Wittgenstein), le savant allemand, un des pères de la théorie quantique, scientifique éclectique, a en effet démontré dans son célèbre Manuscrit de 1942 (Heisenberg 1998 en trad. franç.), via l’application dudit « principe d’incertitude »4 aux mots même, que le langage et son lexique restent totalement insuffisants à dire, à décrire, à désigner et donc à déterminer la réalité. Parce qu’il y a toujours un « élément inévitable d’indétermination » dans le fait de s’exprimer qu’il appelle le « suspens » (schwebende). De fait, si chaque mot est certes pourvu de sens correspondant à son usage linguistique ordinaire, en réalité les mots restent toujours flottants parce que leur signification dépend du niveau d’emploi des connexions sémantiques et symboliques de genres différents et imbriqués (métaphoriques, poétiques, scientifiques, etc.) dans et avec lequel ils sont déployés. Heisenberg nous l’explique en posant ici une distinction fondamentale : s’il s’agit d’un niveau d’emploi à connexions scientifiques, on a alors affaire à ce qu’il nomme « les régions du bas, la physique et la chimie », qui correspondent pour lui à la vie organique, biologique, pouvant être potentiellement décodée et définissable. Mais s’il s’agit d’un niveau d’emploi de connexions métaphysiques, alors on a affaire à ce qu’il nomme « les régions supérieures », celles mues par toute une « vie de l’esprit » à concevoir comme étant d’un tout autre ordre de réalités. Des réalités indescriptibles, innommables, totalement insoumises à la captation, parce que le langage est fondé sur les connexions simultanément partagées entre toutes les vies de l’esprit liant les humains entre eux et dont l’ensemble compose la réalité5. Raison pour laquelle, et d’autant pour tout ce qui concerne « le religieux », un mot ne peut jamais contenir ni enclore la réalité plénière de ce qu’il semble désigner6. C’est dire, au total, si le signifiant d’un mot (le mot en tant que signe), toujours orienté par l’esprit que nous lui imprimons (ce « petit contenu partiel » nous dit Heisenberg7), ne peut qu’être finalement oscillatoire pour ne pas dire relatif et arbitraire en tant que signifié (au niveau de son sens), puisqu’en tout mot, tout concept nommé, comme en physique quantique, réside un principe d’incertitude que l’on peut conjuguer tel un véritable principe d’incertitude linguistique.

Encore nous faut-il ajouter que ce caractère aléatoire est également renforcé par le décomposé du principe de cognition de n’importe quel mot, à savoir : un son, un ton (l’audible du mot), une scription (le lisible du mot), une langue source (la sémiologie du mot), un biotope culturel (l’appréhension contextuelle du mot) et, surtout, tout un processus de réitération (le continuum du mot), autrement dit, sa répétition via sa circulation auditive et graphique constante. Ce qui veut dire qu’à la proposition indécidable des mots on doit aussi tenir compte du fait que tout mot est performatif et donc agit (Butler 2004). Par quoi un terme peut construire mais aussi blesser – on peut parler de « blessures narratives » – et fabriquer de la différence en minorant, en sédimentant une identité ou nos représentations de l’Autre par la démultiplication tous azimuts de la perpétuation des stéréotypes qu’il véhicule. Ce que j’ai du reste eu l’occasion de souligner – compris le principe d’incertitude linguistique d’Heisenberg exposé supra – à propos d’une série d’attributions de patronymes consternants redonnés aux esclaves des Antilles libérés après l’Abolition de 1848 (Chanson 2016). Ce qui fut aussi une façon de rappeler que tout sujet, parce qu’il est forcément « agi » et « performé » par des modes d’énonciation qui l’accompagnent, est vulnérable. Judith Butler (2004 : 21, je souligne) parlant ici judicieusement de « vulnérabilité linguistique ».

Voilà donc pour ces manières alternatives d’aborder le religieux dont on découvre que quelles que soient les approches, anciennes ou novatrices, on se heurte irréductiblement aux limites d’indétermination et de cognition des mots, qu’ils soient classiques ou réinventés, comme aussi à l’obligation de traduire nos pensées, tant il faut bien mettre des mots pour passer au texte. Ce qui n’est finalement pas très encourageant face à nos responsabilités éthiques lorsque nous sommes renvoyés à la tâche ardue du rendu anthropologique8, ce « combat permanent contre le vent »9 ; et cela bien que nous nous accrochions au fait que c’est malgré tout dans l’enfilade et l’entrelacement travaillés des mots que le sens syntaxique de nos idées émerge. On peut cependant entrevoir cette pierre d’achoppement plus positivement en termes de garde-fou, telle une invite à la lenteur, à l’attention, au doigté par devers tout ce que nous avançons comme par devers les pièges de l’originalité recherchée, de la coquetterie intellectuelle, en bref, de vouloir nous démarquer à tout prix10. Simplement, l’ethnologue reste et doit rester « un chercheur insatisfait de ses propres mots », comme nous le dit Michel Agier (2004 : 7). C’est pour le moins une piqure de rappel : comme nous y a entraîné François Laplantine dans les citations supra mises en exergue, nous sommes invités à redoubler de prudence face aux panels de lexiques surexploités, mal avancés et ethnocentrés pouvant « plomber » les pratiques et représentations de l’Autre religieux.

Pour l’illustrer, prenons ces quelques mots plus qu’incertains et arbitraires utilisés dans le ballant du colonialisme : « Syncrétisme » ? Un mot abscons aux Antilles par exemple, où l’on additionne et cumule le religieux de façon tout à fait pragmatique et en termes de gain que l’on exprime à l’aide de ces formules créoles typiques de « ti-plus », « pli-cho » et « pli-fò » (de « petit plus », « plus chaud » et « plus que fort »). « Polythéisme » et « monothéisme » ? Encore des notions occidentales incongrues lorsqu’on nous fait remarquer que le catholicisme, son culte marial et sa cohorte d’anges et de Saints, est peut-être plus polythéiste que monothéiste versus l’hindouisme dont la résolution vers le Brahman, l’Absolu, le grand Tout, l’Unique divinisé que soutien une conception par qualificatifs dont ses multiples représentations statufiées sont chacune affublées, tire peut-être finalement plus vers ce dit « monothéisme » que ne le laisse penser son « polythéisme » apparent. « Animisme » ? Également un terme pas loin d’être péjoratif dont, via Tylor, on a qualifié des sociétés considérées comme « primitives » et « rêveuses » parce que vivant en symbiose avec une nature perçue comme animée d’invisibles qu’il s’agit de se concilier et avec lesquels on peut s’allier ; mais un terme qui, néanmoins courageusement revisité, réactivé et repris par un Philippe Descola (2014 : 195s.) lui donnant une acceptation nouvelle, pourrait peut-être bien plutôt interroger nos propres rapports occidentaux avec la Nature à l’heure où notre écologie n’est finalement qu’une sorte de chaînon manquant de remplacement inventé, signant, en substitut, notre manque de rapport spirituel avec la nature11. Ce qui, au fond, n’est qu’une façon d’avouer notre animisme refoulé, ou que nous ne sommes assurément pas assez animistes ! Des échantillons lexicaux qui devraient déjà nous inciter à décoloniser le religieux : décoloniser les mots, les concepts, les appellations, tant coloniser a toujours été accompagné par des faits de langage mâtinés de pouvoir et de principe de hiérarchisation-minoration. Non seulement en nommant le sensible selon des catégories culturelles, rationnelles, linguistiques et donc pensives autocentrées, mais en renommant tout ce qui était avant soi ! Une véritable manie coloniale visant à marquer son territoire, à entériner ce qui a été spolié et à prolonger sa renommée comme l’analyse Louis-Jean Calvet dans son classique sur Linguistique et colonialisme (1979 : 56-57). Ce qui explique pourquoi la colonisation a le plus souvent recouru à l’idéologie de la tabula rasa, ou encore à cette fiction ubuesque de terra nullius (un espace sans titre de propriété reconnu) comme ce fut le cas pour justifier la dépossession des terres aborigènes en Australie12, ceci de la même façon que furent traitées celles des indigènes en Amazonie.

1.3. D’un penser autre, sans recours aux concepts de croyance et de transcendance ?

En troisième point, prenons maintenant cette autre question multiple de l’argumentaire nous demandant s’il est « possible de penser les pratiques et représentations de l’Autre [qualifiées de « religieuses »] sans avoir recours au concept de croyance ? » ; s’il est également « possible de penser les multiples rapports que chaque société construit entre des êtres visibles et des êtres invisibles sans avoir recours à une idée de transcendance ? » ; et s’il est ainsi possible de « concevoir, à travers nos exemples de terrain, des "religions pragmatistes" qui ignorent toute transcendance ou dichotomie croyant-incroyant ? ».

Nous venons de dire qu’il est bon de repenser et de décoloniser le plus possible nombre de mots si souvent employés et usés, mais force est de constater que certains termes peuvent résister d’eux-mêmes de par leur rendu sémantique non interchangeables. Ainsi, en rapport avec les questionnements posés ci-dessus sur le recours au concept de croyance et sur l’ignorance d’une dichotomie croyant-incroyant, je dirais d’abord que je n’arrive pas à penser comment supprimer le verbe « croire » dont Roberte Hamayon (2005) a par ailleurs si remarquablement analysé les formes et emplois ainsi que ses covert concept sur d’autres champs linguistiques et culturels ; et, de même, que je n’arrive pas non plus à penser comment supprimer son usage substantivé sous la forme « du croire » ou « d’un croire » en tant que ces modalités sémantiques (que je reconnais comme étant tout à fait polysémiques, non-consensuelles, non-universelles, indéterminées et donc à géométrie variable) ne sont pas toujours liées à une croyance en un Dieu et donc à du théologique au sens strict. Il est peut-être un peu commode et simpliste de dire que même si je ne crois en rien, et surtout pas en un Dieu, je crois pourtant à ce quelque chose qui est rien ce qui n’est jamais totalement rien et ne supprime en rien l’usage « du croire » ou de ce verbe « croire ». Je pense aux efforts philosophiques d’un Luc Ferry (1996) – par ailleurs fort disputés13 – qui n’a pu finalement penser un homme-Dieu sans Dieu et sans croyance qu’en utilisant tout le vocabulaire religieux sous une forme laïque. Soit en reprenant anthropologiquement tout l’inventaire lexical et sémantique « du croire » ! Ce qui m’incline à penser que même si je trouvais une autre terminologie que « croire », celle-ci serait à son tour si vite réitérée qu’elle ne pourrait échapper à de telles reprises. Ne pouvant faire autrement que de m’exprimer par des mots, qu’est-ce que cela changerait donc en soi, dans ce cas, de trouver un autre terme considéré – pour un temps sans doute – plus adéquat ? Philippe Descola (2014 : 218-219) me semble aller dans ce sens lorsqu’il écrit : « j’ai suivi une habitude classique de l’anthropologie, qui consiste à employer des termes sanctionnés par la tradition, en les définissant de façon différente. […] Par contraste, la création de néologismes me paraît souvent comme une façon de changer la façade pour garder le même fonds de commerce ; je préfère l’inverse ». Penser et écrire donc l’Autre religieux (ou le religieux de l’Autre) sans avoir également recours au concept de « croyance » me paraît de fait sincèrement difficile, tant il est des mots-caméléons dont l’emploi – pour l’Occidental que je suis – reste irréductible et incontournable, même s’ils sont frappés d’indétermination. Et Danièle Hervieu-Léger (1993) n’a-t-elle pas bien montré que la religion ne s’inscrit pas que dans des termes mais dans des mémoires ? D’autant que c’est l’esprit et la perspective avec lesquels nous employons les mots qui me paraît plus déterminant. C’est ce que Descola me semble vouloir préciser ci-dessus lorsqu’il dit employer des mots classiques « en les définissant de façon différente ». Mais d’un autre côté, j’avoue que c’est complexe et ne répond pas du tout à ce que signifie « croire » dans nombre de terrains ou non seulement les mots mêmes pour l’exprimer n’existent pas (Hamayon 2005) ou ont dû être inventés par/pour les Occidentaux, mais où ce que nous appelons « croire », loin d’être un mot, un concept ou une question, est simplement une évidence ou relève pleinement du pragmatisme et pourquoi pas d’une prédisposition (possiblement empirique) transmise et vécue selon un principe de socio-participation cher à Bastide. Raisons, parmi d’autres, pour lesquelles il y a effectivement des aires religieuses qui ignorent toute dichotomie croyant-incroyant / croyance-incroyance. Je pense déjà simplement à Haïti (cf. Chanson 2012).

D’autre part, il m’apparaît élémentaire d’affirmer qu’il n’est pas nécessaire d’être croyant ou pratiquant au sens d’un véritable engagement religieux pour élaborer ou participer à un rite. Deux énormes gyrophares clignotent ce point de vue. Le premier signale sa présence dans le christianisme même : nombre de prêtres ou pasteurs peuvent affirmer que les grands rites pourtant si labélisés « religieux » et « de foi », comme le baptême, la confirmation, le mariage et surtout les services funèbres, sont administrés à des quémandeurs se déclarant « incroyants », mais pour qui le besoin de rites et de ritualisations – « hygiéniques » nous dirait Mary Douglas (2001) – s’inscrit tout simplement autant anthropologiquement que socialement au cœur de leur existence14. Ce qui veut bien dire que tout rite n’est en soi qu’un acte opératoire profane pouvant être alors actionné ou non pour du religieux. Pensons aux services ritualisés parallèles, entièrement laïques (non sans formes « religieuses » !15), qui sont aujourd’hui proposés tant pour les mariages que pour des services funèbres déclarés « areligieux » ; de quoi faire écho à cette maxime : « Chasser un rite et un autre revient au galop ! ». Quant au deuxième gyrophare, il ne cesse de manifester son omniprésence phénoménale dans le profane, tant en politique que dans le sport et tant de corporations en tous genres quadrillés de rites et de liturgies quasi « religieuses », communion et « émotion participante » comprises ! (cf. par ex. Hervieu-Léger 1993 : 82-87, 147-173). J’ai notamment eu l’occasion d’établir une surprenante liturgie du déroulement des matches de hockey sur glace du Genève-Servette (un club phare de Suisse romande) que l’on peut pratiquement plaquer sur celle d’un service dominical d’une Église protestante réformée rehaussé de chaleur revivaliste (cf. Chanson 2019a : 32-34). Il apparaît que ce n’est donc pas tant le religieux qui est ici générateur de rites (même s’il en est un gros producteur) que bien plutôt le religieux qui ne peut s’en passer. Et de façon identique d’ailleurs pour ce qui concerne « le sacré », notion éminemment profane s’il en est16.

Quant à la question du pragmatisme, je constate que toutes les religions sont, de fait, pragmatiques ! Je ne connais pas de religion fonctionnant pour rien d’autre que pour des résultats profitables. Après plus de trente années de terrain, j’éprouve qu’elles cautionnent toutes, d’une manière ou d’une autre, via leurs pratiques et succès obligent (pour ne pas dire souvent réputation et prosélytisme obligent), des idées d’efficacité et de réussite tout ce qu’il y a de plus terre à terre et profanes. Précisément, c’est même comme cela que, littéralement dit, elles fonctionnent, autrement dit qu’elles assument leurs fonctions et leur fonctionnement majoritairement via des fonctionnaires du religieux17.

Comme illustration concrète de cette prédominance, je prends l’exemple d’un terrain mené à Taïwan où ce qui m’a particulièrement frappé est cette approche singulièrement pragmatique, utilitariste et donc très fonctionnelle de la religion et du religieux que l’on peut décrypter sous le manteau d’une ultra-religiosité rituelle par ailleurs tout à fait sincère. À première vue, en effet, ce religieux taïwanais qui apparaît très complexe et excessivement difficile à ethnographier avec ces sanctuaires aux autels surchargés de déités, se décante ethnographiquement parlant lorsqu’une synthèse des enquêtes démontre très simplement que toute la systémique rituelo-religieuse globale est régulée (souvent d’ailleurs avec vignettes explicatives à l’entrée des temples) sur le même mode votif, indépendamment du fait que ce mode peut être mis différemment en scène. Participer à l’agitation religieuse que les journaux locaux qualifient carrément de « sprints religieux » précédant le Nouvel An chinois, permet de se rendre compte du phénomène : quels que soient les déités, les Ancêtres, les figures tutélaires honorées, c’est l’effervescence votive en vue d’une efficacité toute pragmatique et fortement utilitariste qui prédomine et anime les gestes rituels (inclination, prosternation, déambulation, usage des divination blocks, des drawing divination lots, des bâtons d’encens, des « nettoyages » par exhalaisons fumigènes, des vœux dûment achetés, rédigés, déposés, brûlés, etc.). Ce que chacune et chacun pratique et vient déposer indifféremment au pied des autels aussi différents que ceux réservés aux déesses et divinités Guanyin, Lao-Tseu, Matzu, Bouddha, Confucius, Toutikong, Guan Sheng Dijun et autres innombrables City Gods, ce sont force souhaits individualisés, en requêtes, en prières, en offrandes (alimentaires, florales), en payements par espèces, en ex-voto, en vignettes de bois ou de papier où l’on inscrit immanquablement ces mêmes desiderata : santé, longévité, honneur, bonheur, chance et surtout bonne fortune, bonnes affaires, réussite et prospérité ; soit en trois mots ce que l’on nomme (dixit) : « The divine money » ! « The divine money » dont le lot des représentations concrètes en objets-gadgets porte-chance en tous genres, pour tous les âges, pour tous les sexes et pour tous les goûts, se retrouvent aussi bien dans les mains de petits Bouddhas en porcelaine peints en couleur or que dans les mains des autres divinités vénérées l’élevant à plein bras au-dessus de leur tête. Ce qui a incontestablement participé à cette extraordinaire « culture talismanique » fort sophistiquée du vœu (à porter sur soi, à suspendre dans sa voiture, à accrocher sur sa porte, à mettre en exergue dans sa demeure, à exposer dans son lieu de travail, à coller sur ses objets sans oublier sa calculette électronique) comme à toute cette extraordinaire culture hétéroclite du bric-à-brac religieux s’étalant sur les étals des rues et marchés bondés de Taïwan18. Du « religieux » donc singulièrement marchand, en tous les cas plus tendus vers les avantages matériels et immédiats qu’eschatologiques.

Alors ici transcendance ? Si on considère qu’en registre métaphysique la transcendance (« qui franchit ») définit le caractère d’une nature radicalement autre, absolument supérieure, au-delà de toute expérience possible, hors de toute détermination empirique, en bref totalement extérieure au monde accessible et visible, la question peut effectivement se poser versus le pragmatisme – comme nous le soumet l’argumentaire de nos discussions. Est-ce que l’utilitarisme religieux sur lequel surfent les dévots branche leur esprit ou leur âme vers cette référence transcendante qui pourrait leur apporter ce qu’ils souhaitent ? Dans notre exemple taïwanais, une grosse enquête d’entretiens personnalisés reste encore forcément nécessaire. Mais en tous les cas, l’interrogation (encore une fois ici typiquement occidentale) s’alimente d’entrée sur celle de l’indifférenciation religieuse des fidèles qui, loin de s’en référer à une seule entité religieuse, cumulent rites et vœux devant le plus d’entités possibles. Et ceci même s’il reste vrai que nombre de vœux passés par le feu ou accrochés à des lanternes aux couleurs symboliques choisies, magnifient l’espoir que les flammes favorisent leur envol vers une aire céleste inconnue où pourraient être ralliées les requêtes. Quoique là encore, outre que les mythes, les imaginaires et les traditions foisonnent, il est bien difficile de déterminer pour ces mêmes fidèles quelle est cette aire numineuse possiblement alliée, tant la seule force rituelle et symbolique peut en être le suffisant substitut.

Au cœur de ce débat, nous n’oublierons pas non plus qu’il nous est difficile de nous débarrasser de la question de la transcendance en lien avec une religion pour au moins trois raisons. D’une part parce que nous portons encore en nous trop fortement l’héritage judéo-chrétien imprimant au mot religion le sens transcendantal de religare au lieu de celui antécédent et plus hospitalier de relegere19 ; d’autre part parce que nous transportons encore dans nos esprits nombre de définitions que nos collègues, pourtant spécialistes du religieux, ont donné au mot « religion », y accolant d’office le critère de la dimension transcendante20 ; mais aussi parce que nous n’avons pas l’habitude de distinguer – comme me l’a fait remarquer Roberte Hamayon dans un entretien à ce propos – une transcendance désignant simplement l’espace invisible non habité par un Dieu21 d’une transcendance perçue tel l’espace invisible habité par un Dieu. À quoi nous pouvons ajouter que dans des moments intenses de joie intérieure, la transcendance peut être aussi très simplement perçue et vécue comme la métaphore d’un jaillissement venu « d’ailleurs » au cœur de l’éphémère (Faessler 2013).

Si donc nous parlons d’une transcendance comme étant forcément liée à un Dieu, je dirais que la réponse à l’interrogation soulevée par l’argumentaire que nous discutons nous est tout simplement donnée par ces sociétés qui ne connaissent aucune transcendance de cette sorte. Je pense ici aux sociétés aborigènes d’Australie comme aux tribus kanakes de Nouvelle-Calédonie qui n’ont pas de rapport ni fondateur ni créationnel avec une transcendance, et donc pas de rapport tutélaire avec un Dieu suprême. Ce qui bouscule par ailleurs, outre nos définitions classiques de « religion », cet accord assez général d’un invariant en une Déité topique créatrice supra-physique étayant les origines des peuples ; un invariant que l’on trouve pourtant ratifié de mille et une façons dans les mythes, les contes, les récits et autres légendes collectés sur la majorité des aires mondiales, compris – puisque nous évoquons ici le Pacifique – à Tahiti et aux Marquises où l’on s’en réfère respectivement à Ta’aroa et à Io comme Divinités créatrices placées en tête des panthéons. Mais – et il y a sans aucun doute d’autres cas exemplaires – pas chez les Aborigènes australiens et les Kanaks calédoniens. Collectes, lectures de « littérature orale »22, de pièces sur les origines et entretiens, même avec des théologiens et pasteurs kanaks protestants évangélisés par des missionnaires qui ont pourtant toujours cherché à rebondir sur des traits théologiques antérieurs à leur arrivée en vue de les christianiser, m’en ont informé : ces sociétés n’évoquent ni n’invoquent un Dieu créateur. Les nombreux Dreaming (un terme sur lequel je reviendrai plus loin) des Aborigènes australiens, par exemple, l’illustrent à plein malgré leur grande diversité régionale : ils mettent en scène des acteurs Ancêtres mythiques, des « êtres du Rêve », principalement zoomorphes, mais provenant aussi des univers minéraux, végétaux, atmosphériques et humains parfois, qui naissent le plus souvent d’interactions et d’émanations entre l’étendue céleste visible et la surface terrestre, avant que cette dernière, fondamentalement génitrice (les créatures émergent des sols, des cavernes, des sources, des eaux), ait été morphologiquement travaillée jusqu’à façonner les particularités de chaque paysage par de véritables gestes animalières. De mes collectes, ressortent par exemple Yuri Yuralu, l’oiseau troglodyte qui a fracturé en deux parties, d’un double lancer de boomerang, la longue gorge du Mont Chambers ; les grands carterpillars ancestors Yeperenye, aux têtes coupées par de gros insectes, qui ont créé les gigantesques défilés des rivières et les chaînes montagneuses d’Alice Springs ; ou encore les deux grands serpents mythiques Akurra qui ont tracé l’ondulation des impressionnantes cordillères bosselées menant à Wilpena Pound. Mais point donc ici de trace d’une Divinité créatrice et fondatrice ni donc de transcendance « théologique », ce qui n’empêche aucunement la sacralisation des lieux, les interdits, les rites et les « croyances » qui sous-tendent et soutiennent ces morphogenèses appelées Dreaming. Non sans devoir noter que la question générale se complexifie encore si l’on pense, dans un tout autre registre religieux, que le bouddhisme primitif, qui avait écarté toute transcendance, a fini, sous la pression des perceptions et des aspirations populaires ainsi que par la circulation des récits « magiques » magnifiant le nirvana et la figure du Bouddha « historique »23, par convertir ce dernier en Déité majeure transcendante24.

1.4. D’une déclinaison du religieux exprimé en perspective de « même »

Il nous reste encore, quatrièmement, à considérer les dernières interrogations posées par l’argumentaire ; à savoir « comment alors dialoguer » avec ces « religions pragmatistes qui ignorent toute transcendance ou dichotomie croyant-incroyant » et « comment dire et écrire ces "religions" qui sont si peu "religieuses" ? »

Je dirais d’emblée que je ne vois pas sur ces points de véritables difficultés, ni de dialogue ni d’écriture, avec ce type de « religions pragmatistes » entrevues « si peu "religieuses" ». D’abord, parce que je ne pense pas, dans le fil de ce que j’ai exposé supra, qu’elles soient en réalité « si peu "religieuses" ». Ensuite, et surtout, parce qu’à force d’arpenter des terrains fort divers sur les cinq continents, j’observe de plus en plus que « le religieux » (compris donc le « si peu "religieux" ») comme « les religions », peuvent entrer en dialogue, se décliner, s’appréhender et s’écrire en fin de compte en perspective de « même ». Je veux dire à partir d’un même stock d’outils anthropologiques universels, laïques, à disposition du profane comme du religieux, avec lesquels les individus et des collectivités peuvent donc produire, dire, manifester, exprimer leur croire mais aussi tout autre chose25 ; et ceci selon la particularité suivante : c’est ce même stock d’outils qui leur donne en quelque sorte de fabriquer continuellement « du même » religieux qui, bien que fort varié, ne peut cependant être confondu avec de la « mêmeté », de l’identique, de l’idem26 ; ce « même » est simplement plus ou moins masqué, voilé sous des remises en forme et en scène diverses, ou carrément impensé sous les spécificités, les inédits, les originalités, les particularismes voire les idiosyncrasies des adeptes par ailleurs à nullement sous-estimer27. Ce qui pourrait légitimer à déduire, après tout, que nous ne sommes peut-être pas si religieusement différents malgré le fait que les humanités ne partagent pas forcément un noyau de normes et de valeurs communes28. En ouverture finale d’un livre sur la Mobilité religieuse (Chanson 2014 : 229-245), j’ai déjà eu l’occasion de m’épancher sur cette caractéristique phénoménologique à propos des lexiques surexploités de « nouveau » et « néo » dont on abuse aujourd’hui principalement au sujet desdits « nouveaux mouvements religieux » et « nouvelles religions ». Je renvoie donc à cette publication pour y trouver les arguments et explications plus détaillées sur ces outils et modalités produisant « du même », préférant aller droit au but en présentant ici quelques vignettes de terrain montrant que ce continuum traverse durablement les strates historiques, géographiques et culturelles des sociétés et des niches religieuses que nous observons.

J’aurais bien entendu de nombreux échantillons à proposer à partir des terrains antillo-guyanais qui me sont familiers, telle cette étude comparant les consultations auprès des « séanciers » traditionnels créoles (pratiquant une forme de divination transuelle proche, à certains égards, du chamanisme)29 avec celles sollicitées auprès des pasteurs, étude montrant que les configurations « liturgiques » aussi bien que les attentes sont étonnement analogues (Chanson 2008 et 2010 : 369-406). Je privilégierai cependant une investigation conceptuellement plus large. Celle que m’a laissé entrevoir maintes fois la construction des églises catholiques ou des temples protestants sur les emplacements des anciens maraes tahitiens mà’ohi des îles de la Société, à l’exemple du temple octogonal de Papetoai, à Moorea, premier temple de Polynésie française bâti sur le site de l’ancien sanctuaire royal de Taputapuetea dédié au Dieu ’Oro. Sur ces anciens maraes, on invoquait le Dieu créateur tutélaire Ta’aroa et son fils ’Oro, descendu sur terre et remonté chez son père à titre d’intercesseur au profit des humains, avant de finalement leur sacrifier et consommer des victimes en vue de gagner les faveurs divines, d’apaiser les malheurs ou de pourfendre le mal (cf. Teuira Henry 2008 : 282s). Aujourd’hui, sur les mêmes emplacements occupés par les temples ou les églises, on prie le Dieu créateur des chrétiens et son fils à la geste similaire, non sans remémorer ou réactualiser le sacrifice et s’en partager les espèces dans une optique approchante ; tout en remarquant que dans les deux cas, il y a toujours eu un spécialiste ou gérant du religieux représentant du Dieu topique, un ari’i, un prêtre ou un pasteur, à qui l’on attribue le mana, la force de médiation, du pouvoir et de l’efficacité rituelle et spirituelle. On aura beau trouver ces comparaisons grossières (que les théologiens pourfendront selon leurs points de vue habituels, démontrant que l’on n’est radicalement pas dans « du même »), en perspective d’agnosticisme méthodologique préconisée pour l’anthropologue, de nettes correspondances ou symétries symboliques peuvent être mises ici en évidence. Cette vignette me semble bien montrer que par-delà les siècles, les bâtis architecturaux, les variations de décor, le rebrassage des gestes, d’ordre et de paroles liturgiques, de rites, de lexique, de protocole, d’objets et de vêtements cérémoniels, etc., on a encore une fois affaire anthropologiquement à de mêmes attentes travaillées par de mêmes attracteurs thérapeutico-religieux via des remaniements ou des recyclages « du même » visant à trouver pragmatiquement soutien, solution, délivrance et sérénité devant ce qui trouble, handicape ou envahit par devers le visible perturbant et l’invisible pensé opérant. Il y a simplement eu changement d’époque, de cadre, de mots, d’édifice, qui font que tout paraît nouveau alors que « du même » a simplement été déplacé sur une autre barre situationnelle et narrative30.

À l’appui de ce qui précède, on notera encore que l’assimilation de ’Oro au Christ n’a pas échappé au mouvement prophétique local Mamaia, pourtant résolument anti-blanc, anti-missionnaire et anti-chrétienté occidentale, qui agita la Polynésie dans les années 1830 (cf. Perez 2008). Et pourrait-on oublier, comme l’a rappelé Candelot (1999 : 97), que la religion tutélaire tahitienne (bien en amont de toute christianisation) avait déjà sa trinité avec Ta’aroa (le Dieu éminent, unique, incréé et créateur), ’Oro (son fils, le Dieu de la guerre, fort craint, à qui l’on finit par sacrifier) et Tane (le Dieu bienveillant, de l’abondance et de la fertilité) ? Comme on trouve une triade marquisienne avec Teuutoka (le Dieu qui ne vint jamais sur terre), Teuuhua (le Dieu venu sur la terre) et Tehitihaupeka (représenté sous la forme d’un oiseau assimilable à l’Esprit, convoyant l’âme des défunts vers le ciel) ? Sans oublier cette triplette de Dieux pascuans avec Makemake (le Créateur), Haua (corécepteur avec lui des offrandes) et Tive (fécondé par Makemake) ? Et comme on en trouve encore de semblables ailleurs, à l’instar de la Trimurti hindoue réunissant Brahma, Shiva et Vichnou ?

Enfin, dans un autre registre, nous pourrions encore évoquer « du même » religieux qui, même diversifié, compose avec le politique. Ainsi le plaquage toujours actuel, à Tahiti, des structures ecclésiales sur les stratifications socioreligieuses traditionnelles mà’ohi, notamment en donnant en somme aux pasteurs protestants et aux prêtres catholiques le statut des anciens ari’i, autrement dit la place de chef de clan ayant autorité sur leurs paroissiens considérés comme sujets. Ce que l’on retrouve également au sein des églises évangéliques et pentecôtistes des Antilles-Guyane structurellement calquées sur le mode des anciennes Habitations coloniales, avec leurs pasteurs statués en maîtres tout-puissants, leurs conseillers dévoués faisant office de géreurs-commandeurs, et les fidèles qui, leur devant allégeance, ne pourraient dépasser les frontières bien délimitées du cercle de l’Église-Habitation (Chanson 2007). Un constat que l’on peut encore établir au sein de l’officielle Église Protestante de Kanaki Nouvelle-Calédonie (FPKNC) où, en plaquant cette fois les structures coutumières sur les structures ecclésiales, l’on a si littéralement tribalisé le religieux que même la Parole Première kanake, indissolublement liée aux mythes du créé et réservée qu’aux seuls Grands Chefs des tribus qui, déclare-t-on, l’incarnent, s’est retrouvée en co-fusion – et donc en confusion comme en état d’être confondue – avec celle des pasteurs31.

2. Par-delà l’argumentaire : décoloniser le religieux ?

Après ces commentaires cogités à partir de l’argumentaire, je vais maintenant aller plus loin en abordant la dernière question posée par le titre de cette contribution, question laissée en suspens jusqu’ici : « décoloniser le religieux ? ». Je le ferai en pointant quatre pistes de réflexions que j’illustrerai à partir d’exemples concrets toujours puisés sur mes terrains.

2.1. Du religieux colonisateur et colonisable

Première piste de réflexion, il est clair que le religieux lui-même ne s’est pas gêné d’être un grand colonisateur ! On pense évidemment le plus souvent au christianisme qui a largement participé à coloniser, non sans d’emblée remarquer que rien ne s’est jamais déroulé de façon univoque32. Le christianisme, par ses stratégies d’adaptation même, souvent bien naïves, ne s’est-il pas fait subtilement coloniser à son tour, pour ne pas dire carrément « zombifier » comme ce fut le cas aux Caraïbes par les communautés créoles antillaises nées de l’esclavage ? Les colonisés, insufflés de capacités de reprises sans précédent qu’exigeait leur survie, n’ont pas attendu longtemps pour coloniser à leur façon, par en-dessous, le religieux imposé. Nul besoin de nous y attarder tant les exemples sont foison et sans ambages33. Mais cela veut bien dire que le religieux en soi peut être tout à fait colonisable ; et qu’il y a certainement du religieux bien plus colonisable que d’autres comme ce fut précisément le cas du catholicisme dont le miroitement des Saints, des rites, des décorums et des supports de toutes sortes (sacramentaires, liturgiques, iconographiques, dévotionnels, etc.) a généreusement servi d’attracteur et de tremplin fort commode pour reconstruire une pensée et une systémique « magico-religieuse » créoles propres à forte logique d’élasticité. Bien que nous ne devions pas oublier – trop marqués que nous sommes des culpabilités inconscientes écloses des débords euro-coloniaux versus la fascination ethnographique tout aussi inconsciemment « exotifiée » qu’exerce par devers nous nos terrains « d’ailleurs » – que bien d’autres religions ont été largement colonisatrices. Je pense encore au bouddhisme que l’on juge si irénique mais qui a bel et bien historiquement été une source majeure de colonisation politico-guerrière, comme ce fut le cas par exemple au Bhoutan. Quoique là encore nous devons remarquer que ce bouddhisme colonisateur, instillé à l’origine sous sa forme tantrique tibétaine puis par la puissante école drukpa prédominante au XVIIe siècle34, n’a pas manqué de se faire coloniser à son tour par la force de la religion populaire et les chamanismes locaux antérieurement pratiqués dans les vallées bhoutanaises relativement closes à ces époques. Et l’on pourra encore remarquer, dans une tout autre perspective, qu’aujourd’hui, des pans entiers de religieux ancestral sont singulièrement colonisés par ces formes à la fois attractives et invasives de globalisation commerciale et touristique d’Healing Spirituality participant à promouvoir leur « renouveau ». Je pense par exemple à tout ce ritual business théâtralisé sur la scène internationale et sur Internet qu’illustre cette véritable industrie néo-chamaniste urbaine, rémunérée, qui fait florès actuellement tant en Mongolie qu’en Corée, mais aussi en version amérindienne dans toute l’Amérique du Sud (cf. la synthèse d’Hamayon 2015).

2.2. Du religieux « incolonisé » et « incolonisable »

Mais ceci dit – deuxième piste de réflexion –, à l’heure des études majeures sur les processus de métissages, s’il semble que l’on ne puisse donc plus penser du religieux qui n’aurait pas été acculturé d’une manière ou d’une autre, certaines observations et résultats d’enquêtes restent toujours surprenants. En effet, en dehors du fait qu’il a existé du religieux qui n’a même pas eu le temps de se faire coloniser, comme ce fut le cas pour certains Dieux à durée limitée de Polynésie, soigneusement expulsés lorsqu’on les jugeait inefficaces35 (ce qui induit que nous ne pouvons oublier que les Dieux et donc « les croire » peuvent se modifier, bouger, se déplacer36), je constate, qu’il y a des éléments, des parts, des registres voire même parfois des entités entières de religieux qui se sont révélés être proprement « incolonisables ». Autrement dit, qui n’ont jamais pu être colonisés et qui ne pourront l’être sans doute jamais jusqu’à se rendre « a-colonisable ». J’en laisse trois exemples.

Le premier, parmi les plus frappants, est celui du concept aborigène australien déjà évoqué de Dreaming37, concept qui est au cœur de ce que l’on appelle volontiers aujourd’hui – en lieu et place du mot « religieux » que nous sentons plus vraiment convenir – la spiritualité aborigène (on parle d’ailleurs de Dreaming Spirituality). Il est d’autant resté imperméable, « incolonisé » et « incolonisable » qu’il nous est très largement inaccessible. Cela m’est apparu de façon fort claire lors de plusieurs entretiens à ce propos avec des Aborigènes, ne serait-ce déjà que d’écouter attentivement leurs façons caractéristiques de s’exprimer, subtiles, imagées, métaphoriques, additives, allusives, faites de nombreux détours et de digressions interminables dont il faut essayer, par après, de reconstituer le fil rouge de l’intention et du raisonnement. Point ici de rêve ou de rêveries à la façon dont l’entend un Occidental. Le Dreaming, source de sagesse et de connaissance des Ancêtres les plus lointains, c’est un mode de vie, une façon de penser l’existence passée, présente et future en un même temps, un peu à la manière d’un « songe éveillé » vécu jour et nuit, en continu et en continuel éveil de sens qu’inspire un rapport secret particulièrement attentif, perceptif, sensible, minéral, tout à fait fusionnel, presque « mystique », établi avec la nature. Autrement dit avec son environnement premier, ancestral, marquant ces liens indéfectibles, insécables, que l’Aborigène entretient avec la terre, non qu’il possède mais qui le possède, et donc avec laquelle il est en corrélation. Par quoi le Dreaming est celui d’un « devineur » et d’un « percepteur » (dans le double sens de perception et de collecte) des signes de la nature, des mondes animal, végétal, minéral, météorologique parfois, qui ont révélé, par une sorte de perception annonciatrice du passé, les stories de création, de fondement et d’origine, bruissant des cosmologies évoquées supra – ce dont l’art rupestre pictural et pétroglyphique, créé par les êtres ancestraux « durant le Dreaming » selon les Aborigènes38, se voue à en répercuter les traces ; mais aussi celui d’un « devineur » et d’un « percepteur » des signes que l’environnement naturel offre, soumet, engrange au réservoir humain des connaissances sous forme de conseils, de règles rituelles, de lois régissant l’ordre social, de défis à relever, d’indications concrètes pour le quotidien, d’avertissements annonçant un danger, dictant une posture, un réflexe, des comportements adéquats à toute situation de vie. En bref, un concept immanent, omniprésent, qui sous-tend des dimensions plénières en tant qu’il concerne, explore et explique tous les aspects spatio-temporels et spirituels de l’existence et de l’exister. Aussi parle-t-on de Dreaming Ancestors, de Dreaming Law, de Dreaming Art (incluant la peinture, l’engravure, la sculpture, la dance, la musique, le chant), de Dreaming Stories ou de Dreaming Narratives, de Dreaming Time (ou Dreamtime), de Dreaming Landscape, de Dreaming Tracks, de Dreaming Place… Et je ne fais là qu’esquisser ce que, selon mes informateurs aborigènes, il n’est de toute façon pas possible d’atteindre, tant le fossé de compréhension – à l’aune des incompréhensions conflictuelles, des relations tronquées et des impairs tragiques entre les sociétés aborigènes et postcoloniales australiennes – ne peut être comblé par nos appréhensions culturelles, religieuses et anthropologiques occidentales39. Totalement « incolonisable », qu’est-ce qui, du Dreaming, habitant de surcroît la pensée aborigène, aurait pu bien être ici colonisé ?

Il en est maintenant exactement de même à propos de mon deuxième échantillon qui branche sur le penser et l’art maoris néozélandais « à spirale », dont les rapports inextricables entre eux – d’autant qu’ils ne font qu’un – rend le religieux qui les sous-tend et les englobe d’une compacité extrême. Issue du tree fern, la métaphore du déroulé spiralique de toutes tiges de fougère (non sans réminiscence avec celle des vagues marines) est LE glyphe maori prééminent, axial, que prolongent encore les motifs artistiques dérivés essentiellement curvilignes40. Ce glyphe sur lequel, dans la pensée maorie, se souche toutes les facultés d’entendement, d’imaginaire, d’intelligence et d’esprit qu’exprime à la perfection l’art maori, suggère et porte tout à la fois le sens du déroulé infini de la vie, des nouveaux commencements possibles, de la croissance, de la pureté, de la paix, de la tranquillité et de la spiritualité. Il se découvre dans les récits d’origine où la légende de création maorie est présentée telle un tramé de spirales enfantant les montagnes (dont le Mont Araki [le Mont Cook], gardien du pays), sculptant le mouvement des terres et enroulant les vagues marines, avant de créer le Tiki fœtus de l’Homme primordial représenté sur ces fameux artefacts talismaniques d’os ou de jade que les Maoris portent fièrement autour de leur cou. Ce signe marque à vie les corps griffés de tatouages spiraliques, visages, épaules, bras, cuisses, ventres, dos, et burine de même les sculptures totémiques décorant pirogues, rames, armes, habitats, pataka (garde-manger) et whare tapere (maisons de réunion maories). Partout s’applique, se trace, s’engrave, s’estampe, s’imprime, se niche et domine cette modélisation typique primordiale qui, entremêlée d’autres signes tutélaires, rend les fondamentaux mythiques et religieux maoris largement inaccessibles. Là encore, non seulement rien n’a jamais pu être colonisé, mais c’est bien au contraire la part maorie dite « christianisée » qui, ne pouvant éradiquer ce glyphe, a finalement été forcée de l’adopter comme l’atteste les incontournables décorums spiraliques si concrètement présents sur les pierres tombales, les baptistères, les chaires, les croix, les bancs, les portes, les vitraux et les muraux des églises de Nouvelle-Zélande.

Quant à mon troisième exemple de religieux « incolonisable », toujours tirés des terrains que j’ai pu arpenter, il touche cette fois une entité religieuse compacte : celle de l’hindouisme particulier issu de l’odyssée tout à la fois culturelle, sociétale et religieuse des immigrants tamouls qui vinrent travailler, entre autres contrées, dès l’Abolition de l’esclavage, tant aux Antilles Françaises (1853-1884) et aux îles Fidji (1879-1920). Appâtés par des contrats plus que douteux présentés tant sur les comptoirs coloniaux français que sur les comptoirs coloniaux britanniques du Sud-Indien pour besogner dans les plantations de cannes à sucre, ces immigrants, véritables néo-esclaves, surent d’emblée trouver les forces morales et spirituelles nécessaires pour reconstituer leurs cultes malgré l’absence de prêtres référents. Or, il est tout à fait intéressant d’observer que dans ces deux aires de colonisation géographiquement très distinctement séparées et s’appuyant toutes deux sur une christianisation (catholique pour l’une, protestante pour l’autre) aussi rigide que fortement engagée à éradiquer tous autres cultes, ces deux topoï d’hindouisme dravidien fondés sur des petites divinités villageoises tamoules (principalement la déesse Mariamman réputée guérir les maladies et son acolyte Maduraiviran pourchassant les esprits mauvais), se sont non seulement montrés iconographiquement, rituellement et liturgiquement similaires, mais identiquement « incolonisables » ! À preuve que le culte rendu à Mariamman, pourtant quasi insignifiant à l’échelle de l’Inde, reste toujours majeur aux Caraïbes comme dans le Pacifique où il se pratique encore aujourd’hui sous des formes semblables. Même le culte au Saint Nagourmira, grand protecteur des marins, que l’on retrouve également sur nos deux aires et qui fut activé dans la même période et dans les mêmes contextes, n’a pu être éradiqué et colonisé en quoi que ce soit (même s’il fallut recourir, aux Antilles, au subterfuge politique de la couleur tricolore bleu-blanc-rouge dont on peignit les mâts et broda les drapeaux placés sur les autels du Saint, histoire de faire croire aux Français à l’allégeance indienne !)41. Dans la trace de cet hermétisme religieux résistant, on pourrait du reste, à propos des Fidji, ajouter encore ce trait frappant. Si l’intensive et violente colonisation religieuse chrétienne des corps, des esprits et des rites des populations aborigènes fidjiennes fit qu’il ne reste pratiquement aucun solde des croyances et pratiques religieuses traditionnelles précoloniales42, on constate en revanche que c’est bel et bien l’hindouisme des immigrants dont je viens de parler qui est devenu aujourd’hui la seule religion tutélaire dominante et résistante ! Non sans que cette résistance si charpentée face au christianisme qui a aussi cherché en vain à l’étouffer, à l’éradiquer, se déclare aujourd’hui sans fard – comme je l’ai plusieurs fois collecté – par les prêtres mêmes des sanctuaires fidjiens mais aussi antillais s’appuyant sur l’antériorité de l’hindouisme face au christianisme : « Mariamman ? Mais c’est la figure de Marie comme Krishna c’est celle du Christ ! ». « Les quarante jours de jeûne et de tentation du Christ au désert c’est normal : ce sont nos quarante jours de jeûne et de purification pour nous préparer à la marche sur le feu »43

2.3. Du religieux recolonisé et « recolonisable »

Troisième piste de réflexion, du religieux colonisateur et colonisable au religieux « incolonisé » et « incolonisable » peut s’ajouter encore du religieux recolonisé et « recolonisable ». Je dois cette piste à François Laplantine qui, déjà en 2003, dans un article intitulé « Penser anthropologiquement le religieux » (cf. bibliographie), faisait remarquer qu’en corollaire de l’effet domino de l’hyper-diffraction tous azimuts qui a généré les ruptures, métamorphoses et mutations que nous connaissons aujourd’hui, nous devons prendre acte que les crispations et les rétractions identitaires qui en résulte s’accompagnent de véritables phénomènes de reprises et de reconquêtes fortement radicalisées du religieux. Des phénomènes de recolonisation en quelque sorte qui ont pour noms : ré-évangélisation, re-catholicisation, ré-judaïsation, ré-islamisation et autre ré-hindouisation, assimilables à des formes de reconquêtes quasi politiques de territoires et parfois carrément étatiques de religieux considéré comme étant en perdition voire perdu. En bref, à entendre tel un mouvement général d’insurrection porté par ce besoin global de réaffirmations fortes du religieux contre la perte des repères que signe « l’ère du relatif » ; et avec toutes les armes qui vont avec, soit re-moralisation, rigidification, re-purification, re-sacralisation, re-cléricalisation et claire recherche de strictes différentiations aussi (visuelles, corporelles, alimentaires), générateurs de tous ces exclusivismes xénophobes que nous connaissons bien et selon un activation mentale que nous connaissons tout aussi bien : « les dieux des uns deviennent [forcément] les démons des autres » (Laplantine 2003 :14). Le problème étant ici que ce type d’extrémisme recolonisateur du religieux (ou plutôt via le religieux !) participe finalement à « transforme[r] le champ religieux en champ de combat » (ibid.). Avec Laplantine nous l’observons fort bien lorsque nous pointons l’idéologie néo-pentecôtisante du continent latino-américain par exemple, dont le combat de protestantisation procède d’une véritable aspiration du catholicisme considéré tel un terrain religieusement recolonisable et donc à recoloniser ! Une posture qui est d’ailleurs de plus en plus mise en évidence dans les travaux traitant du phénomène actuel de mobilité religieuse versus la direction inverse qu’avait imposé – par le commerce triangulaire – le passé colonial (cf. Argyriadis, Capone, de la Torre et Mary 2012 et Chanson, Droz, Gez et Soares 2014), mais qui pourrait bien être aussi aiguisée par une certaine idée de ré-enchantement religieux.

2.4. Décoloniser nos esprits et les esprits

Enfin, ma quatrième piste de réflexion est de me demander si ce n’est pas finalement aussi nos approches et donc nos esprits embuant ce religieux qui sont à décoloniser en sus de questionner la décolonisation du religieux. Sur ce point d’ailleurs, on doit noter que quoi qu’on en pense, nombre d’acteurs de la scène religieuse, eux-mêmes soucieux des surcharges, tentent de décoloniser et donc d’épurer à leur façon ce qu’ils jugent être l’esprit religieux ambiant. Je puis par exemple évoquer ici un entretien que j’eu en janvier 2015 avec le maître Daniel Chuan-Liang Chang, chairman au Tianen Temple des collines de Maokong surplombant Taipei, qui, à contre-courant de l’effervescence spirituelle populaire taïwanaise déjà évoquée, enseigne d’en revenir au « tao pur ». Discutant de cette visée chimérique, il me précisa que ce qu’il cherchait à contrer, c’était précisément ce littéral « état d’esprit » enferrant les fidèles vers ces formes de dévotions utilitaristes et marchandes, relatées supra, dans la seule attente éplorée, angoissée et souvent déçue de guetter en retour l’accomplissement de leurs vœux. Autrement dit, tout l’enseignement de ce chairman visait à décoloniser les esprits de ces ajouts et débords votifs populaires qui auraient, selon lui, colonisé le Livre de la Voie et de la Vertu de Lao-Tseu. Mais je pense encore plus particulièrement ici à Frantz Fanon dont l’œuvre majeure que représente Peau noire masques blancs (1952) et Les damnés de la terre (1961), cherche à sortir les colonisés de leur aliénation déshumanisante consistant à se mépriser eux-mêmes dans le fait de vouloir finalement, par mimétisme, ressembler au colonisateur considéré supérieur. Or, ce qu’il y a d’étonnement semblable ici à ce que nous discutons, c’est la posture-clé que Fanon préconise : décoloniser les esprits ! Une posture que j’ai également retrouvée dans l’ouvrage Decolonising the Mind d’Ulli Beier (2005), traitant des effets et des voies de résilience possibles face à l’abrasement, par la colonisation, de la culture aborigène de Papouasie-Nouvelle-Guinée44.

Toutes proportions et contextes gardés, ces analogies me semblaient trop proches de nos préoccupations pour ne pas les avancer. D’abord, à partir des terrains sur lesquels nous travaillons, décoloniser nos esprits de ce qui a toujours été si classiquement pensé et dit et que nous préjugeons ou classifions en fin de compte comme étant normatifs, ceci en vue de libérer d’autres perspectives, ce qui peut alors, par ricochet, par nos travaux comme par nos rencontres, participer ensuite à décoloniser les esprits de ce qui les « plombe » pareillement. Je l’illustre par cette simple remarque de l’ethnologue Alain Babadzan, spécialiste de la Polynésie, qui, dans sa préface à cette collecte unique que sont les Mythes tahitiens réunis par Teuira Henry (2008), a remis bien des éclairages en place en rappelant que c’est bien « la diabolisation de la tradition opérée par les missionnaires qui a provoqué la redéfinition des effigies religieuses comme objets de sorcellerie, redéfinition à laquelle les Tahitiens eux-mêmes finirent par souscrire ». Et de préciser : « Les tikis (ti’i), effigies d’entités ni positives ni négatives – simplement sacrées – ne se mettent à représenter les "esprits mauvais" (varna’ino) qu’à partir du moment où les missionnaires imposent cette désignation aux Tahitiens » (ibid. : 14, c’est lui qui souligne). Ces propos sont apparemment pour nous banaux, mais dans le contexte de cette passion tahitienne contemporaine cherchant à retrouver ses substrats culturels et religieux tutélaires si dénigrés comme à réactiver l’art sacré de ses statuaires diabolisés, j’ai pu constater qu’ils ont pris pour les autochtones un poids certain. Non seulement pour réinterroger les rapports de pouvoirs qui ont grevé pendant si longtemps, du côté de l’anthropologie, l’épistémologie du religieux observé, mais pour exprimer les antagonismes à dépasser de l’autre côté de la barrière du religieux observé, soit du côté polynésien jusque-là si faussement objectivé. Par quoi nous pourrions nous demander si, à l’heure des Global Studies à la mode, il ne serait pas radicalement nécessaire de reprendre et de repenser plus sérieusement des Postcolonial Studies ou, mieux encore, des Decolonial Studies du religieux – comme le mènent actuellement aux plans linguistiques et culturels Corinne Mencé-Caster (2016 et 2018 avec Cécile Bertin-Élisabeth), professeure à Paris-Sorbonne, pour chercher à décrypter et à déconstruire ce qui survit encore, dans les pensers, propos, lexiques et concepts actuels des héritages coloniaux.

Car à ce propos, il subsiste encore une autre problématique que nous n’avons pas encore abordé et que je ne ferai que mentionner parce qu’elle ouvre un champ immense : celle concernant le politique qui a pu tour à tour favoriser, inquiéter, intriquer, déployer, enrichir ou gangréner le religieux en y exerçant sa mainmise, tant dans de nombreux cas, décoloniser le religieux impliquerait d’abord de dépolitiser le religieux. Ce qui demanderait à l’anthropologue de travailler pour le moins à deux niveaux : d’abord d’observer-scruter à plein cette politisation (historique, géographique, sociale, culturelle) du religieux, ce dernier s’étant si souvent ajusté tout naturellement au destin politique qui a pu le favoriser ou le prendre plus ostensiblement sous son aile jusqu’à le créditer de ses victoires – ce fut le cas par exemple à Taïwan, pour la grande déesse taoïste populaire aux 2000 temples, Matzu, qui connut une fortune politico-historique peu commune en se retrouvant même au centre des reprises actuelles de contacts entre Pékin et Taipei45 ; puis, en reprise, de décrypter-translater sans détour ce qu’il reste objectivement de substrat religieux sous l’amas du politique qui a pu le magnifier ou l’altérer – pour reprendre le cas de Matzu, décoder par exemple, par-delà son aura et tout le décorum qui l’entoure et la magnifie, ce qui s’éprouve concrètement, ce qui se joue existentiellement, ce qui s’expérimente d’essentiellement religieux, à son contact, chez le dévot qui la sollicite.

Conclusion en ouverture : quel avenir pour le religieux en anthropologie ?

Alors, « décoloniser le religieux ?! ». Au terme de cet exercice et devant certains culs-de-sac anthropologiques qu’on ne manquera pas de me signaler, on mesurera la gageure d’une telle discussion dont le champ, exigeant d’explorer large, ne m’a pas permis d’échapper à certaines généralités. Un impair forcé qui ne correspond pas vraiment aux vues heuristiques de l’anthropologue, même si j’ai tenu à illustrer mes propos par nombre de vignettes locales avant de les faire remonter vers des perspectives plus globales (ce qui montre bien l’impossibilité d’avoir recours aux mêmes concepts partout, en même temps que théoriser nous oblige finalement à comparer). On m’accordera d’avoir tout de même laissé suffisamment de pistes de réflexions nous permettant de nous situer par devers le point d’interrogation accolé au titre de cette contribution. Ceci non sans finalement entendre, pour le moins, devant les réalités si complexes du religieux, que ce sont déjà avant tout nos approches, nos mots et donc nos esprits embués qui sont à décoloniser. Raison pour laquelle la question titrant l’argumentaire, encore soulevée aux chercheurs, « quel avenir pour le religieux en anthropologie ? », peut certainement se lire à double sens. À savoir que parler de l’avenir du religieux en anthropologie c’est aussi parler de l’avenir de l’anthropologue du religieux.

De l’avenir de l’anthropologue du religieux

J’aime assez cette idée que notre avenir ne peut être jamais fermé parce que nous n’avons en réalité pas d’autre avenir – même pour les carriéristes – que d’être l’éternel apprenti d’une « co-naissance » ethnographique ici infinie, forcément partagée (je ne crois nullement aux dites « mono-graphies »46) et tout à fait artisanale, que l’on bricole à partir de nos cinq sens en se tenant au plus près de ce que l’on observe, vit et découvre souvent d’imprévu sur nos terrains. Une activité perceptive qui commande pour moi de s’attacher plus à un « savoir voir » le religieux qu’à un savoir religieux. Autrement dit, qui me demande de ne pas tant chercher à définir le religieux et la religion en soi que bien plutôt me demander en quoi le religieux ou telle religion caractérise ou impacte telle ou telle société humaine, tel ou tel individu et produit des faits sociaux et lesquels. Tout simplement parce que devant la question des origines toujours hypothétiques du religieux comme de la religion (« D’où ça vient et à partir de quoi ? » – leur esse soit leur être, leur essence), leurs finalités (« À qui ça sert et pour quoi c’est utile ? ») et celle de leur fonctionnalité (« Comment ça s’actionne et ça marche ? »), il est sans doute préférable de s’appliquer, à partir des faits, à en observer les effets, et surtout les effets sensibles et psychologiques qui peuvent jouer un rôle si important dans le travail de construction de sens d’une personne. Aussi faut-il mieux s’attacher au caractère plus concret et expérientiel (qui lie existence et expérience) du vécu pragmatique de l’Autre religieux comme du religieux de l’Autre. En d’autres mots, s’attacher à ce que « ça » produit et mobilise en lui, à la « dramatisation du corps », comme nous le dit si bien Laplantine (2007 : 210) pour parler des gestuelles marquées par l’émotion et activées de parts tactiles, auditives, olfactives, gustatives, en bref mises en œuvre par du sentir et de l’éprouver que le religieux ou la religion manifestent en lui. Une position que nos collègues spécialisés sur ces questions rejoignent et ne cessent de mettre en évidence : ce qui compte, c’est sans aucun doute moins le catalogue du croire et les mécanismes « froids » des rites que les pratiques « chaudes » empreintes d’affects et de percepts au corps même des adeptes (cf. déjà Lévi-Strauss 2009, l’induisant dans sa « Finale »). D’où que ce qui pourrait bel et bien être toujours « nouvellement » étudié seraient les éléments d’activation des pratiques (rituelles ou autres) conduisant à ces émotions. Réinterroger donc ces liens trop délaissés entre « la physicalité » et « l’intériorité », pour reprendre les mots de Descola (2014 : 124), autrement dit, entre le corps et la pensée, entre le sensible et l’intelligible dont nous maintenons ou falsifions bien trop les ruptures, comme nous y convie encore ici Laplantine (2013 : « Prélude »). On pourra également s’en référer à l’ouvrage majeur du regretté Michel Meslin (1988), L’expérience humaine du divin. Fondements d’une anthropologie religieuse, dont le titre situe à plein la perspective.

Cela dit et de surcroît, m’apparaissent encore ces questions de mise en œuvre attenantes au religieux : Quels outils anthropologiques (profanes et donc en soi non-religieux) – y compris aujourd’hui virtuels – sont activés et déclinés dans/pour « le croire » ? Pour quelles mises en forme et dans quelles mises en scène ? Comment tout cela s’organise ou organise le vivant – cette « matière première » de nos recherches –, compris les jeux des relations et de pouvoir (une anthropologie du sens commun, en macro) ? Comment tout ceci agit dans le vital, la vitalité et les conduites du vécu social des individus (une anthropologie du quotidien, en micro) ? Et comment en fin de compte s’inscrit, s’adapte au monde qui l’entoure et pourrait « ré-agir » l’Homo religiosus qui nous côtoyons (une anthropologie plus prospective) ? Un petit lot d’interrogations stimulantes qui n’élude aucunement d’accueillir « plus simplement » – au vu des parts d’indicible, d’invisible, d’ineffable, d’incommunicable au sein de toute expérience et vécu religieux et donc au vu des limites à toute objectivation – ce qui se présente sans forcément intellectualiser et analyser, bien qu’on ne puisse échapper à la tâche « finale » de l’interprétation comme au dur labeur d’un rendu textuel toujours perturbé par cette fameuse indétermination fondamentale des mots ; des mots toujours à réévaluer, soupeser, repenser, remplacer ou reprendre, soit donc à décoloniser. En attendant, ce sera encore et toujours « tout ça » qui ne cessera de pointer l’avenir de l’anthropologue du religieux.

De l’avenir du religieux en anthropologie

Quant à la question « quel avenir pour le religieux en anthropologie ? » – que l’on pourrait entendre de façon moins lointaine par « quel à-venir ? » –, c’est déjà et surtout la prise de conscience de la proximité et de l’immédiateté possible des rencontres du religieux aujourd’hui sur un même espace, doublé des processus de mobilité et de transnationalisation maintenant bien connus du religieux (Capone 2010 ; Argyriadis, Capone, de la Torre et Mary 2012 ; Chanson, Droz, Gez et Soares 2014), et triplé encore des voies virtuelles s’offrant au religieux et s’offrant du religieux (Servais 2012) qui y répondent eux-mêmes. Le champ du religieux n’a jamais été si immense, si prolixe, si médiatisé, si numérisé et le « même » si diversifié et de surcroît métissé de pareille manière comme à pareille échelle (Chanson 2011 ; Capanema, Deluermoz, Molin et Redon 2015)47. Nous nous retrouvons devant un énorme palimpseste qui exige de notre part de gratter délicatement, région par région, lieu par lieu, couche par couche, nous efforçant de défaire-démêler les nœuds du religieux pour en remonter les fils complexes ; pour voir – comme nous y invite Amselle (2001) – où se branchent et se débranchent les connexions, les permutations, les différentes alimentations et autres dérivations et, de même, où se jouent et se déjouent les ruptures, évolutions et novations qui explicitent les variations. Y a-t-il en sus ici du religieux colonisateur ? Du religieux colonisé ? Du religieux « incolonisable » ? Du religieux recolonisé ? Du religieux à décoloniser ? Ne serait-ce que parce que l’on se trouve inexorablement dans l’histoire d’une circulation religieuse certes en continu mais tout à fait plastique, mouvante, flottante même parfois et maintenant virtuelle (Servais 2013), il y a là de l’avenir et de l’à-venir prospectif pour le religieux en anthropologie.

Là-dedans, je note encore que l’on n’a cessé de nous redire que le religieux et la religion sont des facteurs importants de productions de catégories normatives, symboliques, sociales et identitaires, et que la religion elle-même ne serait au fond qu’une mise en forme « frontalière » de pans de croyances présentant au final un système cognitif et participatif communautaire entretenant au sein d’un groupe une double charge : une charge intellectuelle, cérébrale, de connaissances religieuses et une charge émotionnelle et d’inquiétude dictée ou dominée par le religieux (Bernand 2002 : 173). Mais quelles que soient nos positions, on ne pourra nier que le religieux, au sens large, demeure un trait récurrent à toutes les anthropologies des sociétés étudiées comme l’idée de religion – qu’elle s’appuie ou non sur une transcendance – participe d’une façon ou d’une autre, tant sur le plan psychologique que sur le plan social (et parfois politique), à une certaine régulation des valeurs et des conduites collectives. Jean d’Ormesson (2010 : 203) ne déclarait-il pas que la religion est sans aucun doute « une des activités principales de l’humanité » ? C’est dire s’il y a encore un bel avenir à venir pour le religieux en anthropologie.

1 « Ce sont ces mouvements de tension, d’extension, de vibration, de dislocation qui constituent la matière vivante de nos recherches : l’observation

2 L’anthropologue ne se trouve pas toujours en position de faire ce choix : sur un terrain donné, l’initiation peut être refusée en tant qu’interdite

3 . Toute l’œuvre de cet auteur – auquel j’ai consacré un chapitre dans Variations métisses (Chanson 2011 : 157-204) – est empreinte de ce

4 On lira ici avec profit Le principe de Jérôme Ferrari (2015), principe qu’il explicite fort bien (p. 40).

5 Chez Heisenberg (1998 : 253), la réalité « ne signifie rien d’autre que l’ensemble des connexions qui entrelacent et soutiennent notre vie ». Mais

6 Heisenberg (ibid. : 257) en donne lui-même quelques exemples, tel celui des différents emplois que peut désigner ou évoquer le seul mot « couleur ».

7 Il le dit en prenant une comparaison concrète : « L’œil humain n’est capable d’une observation très nette que sur une petite zone de la rétine et c’

8 « Il est impossible pour un chercheur [...] de se soustraire à l’écriture. C’est une tâche tant individuelle que collective d’une extrême difficulté

9 « Décrire la moindre touffe d’herbe, la plus petite pousse de basilic, c’est un défi d’une difficulté inouïe. Nommer les choses, les situations, les

10 Que cherchons-nous ? Notre but est-il d’être original ? Personnellement, le fait de savoir que les mots sont de toute façon frappés d’

11 Ce qu’induit Almir Narayamoga Surui, chef indien d’Amazonie, dans l’ouvrage coécrit avec Corine Sombrun (2015). Nous peinons à accepter que les

12 Panneau explicatif de l’Australian Museum de Sydney : « Terra nullius is a Latin term meaning "land belonging to no-one". When claiming Australia

13 Voir Le religieux après la religion de Luc Ferry et Marcel Gauchet (2004) qui expose les positions des deux penseurs sur ces propositions : « 

14 Je pense à cette réponse lancée dixit tel un reproche à la question « Pourquoi à l’Église ? », reçue au cours d’un entretien par une personne

15 J’ai eu notamment l’occasion d’être invité à une cérémonie de mariage burlesque totalement calquée sur une cérémonie catholique (de la « liturgie »

16 Sur ces caractères éminemment laïques et profanes du rite et du « sacré », j’ai apprécié les travaux de Meslin (1988), Vallet (2003) et Debray (

17 Dans cette perspective, ce n’est sans doute pas un scoop de dire que l’évangélisme « à l’américaine » fonctionne précisément à plein aux États-Unis

18 La seule enquête que j’ai menée sur la déesse taoïste Matzu, grande protectrice des marins et reine des cieux, est réellement impressionnante. De

19 Cette divergence persistante entre ces deux formes de compréhension est le résultat de l’opposition touchant à une double origine herméneutique du

20 C’est par exemple le cas de Campiche, Dubach, Bovay et allii. (1992 : 35) qui définissent ainsi la religion : « Tout ensemble de croyances et de

21 Roberte Hamayon pensait très justement à toutes les formes chamaniques qu’elle a pris grand soin d’étudier. Mais outre la version positiviste

22 Que l’intelligentsia créole nomme adéquatement « oraliture ».

23 Siddhârta Gautama, le Bouddha premier dit Sâkyamuni.

24 Notons que les grands disciples du Bouddha, les Maîtres, Bodhisattva, Guru Rinpoché, Terton et Tulku (dans le bouddhisme tantrique) sont eux aussi

25 Entendu que phénoménologiquement parlant, ces outils, qui peuvent être matériels, intellectuels, émotionnels, symboliques, gestuels, vocaux

26 « Il y a du même » n’est pas dire « c’est le même » ! Pour la distinction, revenir ici au Soi-même comme un autre de Paul Ricœur (1990) dont j’ai

27 Surtout si ces diversités de mise en œuvre et d’accents sont l’objet d’exacerbations inquiétantes pouvant conduire à des logiques d’exclusion et de

28 Pour réfléchir, consulter Le relativisme moral de Steven Lukes (2015).

29 Le « séancier » peut être une femme dite, suivant les lieux et la fonction, « ouvreuse », « dormeuse », « mambo » ou « prêtresse » ; pour les

30 À noter que ce « même » peut aussi se déplacer sur les barres des conditions topo-géographiques, climatologiques, économiques et d’organisation

31 Le paragraphe « Le premier nommé » du fascicule La case et le sapin de Tjibaou et Missotte (1995 : 19-24) est ici explicite : la Parole tutélaire

32 Cf. la thèse de Gruzinski (1999), La pensée métisse, qui avance que le double choc de la conquête du Nouveau Monde et de l’occidentalisation qui en

33 Ainsi Paul Radin (cité par John F. Szwed et Roger D. Abrahams dans Crowley 1988 : 95) va-t-il jusqu’à déclarer : « Le Noir n’a pas été converti au

34 L’histoire du Bhoutan est complexe, mais ce qui la marque particulièrement, en aval de l’arrivée du bouddhisme tibétain au VIIe siècle après J.-C.

35 Les études sur cette aire montrent que les Dieux étaient non seulement facilement doublés, mais qu’ils pouvaient être rituellement répudiables et

36 Cf. entre autres : Argyriadis, Capone, de la Torre et Mary 2012 et Chanson, Droz, Gez et Soares 2014.

37 Ce terme Dreaming a été utilisé pour la première fois par les anthropologues Frank Gillen et Baldwin Spencer, comme traduction du mot Altyerrenge l

38 Les indications aborigènes sur les sites des Flinders Ranges, aux portes sud du désert rouge, soulignent en effet avec insistance que les roches

39 À part les contributions de Descola, Dussart et De Largy Healy (2010) réunies (et qui signalent leurs travaux respectifs dans leurs bibliographies)

40 Pour un appui introductif, on peut consulter le fascicule de Glenn Pownall (2014), qui laisse en sus de nombreuses illustrations : Know Your Màori

41 Sur les figures de Mariamman et Nagourmira, je renvoie aux travaux d’un des meilleurs spécialistes, Gerry L’Étang (1989, 1991, 1997, 2001) ainsi qu

42 L’unique dernier lieu de culte aborigène fidjien, un buré kalou, aujourd’hui de surcroît inactif et devenu vestige, se situe sur l’île de Gau

43 Carnets de terrain Caraïbes d’octobre 2009 et de terrain Pacifique de novembre 2015.

44 Cet ouvrage traite en effet de l’impact de l’Université sur la culture et l’identité en Papouasie-Nouvelle-Guinée de 1971 à 1974. Sa perspective

45 Dans le cadre de ce que nous discutons, le destin politique de la déesse taoïste Matzu (signifiant « mère-ancêtre »), à Taïwan, est en effet

46 Dont celle de ce texte, clairement inscrit dans un réseau d’intertextualité, qui puise et s’en réfère à tant d’autres sources et ressources que

47 Dans une perspective épistémologique qui nous intéresse, Laplantine (2002) a produit sur ce sujet une réflexion décapante : « L’anthropologie genre

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1 « Ce sont ces mouvements de tension, d’extension, de vibration, de dislocation qui constituent la matière vivante de nos recherches : l’observation et la compréhension des corps des croyants-pratiquants pliés, repliés, dépliés, multipliés, tendus, relâchés, qui se déplacent sans cesse, effectuent des pèlerinages, émigrent, prêchent, partent en mission sur tous les continents » (Laplantine 2007 : 215).

2 L’anthropologue ne se trouve pas toujours en position de faire ce choix : sur un terrain donné, l’initiation peut être refusée en tant qu’interdite à un étranger ou accordée complaisamment et pas forcément au stade ultime par des « tricheurs culturels » fiers de dire qu’ils ont initié tel ou tel étranger, ou appâtant de jeunes anthropologues vers des néo-chamanismes « touristiques » – comme j’ai pu le voir en Mongolie par exemple.

3 . Toute l’œuvre de cet auteur – auquel j’ai consacré un chapitre dans Variations métisses (Chanson 2011 : 157-204) – est empreinte de ce ressassement. On gagnera déjà à relire l’entier du texte cité par-après, ancien et trop peu connu, intitulé « Écrire la différence » (Laplantine 1995).

4 On lira ici avec profit Le principe de Jérôme Ferrari (2015), principe qu’il explicite fort bien (p. 40).

5 Chez Heisenberg (1998 : 253), la réalité « ne signifie rien d’autre que l’ensemble des connexions qui entrelacent et soutiennent notre vie ». Mais de par la fluctuation continue de l’expérience telle que la saisit la conscience, elle ne peut jamais être appréhendée de façon totale.

6 Heisenberg (ibid. : 257) en donne lui-même quelques exemples, tel celui des différents emplois que peut désigner ou évoquer le seul mot « couleur ». Ces emplois actionnent à chaque fois des niveaux de réalité qu’il appelle des « connexions monologiques de réalité », parce que ces connexions ne peuvent être employées que tour à tour par un même locuteur.

7 Il le dit en prenant une comparaison concrète : « L’œil humain n’est capable d’une observation très nette que sur une petite zone de la rétine et c’est pourquoi il s’oriente toujours inconsciemment de telle sorte que la partie la plus importante de l’image se trouve à cet endroit ». Or « la pensée humaine fait de même : elle saisit chaque fois un petit contenu partiel déterminé qu’elle amène à la pleine clarté de la conscience, tandis que le contenu résiduel de ce qui est pensé n’apparaît que dans une pénombre obscure » (ibid. : 258).

8 « Il est impossible pour un chercheur [...] de se soustraire à l’écriture. C’est une tâche tant individuelle que collective d’une extrême difficulté, et qui doit être sans cesse reprise » (Laplantine 1999 : 11).

9 « Décrire la moindre touffe d’herbe, la plus petite pousse de basilic, c’est un défi d’une difficulté inouïe. Nommer les choses, les situations, les êtres, c’est allumer des petites bougies qui s’éteignent, il y a du vent. C’est un combat permanent contre le vent » (Laplantine 1995 : 30).

10 Que cherchons-nous ? Notre but est-il d’être original ? Personnellement, le fait de savoir que les mots sont de toute façon frappés d’indétermination me suffit si je n’arrive pas, malgré mes efforts, à renouveler et à repousser les limites de mon lexique. Je pense à ce que déclarait André Comte-Sponville dans un entretien au journal Réforme (n° 3623 du 10 sept. 2015, p. 6) : « L’originalité n’est pas mon propos. Mon but est de penser juste, pas de penser neuf ! [...] Il ne s’agit pas de répéter des Anciens ou des Classiques, mais plutôt de s’appuyer sur eux pour élaborer une pensée qui puisse convenir ».

11 Ce qu’induit Almir Narayamoga Surui, chef indien d’Amazonie, dans l’ouvrage coécrit avec Corine Sombrun (2015). Nous peinons à accepter que les relations des peuples autochtones avec la Nature ne soient pas seulement à entendre sur le plan culturel mais bien sur le plan spirituel avec lesquelles ces relations sont en symbiose et en résonnance.

12 Panneau explicatif de l’Australian Museum de Sydney : « Terra nullius is a Latin term meaning "land belonging to no-one". When claiming Australia, the British Government used this legal fiction to justify the dispossession of Indigenous peoples’lands. Lieutenant James Cook and British colonists did not see the land being used the way they would use it – With no evidence of agricultural, social or religious structures like their own. […] On this basis, colonists concluded that Indigenous people did not own the land, and claimed sovereignty over Australia – ignoring the immemorial property rights of the Indigenous peoples who belonged to their lands for thousands of years ».

13 Voir Le religieux après la religion de Luc Ferry et Marcel Gauchet (2004) qui expose les positions des deux penseurs sur ces propositions : « Comment penser le religieux après la sortie de la religion et peut-on penser une religion laïque ? ». Ferry a par ailleurs été fortement contesté par André Comte-Sponville.

14 Je pense à cette réponse lancée dixit tel un reproche à la question « Pourquoi à l’Église ? », reçue au cours d’un entretien par une personne farouchement athée souhaitant un service funèbre pour son ami décédé déclaré lui aussi « totalement mécréant et hors toutes églises » : « Mais Monsieur le pasteur, on ne peut pas l’enterrer comme un chien ! ». Cette réplique typique m’a inspiré, sous le même titre, une contribution introductive traitant de la prégnance, des paradoxes et des avatars du rite (cf. Chanson 2019a).

15 J’ai eu notamment l’occasion d’être invité à une cérémonie de mariage burlesque totalement calquée sur une cérémonie catholique (de la « liturgie » aux gestes et objets cultuels employés tels faux ambon et semblant de Bible) où, avec un réel sérieux, les mariés ont célébré en plein air, sous un grand arbre, leur union devant un ami laïc déguisé en prêtre qui dirigeait la cérémonie. J’en ai laissé un descriptif détaillé que je ne peux reprendre ici (cf. Chanson 2019a : 31-32). Interrogés, les invités avaient déclaré ce mariage « génial » car « tout à fait nouveau ». Mais en réalité, on ne sortait qu’apparemment des conventions tout en restant très conventionnel. On n’avait fait qu’activer un semblant de nouveau en délaissant un rite jugé obsolète que l’on finissait par plagier pensant en produire un autre. Il s’agissait bel et bien d’un calque, au sens où Deleuze et Guattari ont développé cette figure dans Rhizome ([1976] 1980 : 21) : comme un principe de reproduction cyclique redondante qui « ne reproduit déjà que lui-même quand il croit reproduire autre chose ».

16 Sur ces caractères éminemment laïques et profanes du rite et du « sacré », j’ai apprécié les travaux de Meslin (1988), Vallet (2003) et Debray (2010).

17 Dans cette perspective, ce n’est sans doute pas un scoop de dire que l’évangélisme « à l’américaine » fonctionne précisément à plein aux États-Unis, pays où le pragmatisme doctrinal et idéologique a exercé et exerce toujours une influence majeure. Ici, le religieux a suivi /suit le politique ou vice versa, c’est selon.

18 La seule enquête que j’ai menée sur la déesse taoïste Matzu, grande protectrice des marins et reine des cieux, est réellement impressionnante. De la représentation de Matzu « à tout va » : en effigies, sur tablette de vœux, imprimée en tee-shirt (dont en Hello Kitty !), sur ustensiles de porcelaine, en porte-clés, sur affiches, en jouets plastiques, sur petits carnets, en papier découpé, en tableaux, en trousses de toilette, en casquettes, en CD, sur sacs, sur bavettes, en stickers, timbres, cartes postales, chromos, pochettes, serviettes, éventails, portemonnaies, etc.

19 Cette divergence persistante entre ces deux formes de compréhension est le résultat de l’opposition touchant à une double origine herméneutique du mot « religion » : celle de relegere (« porter une attention scrupuleuse à », « recueillir ») avancée depuis Cicéron (Ier siècle av. J.-C.), qui met en avant une conscience première plus bienveillante même si elle est marquée par un exercice pointilleux des pratiques ; et celle de religare (« relier à ») qui, depuis Lactance (IVe siècle apr. J.-C.), a transformé le concept avant de s’imposer en Occident, en soulignant un attachement et une obéissance sans faille à la Divinité transcendante « identifiée » à laquelle l’humain est relié et lié (Meslin 1988 : 28). Or, bercés dans le lit des christianismes, nous oublions que dans la majorité des courants religieux c’est la première acceptation qui prévaut : celle d’une appréhension naturelle cherchant à assumer la place temporelle que l’on occupe sans forcément en référer à un Dieu dont la masse des mythes et des stories relatent, dans toutes les aires, s’être de toute façon définitivement éloigné des humains.

20 C’est par exemple le cas de Campiche, Dubach, Bovay et allii. (1992 : 35) qui définissent ainsi la religion : « Tout ensemble de croyances et de pratiques, plus ou moins organisé, relatif à une réalité supraempirique transcendante, qui remplit dans une société donnée, une ou plusieurs des fonctions suivantes : intégration, identification, explication de l’expérience collective, réponse au caractère structurellement incertain de la vie individuelle et sociale » (je souligne).

21 Roberte Hamayon pensait très justement à toutes les formes chamaniques qu’elle a pris grand soin d’étudier. Mais outre la version positiviste occidentale, on peut penser également à cette forme de transcendance appréhendée en terme physique et donc a-théologique en tant que son objet/sujet, l’espace invisible, bien qu’il puisse être en partie indéterminé et hors d’atteinte de tous repères historiques et immanents, reste intrinsèquement pensé en lien avec l’espace terrestre. C’est le cas dans les sociétés aborigènes d’Australie par exemple.

22 Que l’intelligentsia créole nomme adéquatement « oraliture ».

23 Siddhârta Gautama, le Bouddha premier dit Sâkyamuni.

24 Notons que les grands disciples du Bouddha, les Maîtres, Bodhisattva, Guru Rinpoché, Terton et Tulku (dans le bouddhisme tantrique) sont eux aussi populairement convertis en Déités tutélaires singulièrement transcendantes.

25 Entendu que phénoménologiquement parlant, ces outils, qui peuvent être matériels, intellectuels, émotionnels, symboliques, gestuels, vocaux, auditifs, etc., ne sont qu’un réservoir d’actes, de postures, d’attributions et de concrétisations. Ainsi, par exemple, l’inclination n’est pas en soi une posture religieuse. C’est un outil gestuel « neutre » dont l’utilisation – à laquelle on peut ajouter au choix d’autres outils – permet dans nombre de cultures de saluer respectueusement un dignitaire, en même temps que dans ces mêmes cultures il permet de s’incliner religieusement devant une Déité honorée. Ce qui veut dire que ces outils empruntés sur l’établi anthropologique commun peuvent être différemment choisis, prescrits, conceptualisés et mis à profit en fonction des contextes, des registres, des cultures et des habitus dans lesquels ils peuvent être religieusement ou non utilisés.

26 « Il y a du même » n’est pas dire « c’est le même » ! Pour la distinction, revenir ici au Soi-même comme un autre de Paul Ricœur (1990) dont j’ai livré l’analyse par ailleurs (Chanson 2011 : 107-119).

27 Surtout si ces diversités de mise en œuvre et d’accents sont l’objet d’exacerbations inquiétantes pouvant conduire à des logiques d’exclusion et de violence (Nathan 2015) dès lors qu’elles sont dangereusement isolées et idéologisées (relire Maalouf 1998). Ce qui ne pourrait pourtant brouiller cette appréhension générale du religieux en tant que « même », parce que nous nous retrouvons ici dans un registre de perversion du « même » en tant qu’« anti-même » : « Je te détruis parce que tu n’es pas mon même ».

28 Pour réfléchir, consulter Le relativisme moral de Steven Lukes (2015).

29 Le « séancier » peut être une femme dite, suivant les lieux et la fonction, « ouvreuse », « dormeuse », « mambo » ou « prêtresse » ; pour les hommes on a déjà entendu « voyant » ou, en créole, « Mèt afè dam » (« Maître affaire d’âmes »), « mantò » (mentor), « dòktè-zèb » (« docteur-herbe »), bien que c’est principalement « gadédzafè » (« celui qui regarde dans les affaires [des gens] »), « kenbwazè » (« quimboiseur », possiblement de l’expression « Kenbé rèd ! », « Tiens bon ! ») et « gadò » (soit « voyant », du verbe « gadé », regarder, voir) qui sont les termes les plus courants.

30 À noter que ce « même » peut aussi se déplacer sur les barres des conditions topo-géographiques, climatologiques, économiques et d’organisation sociale marquant les différents terrains. Cf. ici les observations inédites qui ont été établies aux chap. VII et VIII d’un des premiers ouvrages de Roger Bastide : Éléments de sociologie religieuse (1935).

31 Le paragraphe « Le premier nommé » du fascicule La case et le sapin de Tjibaou et Missotte (1995 : 19-24) est ici explicite : la Parole tutélaire kanake est liée au mythe de la Parole (a-théologique) qui amena les hommes à l’existence et qui dicta tout le tissu mémoriel des clans, des coutumes, de l’ensemble des réseaux de relations et des structures sociales remontant au Grand Chef de tribu, principe d’organisation de la vie pour aujourd’hui et pour demain assurant sécurité, protection et survie du groupe. En ce sens, le Grand Chef qui l’incarne est la Parole. Considéré comme le premier-né du clan, il en est le Verbe, le poteau central, la racine, la source, l’ossature, la chaîne des crêtes (lexique dixit) sur qui tout repose – on pourra replonger ici dans Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien de Maurice Leenhardt (reprint 1998 : 226s.) qui établissait déjà les mêmes paramètres en 1947. Or, lorsqu’on considère que le pasteur, désigné pour chaque tribu en Kanakie, est affublé de l’aura atavique de Grand Chef, on comprend l’ambiguïté de son rôle et ce qui, politiquement et religieusement, en découle. Sa parole, remontant au mythe premier, revêt dangereusement celle du tout pouvoir-savoir attribués aux Grands Chefs kanaks auxquels il est assimilé. Le fait que les Grands Chefs et pasteurs se retrouvent ainsi étroitement alliés, scelle les rapports insécables existants encore à ce jour, en Nouvelle-Calédonie, entre l’Église et le politique.

32 Cf. la thèse de Gruzinski (1999), La pensée métisse, qui avance que le double choc de la conquête du Nouveau Monde et de l’occidentalisation qui en suivit ne s’est pas produit par effets cumulés d’acculturations classiques d’une culture dominante s’imposant sur l’autre, c’est-à-dire de façon asymétrique, à sens unique, mais par aller et retour, par interaction et alchimie finalement inextricables entre le monde des colonisateurs et celui des colonisés.

33 Ainsi Paul Radin (cité par John F. Szwed et Roger D. Abrahams dans Crowley 1988 : 95) va-t-il jusqu’à déclarer : « Le Noir n’a pas été converti au Dieu [chrétien blanc]. C’est Dieu qu’il a converti à lui ».

34 L’histoire du Bhoutan est complexe, mais ce qui la marque particulièrement, en aval de l’arrivée du bouddhisme tibétain au VIIe siècle après J.-C., c’est l’importante activité des écoles missionnaires bouddhistes entre le XIIe et le XVIe siècle (dont celles des Lhapa, des Nyingmapa, des Drukpa), écoles en forte concurrence qui se disputèrent l’unité politique et hégémonique du pays. C’est finalement au XVIIe siècle que le Bhoutan connut son unification sous la poigne de fer politico-religieuse de Ngawang Namgyel, un Drukpa fuyant le Sud-Tibet, qui prit le titre de Shabdrung, titre connotant et exigeant la plus radicale des soumissions. C’est lui qui est à l’origine des fameux dzong stratégiques du Bhoutan, ces forteresses impressionnantes érigées dans la plupart des vallées, puissants outils gouvernementaux réunissant sous le même toit pouvoir religieux (par un monastère) et pouvoir politique (par un siège administratif gérant l’aire provinciale du dzong). En une quarantaine d’années, Shabdrung allait parvenir à vaincre militairement les écoles religieuses Lhapa (pourtant bien implantées) de tout l’Ouest bhoutanais, et repousser aussi les coalitions tibéto-mongoles (dominant antérieurement le Bhoutan) du 5e Dalaï-Lama, parvenant alors à vigoureusement imposer la politique législative et religieuse drukpa que nous trouvons toujours sous-jacente au « Pays du Dragon ».

35 Les études sur cette aire montrent que les Dieux étaient non seulement facilement doublés, mais qu’ils pouvaient être rituellement répudiables et donc expulsés sans ménagement pour inaptitude : « lorsqu’ils ne répondent plus aux attentes, on en change et l’on peut même adopter ceux des voisins qui peuvent être plus performants », commente Christine Perez (2008 : 55). On trouvera plus d’explications avec la prière « Expulsion d’un Dieu » dans l’ouvrage de référence, Mythes tahitiens, réunis par Teuira Henry (2008 : 261). Rappelé aussi sur l’aire marquisienne par Jean-Louis Teuruarii Candelot (1999 : 99).

36 Cf. entre autres : Argyriadis, Capone, de la Torre et Mary 2012 et Chanson, Droz, Gez et Soares 2014.

37 Ce terme Dreaming a été utilisé pour la première fois par les anthropologues Frank Gillen et Baldwin Spencer, comme traduction du mot Altyerrenge l’exprimant dans la langue des Arrernte, peuple aborigène de la région d’Alice Springs. Dans le Western Desert, en langue anangu, on emploie le terme mieux connu Tjukurrpa. C’est maintenant un lexique bien établi tant en anglais aborigène qu’en anglais australien.

38 Les indications aborigènes sur les sites des Flinders Ranges, aux portes sud du désert rouge, soulignent en effet avec insistance que les roches gravées de signes (anthropomorphes, zoomorphes, cérémoniels, initiatiques, sociétaux et géo-topographiques) « were not made by people but were created for them by ancestral beings during the Dreaming ».

39 À part les contributions de Descola, Dussart et De Largy Healy (2010) réunies (et qui signalent leurs travaux respectifs dans leurs bibliographies), je préfère ainsi m’en tenir à ne pas laisser d’autres entrées bibliographiques, tant les sources peuvent parfois être suspectes (trop éloignées des enquêtes directes) et les interprétations le plus souvent aléatoires (par exemple lorsqu’on les échafaude en appréhendant le Dreaming comme un littéral « temps de rêves » voire « de rêverie » au lieu de la traduction – quoiqu’encore ici délicate – de « temps du Rêve »). On se tournera plus volontiers vers les ouvrages traitant de l’art aborigène par les artistes eux-mêmes, qui évoquent quasi tous le Dreaming sans vouloir à tout prix l’expliciter.

40 Pour un appui introductif, on peut consulter le fascicule de Glenn Pownall (2014), qui laisse en sus de nombreuses illustrations : Know Your Màori Carving. Traditional and modern methods.

41 Sur les figures de Mariamman et Nagourmira, je renvoie aux travaux d’un des meilleurs spécialistes, Gerry L’Étang (1989, 1991, 1997, 2001) ainsi qu’à ceux que j’ai eu l’occasion de mener (Chanson 2009, 2010 : 442-456 et 2019b).

42 L’unique dernier lieu de culte aborigène fidjien, un buré kalou, aujourd’hui de surcroît inactif et devenu vestige, se situe sur l’île de Gau Island.

43 Carnets de terrain Caraïbes d’octobre 2009 et de terrain Pacifique de novembre 2015.

44 Cet ouvrage traite en effet de l’impact de l’Université sur la culture et l’identité en Papouasie-Nouvelle-Guinée de 1971 à 1974. Sa perspective, apologétique, est de prôner le fait que la littérature et l’art, en s’appuyant sur le mémoire historique, peuvent participer à décoloniser les esprits tout en favorisant la production d’une culture artistique de résilience promouvant une reprise autochtone libre des traditions culturelles abrasées par le colonialisme.

45 Dans le cadre de ce que nous discutons, le destin politique de la déesse taoïste Matzu (signifiant « mère-ancêtre »), à Taïwan, est en effet exemplaire. Arrivée de la ville de Putian puis de Meizhou Island situées dans la province sud-chinoise de Fujian, sous la dynastie Sung, elle a traversé toutes les dynasties suivantes (Yuan, Ming, Qing) en s’installant sur l’entier de la côte sud-est de la Chine en tant que déité océane tutélaire, pour ensuite se répandre de Hongkong au Vietnam en passant de façon plus directe le détroit de Formose pour finir (via les aires portuaires) par s’installer à Taïwan avec les immigrants chinois d’où elle rejoignit, encore, le Japon. Un parcours métissé de bords et de débords politiques. Si elle est singulièrement vénérée à Taïwan, c’est qu’un héros national, le général Koxinga qui la révérait, battant en mars 1661, sous les Ming, les colons hollandais au Fort Zeelandia d’Anping, avait accordé à Matzu le pouvoir de l’avoir aidé à vaincre les colonisateurs et, par-là, à retrouver l’indépendance. Plus tard, on accorda à Matzu d’avoir pu résister aux Ching convoitant Taïwan. Et lorsque le gouvernement Chinois céda Taïwan au Japon suite au conflit sino-japonais de 1895, Matzu fut encore une fois considérée comme une déité de recours précieuse pour les pêcheurs des villages dévastés, au point qu’elle tira à elle des ennemis nippons qui l’implantèrent au Japon. Enfin, aujourd’hui encore, passée de la houlette de Chang Kaï-Chek à celle des Réformistes, elle scelle en quelque sorte son destin politique en étant officiellement reconnue comme la garante d’un lien médiateur entre les deux côtes « ennemies » qui se font face : celle du Sud-Est chinois et celle de l’Ouest taïwanais. On lui doit en effet d’être singulièrement impliquée dans l’évolution des relations politiques entre Pékin et Taipei, favorisant leurs reprises de contacts à travers les pèlerinages extrêmement populaires que les Taïwanais tiennent à rendre à la déesse dans sa ville d’origine. Des contacts autorisés à caractère religieux avaient déjà eu lieu depuis 1987. Mais le premier contact officiel direct (jusque-là, tous les voyageurs devaient transiter par Hongkong, Macao ou un pays tiers) pour motifs religieux entre Taïwan et la Chine continentale a eu lieu en juin 2000 à Meizhou Island, où plus de 6000 Taïwanais firent le déplacement à l’occasion du 1040e anniversaire de la déesse.

46 Dont celle de ce texte, clairement inscrit dans un réseau d’intertextualité, qui puise et s’en réfère à tant d’autres sources et ressources que celles de mon seul penser.

47 Dans une perspective épistémologique qui nous intéresse, Laplantine (2002) a produit sur ce sujet une réflexion décapante : « L’anthropologie genre métis ».

Philippe Chanson

Université de Louvain, Laboratoire d’Anthropologie Prospective (LAAP), phi.chanson@gmail.com

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