Introduction
On ne m’en fera pas grief ! J’ai déjà assez aligné de lourdes pages de style, de forme et d’exigences académiques sur notre sujet, travaillant soit le fait « Dieu » en tant que sujet du croire (perspective théologique), soit l’effet « Dieu » en tant qu’objet d’un des croires possibles (perspective résolument anthropologique)1, pour décider de m’exprimer plus librement en me risquant à une cueillette plus hardie de matériaux parfois inédits pour cette livraison d’Archipélies. Je ne le ferai donc surtout pas en cherchant à présenter ici une carte d’identité du Dieu créole, ce qui serait proprement abscons, mais en explorant les six volets — mentionnés dans le résumé ci-joint — du processus de créolisation du sujet-objet « Dieu » qui nous concerne. Par quoi l’on entendra ici, globalement dit, cette divinité topique, référence spirituelle ultime et prégnante constamment évoquée en pays créoles2.
1. Du Dieu scripté (de sa créolisation lexicographique)
La première difficulté pour cette contribution était le choix de la graphie transcrivant le mot « Dieu » dans le contexte culturel créole où s’ancre le thème de ce numéro.
On peut en effet se demander si le terme même de « Dieu » n’a pas été travaillé par un microprocessus de créolisation à l’interne lorsque l’on rassemble une petite collecte des anciennes graphies créoles hésitantes qui ont jalonné l’histoire. Car on constate qu’à partir dudit « Bon Dieu » hérité par importation et inculcation du lexique ecclésio-colonial du catholicisme français imposé et imprimé dans les esprits et par écrit pendant trois siècles — raison pour laquelle cette désignation est devenue quasi officielle dans la culture comme dans les glossaires créoles —, on a longuement navigué. D’abord entre les deux mots « Bon Dié », « Bon Guié », « Boun Guié », « Bon Dyé », « Boun’Dieu », avant d’esquisser de les unir par un timide trait d’union, « Bô-Dié » et « Bon -dié », pour finir par sceller leur alliance en « Bongué » ou « Boundié » et parachever leur créolisation — via les travaux avisés du GEREC — par de francs « Bondié » ou « Bondyé » aux Antilles françaises comme en Haïti et « Bondjé » en Guyane.
Or, ce qui reste frappant dans la trace de ce choix largement suivi aujourd’hui, c’est précisément le fait que quasi personne ne s’est rendu compte que la logique de la contraction du terme en « Bondyé », donc sans césure, a bel et bien fini par marquer un processus de créolisation faisant pièce, par détour, à cette représentation du Bon Dieu catéchisé, rude et arbitraire, ressemblant singulièrement à la figure honnie du maître colonial. Faut-il en effet rappeler, a contrario de la réception d’un clair Bon Dieu pour un esprit français, que le « Bondyé » créole ne signifie nullement que Dieu est bon (on dirait alors « Bondyé bon » ou encore « Bondyé bon poubon »), mais qu’il s’est décidé à devenir le simple équivalent créolisé de « Dieu » ? (La nomenclature « Dié » ou « Dyé », quant à elle, étant en réalité peu usitée et plutôt réservée à ces expressions qui résultent d’agglutination de plusieurs mots, à l’exemple de « A dèmen-si-dyé-vlé » ou « Sipiétadyé »). Une bonne raison pour laquelle, suivant la ruse de cette reprise créole (que l’on peut traduire comme : « ce Bon Dieu colonial ne fut et n’est peut-être pas si bon… »), l’on pourrait potentiellement se décider, en biotope littéraire antillais et guyanais, lorsque le « marqueur » choisi est de s’exprimer en français, à rendre systématiquement la retranscription française du terme en un seul mot : « Bondieu ». De façon surprenante, on remarque que ce n’est de loin pas la pratique de la grande majorité des auteurs créoles contemporains, francisant encore le plus souvent le terme en deux mots, soit « Bon Dieu ».
2. Du Dieu soupiré (de sa créolisation symbolique)
À cette sorte de ruse lexicale amorçant cette créolisation, accolons maintenant cet autre processus de créolisation symbolique que, d’une formule très spontanée laissée à l’occasion de l’évocation de ses souvenirs d’enfance dans Coulée d’or, l’écrivain guadeloupéen Ernest Pépin a résumé à sa manière en écrivant :
« si bon Dieu était nègre-chaben-zindien-mulâtre… »3.
Cette circonlocution, que l’on devine soupirée par son « si », est d’autant signifiante qu’elle porte en elle à la fois la question de la couleur du Bondieu (et donc de « l’ethnicité religieuse ») et celle, prospective, d’un enchevêtrement beaucoup plus exaltant débloquant ces perspectives autant coloristes que racialistes issues d’un imprévu colonial total : celui d’un tissage composite signifié par les tirets de liaison mis dans la formule de Pépin. Signalons néanmoins que l’on ne traitera pas de cette interrogation tronquée de la couleur du Bondieu discutée par ailleurs4. Nous ne ferons que rappeler qu’il est tout à fait abscons, textes et exégèses bibliques à l’appui (notamment ceux desdites « théophanies », soit des « apparitions » de Dieu), non seulement d’affirmer, mais d’imaginer que le Bondieu puisse être d’une couleur quelconque — ce questionnement coloriste se trouvant pourtant soulevé ici par la conjugaison du « si bon Dieu était » par Pépin, conjugaison qui remémore, de façon inductive, autant les poids de la colonisation et de cette « originelle blancheur divine » que ceux des « bienfaits » de la « filiation blanche » qui auront paradoxalement réussi à s’immiscer dans quelques fameux contes créoles de création qu’il n’est besoin ici de faire réémerger5. En revanche, on gagnera à observer ce qu’informe ce composé « nègre-chaben-zindien-mulâtre » (que l’on peut rétablir en créole en « nèg-chaben-zendyen-milat ») qui, bien que symbolique et incomplet, déroule déjà, dans l’en-soi de son intitulé — et simultanément à la créolisation du Bondyé/Bondieu —, la question des héritages religieux aux Antilles comme expression des métissages culturels.
Que nous dit déjà ce composé « nèg-chaben-zendyen-milat » même si son illustration ne prétend pas encore refléter tout le panel métis antillais ? S’il n’est pas besoin d’insister sur le vocable « nèg » ni du reste sur celui de « zendyen » qui désigne simplement les hindous venus de l’Inde après 1848, en un autre mot, lesdits Kouli, on remarquera que le vocable « chaben » désigne en créole, et suivant son emploi, un métis de Noir et de Blanc, mais plutôt clair de peau, d’yeux et de cheveux ou un individu dit « blanc de peau et nègre de morphologie », voire « on nèg wouj a chivè jòn », résumé lapidaire que l’on doit entendre comme désignant « un nègre au teint clair et aux cheveux crépus, mais blonds » ; sans parler encore d’un Européen basané qui a depuis longtemps adopté le mode de vie créole dans lequel il a choisi de faire souche. Quant au milat, c’est, selon l’expression, « un métis/métis » de Blanc et de Noir, cet intermédiaire « 50/50 » sur l’échelle largement contestable de gradation des couleurs dressée principalement par un certain Moreau de Saint-Méry (1750-1819)6. En bref, cet « entre-deux » historiquement « croisé dans l’illégitimité », soit, à tout dire, un bâtard.
Ce Bondieu soupiré, légitimement souhaité ou en tous les cas « entrevu » par Ernest Pépin, aurait donc déjà tous ces pedigrees-là, bien que, ignorons donc la question coloriste, il nous faille voir s’il est nécessaire de conserver les tirets liant sa formule. Ernest Pépin lui-même laisse tout ouvert. En octobre 2009, il a expliqué que son envolée lui avait tout simplement permis de résumer au mieux ce qu’il vivait religieusement à l’époque de son enfance. Alors qu’il baignait très naturellement et socialement dans l’atmosphère « magico-religieuse » ambiante et voyait les cortèges des cérémonies hindoues revenir de la rivière, il devait par ailleurs aller à la messe, non sans se souvenir d’avoir réalisé « ne rien comprendre à ce spectacle avec ces statues ». Son ressenti :
« J’avais de la peine à m’identifier à ce culte catholique qui n’appartenait pas à cet univers culturel profond duquel je provenais. La formule dit alors quelque chose qui pouvait me ressembler, dans lequel je pouvais mieux m’identifier. C’était plus en résonance avec moi » (entretien personnel avec E. Pépin, octobre 2009).
Avec cet ajout spontané significatif :
« C’est le principe de la créolité. On pense le monde religieux dans la diversité. On est multiple par notre histoire. Nous avons plusieurs êtres en nous-mêmes, nous pensons le monde dans la diversité. On est en harmonie avec ça » (idem).
Une explicitation qui prend beaucoup de sens et de poids dans la balance de notre thématique, ouvrant de fait un autre volet de créolisation de la Divinité topique antillaise.
3. Des Dieux débarqués (de la créolisation théologique)
Comme en a parlé il y a plus d’une vingtaine d’années en arrière l’ethnoanalyste Simonne Henry Valmore dans Dieux en exil — non sans référence à Roger Bastide7 —, il suffit ici de rappeler que naître aux Antilles, ce n’est pas naître sans Dieu ou avec un seul Dieu, mais être envahi d’une surabondance de Dieux de toutes provenances et donc présents sous des « formes » multiples, que ces « formes » soient fortement ritualisées ou simplement logées dans des esprits sans forme du tout : d’abord de ces Dieux tutélaires africains qui n’ont pas hésité à prendre les bateaux forcés de l’exil en se cachant dans les cales négrières ou plus simplement dans les replis du cœur des captifs, avant de débarquer et de s’accrocher comme ils l’ont pu aux rites, aux dogmes, aux objets de culte, à l’iconographie, à la liturgie et au calendrier d’une religion coloniale imposée et déjà gonflée d’un lot de superstitions et de pratiques occultes transbahutées des arrières-terres françaises par des marins, des maîtres, des commis et même des curés souvent fort incultes ; mais aussi de ces Divinités ou autres « Saints » provenant de toutes les autres formes d’exil post-abolitionnistes ; sans oublier le fonds des héritages religieux amérindiens « désapparus », comme l’a dit Glissant8, ni non plus les multiples irrigations métaphysiques de ce dernier siècle venues encore bousculer, chatouiller, pi (g) menter le catholicisme officiel pour lui donner la couleur « magique » que nous lui connaissons aujourd’hui.
Nous constatons ainsi que ces débarquements globaux de Dieux en exil représentent six strates types d’implantations historiques du label « Dieu » aux Antilles, soit, pour les reprendre dans l’ordre de leur apparition : la strate religieuse amérindienne trop oubliée, mais donc encore bien présente sous les chapes de silence qui les amnésient ; puis celle, traditionnelle, des « spécialistes de l’invisible » représentés aujourd’hui par les gadézafè, une strate pérennisant les consultations et pratiques divinatoires amenées par les esclaves africains déportés qui, interdits de pratique, n’ont eu aucune peine à les glisser parallèlement — comme on l’a dit — sous les pompes de la strate religieuse catholique imposée pendant la période servile ; puis la strate religieuse provenant de l’immigration qui suivit l’Abolition de 1848, en l’occurrence l’arrivée des Chinois et des Levantins, mais, surtout, celle massive des Tamouls de l’Inde du Sud qui générèrent un hindouisme créole d’accommodation fort prégnant aux Antilles ; la strate religieuse des néo-protestantismes, ce grouillement « d’ecclésioles », dites globalement « évangélistes », principalement d’origine nord-américaine, qui prirent pied sur l’île dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale et l’obtention du statut de DOM ; enfin, ces strates religieuses insolites surfant sur le courant du régionalisme politique, à l’exemple du rastafarisme venu de la Jamaïque, mais, surtout, de l’organisation Sûkyô Mahikari qui, issue du shintoïsme japonais, fut importée dans les années 1970 sur les îles antillaises. Il est intéressant de noter qu’à ces strates d’apparition de niches religieuses qui se sont superposées les unes sur les autres, s’entrecroisent, en diachronie, des rencontres de dimension mondiale, puisqu’il s’avère que ne s’y mêle pas moins, de façon emblématique, le tissu des grandes aires culturelles et cultuelles amérindiennes, africaines, européennes, levantines, asiates, américaines et caribéennes… Et, en en partant, que s’y entrecroisent les fils des cosmovisions et modèles métaphysiques de ces aires, relevant autant — grossièrement dit — du théisme que du monothéisme, ou que des formes de polythéisme ou d’animisme (même si nous devons mettre des gants lorsque nous utilisons ces mots). Donc et au total, un tissage de pièces religieuses très diversifiées que, par-delà ce qui pourrait apparemment les mettre en concurrence, les sujets créoles ont au contraire remarquablement su combiner, résorber et à tout dire créoliser.
Nous nous sommes demandé pendant plusieurs années si, au niveau religieux, les individus créoles jouaient en quelque sorte entre plusieurs appartenances ou s’ils syncrétisaient le tout, compte tenu du fait que l’on parlait finalement toujours du Bondyé comme d’un Bondieu unique, et ceci quelle que soit la niche religieuse dans laquelle on se trouvait : Bondyé Jézi-lavyèj-Mari pour les catholiques, Bondyé Sengnè pour les « évangélistes », Bondyé kouli pour les hindous, Bondyé SU pour les adeptes du Mahikari, Bondyé Gran-Mèt pour les séanciers créoles, Bondyé Jah pour les tenants du Rastafari. Il existe donc une abondance de références sous un seul référent, découvrant une libre circulation de la figuration du Divin dans un polythéisme d’apparence se dénouant dans une sorte de monothéisme affiché ou vice versa (c’est selon…). Ce qui fit dire à Simonne Henry Valmore qu’à Fort-de-France comme à Pointe-à-Pitre « on attrape la nouvelle prêche comme on attrape le rêve qui passe. Comme on court après le taxi-pays qui va partir sans vous »9… Non sans tort, tant l’enquête démontre que ce sont les résultantes de la plasticité — pour reprendre le mot de Marc Augé10 — des croyances religieuses associées au turn-over (à l’intense circulation) des sujets créoles entre les différentes appartenances qui explicite cette extraordinaire capacité d’absorption travaillant l’être religieux créole, autrement dit ce réflexe naturel à aligner tant de « plus » (ce fameux mot antillais) au niveau de la quête religieuse.
Voilà pour le décor, un décor qu’a su magistralement peindre Raphaël Confiant dans une épigraphe de son roman Case à Chine :
« L’île qui d’abord referme, enferme, avant d’offrir sa démesure car ici-là, se sont rejoints un paquet de peuples, une charge de langues, une infinité de dieux… »11.
4. Du Dieu combiné (de sa créolisation systémique)
Nous discernons maintenant où se précise le cœur de notre thématique. Il s’agira de voir comment, en ce qui concerne le religieux, cet épiphénomène peut non seulement être vécu, mais s’est effectivement créolisé. En tous les cas, le « magico-religieux » antillais duquel est issu le Bondieu topique créole n’est pas loin de cette image de « démesure » avancée par Confiant. Doit-on parler d’empilement, d’étalement ou d’ajouts (Depestre) ? Ou d’une production de plusieurs morceaux épars réunis à la manière d’un bricolage (Claude Lévi-Strauss) ou, plus péjorativement, d’un « bris-collage » (André Mary) ? Ou d’une combinatoire produite selon un processus continu de « métissage par créolisation » (formule personnelle) ? Ou parler encore de branchements multiples (Jean-Loup Amselle), voire d’oscillation (François Laplantine et Alexis Nouss)12 ? Plus sûrement, mes enquêtes m’indiquent d’opter plutôt pour un agencement fonctionnel et opérationnel de manière similaire à ce que Roger Bastide, socioanthropologue français bien connu et spécialiste des mondes afro-américains, a établi sur le terrain brésilien selon un processus appelé « syncrétisme en mosaïque ». Par quoi Bastide désigne non un syncrétisme de synthèse, c’est-à-dire de mélange, mais bien une forme de syncrétisme d’association par juxtaposition de pièces religieuses différentes et parfaitement étanches, que l’on peut discrètement ajuster en fonction de ses besoins en passant de l’une à l’autre, comme de case en case, des cases répondant chacune à un principe dit « de participation » et que l’on peut néanmoins relier ou dissocier par des jeux de « pensées liantes » et de « pensées coupantes », considérant finalement l’ensemble des parties comme un grand tout systémique13.
Pour aller à l’essentiel, j’indique succinctement les quatre facteurs qui m’ont autorisé à adopter cette grille de lecture14 :
Le premier est que toutes les niches religieuses antillaises, pourtant fort diverses, à l’étude, relèvent finalement toutes de mêmes traits théologiques invariants qui font continuum, c’est-à-dire qui s’inscrivent dans une même ligne de forme et de contenu sans exclure des variations. Ces traits étant pour le moins : la croyance en un Dieu créateur primordial (qui se créolisera donc, de niche en niche, en divinité topique) ; celle en des entités spirituelles intermédiaires qui représentent des forces pouvant s’avérer favorables ou non suivant l’honorabilité ou la révération qu’on leur accorde (que ces entités soient nommées : saints, anges, Christ, Vierge, Mariémin, Izunomesama, moun-mò, zèspris, etc.) ; celle en un dualisme classique Bien-Mal converti sous la forme de l’opposition populaire Bondyé-Dyab ; et celle d’une continuité entre les vivants et les morts… En fait des universaux classiques qui, croisant monothéisme et formes polythéistes souvent fort bien cachées en christianisme15, caractérisent de façon typique toutes ces niches religieuses présentes aux Antilles.
Le deuxième facteur est qu’entre tous ces composants religieux on a également affaire à des attracteurs identiques, c’est-à-dire à des facteurs d’aimantation qui attirent de façon similaire les sujets croyants quelle que soit la niche dans laquelle ils évoluent. Ce sont très particulièrement, devant les représentations traditionnelles de la maladie, de tout ce qui survient de négatif dans l’existence et des grandes décisions à prendre, le besoin vital et la recherche cruciale de protections de type « magique » via le concours de médiateurs attitrés potentiellement capables de consulter et de faire plier les forces contraires ainsi que de proposer ou de produire des « préservatifs » — comme on le dit aux Antilles. Ce qui est le cas de toutes les niches religieuses évoquées, y compris donc les niches chrétiennes, catholiques ou « évangélistes ». Partout on y retrouve ces attracteurs ; partout on y retrouve ces médiateurs, qu’ils aient pour nom : pouçari, frère, prêtre, gadézafè, pasteur, yôkôshi ; partout s’y déroulent prières, espoir de délivrance et recherche de bénédictions ; et partout y sont proposés ou fabriqués et portés des objets « désignateurs » et protecteurs réputés « magiques » : saclon miniature d’une déité à suspendre à son cou (hindouisme), lion de Juda à mettre en évidence (Rastafari), médailles de saints ou effigie mariale (catholicisme), gadkò ou pentacles (séances « magico-religieuses »), Bible à porter sur soi ou versets bibliques à afficher (« évangélistes »), glyphe Yin-Yang ou omitama (Mahikari), etc.
Le troisième facteur qui permet de tenir ensemble cette pluralité d’approches religieuses est que les sujets créoles considèrent toutes ces niches de croyances comme un seul et unique ensemble interprétatif « magico-religieux » simplement segmenté de l’intérieur. Soit tel un unique supra-système-métaphysique en somme, composé donc de niches non mélangées, jamais confondues, et qui constituent de fait, ensemble, les interfaces coactives combinatoires (et non contradictoires) des pratiques et des représentations thérapeutico-religieuses16. Ce qui veut dire que les sujets créoles, plus sensibles aux concordances qu’aux concurrences au niveau de l’efficacité, partagent tout bonnement le fait d’avoir très naturellement affaire à une seule grande appartenance religieuse à l’intérieur de laquelle on peut alors consulter sans problème les différentes facettes, parce qu’elles répondent finalement toutes, par-delà leur spécificité propre, aux mêmes demandes de protection, aux mêmes attentes thérapeutiques et aux mêmes charges symboliques de travail rituel et « magique ».
Enfin, il reste un quatrième facteur axial, qui seul rend possible le tout : l’étonnante relégation de Dieu « hors de tout ça » par le sujet créole, soit plus exactement dit « hors système », comme l’a posé Laënnec Hurbon à propos d’une appréhension de Dieu fort semblable en Haïti17. Cela veut dire que si Dieu reste bien entendu ce référent omniprésent constamment évoqué dans les quotidiens et les événements de l’existence, en réalité, on constate qu’il est paradoxalement toujours déconnecté des croyances et pratiques « magiques » qui régissent les sociétés créoles. Un principe acquis par le fait que c’est la mémoire religieuse africaine au Dieu créateur « en retraite » — rivé sur la trame de très nombreux récits et mythes relatant une rupture entre Dieu et ses créatures justifiant de laisser dorénavant les humains se débrouiller entre eux avec les Forces, Esprits et autres Ancêtres intermédiaires — qui est ici restée. Elle filtre en quelque sorte, par en dessous, non seulement les représentations et dogmes théologiques judéo-chrétiens du Bondyé Jézi-lavyèj-Mari catholique, mais aussi les autres Bondyés concordants déjà passés en revue, le Bondyé kouli, le Bondyé Sengnè, le Bondyé SU, le Bondyé Jah, le tout rejoignant le Bondyé Gran-Mèt « africain » des séanciers créoles… Soit, en somme, dans les cœurs et les esprits, encore une fois toujours le même Bondyé, non sans que nous devions apporter une précision majeure concernant ce positionnement apparemment négatif du Bondyé « en retraite » et donc « hors système ». On découvre, au contraire et en effet, que c’est cette mise en retrait qui permet précisément la concrétisation et la sauvegarde de toute la systémique de ce grand ensemble interprétatif, créolisé, à plusieurs niches. Et ceci pour la toute grande raison subtile suivante : pour que Dieu reste un bon Dieu, au sens créole d’un « Bondyé bon », et de surcroît un Dieu unique, soit pour qu’il demeure, selon l’expression de l’anthropologue Raymond Ortigues, une « case vide » toujours disponible afin qu’il soit possible contre l’impossible de jouer son dernier coup sur l’échiquier de la vie18 — ne serait-ce que pour loger son espérance en l’implorant en dernier recours face aux situations sans issue —, bref, pour que le Bondieu soit sauvegardé comme tel, il doit impérativement être maintenu hors de toutes contingences accusatrices, hors de toutes les embrouilles humaines et donc à plus grande distance possible des champs mondains et des champs intermédiaires où évoluent les puissances redoutées. Soit donc « hors système », et donc hors de tout système religieux de quelque référence que ce soit et qui n’ait surtout pas la prétention de s’en référer à Dieu comme garant de leur système. Ce qui — soit dit en passant — reste LA problématique de tous les néo-protestantismes « évangélistes » des Antilles dont le radicalisme doctrinal n’est pas sans provoquer des ruptures et des béances dans cette systémique globale en tentant de rompre (pas toujours avec succès chez leurs fidèles) le moratoire religieux tacite de coexistence, d’entente, de respect et, de fait, de circulation sans doute discrète, mais possible entre les différentes niches.
En fin de compte, tout un ensemble de raisons peuvent receler une perception ambivalente de ce Bondyé ainsi « systémiquement » créolisé, mais il existe néanmoins des raisons grâce auxquelles peuvent se nicher, « au bas » de lui-même, toutes les ouvertures possibles aux diverses dénominations religieuses, comprises donc celles des christianismes. Un processus d’harmonisation de composants hétérogènes dans lequel on peut incontestablement lire la véritable recréation d’un univers religieux spécifiquement créole, c’est-à-dire incarné dans le lieu à la fois géotopographique, anthropologique et culturel généré aux Antilles.
5. Du Dieu drivé (de sa créolisation rhizomique)
À ce point, et dans le prolongement de cette combinatoire systémique, je m’en voudrais de ne pas évoquer maintenant une stupéfiante forme de reprise encore plus rhizomique (c’est-à-dire à entrées et à sorties de niches aussi multiples qu’indifférenciées) du Dieu topique antillais. Celle qu’a déroulé en saccades jubilatoires Lévi of the Tik, alias Charles-Henri Fargues, dans sa contribution « Qu’il n’a la drive », parue dans un recueil de textes réunis par Gerry L’Étang19. Tant ces tirades extraordinaires entremêlent, détournent, jonglent, rusent en créolisant indistinctement et jouissivement « Dieu » non seulement dans un délire lexical mêlant français, créole, latin, espagnol, tamoul, anglais, brésilien, mais aussi dans un délire d’invocation mixant sollicitation, interpellation, conjuration, appel à protection du Bondieu sur la tête dudit Lévi, héros dérisionné de cette petite nouvelle écrite à propos de l’errance mentale ensorcelée qu’est la drive antillaise. J’en livre strictement sic, orthographe comprise et dans l’ordre du texte, les éclats :
« Oh Jah, Oh Ras Tafari, Oh l’Eternal, qu’il est le maître de tous ek de toutes, ek même des autres aussi, qu’il n’est pas ni un ni une […]
Oh l’Eternal Créator, Oh Jahovah, Oh Jahvé ek aussi Madévilin épi Sélassié li memm tou qu’il est Papa Jah […]
Oh Sin Semilla qu’il fume son ti kali, puff, puff, Oh Madre de Dios y Padre de Dios […]
Oh Mohamed qu’il mange l’houmous, Oh Ganesh qu’il mange le massalè, Oh Bouddha du Japon qu’il mange le tofu, Oh Jéhovaha qu’il mange son bagel ak pastrami ek le cornichon, Oh l’Eternal Jah, my Guidance, my Lord and my Protect, qu’il mange son manger I-tal […]
Oh Jahovah mon Prophète, Oh Sanctus Christophus Colombus ak son lékouz qu’il n’est Jesus Christus Nazarathus le bien connu qu’on appelle aussi Bon Dié Senyè, lui qu’il n’a pas la chance qu’il n’a fini clouté sur le poteau […]
Oh Deo Créator, Oh São Salvador da Bahia de Todos os Santos […]
Oh Eshu des Quatre-Chemins, qu’il est aussi Papa Legba […]
Oh Esprit Saint, Oh Sanctus Espiritus, Oh Vaval The BwaBwa, vini mété lod isiya! […]
Oh Jah Redemptor, Oh my Lord and my Guidance, Glory and AlleluJah! […]
Oh My Lord, Oh Saint Sernin! […]
Oh AlleluJah, Jah is Jah, l’Eternal est l’Eternal! […]
Oh My God, Oh My God, Dieu est Grand ek Maître du Temps puisque Un Plus Un Égale Un et le Un Est Entier. AlléluJah ! […]
Oh my lovely Jah, Oh AlleluJah, Oh Sanctus Jacques de Zébédée, Oh Sanctus trois fois Sanctus ! […]
Oh Iemanja, toi qu’il est la beauté, dit à Ogoun Féraille, ton ti fiston amène z’y donc le tafia ak le pétun pou nou pété an penteng […]
Oh Damballah Wedo qu’il est aussi St Patrick, Oh Baron Samedi, Oh Sainte Croix de Jésus, Oh Saint Michel Archange, tanpri souplé, retire Lévi dans l’abîme de l’entraille de l’Enfer […]
Ah Yémanjah, Ah Maria la Virginidad, Oh Erzulie, Oh Olodum, Oh Jah l’Eternal Protector and Redemptor alias Ras Tafari, man ka mandé zot ba Lévi la protection Divinidad spécial number one, inoxydable, contre tous les malfaisants qu’ils est entrés andidan sa tête, cachés dans la fumée du tison du Diable qu’il dit aussi tizon djab-la. Vade Retro Satanas ! Vade Retro Lisifè ! »
Ce qui m’apparaît remarquable, dans ce carnaval déjanté de « mots-Dieu/x » ou liés à Dieu, tiré en sus d’une narration ne comportant qu’une petite dizaine de pages, outre la poignante représentation d’une détresse psychique en Martinique (ici en vertige d’alcool et de drogue), c’est que l’auteur a su parfaitement illustrer — en était-il conscient ? — à travers l’esprit hagard de son personnage, tous les tubercules et tiges du gros bulbe religieux rhizomé des Antilles. Il est allé chercher loin ces sucs mêlés dans le patchwork des géographies spatiales et religieuses tous azimuts que nous avons déjà largement évoqués. Et bien plus encore puisque s’y créolisent, de surcroît, des apports de religiosité populaire (à quelques saints comme à ce « Dieu endiablé » qu’est Vaval personnifié par le Bwabwa) et surtout les apports religieux migratoires brésiliens, jamaïcains, haïtiens et autres dominicains que nous n’avons pas cités, mais qui sont également actifs aux Antilles françaises. Au point que dans cette paradoxale folle lucidité de l’esprit drivé du driveur dans lequel se remémore, se fluidifie, se récapitule et passe de fait, comme en revue, ce panorama en quatre points cardinaux des potentialités religieuses et des palettes de spiritualité créolisées, on pourra singulièrement parler de véritable « drive religieuse ». Dieu drivé ! Dieu certainement drivé ici, chez Lévi of the Tik, tel un « paysage mouvant peuplé de dieux fous », pour reprendre l’envolée de Frankétienne20. Mais, de façon plus pragmatique, Dieu drivé en fait, comme on l’a dit, à l’image végétale littéralement « déroutante » d’un rhizome alimenté par ses multiples tubercules et tiges s’étendant en horizontalité, proliférantes, ramifiées à l’infini et « antigénéalogiques », selon Gilles Deleuze et Félix Guattari nous gratifiant de cette métaphore dans leur introduction à Mille plateaux21.
6. Du Dieu de la « Mondialité » (de sa créolisation prophétique)
Enfin, si nous savons, dans la trace de ce qui précède, ce qu’Édouard Glissant doit aux auteurs de la métaphore du rhizome22 (c’est depuis là que les continents dansent en archipels sur ses tangos littéraires), passant maintenant, de ces considérations descriptives des processus de créolisation à leurs dimensions plus prospectives, il serait difficile de ne pas nous attacher encore aux perceptions de créolisation, que je n’hésite pas à qualifier de prophétiques, que ce grand penseur antillais nous a laissées en héritage.
Les dimensions surdémultipliées de la créolisation des croyances que nous avons évoquées ne sont-elles pas, en effet et à l’évidence, selon le leitmotiv de Glissant, à l’image de sa culture, « Tout-monde » ? L’observation de la créolisation même du Dieu topique antillais ne nous amenant cependant ni à celle d’un « Tout-Dieu » ni à celle d’un Dieu-synthèse. Glissant n’est pas dans ces types de configuration. Le Bondyé créole est bien plutôt pour lui, nuance de taille, résultantes, au pluriel ! Car c’est bien de résultats pragmatiques qu’il s’agit ; soit d’un ensemble de résultats (par l’action conjuguée des facteurs abordés) de la réappropriation unique d’un Dieu dont Glissant nous redit la genèse en ces termes :
« Les Africains traités dans les Amériques portèrent avec eux par-delà les Eaux Immenses la trace de leurs dieux, de leurs coutumes, de leurs langages. Confrontés au désordre implacable du colon, ils connurent ce génie, noué aux souffrances qu’ils endurèrent, de fertiliser ces traces, créant mieux que des synthèses, des résultantes dont ils eurent le secret »23.
De quoi s’extraire, en tous les cas, des discours monologiques sur le divin au profit d’un penser polysémique du divin. C’est une position et même une posture qui me semble incontournable, ne serait-ce, comme l’écrit fort bien le théologien genevois Marc Faessler, parce que nous devons oser « aborder de front la coexistence — aujourd’hui quasi instantanée — de “mondes” culturels certes éloignés, mais qui, d’un point de vue anthropologique, s’éclairent mutuellement dans leur relation au religieux et à l’énigme de la Transcendance »24. Et apprendre aussi à entendre de manière positive et fructueuse ces diverses appartenances et complémentarités différentielles de pratiques qui ont fini par se rencontrer de façon si étonnante dans les strates d’une même histoire culturelle. Bref, mettre à profit — « intervaloriser » dirait Glissant25 — l’apport de perspectives diverses, quitte à modifier ou, à tout le moins, élargir sa propre appréhension du Divin. Car impérativement, cette approche est non seulement une question d’état d’esprit, d’ouverture, d’imaginaire, mais de décentrement, tant un croire, désormais exposé à la pluralité, ne peut plus se prévaloir ni d’un monopole ni d’un « ethnicisme théologique » aveuglant. C’est en tous les cas à quoi nous amènent à penser ces résultantes du Dieu créolisé, pour autant que nous considérions Dieu comme un Dieu libre que l’on ne peut en aucun cas prétendre posséder, annexer et enfermer, que ce soit dans nos mots, nos pensées, nos « magies », nos graphies et nos idées. Ce à quoi, dans l’optique du « Tout-monde », Glissant nous amène de façon prophétique, c’est-à-dire telle une parole prononcée pour l’aujourd’hui en vue d’être profitable pour demain.
Qui est Dieu chez Glissant, ou plutôt que pourrait être Dieu selon son point de vue ? Le penseur martiniquais a toujours été peu prolixe et d’une prudence feutrée sur la question (son œuvre immense n’en laissant que quelques miettes), mais lors d’un riche entretien privilégié, tenu à Paris en janvier 2005, interrogé à ce propos, il partage des réflexions totalement inédites — laissées ici dixit lorsqu’elles sont citées. Le Dieu de Glissant, échappant logiquement à toute définition (« Il n’y a pas de définition de Dieu, ça n’apporte rien. Dieu c’est une aspiration, une inspiration, mais on ne peut définir Dieu au-delà… Dieu ne demande d’ailleurs pas à être défini. C’est une impossibilité »), pourrait bien plutôt être entendu, dans la trace de son intuition, comme l’aspiration et l’inspiration régénératrice et eschatologique, en chacun, de ce qui manque pour combler ce Tout-monde de variations de peaux, de langues, de cultures et de perceptions de Dieu à réaliser ; autrement dit, à cette grande fraternité pratiquée qu’il nomme « la Mondialité réalisée ». Ainsi le partage de ces mots particulièrement significatifs et éclairants d’Édouard Glissant dont voici quelques extraits :
« Dieu ? Il peut venir à l’homme sous bien des formes : religions polythéistes, monothéistes, croyances mystiques, etc. Je suis contre la notion d’athéisme. Ce n’est pas pensable. […] Je crois au Sacré. […] Au fond, je crois que Dieu, c’est ce qui manque dans le Tout-monde […], c’est ce qui nous manque en tant que nous pourrions, devrions réaliser la Mondialité. […] La Mondialité ? C’est une Poétique qui englobe tout. Y compris le Sacré tout comme le rationnel. Il n’y a pas là de contradiction. […] On peut inclure Dieu dans cette Poétique. On peut le concevoir ou comme une donnée ou comme une condition de la Poétique. […] La Mondialité, ce serait donc cette tâche sacrée » (entretien personnel avec E. Glissant, janvier 2005).
Après-dire
Que dire, pour ne pas conclure, et afin de prolonger cette contribution s’intéressant aux processus de créolisation du sujet-objet « Dieu » — d’abord imposé par le christianisme colonial aux Antilles françaises avant que fonds et formes différenciés des cultures et des anthropologies transbordées puis immigrées ne nous le renvoient en un singulier Bondyé créole référant et topique ? Et ceci quelles que soient finalement les dénominations religieuses qui ont fini par prendre pied sur ces terres insulaires tant chahutées par l’Histoire.
De façon principalement inédite, voire même insolite, nous avons tenté de guigner par-dessus l’épaule des différentes facettes de productions de ces fonds et de ces formes en ouvrant successivement les volets du processus de créolisation sur plusieurs plans : au plan lexicographique en rappelant comment l’entité « Dieu » a été indistinctement orthographiée avant d’adopter la scription créole usitée « Bondyé » que nous lui connaissons aujourd’hui, non sans ruse et détour subtil en contrant le Bon Dieu parjure du catéchisme colonial ; au plan symbolique en observant les diverses identités de ce Dieu à peaux multiples puisé à la source des souvenirs d’enfance d’Ernest Pépin illustrant, par ricochet, une bonne partie du panel métis contemporain antillais ; au plan théologique en faisant mémoire de l’agrippement historique d’une profusion de dieux sur toutes les prises liturgiques, iconographiques et rituelles possibles naïvement offertes par le catholicisme colonial, constatant d’un coup — non sans ironie ! — l’étonnant dumping conquérant d’un donné religieux à principe de plasticité sur un donné religieux à principe d’étanchéité ; au plan systémique en abordant les processus opératoires qui ont pu générer, par juxtaposition mosaïque de diverses pièces religieuses et une interprétation « hors système » du Divin, une perception de Dieu finalement combinatoire spécifique au biotope créole ; au plan rhizomique en découvrant — en prolongement et reprise proliférante de ce qui précède — l’étonnante nouvelle d’un Dieu drivé sous la plume jubilatoire de Lévi of the Tik allant chercher encore plus loin ses sucs « théologiques » dans le patchwork des géographies spatiales et religieuses si follement récapitulées ; enfin, au plan prophétique en traitant du Dieu de la « Mondialité » du regretté Édouard Glissant en tant que résultantes non seulement de nos « croires » désormais immanquablement questionnés sur leur largesse au sein de la pluralité des perceptions de Dieu dans le « Tout-monde », mais sur leur part dans la tâche poétique de la fraternité à réaliser.
Tous ces plans nous ont permis de vérifier la donne des imprévisibles comme des irréversibles du processus phénoménologique, mais aussi proprement phénoménal de créolisation, découvrant par ailleurs l’enchâssement de ces plans un peu comme si l’on déboîtait l’une après l’autre, au fil des chapitres exposés, les pièces d’une poupée russe. En ce sens, la dernière de ces pièces, aux dimensions prospectives et visionnaires, avancée par un Glissant nous proposant finalement Dieu tel « ce qui nous manque en tant que nous pourrions, devrions réaliser », en l’occurrence, pour lui, la Mondialité, fait sans doute un peu office de climax atteint par l’ensemble. Ne serait-ce que parce qu’elle induit que Dieu — quel que soit le nom qu’on lui donne — ne peut être pensé en dehors d’un vécu, d’une relation, d’une tâche, d’une action, et ceci de façon concomitante à ce que nous sommes, entretenons, entreprenons et espérons.
Il reste en tous les cas, indéniablement, que toutes ces pièces de créolisation retraçant ce qui a généré le fait créole nous apprennent, chacune, que la question même de Dieu, comme l’avançait Laënnec Hurbon, « ne peut pas faire l’économie d’un affrontement culturel », tout simplement parce que déjanté de toutes mainmises, « Dieu se donne désormais à penser à l’horizon de la rencontre des cultures »26. Pour autant que nous reconnaissions encore que toutes cultures — comme toutes identités, comme toutes restitutions de Dieu — ne sont finalement qu’informées de toutes les autres.