Transmission de savoirs et de pratiques d’apprentissage chez les adolescentes au Sénégal. L’expérience d’un programme pédagogique alternatif1

Nathalie Mondain

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Nathalie Mondain, « Transmission de savoirs et de pratiques d’apprentissage chez les adolescentes au Sénégal. L’expérience d’un programme pédagogique alternatif », Archipélies [Online], 15 | 2023, Online since , connection on 14 October 2024. URL : https://www.archipelies.org/1509

La transmission intergénérationnelle des savoirs se conçoit entre autres au travers de la famille ou de l’école. Au Sénégal, si l’école constitue souvent une option pour les familles les plus démunies, d’autres dimensions éducatives se transmettent au sein du foyer, centrées sur les rôles genrés que filles et garçons se doivent d’intégrer pour devenir des adultes fonctionnels dans leur société. À partir d’un programme éducatif visant 1) à faciliter la scolarisation de filles marginalisées du système scolaire et 2) à favoriser chez elles la mobilisation de leviers d’autonomie, nous examinons les pratiques de transmission de savoir-être et savoir-faire en discutant leurs effets sur leurs parcours socio-éducatifs. L’analyse de 34 entretiens menés en 2022 auprès d’adolescentes ayant participé à ce programme, de parents ainsi que d’enseignants aborde les questions suivantes : un tel programme ne se place-t-il pas en porte-à-faux face aux normes éducatives locales? Quels types de savoirs et de pratiques conduisent ces filles sur des chemins impensés par elles et leurs familles? Leur regard est-il transformé face aux attentes que la société sénégalaise manifeste envers elles?

Intergenerational transmission of knowledge generally takes place within the family or the school. In Senegal, although school often constitutes an option for the most economically vulnerable families, other educational dimensions are transmitted within the household, focusing on the gendered roles girls and boys are expected to integrate to become functional adults in their society. Through an educational program aiming to 1) help girls marginalized from the school system to (re)integrate it, and 2) provide them with the abilities to increase their autonomy in choosing the paths they want to follow in their future life trajectories, we examine the process of knowledge and know-how transmission and how it affects adolescents’ socio-educational trajectories. The analysis of 34 interviews conducted in 2022 among adolescent girls having participated to the program, parents and teachers addresses the following questions: is such a program at risk of being at odds with the local educational norms? What kind of knowledge and learning practices lead these girls and their parents on unthought life paths? Has their perspective changed regarding what the society expects from them?

Introduction

L’éducation est un concept large qui renvoie à une diversité de modalités de transmission des savoirs ainsi que des pratiques d’apprentissage de leurs contenus (Dembele, 2015; Jacquemin et Schlemmer, 2010; Lahire, 2008; Lahire, 2017). En effet, au-delà des connaissances et compétences dispensées en milieu scolaire, l’éducation consiste aussi en la transmission d’un ensemble de normes, valeurs, pratiques et savoirs liés au milieu de socialisation des individus. C’est ainsi que se constituent savoir-faire et savoir-être localisés socialement (Sabourin, 1993) leur permettant de naviguer dans des contextes changeants.

Or, les objectifs posés lors de la conférence « Education pour tous » de Jomtien (1990) et le suivi qui en résulte jusqu’à nos jours à travers la succession des grands programmes de développement (Objectifs du millénaire, puis Objectifs de développement durable notamment) maintiennent une vision uniforme de l’école. Celle-ci est largement entretenue par des indicateurs standardisés masquant la complexité des expériences vécues tant par les apprenants que par les enseignants dans le processus de transmission des savoirs (Freire, 2021; Gérardin et al, 2016).

Ainsi, au sein des systèmes éducatifs au Sud, on observe un phénomène d’« hybridation des savoirs » (Jankowski et Lewandowski, 2017) qui semble jouer un rôle dans le décrochage scolaire observé au fil des cycles d’étude (élémentaire et secondaire notamment). Ce phénomène d’hybridation est lié à une dissociation entre des contenus scolaires privilégiant les savoirs de l’Occident et des savoirs et pratiques pédagogiques ancrées dans le milieu de socialisation des jeunes. Il s’explique du fait que l’école, encore marquée du poids de l’histoire coloniale (Lange, 2007) subit depuis plusieurs décennies une forte pression transnationale dans la conception de ses programmes (Lewandowski, 2016), qui conduit à une hétérogénéité des savoirs affectant les processus d’apprentissage. Or, cette transnationalisation des politiques éducatives accentue la vocation transformatrice de l’école, ce qui peut engendrer des réticences au sein des réseaux de socialisation (familiales élargies, villageoises, religieux et ethnolinguistiques) ancrés dans une mémoire collective d’oppression (Lewandowski, 2012; Gérard, 2000; Kane, 1971) au risque d’amoindrir son pouvoir émancipateur. Par exemple, si la lutte contre les inégalités de genre a favorisé un accès croissant et constant des filles à différents niveaux et milieux scolaires (Sene, 2018), les inégalités n’en ont pas pour autant été sensiblement réduites (Goudiaby, 2021; Lange, 2018; UNESCO 2015). C’est donc l’articulation des différentes pratiques de transmission entre elles grâce à la collaboration entre les acteurs intervenant dans l’éducation des individus (école, famille, politiques, etc.) que le paradigme scolaire peut être repensé (Jacquemin et Schlemmer, 2010).

Au Sénégal, comme ailleurs dans le monde, la transmission des savoirs et des pratiques s’opère essentiellement à travers le milieu familial. Les modalités de la transmission varient aussi bien dans le temps que dans l’espace (Lewandowski, 2016) sous l’effet de différents processus auxquels participent notamment les mouvements migratoires internes ou internationaux (Landös et al., à paraître; Jacquemin et Thorsen, 2018a). Or, la mondialisation engendre des besoins en termes de compétences professionnelles qui font des études une composante essentielle de l’avenir des jeunes. Malgré ses nombreuses déficiences (Jacquemin et Schlemmer, 2010), l’école est ainsi présentée comme un passage obligé en vue de l’insertion des jeunes sur le marché du travail, imposant aux familles des compromis parfois insoutenables du point de vue économique. Ainsi, au Sénégal, du fait des coûts qu’elle engendre et l’obtention d’un diplôme étant loin de garantir un emploi pour les jeunes (Dia et al., 2016a), la scolarisation reste une option pour bien des familles démunies conduites à déployer diverses stratégies pour l’avenir de leurs enfants : en les orientant vers la voie de l’apprentissage sur le marché de l’économie informelle (Mabillard et Jacquemin, 2019) ou par l’investissement des adolescents dans des activités économiques pour financer leurs études (Jacquemin et Thorsen, 2018b); en choisissant entre différents types d’établissements scolaires (public, privé, religieux ou non religieux, etc.) et en choisissant l’enfant à inscrire selon son rang dans la fratrie ou son sexe (Dia et al. 2016b; Sene, 2018).

Or, si l’accès à l’école semble aujourd’hui généralisé aussi bien pour les filles que pour les garçons au Sénégal, d’importants défis subsistent liés en grande partie au facteur démographique (Cisse et al. 2021, Dia et al. 2016a, MEN 2015). En effet, avec 62% de la population âgée de moins de 25 ans, la massification scolaire qui en résulte se heurte à des besoins exponentiels difficiles à satisfaire tant du point de vue des ressources matérielles qu’humaines à mobiliser (Ba, 2021). Ces conditions affectent les modalités d’enseignement et d’apprentissage au risque de renforcer les attentes de la société envers les individus selon leur sexe plutôt que de favoriser une relecture de celles-ci dans une perspective plus équitable (Sawadogo et al., 2018; Jacquemin et al., 2021). Ainsi, la transition d’un cycle scolaire à un autre laisse apparaître une baisse significative des effectifs pour les deux sexes (MEN, 2021). Par conséquent, au-delà de l’accès à l’école, c’est le maintien en milieu scolaire et la qualité des apprentissages qui sont en jeu.

Dans cet article, je m’appuierai sur les résultats d’un projet de recherche collaboratif2 portant sur un dispositif éducatif complémentaire au cycle élémentaire de l’école publique au Sénégal mis en place par une association locale. Ce dispositif cible des filles qui se trouvent à risque d’être marginalisées de l’école pour des raisons liées à la pauvreté. Il mobilise des pratiques pédagogiques alternatives en vue de les (ré)insérer dans le système scolaire de façon durable. Comment des filles issues de milieux socio-économiques défavorisés sont-elles en mesure d’intégrer dans leur réalité quotidienne des savoirs les ouvrant à des options d’avenir jusque-là inenvisageables pour elles et ne se limitant pas à la sphère familiale et domestique ?

Un ensemble de 34 entretiens ont été menés auprès de 26 adolescentes, de 4 mères, de 3 enseignants et de la directrice du programme. Je propose d’examiner les modalités de transmission aussi bien de connaissances que de compétences destinées à autonomiser des filles à partir de ce corpus et d’en discuter le potentiel et les limites dans le cadre de la lutte contre les inégalités socio-économiques et de genre. Dans un premier temps, le programme et ses bénéficiaires seront présentés. Puis, je m’attarderai sur le rôle joué par les enseignants dans ce processus de transmission complémentaire aux modalités plus conventionnelles pratiquées au sein de la famille et de l’école. Enfin, le relai indispensable que constitue la famille dans cette chaîne de transmission sera analysé en privilégiant le point de vue des parents et des adolescentes ayant quitté le programme.

La Maison de l’éducation (MDE) : un programme reposant sur une pédagogie à vocation transformatrice

Dans cette partie, il s’agira dans un premier temps de décrire le programme de la Maison de l’éducation (MDE) mis en place en 2014 par l’association franco-sénégalaise Futur au présent (FAP) en tant que dispositif pédagogique de détour, puis, dans un second temps, de dresser le portrait sociologique des bénéficiaires et d’en discuter les critères de sélection.

1.1. Un dispositif pédagogique de détour ?

Le programme de la MDE correspond en partie à la définition du concept de dispositif, selon laquelle il apparait « à un moment historique donné » marqué par l’urgence et est en général « réinvesti[s] par de nouveaux acteurs qui y perçoivent des possibilités d’action » ce qui lui confère son caractère « dynamique et productif » (Silva-Castañeda, 2012 : 102-103). En effet, alors que FAP concentrait son attention sur les enfants en situation de rue à Ziguinchor, capitale régionale de la Casamance, les travailleurs sociaux mobilisés ont observé la présence de nombreuses fillettes au travail à des horaires où elles auraient dû être à l’école. C’est ce constat qui a mené à la formalisation du dispositif pédagogique de la MDE ciblant des filles âgées de 6 à 12 ans en marge du système scolaire ou à risque de le devenir pour des raisons liées à la pauvreté et matérialisé par la construction de locaux adaptés. S’inscrivant ainsi dès son origine dans une perspective de lutte contre la pauvreté au prisme du genre, ce programme poursuit deux objectifs majeurs : d’une part, (re)mettre les filles à l’école tout en les dotant des capacités d’apprentissage nécessaires pour réussir leur scolarité et poursuivre leur parcours scolaire une fois sorties du programme; d’autre part, les accompagner dans leur développement personnel afin qu’elles prennent suffisamment confiance en elles pour acquérir des leviers d’autonomie mobilisables tout au long de leur parcours socio-éducatif. Bien que limité exclusivement aux filles du fait de la définition restrictive du genre adoptée par l’organisme bailleur, le dispositif, présenté comme une réponse à l’urgence de lutter contre les inégalités d’accès et de maintien à l’école, s’est progressivement ajusté aux réalités sur le terrain, approche qui souligne son caractère dynamique.

Pour ce faire, la MDE repose sur une démarche qui s’apparente aux dispositifs de détour pédagogique. En effet, le contexte de massification scolaire en générant des publics de plus en plus hétérogènes [dérange] « les évidences de la transmission des savoirs » dans un système où prévaut une scolarité unique (Bonnéry et Renard, 2013: 136). Celle-ci, loin d’assurer la vocation d’ascenseur social de l’école, ne parvient pas à faire disparaître les inégalités sociales face à l’apprentissage (Jacquemin et Schlemmer, 2010). C’est ce qui a favorisé l’apparition de « logiques de détour » en France à travers des « formes d’éducation compensatoire ou ‘adaptée’ » visant en premier lieu les enfants des classes populaires en les exposant notamment à « des activités culturelles dans et aux marges de l’institution scolaire » (Bonnéry et Renard, 2013 : 135-136). Or, le dispositif de la MDE présente certaines similitudes avec ces approches en introduisant les filles d’âge scolaire élémentaire à des activités auxquelles elles n’ont pas accès à l’école conventionnelle ou dans leur milieu familial.

En effet, la MDE s’est inspirée en partie des penseurs de « l’éducation nouvelle » (Freinet, Montessori…) ayant émergé en Europe à la fin du XIXème siècle (Leroy, 2022) ou d’approches plus contemporaines notamment basées sur le jeu et le sport. Suivant des objectifs similaires à ceux de Pratham (https://www.pratham.org/), une ONG basée en Inde et spécialisée dans la mise en place de programmes destinés à améliorer l’expérience scolaire des enfants en situation de pauvreté, la MDE vise en particulier à développer un programme réplicable. Par ailleurs, le partenariat avec l’ONG Play International lui a permis d’introduire des éléments de la « Playdagogy », fondée sur le postulat que tout enfant peut apprendre en jouant et restant actif physiquement. La MDE tente de concilier ces différentes approches dans son programme avec des activités plus conventionnelles telles que le soutien scolaire, l’accès à l’outil informatique et à une bibliothèque. Le dispositif de la MDE inclut ainsi des techniques d’apprentissage et des activités parascolaires différentes : artistiques (théâtre, danse, dessin, bricolage) et sportives (sports collectifs tels que le football ou le rugby et sports individuels tels que les arts martiaux). De plus, la question des inégalités de genre est abordée dans chaque initiative posée par les enseignant.es et les travailleur.ses sociaux·ales à travers des causeries planifiées ou spontanées à ce sujet ou sur des thèmes plus larges touchant la pauvreté ou l’environnement.

Toutefois, la MDE se distingue des pédagogies de détour, compte tenu du contexte très différent dans lequel elle intervient. En effet, au Sénégal, la majorité des élèves fréquentent une école publique caractérisée par des effectifs pléthoriques et un manque de ressources matérielles et humaines important qui exacerbe les inégalités entre les élèves dont la plupart ne poursuivront pas leurs études au secondaire et encore moins aux cycles supérieurs (Jacquemin et al., 2023). Par conséquent, la définition des dispositifs pédagogiques de détour devrait être élargie pour mieux correspondre au contexte sénégalais et englober la majorité des élèves, notamment les garçons, eux aussi concernés par les conditions d’existence précaires de leurs familles et une offre scolaire déficiente.

Quels sont les profils socio-économiques des filles faisant partie du programme de la MDE? Selon quels critères sont-elles admises? La section suivante aborde ces points en interrogeant le risque de biais de sélection.

1.2. À qui s’adresse le programme ? L’enjeu des critères de sélection

La MDE vise une transmission à la fois intra et inter générationnelle (au sein d’une même génération et entre générations) (Lani-Bayle, 2004 : 68) qui se manifeste à la fois par le travail de l’équipe pédagogique (enseignants et travailleurs sociaux) et par une constante collaboration avec les familles des filles. Cette démarche est étroitement liée à la vocation d’accompagnement personnalisé de la MDE ce qui induit un nombre restreint de participantes au programme. Le dispositif s’est fixé un effectif de trente filles par promotion annuelle sélectionnées selon des critères prédéfinis. Ces derniers concernent l’âge, la situation de travail précoce de la fille, la précarité familiale et économique et le lieu de résidence (les filles devant vivre à moins de 20 minutes à pied des locaux de la MDE).

Les travailleurs sociaux chargés de sélectionner les filles doivent réaliser une enquête sociale auprès de leurs familles afin de documenter ces différents aspects. La MDE propose alors aux familles de prendre entièrement en charge la scolarité de la fille sélectionnée dans l’école publique de son quartier à la condition qu’après la classe, elle vienne participer aux activités proposées par le programme dans ses locaux. Le corollaire en est qu’elle ne doit plus contribuer aux activités génératrices de revenus. Elles sont ensuite suivies jusqu’à la première année du secondaire (la 6ème) inclusivement. Passées ce stade, elles doivent quitter la MDE afin de laisser la place à une nouvelle cohorte de fillettes. Ce départ est annoncé dès leur inscription et rappelé régulièrement aux parents afin de les préparer à cette transition. Celle-ci se vit toutefois parfois difficilement, car elle représente une rupture d’avec un environnement stimulant et divertissant pour les filles, et de la prise en charge de leur scolarité pour les parents.

Au fil des années, ces critères ont évolué. En particulier l’âge maximum de sélection a été ramené à 10 ans après la première année d’exercice. En effet, l’équipe coordonnatrice a constaté diverses complications liées à l’accueil de jeunes adolescentes : d’une part, ces dernières risquent de se trouver bloquées dans la poursuite de leurs études au secondaire du fait de leur âge d’entrée au secondaire trop élevé ; d’autre part, leur maturité est décalée par rapport à celles de fillettes encore dans l’enfance. Par ailleurs, le critère de travail précoce, jusque-là limité aux activités génératrices de revenus, a été élargi en intégrant les travaux domestiques. En effet, ces derniers jouent non seulement un rôle de socialisation des filles, mais s’avèrent également indispensables à la survie du ménage. Or, ces travaux sont particulièrement chronophages et entrent donc directement en concurrence avec le temps exigé par la présence à l’école. Ainsi, les filles de la MDE vivent en majorité dans le quartier Kandé de Ziguinchor et sont toutes issues de milieux dont la situation sociale, économique et familiale reste très précaire ce qui explique leur sollicitation fréquente pour diverses formes de travail : tâches domestiques ou activités génératrices de revenus. L’un des indicateurs significatifs de cette précarité réside précisément dans le non-recours à un appoint de main d’œuvre domestique extérieur au noyau familial, pourtant généralisé au Sénégal, y compris dans les classes modestes (Jacquemin et Tisseau 2019 ; Pilon et al. 2019). On observe ainsi que dans toutes les familles des filles enquêtées, la charge du travail domestique et du petit commerce informel repose entièrement sur les membres féminins de la maison.

En 2018 une enquête menée au sein de la MDE sur les cohortes alors présentes a permis de fournir un portrait synthétique de la situation familiale des 90 filles alors inscrites au programme (FAP, 2018)3. Au moment de l’enquête, la majorité des filles vivaient avec leurs deux parents (46%) et, parmi elles, 20% dans un ménage polygame. Les autres étaient soit confiées4 (21%), soit vivaient uniquement avec leur mère (27%) ou leur père (6%), ces derniers pouvant toutefois être en union. Parmi les filles vivant avec au moins un de leurs parents, 32% des filles vivaient dans un ménage dont le père était chef de ménage contre 13% où c’était la mère. Enfin, 55% d’entre elles se trouvaient dans des ménages dont un autre membre de leur famille était le chef : grands-parents, oncles ou tantes. Dans l’ensemble, il s’agit de ménages nombreux, comme c’est souvent le cas au Sénégal : 66% des filles vivant dans des ménages comptant de cinq à quinze personnes et 21% dans des ménages de plus de 15 personnes (FAP, 2018).

En Casamance, l’accès à l’école pour les filles est quasi universel, puisque la majorité d’entre elles (62%) sont scolarisées à l’âge attendu de 6 ou 7 ans; le défi réside donc plutôt dans leur maintien à l’école tout au long du cycle et d’un cycle à un autre (Dia et al, 2016a). Ceci laisse supposer un rapport positif à l’école de la part des parents qui peuvent voir dans l’initiative de la MDE une opportunité d’offrir une éducation de qualité à au moins l’une de leurs filles en qui ils placent des espoirs de réussite importants. Pourtant, l’ensemble des filles interrogées dans l’enquête admet accomplir un certain nombre de tâches domestiques malgré la demande de la MDE aux familles de réduire ces sollicitations. De plus, l’enquête de 2018 révèle qu’un nombre limité de filles – douze sur quatre-vingt-dix – contribuent toujours aux activités génératrices de revenus, même si elles le font moins régulièrement qu’avant d’être inscrites à la MDE. Nos entretiens de 2022 apportent certaines précisions à cet égard : ces activités sont le plus souvent accomplies les fins de semaine ou durant les vacances scolaires et concernent des filles dont la situation familiale et économique est particulièrement précaire. De plus, ces filles manifestent une certaine fierté non seulement du fait qu’elles aident leur famille (FAP, 2018) mais aussi parce qu’elles parviennent, du moins au moment de nos entretiens, à concilier ces activités avec leur scolarisation.

Le dispositif de la MDE constitue donc une forme de pédagogie de détour dont les modalités de transmission des savoirs restent à analyser sur le plus long terme. Si cet article ne peut répondre à cette question du fait du manque de profondeur temporelle depuis la création du programme, c’est d’abord au travers des témoignages d’enseignants dans leur pratique que l’on tentera d’offrir une meilleure compréhension de la portée de ce dispositif.

2. Le rôle du personnel éducatif dans le dispositif de la MDE

La transmission de savoirs fondée sur des pratiques pédagogiques inhabituelles dans le milieu scolaire conventionnel dans le respect des normes et valeurs en vigueur dans le quotidien des filles constitue un défi pour les enseignants. Cette partie explore le rôle joué par leurs parcours individuels sur leurs pratiques pédagogiques ainsi que sur leur capacité à s’auto-former dans une dynamique collaborative.

2.1. Parcours socio-éducatifs antérieurs des enseignants et effets sur leur pratique

On comprend, à travers l’histoire personnelle des enseignants, de même qu’en examinant leur parcours in situ à la MDE, comment le dispositif les conduit à adapter, voire à transformer leur propre pratique. En effet, la transmission de savoirs est indissociable des histoires individuelles, elles-mêmes s’inscrivant dans un cadre collectif de normes et de pratiques. Par conséquent, il est pertinent de tenir compte des parcours de socialisation familiale primaire (Lahire, 2012) et éducatifs des acteurs impliqués dans les processus de transmission. Or, les enseignants de la MDE sont aussi passés par le système éducatif conventionnel et en ont souvent subi les limites. Ils et elles ont également en commun d’avoir rencontré des difficultés financières qui les ont parfois contraints à abandonner les études envisagées. Par conséquent, chacun des enseignants enquêtés a fait l’expérience de parcours d’études complexes jalonnés de réajustements par rapport à leurs objectifs initiaux. Or, ce cumul d’expériences diversifiées leur permet de mieux comprendre et donc d’accompagner les filles faisant face à d’importantes difficultés: conditions d’existence économiquement précaires, familles souvent recomposées du fait d’une migration5, décès d’un parent ou séparation/divorce des parents. Ces caractéristiques favorisent des parcours scolaires marqués par des interruptions, des retards et parfois des abandons.

Ainsi, une enseignante en théâtre a dû interrompre les études qu’elle rêvait de faire (journalisme) pour des raisons économiques, son père étant malade et ne pouvant plus subvenir aux besoins de la famille. Par conséquent, elle a révisé ses ambitions initiales en se tournant vers le théâtre et le rap, activités dans lesquelles elle s’est investie en les enseignant à de jeunes enfants. Ses premières expériences d’enseignement ont conféré un sens bien particulier à sa démarche : celui de briser les inhibitions, les tabous, les gênes, la timidité grâce au théâtre.

… moi je peux dire que le théâtre c’est important dans la scolarisation des enfants… Parce que ça va ouvrir…comment dire ça va les aider à s’exprimer sans problèmes mais aussi ça va les aider à bien maitriser la langue française… mais aussi de pouvoir prendre la parole devant un public comme ça sans contrainte sans rien. (Enseignante F2, MDE, 25/02/2022)

Cette affirmation repose sur sa propre expérience de fille élevée dans un milieu peul où elle affirme : « …tu sais chez les Peulh c’est un peu compliqué pour faire tout ce qui est l’art, parce que là-bas à 14 ans on te donne tu vas te marier… »; déterminée à poursuivre dans le domaine qui la passionne, malgré les freins imposés par sa famille, elle découvre combien le théâtre l’aide à affronter le monde : « … le théâtre, il m’a aidé à pouvoir m’exprimer et aussi oser parler devant beaucoup de gens ». On comprend ainsi l’importance de l’enseignement du théâtre à ses yeux et son implication particulière auprès d’un public de fillettes comme celui de la MDE.

Toutefois, soulignant la volonté de tenir compte des contraintes de l’organisation familiale en vigueur, une autre enseignante encourage la participation des filles à certaines tâches domestiques. Elle-même fille d’un père enseignant, elle a aussi connu des difficultés financières et n’a pas réussi les concours qui lui auraient permis d’accéder à la fonction publique en tant qu’enseignante. Elle a cependant pu suivre sa vocation en participant à différentes formations. Elle se caractérise donc par un parcours plus linéaire que sa collègue pouvant expliquer un rapport d’autorité plus marqué se manifestant entre elle et les filles. Ainsi, pour elle, les tâches domestiques sont considérées comme faisant également partie de l’« éducation » des filles bien qu’il s’agisse de l’un des facteurs les plus discriminatoires dans le parcours scolaire entre elles et les garçons :

Y’a certains enfants qui font la cuisine à la descente [sortie de l’école] elles font la cuisine, elles aident leur maman, c’est bien aussi, c’est l’éducation. C’est pas de l’exploitation mais c’est de l’éducation. Tu as fait un enfant qui sait cuisiner, c’est bien c’est bénéfique pour elle. (Enseignante F1, 2022, MDE)

En accentuant l’aspect éducatif de ces activités domestiques et l’importance de les maîtriser cette enseignante laisse-t-elle entendre un regard favorable à la reproduction des rôles genrés entre filles et garçons? La question reste donc entière de savoir jusqu’à quel point un programme éducatif comme celui de la MDE est en mesure de transmettre l’esprit critique favorisant la distanciation des filles face à leurs rôles dans l’organisation quotidienne des familles. Cette distanciation, nécessaire au développement de stratégies pour réaliser leurs objectifs, constitue un élément central au processus d’autonomisation visé par la MDE.

Ces enjeux ont été débattus au sein de l’équipe de la MDE. En effet, dans quelle mesure la démarche transformatrice préconisée par le dispositif, critique d’un ordre éducatif considéré comme problématique, ne risque-t-telle pas de mettre les filles en porte-à-faux avec les normes de socialisation en vigueur dans leur milieu et ce faisant, de les en marginaliser ? Ces débats ont notamment réuni l’équipe coordonnatrice ainsi que le personnel enseignant, particulièrement sensibilisé du fait de ses contacts constants avec les élèves. La MDE a ainsi été conduite à opérer une articulation délicate entre la valorisation de normes en accord avec la société - respect des parents et devoir de soutien par leur participation aux tâches domestiques - et des valeurs qui tendent à les distancer de ces normes : concilier le temps de travail domestique avec les temps scolaires, exprimer ses opinions et faire des choix individualisés. Ainsi, bien que l’accomplissement de ces tâches alourdisse la journée pour la majorité des filles, la MDE n’encourage pas leur suppression mais plutôt leur allègement afin de leur permettre de concilier progressivement scolarité et contraintes familiales.

Cette sensibilité des enseignant.es aux réalités vécues par les filles se manifeste également à travers leur propension à s’auto-former parfois spontanément, parfois parce que l’équipe coordonnatrice les y encourage.

2.2. Une ouverture à l’auto-formation, élément central du processus de transmission

Le dispositif de la MDE a été conçu selon une perspective favorisant la participation de chaque acteur encouragé à développer et mobiliser une attitude d’écoute et d’apprentissage mutuelle. Cette démarche est facilitée par la construction de locaux offrant un espace suffisamment sécurisant pour favoriser une liberté de circulation et d’expression difficile voire impossible à mettre en œuvre du fait des rapports de domination existant tant dans le milieu scolaire conventionnel (Lange, 2014; Coulibaly, 2013) que dans les familles. Si cette liberté vise en premier lieu les filles, elle concerne également les enseignants et travailleurs sociaux dans leur pratique quotidienne.

Les membres de l’équipe pédagogique démontrent en effet une ouverture à s’autoformer et à ajuster leurs outils pédagogiques grâce à un échange constant entre elles et eux ainsi qu’à leurs observations des besoins de leurs élèves. Ce dernier aspect est particulièrement intéressant dans la mesure où il illustre une forme de réciprocité dans les rapports enseignants-élèves contrastant avec les relations hiérarchiques prévalant dans le milieu scolaire conventionnel. C’est ce qui ressort des propos de l’enseignante, spécialisée dans l’art théâtral et également impliquée dans les activités de soutien scolaire :

Mais y’a quelque chose qui me plait et au début que je ne faisais pas. C’est-à-dire adapter un livre…Et de le faire jouer. C’est la MDE qui m’a poussée de faire cela. Adapter un livre et réécrire le texte. (…) Ça les incite à le lire parce que lorsque j’ai adapté Bouba et Zaza, ils l’ont joué. (…) Et chaque jour… à la bibliothèque… ils m’emmenaient des livres. (…) Donc ça les poussait d’aller chercher, de faire des recherches. (…) (Enseignante F2, MDE, 25/02/2022)

À travers la description de ces situations, il semble que spontanément les enseignantes aient mobilisé ce que Bernstein (1975, cité par Leroy, 2022 : 58) qualifie de modèle d’éducation « invisible » par opposition à la « pédagogie visible » dispensée en milieu scolaire. En effet, du fait de leurs expériences personnelles de parcours socio-éducatifs souvent difficiles, les enseignantes manifestent une empathie face aux conditions d’existence des filles à qui elles enseignent (pédagogie invisible), ce qui les conduit à adapter leurs pratiques aux besoins et intérêts manifestés par elles plutôt que de respecter à la lettre les directives officielles des programmes scolaires (pédagogie visible). Il s’agit alors d’éviter un « malentendu sociocognitif » (Bautier et Rayou, 2009, cité par Leroy, 2022 : 59) où l’élève ne saisit pas quels sont les enjeux d’apprentissage, par exemple savoir réciter un texte pour le théâtre ou improviser un rôle pour apprendre à s’affirmer dans différentes situations. Pour ce faire, les enseignants sont conduits à valoriser les deux grands principes qui fondent toutes les activités du dispositif de la MDE qu’elles soient scolaires, ludiques ou relevant de l’ordre éducatif au sens plus large : prendre le temps avec les élèves aussi bien individuellement que collectivement pour des causeries et des activités facilitant l’expression plus intime de soi; encourager la liberté de se mouvoir et de s’exprimer afin d’aller à la rencontre de son propre potentiel qu’il soit scolaire ou autre, tout en valorisant des valeurs essentielles telles que l’entraide et la solidarité. Ainsi, le dispositif s’il préconise l’acquisition de compétences en vue de s’autonomiser, ne pousse pas le processus d’individuation des filles jusqu’à un individualisme qui pourrait les conduire à rompre les liens de réciprocité avec leur famille et leur communauté (Marie, 2007).

Par conséquent, la vocation transformatrice du programme de la MDE se manifeste également auprès des enseignants puisque la dimension collaborative encouragée leur permet de se former mutuellement à des pratiques auxquelles ils ou elles ne sont pas habitués et d’innover. Cette ouverture va de pair avec la démarche d’écoute vis-à-vis des élèves qui favorise à son tour l’adaptation des pratiques d’enseignement. De transmission intergénérationnelle instituée par un programme, on passe alors à des rapports de réciprocité où chacun.e apprend des autres.

Le relai des enseignants et travailleurs sociaux de la MDE auprès des familles constitue alors le dernier maillon de cette chaîne de transmission intergénérationnelle où enseignants et parents sont encouragés à collaborer pour mieux guider les enfants. Dans la partie qui suit, j’examine comment les familles, les parents s’approprient (ou non) des pratiques pédagogiques qui leur sont étrangères.

3. Les familles, relai des nouvelles formes d’apprentissage

Les parents, les mères en particulier, observent des changements dans les comportements et aptitudes scolaires de leurs filles inscrites à la MDE ce qui, une fois celles-ci sorties du programme, semble les pousser à relayer la dynamique d’apprentissage ainsi créée.

3.1. Des jalons pour favoriser la durabilité des acquis

Le relai par les familles au-delà de la participation de leur fille au programme s’avère essentiel pour favoriser la durabilité des acquis et, ce faisant, la poursuite de sa scolarité. La dynamique d’accompagnement insufflée par l’équipe de la MDE favorise cette continuité, dans la mesure où les enseignants de même que les travailleurs sociaux continuent de prendre des nouvelles auprès des familles et de leurs collègues du secondaire où se retrouvent la majorité des filles sorties du programme. Ceci leur permet, lorsqu’ils ou elles détectent un problème qu’il soit d’ordre académique ou comportemental, d’établir un contact direct avec l’adolescente et ses parents pour tenter de trouver une solution.

Cette relation régulière entre enseignants, travailleurs sociaux et parents dépasse donc les initiatives de remédiation en place un peu partout au Sénégal et ailleurs en Afrique de l’Ouest (Cisse et al, 2021; Moussa et al., 2021; Napporn et Baba-Moussa, 2013). Celles-ci, généralement limitées au soutien scolaire selon des démarches ne rompant pas avec les rapports hiérarchiques courants dans le milieu scolaire, ne permettent pas une réelle relecture des conditions d’enseignement et d’apprentissage dans le temps et l’espace (Niang, 2015). La démarche de la MDE se rapproche davantage d’une « pédagogie rationnelle » (Bourdieu et Passeron, 1964) revisitée en fonction de l’environnement social dans lequel le dispositif s’insère, évitant ainsi le piège de « l’adaptation aux plus faibles » qui risquerait de conduire à une lecture simplifiée des objectifs scolaires (Leroy, 2022; Garcia et Oller, 2018) et de réduire sa démarche à des activités de remédiation. Au contraire, la MDE tente de développer une pédagogie où savoirs scolaires, créativité et développement personnel de l’enfant sont appréhendés suivant des approches qui se complètent et s’enrichissent mutuellement.

Le relai par les familles se manifeste alors par leur adaptation au réaménagement des emplois du temps des filles ciblées qui peut affecter les autres membres féminins de la famille. Ainsi, les mères ont cherché à réorganiser l’économie familiale non seulement lorsque leurs filles se trouvaient dans le programme mais également après, afin de faciliter leur parcours scolaire ultérieur. En effet, dans la mesure où elles disposent de davantage de temps une fois sortie de la MDE, puisqu’elles ne sont plus tenues d’y suivre les activités, les filles risquent d’être mobilisées à nouveau par les tâches domestiques. Cette situation a été vécu par Thérèse, qui, surchargée avec les travaux domestiques et, avec l’adolescence, devenue plus dissipée, a fini par redoubler. Sa mère l’a ainsi envoyée au village où elle est prise en charge et encadrée par son oncle et sa tante. Cette décision témoigne du souci maternel de voir sa fille bénéficier d’un environnement plus propice aux études qu’elle n’est plus en mesure de lui fournir à Ziguinchor. C’est ce qui ressort des propos de Thérèse lorsqu’on l’interroge sur l’organisation de ses journées au village :

Là-bas, j’ai plus de temps pour étudier parce que parfois je ne prépare pas le déjeuner, je fais seulement le dîner (…). On ne fait que le balayage, quand on descend [rentre à la maison], chacun prend son cahier et étudie. (Thérèse, 15 ans, #18, MDE, 27/02/2022)

Ces arrangements familiaux, fréquents en Afrique de l’Ouest (Lesclingand et al., 2017; Deleigne et Pilon, 2011) et ailleurs sur le continent, s’accompagnent néanmoins d’efforts importants en matière d’adaptation, voire de résilience chez les jeunes, sans les dispenser entièrement de l’accomplissement de tâches requises par l’économie familiale. Ceci doit être replacé dans le contexte d’un milieu sans ressources fixes et dont les conditions d’existence rendent difficile la remise en question d’une économie familiale fondée sur une répartition souvent inégale des tâches entre les sexes. On peut supposer que la validation par la MDE de ces pratiques essentielles au fonctionnement quotidien du ménage facilite l’adhésion des parents aux exigences du programme et favorise leur perception positive de celui-ci. C’est ce qui ressort des parcours de deux filles issues de milieux particulièrement défavorisées où leur contribution à l’économie familiale s’avère essentielle. Celles-ci, une fois parties de la MDE, ont poursuivi leurs études jusqu’à l’obtention du baccalauréat6 par l’une d’entre elles. Or, cette réussite scolaire repose en partie sur leurs acquis en mobilisant notamment de bonnes pratiques organisationnelles pour articuler études et activités ménagères, voire de vente dans la mesure où leur prise en charge par la MDE a cessé :

Le jour se prépare la veille, ils [la MDE] nous ont appris cela… Avant que vous vous couchez vous devez tout préparer, vos sacs d’abord… et sortir vos habits et vos chaussures (…). Quand vous vous levez vous allez juste vous laver et prendre votre petit déjeuner et partir à l’école, c’est ça qu’ils nous ont appris. (Marie, 19 ans #07, MDE, 08/02/2022)

Cette rigueur dans leur organisation du travail, notamment pour concilier les tâches domestiques auxquelles elles ne peuvent déroger et leurs devoirs est encouragée par leurs tutrices (leurs tantes respectives) qui, tout en bénéficiant d’un appui matériel de la MDE, ont dû se mobiliser pour prendre en charge les études de leurs nièces. Ces dernières sont en retour animées par leur sentiment de reconnaissance face leurs tantes qui les poussent à réussir en les suivant de près et, si elles le peuvent, en finançant des répétiteurs.

Cette adhésion des parents aux orientations du programme de la MDE, encourage les filles ayant quitté le programme à poursuivre les activités parascolaires auxquelles elles ont été exposées. Cette dimension apparaît également essentielle, l’ensemble des activités proposées par la MDE visant à doter les filles d’aptitudes à apprendre et à mobiliser ces connaissances pour cheminer dans leurs parcours individuels futurs, qu’ils soient scolaires, professionnels ou familiaux. Or, comme l’exprime cette jeune fille, la durabilité des acquis s’avère difficile à assurer :

Tu sais parfois, ils organisent une journée où ils nous rassemblent et nous donnent des conseils et ça me manque. Et parfois ils prennent un livre et nous demandent ce que nous avons compris du livre, ça aussi ça me manque parce que ça fait longtemps que je n’ai pas lu un livre. (Victoire, 15 ans # 22, MDE, 18/02/2022)

Comment, en effet, faire perdurer des pratiques, telles que la lecture, qui étaient possibles dans le cadre de la MDE une fois sorties du programme ? Or, sur les 26 adolescentes ayant participé à l’enquête, 24 étaient scolarisées au collège ou au lycée. Ce premier constat tend à montrer que l’objectif de maintien d’une majorité des filles dans le système éducatif est rempli. Les discours des adolescentes nous éclairent sur les éléments qui les aident à poursuivre malgré les situations complexes auxquelles elles sont confrontées. 

3.2. Des acquis s’insérant dans le quotidien au-delà de la MDE

Les activités proposées par la MDE favorisent l’éveil des filles à des univers inenvisageables pour elles et leurs parents. Ces derniers en sont témoins en particulier à travers l’acquisition de compétences techniques :

Ah, quand elle a commencé à étudier il y a eu beaucoup de changements. Oui parce qu’elle a mieux avancé dans les études, elle peut manipuler un ordinateur, même quand elle voit un portable elle manipule le portable correctement, (…), en tout cas FAP nous a beaucoup aidé. À cause d’eux elle est plus éveillée et connait c’est quoi la vie. (mère, #69, domicile, 15/02/2022)

Au-delà de ces compétences techniques dont elles peuvent faire profiter leur entourage, les filles participent également à des activités artistiques et sportives. Par exemple, plusieurs d’entre elles continuent, lorsqu’elles ont accès à une équipe dans leur quartier, à pratiquer leur sport favori, très souvent le rugby, ou encore entretiennent leurs acquis en dessin et bricolage une fois à la maison.

Le théâtre, quant à lui, semble avoir joué un rôle déterminant pour plusieurs d’entre elles qui y ont acquis une ouverture sur leur environnement et sur des enjeux plus globaux, ainsi que l’exprime cette adolescente :

J’aime faire du théâtre parce que le théâtre permet d’être éveillée, il permet de connaitre le vécu des gens dehors, (…) ça t’éveille sur le dehors, c’est pourquoi j’aimais le théâtre. (Aby, 17 ans, #8, MDE, 16/02/2022)7

Il semble qu’à l’issue des représentations théâtrales auxquelles les parents ont été conviés, la surprise de voir leur fille s’exprimer en français en public laisse place à une grande fierté, ce dont font état les adolescentes sorties du programme dans nos entretiens. Ceci peut expliquer le fait que plusieurs adolescentes une fois sorties de la MDE poursuivent des activités théâtrales sans être freinées par leurs parents. En effet, les nombreuses animations de sensibilisations (causeries) auxquelles elles ont participé au cours de leurs années à la MDE ont favorisé en elles la prise de conscience d’un univers des possibles qui relevait de l’impensé avant leur intégration au programme. Ceci se manifeste dans leurs engagements socio-politiques et leurs projets professionnels. Ainsi, cette adolescente de 19 ans a été mobilisée par l’un des enseignants de la MDE pour se faire élire au sein d’un bureau de quartier visant à faire participer les jeunes dans les décisions locales. Elle décrit ci-dessous l’une des activités qu’elle a contribué à organiser :

On avait organisé … une causerie sur les grossesses précoces. J’étais partie dans les classes pour informer aux élèves que le soir on aura une causerie basée sur les grossesses précoces et on avait aussi reçu les enfants, surtout les filles … et on avait échangé, on a parlé avec eux … on a beaucoup discuté sur ça (Marie, 19 ans #07, MDE, 08/02/2022)

L’investissement personnel dans ce type d’activité fait partie des objectifs du programme qui vise, par la transmission à la fois de connaissances et d’aptitudes critiques face à des enjeux sociaux qui les concernent, à faire d’elles des modèles voire des relais de sensibilisation au sein de leur communauté8. De plus, l’implication des filles dans le théâtre ou dans des initiatives locales de sensibilisation leur permet d’entretenir leur capacité à s’exprimer en français. En effet, le système éducatif sénégalais repose sur un enseignement en français alors que les enfants sont en majorité socialisés dans un univers linguistique différent. Cette situation cause souvent d’importants retards d’apprentissage pour nombre d’entre eux (Cissé et al, 2021). Or, l’un des atouts relevés par plusieurs des adolescentes enquêtées réside dans leur meilleure maîtrise du français lorsqu’elles sortent du programme :

[La MDE] m’a aidé parce qu’ici depuis qu’on est venue là on nous forçait à parler le français. (…) On nous a aussi appris comment parler en public, comment affronter les gens, oui c’est ça. (Amélie, 17 ans #26, MDE, 08/02/2022)

Ces acquis renforcent la volonté chez les adolescentes sorties de la MDE à poursuivre et à réussir le baccalauréat (BAC), épreuve sanctionnant la fin du cycle secondaire et ouvrant la porte des études supérieures. À cette fin, elles utilisent les ressources que l’association laisse à leur disposition pour étudier – ordinateurs, bibliothèque, aide de certains enseignants – ce qui leur permet de consolider leurs connaissances et de ne pas rompre totalement avec cette chaîne particulière de transmission. Encouragées à s’entraider lorsqu’elles participaient au programme, elles continuent de le faire au-delà, entre pair.es issues de la MDE tout au long de leurs études. Ceci tend à démontrer que leur participation au programme a généré un esprit de cohorte. De plus, plusieurs d’entre elles se sentent davantage en mesure d’assurer un suivi des études de leurs cadet.es dans la maisonnée, ce qui soulage leurs parents de la pression de payer un répétiteur.

Pourtant, les premiers temps scolaires sans l’encadrement de la MDE ont souvent été vécus difficilement avec, entre autres, une baisse de leurs performances. Il semble malgré tout que la plupart aient repris le dessus, non seulement en mobilisant certains acquis – connaissances de base, rigueur dans l’organisation du travail et de leur journée – mais aussi grâce au suivi de leurs parents. Ces derniers ayant en effet pris conscience que leurs filles ont réellement la possibilité de poursuivre leurs études avec succès, portent une attention accrue au déroulement du parcours scolaire de celles-ci. Cette attention se manifeste jusque dans des situations jugées particulièrement critiques comme l’arrivée d’une grossesse précoce ou dans une moindre mesure, le choix de ne pas poursuivre les études conventionnelles.

3.3. Des parents accompagnant les réorientations de parcours

Malgré la volonté de la MDE d’épouser les contours d’un parcours scolaire linéaire, des imprévus, susceptibles d’entrainer des bifurcations dans ces trajectoires, peuvent néanmoins survenir auxquels les filles et leurs parents doivent s’adapter. Face à des situations jugées critiques telles qu’une grossesse précoce ou encore le choix de ne pas poursuivre les études générales, les parents enquêtés ont manifesté une volonté de soutien envers leur fille. Est-ce parce que leur expérience de la MDE les pousse à être plus flexibles? Ou se seraient-ils de toute façon adaptés? Ces questions renvoient à la sélectivité des individus soulevée dans le profil socio-économique des filles inscrites à la MDE.

Ainsi, l’une des craintes partagées par les parents et éducateurs concerne le risque de grossesse précoce chez les adolescentes et fait l’objet de nombreuses sensibilisations au sein de la MDE. Or, sur l’ensemble des filles ayant participé au programme et qui en sont sorties, deux ont vécu une telle expérience. Cependant, leurs parcours diffèrent puisque l’une, Fatou, a arrêté ses études tandis que l’autre, Amy les a repris. Pourtant, si l’arrêt des études par la première peut être considéré comme un échec du programme, je propose une autre piste d’interprétation. En effet, Fatou et Amy ne se trouvaient pas dans les mêmes configurations familiales ce qui peut expliquer les différences de parcours après leur grossesse. Pour autant, la MDE semble avoir joué un rôle significatif dans leurs trajectoires respectives suite à leur accouchement.

En effet, Fatou a fait partie de la première cohorte de filles inscrites à la MDE en 2014. Elle avait alors 12 ans et se retrouve ainsi à la MDE la dernière année de cycle primaire (CM2); elle qualifia dans notre entretien cette expérience de « souvenir (…) très délicieux et très délicat » (Fatou, domicile, 11/02/2022). Peu de temps après, sa mère décède et elle est envoyée chez son père qu’elle connaît à peine dans un village proche de Ziguinchor. Elle vit donc deux ruptures majeures dans son parcours : le décès de sa mère et la sortie précoce du programme de la MDE. Toutefois, elle parvient à poursuivre ses études et à passer son diplôme de fin d’étude de premier cycle secondaire, le BFEM, qui ouvre la voie au lycée (second cycle des études secondaires) ou à des écoles de formation professionnelle. C’est à ce moment que son père décède également, la renvoyant à Ziguinchor chez une tante sans ressources pour l’aider à poursuivre ses études. Deux ans plus tard, alors qu’elle se « débrouille » avec diverses activités de vente, elle tombe enceinte, marquant l’arrêt définitif de toute velléité de reprendre ses études. Ainsi, Fatou, du fait de son éloignement temporaire de la ville et de sa situation familiale perturbée n’a pu bénéficier du suivi régulier de la MDE qui semble avoir facilité les parcours de ses paires une fois sorties du programme. Il ressort toutefois de son discours l’importance d’aller à l’école et sa fierté envers ses amies et les enfants de son entourage qui persévèrent dans leur parcours scolaire. On comprend aussi que l’espace de la MDE lui a insufflé des pratiques d’apprentissages ayant favorisé son obtention du BFEM.

Le cas d’Amy est un peu différent puisque sa grossesse intervient lorsqu’elle entamait la classe de 4ème (3ème année du secondaire) ce qui l’a contrainte à redoubler. Toutefois, ses parents, appuyés par l’équipe de la MDE, l’ont constamment encouragée, eux-mêmes soutenus par les membres de l’équipe de la MDE :

Mon père m’avait dit que j’allais étudier quoi qu’il en soit. (…) Les tontons [enseignants] et les tanti [travailleuse sociale, directrice] étaient venus discuter et me dire que ce n’est pas à toi seule que cela est arrivé, ne te décourage pas, continue tes études. (#20 - Amy, 18 ans, mère célibataire en classe de 4ème, MDE, 11/02/2022).

Les risques de décrochage scolaire encourus par des adolescentes sorties du programme sont donc réels. En effet, plusieurs d’entre elles, ayant commencé l’école tardivement, arrivent au collège avec une plus grande maturité physique, sans avoir pour autant la maturité cognitive suffisante pour articuler les informations issues des séances de sensibilisation sur le sujet des grossesses précoces avec leurs comportements. Ainsi, Amy avait 18 ans en classe de 4ème ce qui est relativement âgé et correspond en principe à l’âge de fin de cycle secondaire.

Pour autant, toutes les filles ne manifestent pas le même intérêt à poursuivre leurs études et préfèrent s’orienter professionnellement. C’est le cas de Fatou qui, une fois passé son BEFM, a préféré s’investir dans des activités de vente et celui d’Aïda, une fille d’une autre cohorte, décidée à entreprendre une formation en restauration une fois sortie de la MDE. Une étude plus approfondie mérite d’être menée afin d’examiner dans quelle mesure de tels choix sont le fruit des efforts déployés au sein du programme pour développer les leviers d’autonomie chez les filles ou si, au contraire, ces choix sont dictés par un rapport à l’école moins positif chez ces filles. La situation d’Aïda offre à cet égard quelques pistes de réflexion.

En effet, Aïda a tenu tête à sa mère après être sortie de la MDE pour intégrer une école de formation en restauration plutôt que de poursuivre au second cycle du secondaire. Arrivée à la MDE alors qu’elle était en classe de CE2 (3ème année de cours élémentaire) sans savoir lire, elle a fini par acquérir les connaissances essentielles en littéracie et en numératie. Adepte du rugby durant ses années à la MDE, elle considère que ce sport a joué un rôle dans la maîtrise de la timidité ce qui peut avoir contribué à sa capacité d’exprimer ses désirs par la suite :

… la raison pour laquelle je suis fière de FAP [MDE], j’étais trop timide avant mais quand je suis venue ici tout cela a disparu surtout quand je pratiquais le rugby, parce que tu rencontrais beaucoup de gens pendant les compétitions, c’est qui a fait que ma timidité a disparu, je ne dirais pas totalement mais par exemple je n’ai plus honte de me mettre devant une foule, je n’ai plus peur parce qu’ici à FAP, on t’aide à surmonter cela. (#67, Aïda,18 ans, 2ème année d’école de restauration, MDE, 15/02/2022)

Ainsi, le théâtre seul ne joue pas un rôle de désinhibiteur, le sport permet également aux filles de s’exprimer grâce aux dynamiques d’équipe qui encouragent notamment la prise d’initiative. Il est difficile d’affirmer dans quelle mesure sa participation à ces activités lui ont facilité l’expression d’un projet personnel face à ses parents, mais on peut supposer que cela a joué un rôle :

Quand j’ai eu mon entrée en sixième, j’ai dit à ma maman que je ne voulais pas continuer les études, je préfère faire une formation. Mais ma maman voulait me forcer de continuer jusqu’à ce que j’obtienne mon BFEM pour faire la formation. Après mon papa a discuté avec elle et lui a dit (…) laisse-la aller faire sa formation comme c’est ça qu’elle veut. (…) Aucun des deux [parents et MDE] ne m’a tourné le dos (…) quand j’ai dit que je voulais faire de la restauration, ils m’ont aidé à le faire. (#67, Aïda,18 ans, 2ème année d’école de restauration, MDE, 15/02/2022)

On peut ainsi faire l’hypothèse que les parents, d’abord réticents à voir leur fille suivre une formation, ayant acquis une certaine confiance dans ses capacités à mener un projet à terme avec sérieux, acceptent de la soutenir dans son choix. Signe d’un réel engagement de la part de cette dernière, elle finance en partie ses études grâce à des activités génératrices de revenus qu’elle accomplit durant ses temps libres. Ici, le soutien moral et souvent financier des parents semble essentiel dans la mesure où cela motive les enfants à réussir et ce, d’autant qu’ils empruntent une autre voie que celle préconisée par la MDE et leur famille. Le cas de Fatou décrit précédemment le montre bien puisque, comme Aïda, elle affirme ses choix très clairement mais à l’inverse de cette dernière, elle n’a aucune ressource ne pouvant se tourner vers la tante qui l’héberge. Pourtant, elle refuse de recourir au service d’aide à l’emploi mis en place par FAP pour les adolescents ne poursuivant pas leurs études secondaires, car ce qu’ils proposent ne lui convient pas :

Je veux quelque chose mais pas assise dans une table de tailleur comme ça et écrire [pour dire qu’elle ne veut pas apprendre la couture ou travailler dans un bureau], moi je veux travailler dans un salon de coiffure (Fatou, 18 ans, #11, domicile, 11/02/2022)

Cet extrait souligne ainsi la difficulté à cheminer en dehors de parcours prédéfinis qu’ils soient scolaires ou de formation professionnelle. Ceci remet donc partiellement en question l’idée de libre choix et d’autonomie promue par le programme puisque les désirs de Fatou ne trouvent apparemment pas d’écho dans ce qui est proposé et qu’elle n’a aucun moyen de parvenir à ses fins. Comment opérationnaliser les compétences d’autonomie acquises à la MDE dans son projet professionnel alors qu’elle se trouve dans une situation d’isolement familial?

Le rôle de la famille reste donc primordial tant comme relai de transmission des acquis dans une logique de parcours scolaire linéaire (le cas d’Amy) que comme soutien dans des situations déviant de ces trajectoires imposées (le cas d’Aïda).  Ce soutien des parents serait-il aussi important s’ils n’avaient pas eux-mêmes été exposés aux bénéfices du programme de la MDE ? En effet, le constat des progrès accomplis par leur fille inscrite à la MDE semble les motiver à prendre le relai du suivi réalisé par les travailleurs sociaux et enseignants de la MDE durant et après la participation des filles au programme.

Toutefois, on entrevoit également les limites du dispositif lorsque des situations familiales complexes viennent perturber le parcours des filles et des adolescentes et ce surtout lorsqu’elles ont quitté le programme : c’est le cas de Fatou, tombée enceinte alors qu’elle avait quitté la MDE et n’avait plus ni parents, ni ressources pour poursuivre ses études; l’équipe avait alors moins de possibilités d’intervenir auprès de sa famille pour l’encourager. Il reste encore à approfondir dans quelle mesure les compétences transmises et acquises durant les années passées à la MDE suivent les adolescentes dans leur gestion des « coups durs » de la vie.

Conclusion

L’accompagnement à la scolarité qu’offre la MDE « oscille entre reprise de la forme scolaire [via le soutien scolaire] et tentative de ‘compensation socioculturelle’ [via les activités parascolaires] » (Leroy, 2022). Autrement dit, les filles se trouvent au cœur d’une pédagogie qui semble les entrainer dans deux voies parfois contradictoires : d’une part, en cherchant à leur faire adopter les normes scolaires conventionnelles à travers le soutien scolaire ou la performance mesurée par leurs notes; d’autre part, en les encourageant à ne pas subir ces normes par le développement de leur créativité et en favorisant leur motivation à apprendre par l’acquisition de compétences contribuant développer leur autonomie. Ainsi, elles deviennent capables de s’exprimer en public, face à la classe, de poser des questions, rompant avec l’appréhension qui découle de l’autorité traditionnelle des enseignants.

L’approche de la MDE est donc davantage une combinaison de pédagogies et de techniques d’enseignement plutôt qu’une méthode unique, le dispositif s’étant construit « au fil de l’eau » (directrice de la MDE) grâce à la constante observation dès la première promotion de filles de leurs besoins et des habiletés existant en chacun des enseignants. Les principes d’acquisition durable des connaissances de base et de compétences émancipatoires constituent la trame de toutes les orientations prises au sein de l’association afin de favoriser leur maintien dans le système scolaire une fois le programme achevé et la possibilité pour elles d’affirmer des choix de parcours éducatifs plus adaptés à leurs besoins et intérêts. Or, ceci est possible, selon l’équipe pédagogique, grâce à la mise en place d’un espace-temps favorisant la découverte de différents domaines de connaissances et de compétences ainsi que la prise de conscience par ces filles, issues de milieux très défavorisés, qu’elles aussi ont la possibilité et le droit d’y accéder. Cette hypothèse guide l’ensemble des activités mises en place ainsi que les adaptations pédagogiques dont font état les enseignants au fil de l’expérience acquise au sein du programme.

Pour atteindre de tels objectifs, le dispositif dépend d’au moins trois axes de transmission. En premier lieu, l’espace dédié au programme doit favoriser un cadre de travail participatif où la pédagogie mise en œuvre repose sur la réciprocité des relations et sur l’encouragement à une démarche réflexive de la part du personnel enseignant. S’il est difficile de mesurer avec précision l’effet de ces choix organisationnels, ceci apparaît en filigrane à travers les entretiens avec les enseignants : les parcours de vie individuels de chacun.e guident leur choix et orientations dans leur pratique professionnelle auprès des enfants. De plus, les modalités de cette transmission peuvent faire l’objet de réajustements du moment que les enseignants soient suffisamment à l’écoute des enfants : de leurs besoins, mais aussi des événements qu’elles peuvent vivre au sein de leur famille et qui peuvent perturber leur progression.

En second lieu, la nature des activités et les formes de transmission sont pensées dans une perspective de renforcement de l’estime de soi chez les filles, étape essentielle selon l’équipe pédagogique pour favoriser l’acquisition de leviers d’autonomisation. Par exemple, la multiplication des activités sportives et artistiques se justifie par l’objectif de faire acquérir aux filles un certain nombre de valeurs et d’aptitudes qui vont constituer un socle favorable à leurs apprentissages : travail d’équipe, entraide, vaincre la timidité, etc. De même, l’approche communicationnelle reposant sur l’écoute bienveillante est destinée à éliminer les anxiétés liées à l’exercice usuel de l’autorité en milieu scolaire et familial sénégalais.

Enfin, la place de la famille et des parents dans la chaîne de transmission reste essentielle. Ainsi, malgré ses orientations initiales visant à lutter contre le travail des enfants pris dans son sens le plus large, la MDE se positionne de sorte à constituer un interlocuteur de confiance auprès des familles et non comme une menace subvertissant l’ordre établi et transmis par le biais de l’éducation familiale. Cette posture se manifeste en particulier avec la tolérance face aux tâches domestiques, centrales dans les pratiques de la vie quotidienne. De plus, si la MDE reste ferme dans son exigence de voir les filles soustraites à toute forme d’implication dans des activités génératrices de revenus durant leur temps dans le programme, elles peuvent toutefois y contribuer indirectement. Ce respect des conditions d’existence des familles permet à celles-ci, favorables à la scolarisation de leurs enfants mais limitées par les contraintes économiques, de développer des attitudes proactives en vue de maintenir l’élan dont leurs filles ont bénéficié une fois sorties de la MDE.

Cependant, décréter l’objectif d’autonomisation par l’invitation à participer à des activités pédagogiques destinées à développer la faculté de faire des choix et de prendre des initiatives ne conduit pas nécessairement à une « « indépendance absolue » ni à une ‘liberté individuelle’ face aux ‘contraintes sociales’ » (Lahire, 2005, cité par Herman, 2007 : 50) comme le montrent les cas de Thérèse (envoyée au village pour se soustraire aux tâches domestiques) ou de Fatou (mère célibataire qui peine à trouver sa voie). La question reste donc entière de savoir si les bénéfices escomptés des enseignements prodigués par un programme tel que la MDE peuvent se manifester autrement que dans des parcours scolaires linéaires répondant aux normes éducatives imposées par les politiques. Pour cela un suivi sur le temps long s’avère nécessaire mais pose de nombreux défis, le premier étant lié au risque d’attrition tant la mobilité des adolescentes et jeunes adultes est importante.

En effet, un certain nombre de filles ont dû quitter la ville après leur sortie du programme ce qui compromet leur suivi par les agents de la MDE qui perdent souvent leur contact. De plus, la première cohorte de filles a débuté en 2014, celles-ci ayant donc passé un maximum de cinq années au sein de la MDE. Il est par conséquent difficile de saisir les effets de leur participation au programme sur leur parcours à moyen terme, car il n’est pas suffisamment avancé.

Enfin, les parcours de ces filles sont également marqués par leur situation familiale qui joue sur les formes d’implication de leurs parents. Une analyse plus fine des trajectoires de ces derniers (ou dispensateur.trice de soins principal.e) serait particulièrement intéressante pour mettre en perspective leur rapport à la scolarisation et mieux saisir les stratégies développées pour accompagner leurs enfants dans leurs parcours éducatifs. Qui sont ces parents, dans quelle mesure leur histoire personnelle les conduit à être plus ou moins proactifs dans le suivi éducatif de leurs filles?

Les pratiques pédagogiques ici analysées reposent ainsi sur les actions de différents acteurs dont la famille reste l’élément central, elles se veulent évolutives et offrant une diversité d’apprentissages. Autrement dit, l’intentionnalité sous-jacente cherchant à éveiller chez l’apprenante sa « capacité critique…, sa curiosité et son insoumission » (Freire, 2021 : 43) dans une logique émancipatrice, doit être comprise comme une œuvre collaborative mobilisant enseignants, familles et élèves. Plus que les contenus enseignés, dont la majorité restent conventionnels, c’est la nature des relations établies entre ces acteurs qui constitue la véritable alternative aux modalités de transmission usuelles dans la société sénégalaise. Cette dimension devrait donc être au cœur des analyses des parcours socio-éducatifs des enfants et adolescent.es car elle ouvre une avenue prometteuse pour repenser les politiques et programmes éducatifs en place dans le monde.

1 Je remercie la direction et les agents de l’association Futur au présent (FAP) et les collègues de l’Institut Éducation, Famille, Santé et Genre (

2 Le projet est fondé sur un partenariat entre les départements de sociologie de l’Université d’Ottawa et de l’Université Assane Seck de Ziguinchor

3 En 2022, les effectifs s’élèvent à 120 filles du fait du ralentissement des activités lié à la pandémie de la Covid 19.

4 Le confiage d’enfants consiste en une pratique courante d’échange intrafamilial, où la garde d’un enfant est confiée à des membres de la famille des

5 Par exemple, une mère de famille dont le mari est migrant et donc souvent absent, peut s’installer chez ses parents ou faire venir un membre de la

6 Diplôme sanctionnant les études secondaires dans le système scolaire sénégalais.

7 Les prénoms des filles sont des pseudonymes afin d’assurer leur anonymat.

8 Plusieurs filles enquêtées ont affirmé poursuivre le théâtre une fois sortie du programme. Cette information n’étant pas recueillie par la MDE nous

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1 Je remercie la direction et les agents de l’association Futur au présent (FAP) et les collègues de l’Institut Éducation, Famille, Santé et Genre (IEFSG) de l’Université Assane Seck de Ziguinchor (Sénégal) pour leur constante implication tant intellectuelle que matérielle dans le projet École et autonomisation des filles en situation de travail (ECAFIT) dont les résultats sont présentés ici. J’exprime ma profonde gratitude aux adolescentes, à leurs parents ainsi qu’au personnel de la Maison de l’Éducation (MDE), pour leur disponibilité à participer aux entretiens. Je tiens également à souligner ma reconnaissance envers la Faculté des Sciences sociales de l’Université d’Ottawa (Canada) qui a financé ce projet et en a facilité la réalisation logistique. Enfin, cet article n’aurait pas vu le jour sans la collaboration étroite avec mes collègues Jean-Alain Goudiaby de l’IEFSG et Mélanie Jacquemin de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) avec qui j’ai réalisé le terrain de recherche.

2 Le projet est fondé sur un partenariat entre les départements de sociologie de l’Université d’Ottawa et de l’Université Assane Seck de Ziguinchor ainsi que le LPED (Laboratoire population, environnement et développement) de l’Institut de recherche pour le développement.

3 En 2022, les effectifs s’élèvent à 120 filles du fait du ralentissement des activités lié à la pandémie de la Covid 19.

4 Le confiage d’enfants consiste en une pratique courante d’échange intrafamilial, où la garde d’un enfant est confiée à des membres de la famille des parents le plus souvent pendant une période prolongée.

5 Par exemple, une mère de famille dont le mari est migrant et donc souvent absent, peut s’installer chez ses parents ou faire venir un membre de la famille pour l’épauler, une sœur le plus souvent.

6 Diplôme sanctionnant les études secondaires dans le système scolaire sénégalais.

7 Les prénoms des filles sont des pseudonymes afin d’assurer leur anonymat.

8 Plusieurs filles enquêtées ont affirmé poursuivre le théâtre une fois sortie du programme. Cette information n’étant pas recueillie par la MDE nous ne pouvons fournir de statistiques relatives à la poursuite des pratiques parascolaires en dehors du programme.

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