Réalisme magique, réalisme merveilleux et autres modes narratifs de Patrick Chamoiseau 'première manière' (II) : de la saga épique de Texaco à la démesure monstrueuse de Biblique des derniers gestes

Charles W. Scheel

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Charles W. Scheel, « Réalisme magique, réalisme merveilleux et autres modes narratifs de Patrick Chamoiseau 'première manière' (II) : de la saga épique de Texaco à la démesure monstrueuse de Biblique des derniers gestes », Archipélies [Online], 7 | 2019, Online since 15 June 2019, connection on 14 October 2024. URL : https://www.archipelies.org/495

Le volet I de cette étude a revisité les deux premiers romans de Patrick Chamoiseau, Chronique des sept misères et Solibo Magnifique, sous l'angle des modes narratifs distincts de la fiction que sont le fantastique, le réalisme magique et le réalisme merveilleux. Il s'agissait de préciser un aspect important de ce que l'on appelle communément « le style baroque » de cet écrivain. La même approche prévaut dans ce volet II, pour éclairer les poétiques de trois romans ultérieurs de ce « Chamoiseau première manière », avant ce qui apparaît comme un tournant majeur dans l'écriture chamoisienne à partir de la fin des années 2000.

The first part of this study revisited Patrick Chamoiseau's early novels, Chronique des sept misères and Solibo Magnifique, from the angle of the three distinct narrative modes of the fantastic, magical realism and marvelous realism. The aim was to analyze more precisely an important aspect of Chamoiseau's fiction which is often labeled his « baroque style ». The same approach prevails in this second part of the study, in order to clarify the poetics of three later novels written in what seems to be the same « first manner » of Chamoiseau's production, before it veered towards a very different kind of writing near the end of the years 2000.

Le premier volet de cette étude1 a été consacré à ce que j’ai nommé le « diptyque burlesque » formé par Chronique des sept misères et Solibo Magnifique, les deux premiers romans de Patrick Chamoiseau, parus à la fin des années 1980 dans le contexte qui vit se développer en Martinique le manifeste collectif de l’Éloge de la créolité. Les premiers textes du jeune écrivain avaient impressionné d’emblée par une assez grande complexité de la langue et des techniques d’énonciation utilisées, et la critique parla rapidement d’une écriture « baroque » ou d’une « voix » singulière que d’aucuns appelleront « le style Chamoiseau », alors que le premier roman fut rapproché par Glissant d’un « réalisme merveilleux [sic] » illustré par des écrivains caribéens comme Alejo Carpentier et Jacques Stephen Alexis.

L’étude a pour ambition de montrer que pour l’analyse des œuvres l’outil conceptuel de « mode narratif » – en particulier dans ses déclinaisons spécifiques du « fantastique », du « réalisme magique »2, et du « réalisme merveilleux »3, très présentes dans les littératures caribéennes – permet de préciser davantage leur poétique, que leur inscription dans une approche uniquement thématique ou stylistique. Ainsi ai-je conclu que :

« ce qui réunit Chronique et Solibo dans un diptyque ce n’est pas seulement un univers diégétique commun – le cœur du Fort-de-France populaire des années 1930-1980 – et le langage poétisé hybride que Chamoiseau se met à façonner dans l’esprit de la créolité (juste avant la publication du manifeste faisant l’éloge de celle-ci) et dans des constructions baroques, mais leur discours qui joue avec divers modes narratifs qui dépassent constamment le réalisme conventionnel de la fiction » (Scheel 2018, § 36).

Dans la même conclusion, j’annonçai donc le deuxième volet de cette étude concernant les autres œuvres dont j’estime qu’elles sont des romans et qu’elles appartiennent à ce « Chamoiseau première manière »4 – c’est-à-dire Texaco (1992), L’Esclave vieil homme et le molosse (1997) et Biblique des derniers gestes (2002)5 – avant le tournant dans l’écriture chamoisienne qui allait aboutir à des œuvres de factures différentes des précédentes, dont les romans Les Neuf Consciences du Malfini (2009), L’Empreinte à Crusoé (2012), et Hypérion Victimaire, Martiniquais épouvantable (2013). À ce stade, aucune caractérisation de cette « deuxième manière » – en admettant que les œuvres romanesques de cette période plus récente puissent être « rangées » sous une telle étiquette commune – ne sera proposée.

Par contre, afin de justifier a contrario la réunion du trio « final » de romans sous l’étiquette du réalisme merveilleux de la « première manière », j’expliquerai brièvement pourquoi j’en ai exclu Un dimanche au cachot (2007), alors même que des similarités formelles de cette œuvre avec L’Esclave sont patentes et que les deux livres ont même été réunis plus tard par Gallimard, dans la collection de poche folio, dans un coffret sous le titre « Le déshumain grandiose » (2010) et coiffés d’une mince postface de l’auteur, intitulée « De la mémoire obscure à la mémoire consciente ». Comme on le verra plus en détail, L’Esclave tient d’une espèce d’introspection de l’auteur, déclenchée par la vision d’un os et d’une pierre dans une ravine, à partir de quoi il développe une intrigue romancée et fortement poétisée autour de trois personnages principaux entièrement fictifs. Alors que dans Un dimanche au cachot – titre qui, après lecture, s’avère faux, car il s’agit d’une simple cave – Chamoiseau ne propose pas un roman, mais un ouvrage bien plus complexe et hétérogène, fondamentalement un rapport de mission décrivant une expérience professionnelle particulière qu’il connut en tant qu’éducateur, et à partir de laquelle il brode, d’une part, des contes pour distraire une adolescente en détresse et, d’autre part, toutes sortes de réflexions en tant qu’écrivain et/ou sociologue martiniquais. Le texte est hétéroclite, à la fois sur le plan thématique et stylistique, et les ruptures de ton sont parfois brutales entre passages très poétiques et commentaires désabusés par sms avec un collègue éducateur, par exemple.

Bref, Un cachot rappelle bien plus les « chroniques » d’un Giono « deuxième manière » ou les ouvrages de Faulkner, dans lesquels l’émerveillement ne caractérise que des moments de grâce dans un monde peuplé surtout de brutes cyniques. Or dans les œuvres de la « première manière », de Giono ou de Chamoiseau, ces proportions sont inversées : l’auteur y chante son monde, malgré d’occasionnelles intrusions de laideurs. Cela reste évident depuis le début de Texaco – avec notamment son imitation carnavalesque des récits bibliques : « Dès son entrée dans Texaco, le Christ reçut une pierre... » (p.19) – jusqu’à la fin de Biblique dans la même tonalité :

« … nous devinions […] que M. Balthazar Bodule-Jules était devenu bien plus qu’un simple rebelle, sans doute un grand guerrier, et que ces déplacements empreints de majesté gravaient dans nos mémoires, comme pour l’ouvrir et l’achever, la démesure biblique de ses derniers gestes » (p. 852).

Texaco

Texaco est une œuvre monumentale, une fresque, qui amplifie les thèmes et les techniques abordées dans les deux œuvres précédentes – son nombre de pages égalant d’ailleurs celui des deux premiers romans réunis – dans une construction/narration hybride relevant également d’un mélange de style baroque et de grotesque, le tout dans l’esprit de la créolité et le ton exalté du réalisme merveilleux. Le réalisme historique est convoqué d’emblée (mais aussi modulé par une énonciation collective à la première personne du pluriel) puisque le roman s’ouvre sur trois pages serrées de « Repères chronologiques de nos élans pour conquérir la ville » couvrant, après mention de 4500 ans de préhistoire amérindienne avant les conquêtes coloniales, presque 500 ans de 1502 jusqu’à 1989 – année de la mort de l’ancêtre fondatrice de Texaco, « Marie-Sophie Laborieux, devenue l’informatrice » du « marqueur de paroles » – juste trois ans avant la publication du roman.

Cette chronologie du quartier populaire de Texaco imite les appellations scientifiques des âges géologiques par une division mi-architecturale mi-poétique, en « Temps » successivement de : « carbet et d’ajoupas », de « paille », de « bois-caisse », de « fibrociment » et de « béton ». En fait, quelque 450 des 500 pages du roman sont constituées du récit enchâssé – entre une « Annonciation » et une « Résurrection » – du « Sermon de Marie-Sophie Laborieux (pas sur la montagne, mais devant un rhum vieux) », dont « la foisonnante parole » est « réorganisée » de manière complexe par le marqueur de paroles, avec inclusion de toutes sortes de notes échangées avec l’urbaniste (surnommé le Christ), d’extraits de lettres de Ti-Cirique (Haïtien lettré du quartier) ou des « Cahiers de Marie-Sophie Laborieux » (fictifs, avec indication de leurs numéros de référence, également fictifs, à la Bibliothèque Schœlcher) ou encore de transcriptions d’enregistrements que le marqueur de paroles a pris avec son peu fiable « isalop de magnétophone ».

Si le narrateur « Oiseau de Cham » avait été l’un des témoins de la mort de Solibo dans Solibo, il est ici celui qui découvre le cadavre de Sophie, morte de vieillesse, et dont la veillée (en fin de volume) permet de réunir à Texaco les derniers vieux conteurs de l’île, derrière les voix isolées desquels le narrateur « galopait en vain », comme « la terre après une pluie de carême » (496). Le roman chante donc l’épopée de Marie-Sophie dans une narration très fusionnelle et un style baroque – virant au grotesque dans l’évocation de certains épisodes de la résistance épique que la population bigarrée de Texaco oppose, entre 1950 et 1980, aux projets de « l’en-ville » de Fort-de-France (où se concentre le pouvoir colonial depuis la destruction de Saint-Pierre) pour assainir le bidonville, avant « l’arrivée messianique » du « Christ » (nom ironique de l’urbaniste, aussi surnommé parfois « le Fléau » ou « L’Archange de l’Apocalypse »), qui mit en œuvre, finalement, la réhabilitation du quartier voulue par la modernité.

Le thème de l’esclavage qui avait déjà été abordé dans les rêves de Pipi autour d’Afoukal, l’esclave-zombie, dans Chroniques, réapparaît dans Texaco dans les passages où Marie-Sophie évoque ses ancêtres dans le Saint-Pierre d’avant l’abolition (dont un grand-père esclave empoisonneur), avant de raconter les misères du transfuge (vécu par son père, Esternome, « le nègre-chien affranchi », et sa mère, « Idoménée l’aveugle ») après l’éruption du volcan, des populations de l’ancienne capitale et de ses environs vers Fort-de-France, où il y eut des périodes de difficultés extraordinaires ne serait-ce que pour se nourrir, avant la construction du grand marché.

Comme pour les deux romans précédents, il y a dans le montage textuel complexe de Texaco une voix narrative dominante, celle à la première personne que l’écrivain Chamoiseau prête, avec l’exaltation du poète transmettant une histoire merveilleuse, à l’héroïne Sophie Laborieux sur la base des Cahiers qu’elle aurait transmis au Chamoiseau marqueur de paroles, « celui qui fait des livres », venu échanger avec elle entre 1985 et 1989 – une narration par une femme extraordinaire, qui mélange le français et le créole, et s’exprime au nom du petit peuple créole dont elle connaît mille anecdotes. Bref, de façon globale, tous les ingrédients du réalisme merveilleux sont réunis, mais au sein d’une structure formelle éminemment complexe – précédée d’ailleurs d’une dédicace à Édouard Glissant et Véra Kundera, « ô estimés », et de trois citations (une d’Hector Bianciotti et deux de Glissant), et suivie d’une page de remerciements et d’une table des matières détaillées sur trois pages, qui réorganise la chronologie proposée au début du livre en inféodant le « Temps de paille (1823 ?-1902) » à une « Table première : autour de Saint-Pierre [et de l’esclave Esternome] », et les trois Temps suivants (de bois-caisse, de fibrociment et de béton) à une « Table deuxième : autour de Fort-de-France [et de la fille d’Esternome, porteuse d’un nom secret] ».

Cette brève présentation analytique de la composition de Texaco devrait suffire à expliquer pourquoi le roman primé par le Goncourt n’est pas devenu un best-seller populaire – sans même avoir abordé les questions de la langue, du style et du mode narratif. Or ces dernières ne sont pas simples non plus. Le lecteur des romans précédents retrouverait instantanément « la voix baroque » de Chamoiseau dans ce français créolisé-poétisé envoûtant, et des personnages semblables à ceux mis en scène dans le Fort-de-France de Chronique et de Solibo. Mais le néophyte, appâté peut-être par la banderole Prix Goncourt sur un roman publié dans la collection « blanche » de Gallimard, après avoir surmonté les six pages du cadre introductif puis, en guise d’épigraphe de la section « Annonciation », un échange épistolaire assez incompréhensible (où, en substance, un certain Ti-Cirique reproche à un certain Oiseau de Cham « les nègreries de [s]a Créolité »), se voit confronté à un texte dont le statut énonciatif est assez mystérieux :

« Dès son entrée dans Texaco, le Christ reçut une pierre dont l’agressivité ne fut pas surprenante. À cette époque, il faut le dire, nous étions tous nerveux : une route nommée Pénétrante-Ouest avait relié notre Quartier au centre de l’En-ville. » (p. 19).

À moins d’avoir lu la quatrième de couverture (assez dense) avec soin, le lecteur devra attendre la page 35 pour qu’un « je » se déclare sous le « nous » narratorial ; la page 38 pour que l’identité de la narratrice soit découverte : « C’est pourquoi le Christ fut amené à moi, Marie-Sophie Laborieux, ancêtre fondatrice de ce Quartier, vieille femme d’un âge que je préfère taire... » ; et la page 41 pour que sa mission soit dévoilée : « j’avais soudain compris que c’était moi […] qui devrais mener seule – à mon âge – la décisive bataille pour la survie de Texaco ». Mais le lecteur devra lire au-delà des 447 pages du « Sermon de Marie-Sophie Laborieux » – c’est-à-dire le récit de sa vie et celle de ses parents, dévidé au « Christ » dans sa case « devant un rhum vieux » – pour apprendre le rôle dans cette histoire de Oiseau de Cham, apostrophé de façon inexpliquée page 41 à la fin de l’« Annonciation », et à nouveau page 487, à la fin du « Sermon ».

C’est dans l’espèce d’épilogue de la dernière section, « Résurrection », que « le marqueur de Paroles », alias « Oiseau de Cham » explique en quelque huit pages comment il découvrit Texaco alors qu’il cherchait le Mentô, « le vieux-nègre de la Doum », « afin qu’il m’aide à me sortir d’un drame : la mort du conteur Solibo Magnifique » (p. 491). Ayant été présenté à Marie-Sophie Laborieux, celle-ci lui raconte tout – « laborieusement » – et c’est à partir de ces notes, de ses enregistrements au magnétophone et aux « Cahiers de Marie-Sophie Laborieux » (prétendument) déposés à la Bibliothèque Schœlcher, que Oiseau de Cham va « réorganiser la foisonnante parole de l’Informatrice, autour de l’idée messianique d’un Christ » et écrire/traduire6 de son mieux « ce Texaco mythologique [s]'apercevant à quel point [s]on écriture trahissait le réel » (p. 497). La tâche s’imposait après la bataille, « non pas pour [conquérir l’En-ville] (lui qui en fait nous gobait), mais pour nous conquérir nous-mêmes dans l’inédit créole qu’il nous fallait nommer – en nous-mêmes pour nous-mêmes – jusqu’à notre pleine autorité » (p. 498). Est-il besoin d’ajouter que cette phrase finale est une énième affirmation du programme de réappropriation culturelle, promu dans Éloge de la créolité ?

Le « corps » du texte de Texaco (quelque 470 pages sur 490) est donc constitué des matériaux (prétendument) livrés par l’Informatrice au « marqueur de paroles », Oiseau de Cham, qui le fictionnalise à la première personne – alternativement singulière (Marie-Sophie racontant son histoire et celle de ses parents et grands-parents à Saint-Pierre, puis à Fort-de-France, où elle est venue au monde) et plurielle (Marie-Sophie s’exprimant au nom du Quartier de Texaco qu’elle a contribué par sa longue action de résistance et, en dernier ressort, par son contact avec le « Christ » urbaniste, à sauver de la destruction – grosso modo entre 1946 et 1980, voire au-delà). Ce long récit est entrelardé de citations des « Cahiers de M.S.L »7, de notes adressées par le Christ urbaniste au Marqueur de paroles, et d’extraits de lettres de Ti-Cirique, le Haïtien lettré faisant office de scribe du quartier. Mais bon nombre de ces inserts sont d’une facture aussi chamoisienne que le texte principal, dont le style baroque et/ou la thèse créoliste déteignent sur presque tous les discours dans le texte. Ainsi dès l’épigraphe en tête du récit, et avant de lui reprocher les « nègreries de [s]a Créolité », Ti-Cirique écrit ces lignes ampoulées au « Marqueur de paroles honteux » :

« À écrire, l’on m’eût vu le crayon noble, pointant moult élégantes, de dignes messieurs, l’olympe du sentiment ; l’on m’eût vu Universel, élevé à l’oxygène des horizons, exaltant un français plus français que celui des Français, les profondeurs du pourquoi de l’homme, de la mort, de l’amour et de Dieu... » (p. 19)

Dans la note de l’urbaniste au Marqueur de paroles (“Chemise no 17, Feuillet XXV”), on lit ceci :

« Au centre, une logique urbaine occidentale, alignée, ordonnée, forte comme la langue française. De l’autre, le foisonnement ouvert de la langue créole dans la logique de Texaco. Mêlant ces deux langues, rêvant de toutes les langues, la ville créole parle en secret un langage neuf et ne craint plus Babel [...et] restitue à l’urbaniste qui voudrait l’oublier les souches d’une identité neuve : multilingue, multiraciale, multi-historique, ouverte, sensible à la diversité du monde. Tout a changé » (p. 282).

On voit dans cet extrait les termes mêmes de l’étude de Noémie Auzas (2009), Chamoiseau ou les voix de Babel, et on a l’impression que l’urbaniste a aussi lu Glissant – non seulement Le Discours antillais, mais aussi Poétique de la relation, paru en 19908.

Il n’y a guère de place dans une étude comme celle-ci pour rendre justice au contenu thématique9 de ce livre qui, un quart de siècle après sa publication, continue d’être reçu sur les blogs littéraires comme un impressionnant tour de force. Autour du personnage central héroïque de Marie-Sophie Laborieux, le roman aligne des centaines d’anecdotes sur un siècle et demi d’histoire de la Martinique, depuis les lendemains difficiles de l’abolition de l’esclavage et de la crise sucrière, les désastres sociaux liés au repli massif des populations rurales du Nord après la destruction de Saint-Pierre vers Fort-de-France, les désordres créés par la Première puis la Seconde Guerre mondiale, puis les bouleversements sociétaux dus à la modernisation soudaine dans les années suivant la départementalisation. Tous ces aspects nourrissent le code réaliste du mode narratif du roman, mais leur représentation par le biais d’une langue fortement imagée et créolisée ajoute une dimension mystérieuse, voire surnaturelle. Comme dans les romans précédents, et selon les focalisateurs du discours narratif dans les passages concernés, des éléments appartenant aux croyances antillaises traditionnelles – perçus comme surnaturels dans une perspective occidentale réaliste – sont intégrés soit selon le mode inquiétant du fantastique, soit selon le mode ludique du réalisme magique.

Mais de façon bien plus constante, c’est l’exaltation auctoriale du réalisme merveilleux, palpable dans le jeu presque constant de la création linguistique de l’oraliture franco-créole, qui domine dans une œuvre dont on peut estimer que le descriptif proposé par l’éditeur en conclusion de la quatrième de couverture reste pertinent :

« Rythmée par les incises du Marqueur de Paroles (le romancier lui-même) et de l’Urbaniste (l’architecte chargé de décider du sort de « Texaco »), construite subtilement de voix rapportées et de voix directes orchestrées en une symphonie biblique comportant son Annonciation, son Sermon [...] et sa Résurrection, cette fresque intime et planétaire à la fois constitue certainement l’un des plus grands romans français contemporains ».

L’Esclave vieil homme et le molosse

En regard de l’opus symphonique qui valut à Chamoiseau le prix Goncourt et la reconnaissance subséquente dans le champ littéraire francophone, L’Esclave frappe par la (fausse) simplicité d’une composition de moins de 150 pages, relevant plutôt de la suite pour petit orchestre, qu’un sommaire annonce en sept « cadences » : 1. Matière 2. Vivant 3. Eaux 4. Lunaire 5. Solaire 6. La Pierre 7. Les os. Le sous-titre de l’ouvrage « Avec un entre-dire d’Édouard Glissant » n’apparaît pas en page de couverture, mais dans la page de titre et sans autre forme d’explication. Ce n’est que dans la table des matières placée en fin de volume que ce sous-titre est rappelé avec un ajout : « L’intention poétique (1964), La Folie Celat (inédit) ». Le lecteur attentif peut en déduire que c’est de ces deux titres de Glissant que proviennent probablement les citations de huit à quinze lignes placées en épigraphe avant chacune des cadences, sans autre indication.

La dédicace au début du livre « à Miguel Chamoiseau, qui sait peut-être où est la Pierre » est précédée d’une question solennelle, mise en exergue comme un titre au milieu d’une page entière : « Le monde a-t-il une intention ? », laquelle semble inviter à lire l’œuvre dans un esprit philosophique (la même question sera posée à l’orée d’Un dimanche au cachot). Elle se clôt avec la « Cadence 7. Les os », qui fonctionne comme une espèce d’épilogue rétroactivement explicatif des intentions de l’auteur (tout comme le faisait la section Résurrection dans Texaco). Les dernières lignes, aussi poétiques que sibyllines, débouchent sur une interpellation finale du « frère » (dédicataire de l’œuvre) :

« Je prends mesure de la matière des os. Ni rêve, ni délire, ni fiction chimérique : l’immense détour qui va jusqu’aux extrêmes pour revenir aux combats de mon âge, chargée des tables insues d’une poésie nouvelle. Frère, je n’aurais pas dû, mais j’ai touché aux os » (p. 147).

Ces quelques remarques suffisent pour conclure qu’au-delà de la lecture philosophique suggérée par la question introductive, l’œuvre interroge sa propre écriture et son statut générique. En cela elle reflète les préoccupations de l’écrivain à cette époque, puisque L’Esclave est paru la même année, 1997, que l’ouvrage Écrire en pays dominé, que je qualifierai d’expression du blues de Chamoiseau sous la forme d’un essai complexe, érudit, polyphonique, poétique, introspectif, amer, révolté, lyrique, critique..., dans lequel la voix auctoriale est éclatée entre au moins quatre types de discours très différents et le long de pages réparties en trois grandes sections aux titres savants (Anagogie, Anabase en digenèse, Anabiose).

L’Esclave est d’une lecture plus abordable puisque ce texte, classé parmi les romans, rappelle plutôt un conte (le narrateur auctorial interpelle d’ailleurs le lecteur au milieu de la Cadence 2 pour dire : « Je vais, sans craindre mensonges et vérités, vous raconter tout ce que j’en sais. Mais ce n’est pas grand'chose » p.45-46) – celui de la chasse impitoyable d’un esclave fugitif par un chien particulièrement féroce. Mais ce conte est enchâssé dans une matrice essayistique (entre le début de la cadence 1 et la cadence 7), où l’auteur s’explique sur les images et les réflexions que lui inspirent les histoires entendues au sujet de vieux ossements « qu’on aurait trouvé » près d’une pierre couverte d’inscriptions caraïbes au fond d’une ravine, ossements attribués par « la Parole » à un vieux nègre du temps des Habitations. Eu égard à ces histoires, le narrateur auctorial précise que : « ici, soucieux de ma parole, je ne saurais aller qu’en un rythme léger flottant sur leurs musiques » (p. 18). Il avait affirmé en effet, dès la page précédente et de façon assez surprenante, que « les histoires d’esclavage ne nous passionnent guère »10. Or voilà qu’il se met à narrer justement une histoire autour d’une des images les plus traumatisantes de l’esclavage dans les plantations, celle du nègre marron poursuivi par un chien.

On aura compris après cette tentative de brève présentation analytique de la structure globale de l’œuvre qu’elle est d’un abord éminemment difficile. Pour centrer mes commentaires sur le mode narratif (or la narration de « l’histoire » ne commence qu’à la page 17), je dirai qu’en dehors de certaines intrusions autoréférentielles et certains basculements postmodernistes abrupts de la voix narrative de la première à la troisième personne (ou vice-versa), l’histoire rappelle généralement les épisodes impliquant Pipi et Afoukal-le-Zombie dans Chroniques : un mélange de fantastique et de réalisme merveilleux, dans lequel le mystère et le surnaturel côtoient un code réaliste (souvent plus épique que vraisemblable11) dans une valse-hésitation entre réticence auctoriale propre à la narration inquiétante du fantastique (notamment dans les passages où la focalisation se fait interne, même dans la perspective grotesque du molosse : « Le monstre n’en crut pas ses yeux […]. Il perçut des choses que son esprit ne pouvait pas envisager », p.136), et exaltation auctoriale dans ceux où les visions mystérieuses du vieux nègre, victorieux en quelque sorte – quoique mort en fin de course – du molosse, sont traduites dans la langue poétisée si typique du Chamoiseau « première manière » (empruntant à la fois au français soutenu et à des néologismes franco-créoles populaires, même dans les passages relevant de l’essai), dont voici un court exemple :

« Le vieil homme se sentit proche du ciel. Les étoiles diffusèrent une lueur béate qui sculpta les fougères. […] Souvent il redescendit, il eut l’impression d’atteindre même le fondoc de la terre. Il s’attendit alors aux vomissements des laves ou des feux que l’on dit naître dans la foufoune des femmes zombis. Les rachées de son cœur […] lui brisèrent le corps pour rejoindre le ciel... » (p. 60).

Entre cette langue baroque et les complications liées à la diversité des statuts d’énonciation dans le texte, le lecteur – surtout quand il découvre l’œuvre – est confronté à des défis de déchiffrage d’autant plus gros qu’il est en fait obligé de réévaluer le tout à partir des révélations faites par le narrateur bien plus clairement auctorial (mais en même temps plus confus dans ses propos) dans la dernière cadence :

« Celui qui me parla de la Pierre était un vieux-nègre-bois [du Morne Rouge…]. Une pierre caraïbe […] magique au critique, disait-il. Il me proposa de la voir. […] Je n’acceptai pas d’aller voir la Pierre. Ou alors, j’y allai avec lui, mais il ne la trouva point. Ou alors, un de mes frères y alla et la vit à ma place. Ou alors […] Le vieux-nègre-bois évoqua (à moi ou je ne sais qui) une autre découverte. […] Des os humains. Il m’en exhiba une rognure enveloppée dans du papier huilé en compagnie d’un vieux chapelet. […] Je la touchai malgré ses mises en garde contre les maléfices » (p.141-143).

Dans la suite de cette cadence conclusive, le narrateur continue de souligner l’aspect fondamentalement onirique de son œuvre – donc aux antipodes d’un roman historique conventionnel12 – développée à partir des rêves troublants qu’il faisait autour de cette Pierre et de ces os imaginés (« qui auraient pu être de n’importe lequel d’entre nous. Amérindien. Nègre. Béké. Couli. Chinois », p. 144), puis d’un tibia brisé (« Mon nègre marron aurait traversé les Grands-Bois, aurait été blessé, serait venu mourir à l’aplomb de cette pierre », p. 145). Or cette identification du narrateur-auteur avec le héros (« Nous sommes tous, comme mon vieux-bougre en fuite, poursuivi par un monstre. […] Cet Ecrire-là est raide. Le vieil esclave m’avait laissé ses os […] J’imaginais sa dernière lutte... », p. 146) a donné lieu à un glissement du sujet d’énonciation assez troublant pour le lecteur, puisqu’au beau milieu de la cadence la plus épique (5. Solaire), quand l’esclave confronte le molosse qui l’a rattrapé, et jusqu’à l’invraisemblable « dénouement » où le molosse lèche la figure du héros mourant (p. 89-136), la narration devient auto-diégétique :

« Une obscure clarté l’empoigna alors qu’il hoquetait pour se trouver de l’air. Il comprit ce qu’était la mort […]. Et il connut le vertige dernier. À ce point que je ne saurais décrire. L’hors-parole, l’en-deçà de l’écrire du chant et du crié, là où je pleure (si pauvre) mon impossible désir. […/...]. C’est alors que je revois le monstre. /Il avait remonté la ravine. […] Je ne perçois rien de lui […] Le chanté de la Pierre est en moi. Il m’emplit d’un évohé de vie. […/...] Je suis un homme » (p. 87-135 ; mes italiques)

C’est dans ces pages où Chamoiseau se met « dans les os » pour ainsi dire du vieil esclave acculé dos à la Pierre13, que l’on trouve les descriptions les plus poétiquement irréelles de la nature antillaise dans le livre. Et l’on ne pourrait mieux illustrer les critères de la « fusion des codes antinomiques du réalisme et du mystère dans le discours narratif par l’exaltation d’une voix auctoriale », proposés pour définir le réalisme merveilleux, que le dernier paragraphe de ce passage de confusion entre les « je » dans L’Esclave, avant que l’auteur ne retraverse le miroir de son imaginaire pour voir à nouveau son personnage, « l’homme » (et avant de proposer ce dénouement invraisemblable du molosse venant lécher sa proie mourante, et du Maître-béké surmontant sa déception et espérant confusément « d’autres espaces » pour sa descendance) :

« Je crois pleurer, mais pleurer n’a pas de sens. […] Mes os. Que diront-ils de moi ? Comme ces peuples réfugiés dans une pierre, je vais aboutir à quelques os perdus au fond de ces Grands-bois. Je les vois déjà, ces os, architecture de mon esprit, matière de mes naissances […] Mais cela n’a pas d’importance : ma salive a le goût de l’aurore. Le monstre, dit-on, se rapprocha. Mufle fétide. L’homme ne fut même pas surpris quand l’énorme gueule atteignit son visage. (p. 135-136)

Biblique des derniers gestes

Dix ans après le pavé Texaco (500 pages en Folio) paraissait en 2002 la brique Biblique (870 pages en Folio), œuvre monstrueuse dont le titre sibyllin pourrait être explicité – et le contenu résumé – ainsi : Récit de la démesure « biblique des derniers gestes » de M. Balthazar Bodule-Jules (abrégé en BBJ, prononcé Bibidji), vétéran martiniquais de X conflits indépendantistes dans le monde. Récit basé sur : 1) les observations faites par le marqueur de parole Ti-Cham, visiteur fréquent de la veillée d’agonie de 33 jours de BBJ à St-Joseph en 1993 ; 2) sur les innombrables histoires racontées au cours de cette veillée ; 3) sur toutes sortes de (fausses) références à des articles de presse ou documents d’archives ; 4) sur de nombreuses citations sibyllines des « Cantilènes d’Isomène Calypso, conteur à voix pas claire de la commune de Saint-Joseph », personnage fictif que le narrateur dit avoir fréquenté assidûment.

En écrivant ce roman, Chamoiseau semble avoir pris à la lettre la première des trois citations mises en exergue au début du livre : « Nous pouvons aussi concevoir pour l’expression artistique une démesure de la démesure » (Édouard Glissant). Si Texaco proposait une fresque baroque de 150 ans d’histoire martiniquaise, Biblique offre, depuis la modeste maison du vétéran au pied des Pitons du Carbet, un kaléidoscope impliquant BBJ dans un demi-siècle de luttes indépendantistes du Tout-Monde, dans le sillage ou aux côtés de figures mythiques comme Toussaint Louverture, Che Guevara, Fanon, Hô Chi Minh ou Lumumba. Et si Texaco comptait déjà beaucoup d’exagération grotesque, elle est décuplée ici, puisque « Le fabuleux destin de Balthazar Bodule-Jules », que le narrateur veut évoquer sur le mode héroïque, est « le puzzle d’une vie dédiée à la fois aux guerres anti-coloniales » et aux « sept cent vingt-sept femmes que Balthazar a aimées »14.

Comme c’était déjà le cas dans la deuxième partie de Chroniques, Biblique inclut des passages allant de touches réalistes (comme dans les faux reportages de presse sur la Martinique moderne des années 1980-90), jusqu’à des contes de fée ou des récits fantastiques, souvent bien plus grotesques ou monstrueux que dans les œuvres précédentes15. L’ensemble relève certainement d’une esthétique baroque, tant dans la langue créolisée que dans la construction, mais pour ce qui concerne le mode narratif, les variations sont encore plus nombreuses que jusqu’ici, tant l’imaginaire de l’écrivain est foisonnant, sa plume versatile et sa méthode aléatoire – comme il l’indique vers la fin de l’espèce de prologue à la manière d’un conteur que constitue la section 1 (Incertitudes d’un commencement au cœur ému du pays enterré) du « Livre de l’agonie » :

« Reconstituer cette agonie est affaire difficile. Elle ouvre à toute une vie, invoque les ombres et les lumières de toute une destinée. De plus l’agonisant n’ouvrit jamais la bouche, ou si peu, ne savourant que le viatique de son silence. Le plus simple fut pour moi de ramasser les gestes de cette affaire, l’un après l’autre, et de les nouer ensemble au gré de leurs hasards et des nécessités » (50).

Les difficultés du narrateur, avouées à plusieurs reprises, aboutissent en fin de volume à un passage (inséré en italiques et déclaré extrait de « Notes d’atelier et autres affres », comme pour souligner cette intrusion auctoriale dans le récit), où la tâche de l’écrivain est analysée de manière plus poétique que pragmatique :

« Plus qu’un homme, j’étais confronté à un système ouvert. […] Je devais donc me débattre dans tout cela. Je n’étais plus un Marqueur de paroles […], mais un Guerrier dans un champ de bataille […]. J’étais devenu un doute vivant […] m’habituant au réel éclaté, aux vérités hagardes... » (762)

De telles confessions ne font que souligner et/ou expliciter l’impression de gigantesque bric-à-brac que peut avoir le lecteur, qui peine souvent à suivre la trace – parfois à peine perceptible – frayée par le narrateur dans la masse énorme et diverse des thèmes, personnages et récits enchâssés dans une œuvre qui, par la polyphonie carnavalesque de son discours, relève encore davantage du baroque que les romans précédents, et se prête à comparaison avec les romans latino-américains les plus connus dans ce style, comme Cent Ans de solitude de Gabriel García Márquez, Paradiso de José Lezama Lima, ou Le Monde hallucinant de Reinaldo Arenas, par exemple. Ce qui distingue les romans de Chamoiseau abordés ici, de telles œuvres, c’est le facteur de la créolité, qui génère dans le discours chamoisien des tensions très fortes entre la représentation nostalgique d’une culture spécifiquement martiniquaise, perçue comme merveilleuse, mais mourante, et le désenchantement provoqué par une société moderne perçue elle comme sans charme, et productrices de veuleries et de violences inacceptables.

Cette forte polarisation se traduit par un traitement narratif très inégal dans l’œuvre selon les pôles concernés dans les différents passages. Ainsi y a-t-il, d’entrée, une différence de ton marquée entre le style farceur de conteur populaire de la citation mise en exergue sous le titre de la première partie, « Annonciation » (« ... Allons-y donc zizi mon bouffi... »), et celui savant et d’un sarcasme quasi voltairien de la quinzaine de pages suivantes sous-titrées « Livre de la conscience du pays officiel ». Ce dernier est une sorte d’avant-propos de l’auteur, s’exprimant à la première personne du pluriel, et décrivant le contexte culturel martiniquais moderne de 1993 – année où serait parue, de façon assez improbable, l’annonce anticipée de la « Mort de M. Balthazar Bodule-Jules, né en toutes époques, en tous lieux, et sous toutes oppressions, […] dans trente-trois jours, six heures, vingt-six minutes, vingt-cinq secondes... », à la page trente d’un Supplément Télé dominical de France-Antilles. Cette espèce d’entrefilet aurait été publié par un journaliste, suite à sa rencontre par hasard avec le héros, alors qu’il souhaitait interviewer une vieille diva de la chanson créole (dont personne ne se souvenait...) dans le même quartier de Saint-Joseph.

Le portrait de la Martinique peint par l’auteur est celui d’un monde complètement artificiel dominé par la surenchère médiatique, le consumérisme effréné et la gesticulation politique – tout cela se concentrant cette année-là, sur les manifestations liées au 80e anniversaire du « nègre fondamental, père de notre conscience », ou sur les suites burlesques d’une « ondée tropicale » ayant noyé quelques BMW dans la boue et par conséquent déclenché des initiatives de secours et des actions humanitaires aussi démesurées qu’inefficaces. Ce n’est que dans les deux dernières pages de l’avant-propos que la communauté du « nous » des sympathisants de la créolité, auquel s’associe le narrateur, se cristallise, dans le style typiquement philosophico-poétique de l’écrivain : « Puis certains d’entre nous se mirent à penser à Bodule-Jules. Comme ça. Une bouture de songer. Une arrière-souvenance. L’entrelacs imprévu d’une chimère » (29). Rapidement l’auteur esquisse alors, et toujours en termes abstraits ou imagés, les conditions du surgissement de son projet et l’esprit de la méthode qui conviendrait à sa réalisation :

« L’évocation de Bodule-Jules devint une vague silencieuse, comme une partition majeure qui composait de manière erratique la vie pour le moins insolite du grand indépendantiste. Il aurait fallu comme un réceptacle de notre conscience insue, une antenne réceptrice de notre ombre collective, un point focal capable de recevoir tout cela, et (sans rien trier ni ordonner) d’en sédimenter une vision de cet homme... » (30, mes italiques).

L’antenne réceptrice de la conscience collective est bien entendu le marqueur de parole qui s’autodésigne, et le lecteur est averti, dans la parenthèse mise en italiques, que la composition de l’ouvrage se fera en toute liberté. En effet, l’écrivain suivra le conseil donné par Isomène Calypso dans la citation qui ouvre la partie 1 (que j’appelle Prologue) du Livre de l’agonie : « Oala, petit Cham : sur cette vie, il te faut comme greffer des merveilles. De légende en légende, avec les contes, les fables, les sagas, les miracles et les mythes, réensemence le monde sans jamais fatiguer » (31). Dans le livre, on retrouve tous ces éléments d’un véritable catalogue – non seulement de la mémoire culturelle martiniquaise, mais des combats menés par le héros ailleurs dans le monde – évoqués presque en vrac par les différents participants à la veillée d’agonie, ou imaginés par le marqueur de paroles-témoin, le tout intégré par des fils ténus dans la composition de l’ouvrage. C’est peu dire que le discours de l’écrivain – d’une richesse et inventivité verbale admirables – relève de l’art d’un magicien du verbe, et tient souvent de l’acrobatie.

Acrobatie stylistique, certes, mais aussi modale. Car l’intégration de passages, contes, anecdotes, récits enchâssés, lettres et autres documents oraux ou écrits, aussi divers sur le plan thématique ou générique conduit à d’innombrables ruptures de ton et à des changements de perspective qui brouillent la perception de son mode narratif (qui oscille – comme d’habitude – entre réalisme, fantastique, réalisme magique et réalisme merveilleux16, en raison de fluctuations importantes dans la combinaison des codes du réalisme, du mystère ou du surnaturel) et rendent difficile la compréhension et/ou l’appréciation globale d’une œuvre aussi difforme. Ces aspects expliquent sans doute aussi pourquoi, en dépit d’une unité stylistique baroque qui arrive à marier de façon remarquable le lyrique et le grotesque, et d’un travail de structuration postmoderne tout aussi remarquable des éléments constitutifs de l’œuvre, celle-ci n’est pas devenue le chef-d’œuvre espéré – que ce soit par l’auteur, l’éditeur ou les lecteurs.

Comme il serait impossible d’évoquer ici ne serait-ce qu’une liste des thèmes, personnages ou éléments constitutifs du livre, on illustrera la question de l’hétérogénéité du mode narratif par une confrontation de l’avant-propos déjà cité, avec le prologue, puis avec les pages finales du roman. L’avant-propos partait, comme déjà évoqué, d’une représentation sarcastique de la Martinique moderne de 1993, même si la première phrase noyait une affirmation scandaleuse (car invraisemblable, dans la pure tradition du réalisme magique selon Kafka, Aymé, Garcia Marquez, etc.) et, subrepticement, la motivation de l’agonie et donc du livre – dans les détails réalistes :

“Le grand indépendantiste Balthazar Bodule-Jules, annonça qu’il mourrait dans trente-trois jours, six heures, vingt-six minutes, vingt-cinq secondes, non pas de son grand-âge, mais des rigueurs de son échec. Il l’annonça en scoop à un journaliste du quotidien France-Antilles qui (par hasard) avait sonné chez lui...” (15).

Pour des lecteurs attentifs (et/ou des personnes cultivées qui savent que l’histoire martiniquaise n’a pas retenu de « grand indépendantiste » sous ce nom), la fiabilité d’un tel narrateur est écornée d’emblée, mais le reste de l’avant-propos – sauf pour la répétition de l’annonce dans le journal – relève non seulement du réalisme, mais même d’un réalisme très critique de « la conscience du pays officiel » de la Martinique contemporaine. Or, à ce pays Martinique là, va être opposé le « pays enterré », expression apparaissant dès le titre de la première partie (que j’appelle « prologue ») du Livre de l’agonie. Paradoxalement, c’est la veillée de l’agonie qui va donner l’occasion au narrateur de faire surgir la mémoire du passé enterré, comme Pipi, le Roi des maîtres-djobeurs, avait commencé à le faire en libérant l’esclave-zombi Afoukal de sa tombe dans Chronique. Mais, alors que dans ce premier roman, le narrateur ne prenait aucune distance des rêves surnaturels de Pipi, inscrivant ainsi le récit dans le mode fantastique et/ou magico-réaliste, le narrateur du Livre de l’agonie commence avec une interpellation d’un public présumé dans le style cocasse du conteur, et souligne le caractère peu objectif de son histoire. Il note en effet que, si l’agonie de BBJ dura exactement le temps annoncé, « l’absence de témoin oculaire des événements de cette matinée-là [la première] autorisa une infinie carburation des témoignages […] et c’est pourquoi subsistent ce lot de versions possibles et ce principe d’incertitude qui deviendra structurel » (33).

En fait « d’incertitudes », l’histoire du héros BBJ bascule rapidement dans un lot de récits enchâssés, attribués à des personnages divers (mais qui s’expriment tous avec l’exaltation et dans la langue baroque littéraire, typiques du narrateur auctorial Chamoiseau de cette période), relevant du conte folklorique antillais le plus débridé. Ainsi, le petit Balthaz est né « coiffé » après une grossesse de plus de treize mois, grâce à l’intervention magique d’une voisine, l’Yvonette Cléoste, ou Man Cléoste, qui s’avérera être une diablesse redoutable. Faute d’avoir été payée une somme fabuleuse pour son rôle d’accoucheuse extraordinaire, elle prononcera un cortège de malédictions sur le nouveau-né, forçant les parents à quitter les lieux et à passer des années à chercher des contre-pouvoirs (notamment ceux du Mentô) capables de permettre à leur garçon de survivre et de grandir cahin-caha. À partir du récit d’une telle enfance « merveilleuse » se construit le portrait d’un héros adulte qui devient non seulement un guerrier baroudeur redoutable, au service de X conflits indépendantistes historiques, mais aussi amant, accoucheur, éducateur, justicier et jardinier extraordinaire, ainsi que lecteur de grands écrivains (Saint John Perse surtout, mais aussi Césaire, Glissant, etc.).

La (re)construction de la vie effrénée d’un personnage aussi fabuleux à partir du contexte de la veillée de son agonie à Saint-Joseph se fait par d’innombrables va-et-vient sur de frêles passerelles narratives entre évocations du monde réel, voire historique ou pseudo-historique (les « Infos de l’actualité » sont parfois commentées, et même des personnalités comme Césaire seraient venues saluer l’agonisant – mais le narrateur ne veut pas vraiment croire ses propres annotations et penche pour « des hallucinations », p. 844), et un extraordinaire patchwork de légendes martiniquaises. Ce mélange, toujours divertissant et souvent grotesque, de réel et de merveilleux/fantastique aboutit à une scène finale en apothéose. Après que le narrateur a cru voir défiler devant ses yeux un cortège interminable et bigarré de personnages venus « rendre hommage à celui d’entre nous qui était un des leurs » (c’est à dire des rebelles, armés de plumes ou de Kalachnikovs), il vit alors entrer « la haute silhouette de Glissant », reconnu à son « air impérial », et qui avait sans doute côtoyé BBJ « dans les parages du FLN ». Mais voilà qu’entra la diablesse (« dont la froide présence remplissait la case », qui ne touchait pas le sol, dont « on devinait juste la furie de ses yeux ») et qui provoqua l’horreur, avant que la porte ne s’ouvre à nouveau pour laisser entrer l’adversaire de toujours de Man Cléoste, Man L’Oubliée, qui entra, elle, avec « une bouffée de bienfaisance ». Se met donc en place autour de l’agonisant – comme au jour de sa naissance – une confrontation de la bonne et de la mauvaise fée, si l’on veut bien le croire, car le narrateur introduit à nouveau dans son discours un commentaire autoréférentiel jetant un doute sur ces événements : « Et je vous jure – en tout cas je l’ai noté texto à ce moment-là, même si aujourd’hui je ne peux m’en souvenir – je vis Man L’Oubliée » (850).

Au final, dans la vision du narrateur, c’est le vieil homme lui-même qui va se lever et faire face à la diablesse et la vaincre, « pas avec sa violence coutumière », mais par « une présence humaine toute bonne, tout ample, tout assurée d’elle-même ». Et la diablesse, désemparée par cette force supérieure, de vouloir repartir, mais de se voir barrer le chemin « par la clarté éblouissante qui noyait l’encadrure de la porte » où se tenait Man L’Oubliée, nébuleuse où « la saleté [Yvonnette] fut contrainte de se dissoudre » (851). Après cette victoire du bien sur le mal, le paragraphe final peint une imagerie de catéchisme d’une mièvrerie surprenante :

« Le vieil homme dut aller s’asseoir dans son fauteuil ou dut alors aller embrasser les tantantes [...], les serrer sur son cœur, les baigner de sa nouvelle bonté... […] Il dut s’approcher de moi pour me taper l’épaule...[...] Mais qu’il ait fait tout cela, qu’il ait fait autre chose n’avait pas d’importance, car nous devinions [...] que M. Balthazar Bodule-Jules était devenu bien plus qu’un simple rebelle [...] et que ces déplacements empreints de majesté gravaient dans nos mémoires [...] la démesure biblique de ses derniers gestes » (852).

Pour un livre aussi long, prodigieusement inventif et complexe, autour d’un héros surhumain à plusieurs titres, une telle conclusion déçoit en raison de la sentimentalité manichéenne du dénouement minimaliste et bon enfant d’une confrontation qui s’annonçait épique17. Elle illustre aussi une confusion dans le traitement narratif, car la posture postmoderne autoréférentielle du narrateur dans ces dernières pages noie dans l’indécision, ce qu’un registre plus ferme – qu’il soit fantastique, magico-réaliste, réaliste-merveilleux ou même celui de la fantasy épique – aurait pu formuler avec plus de conviction. Et de panache.

Conclusion

Dans l’introduction de son beau livre-portrait de Chamoiseau (2012), Samia Kassab-Charfi explique que « dans la poétique de Chamoiseau, l’émerveille – mot créole pour désigner à la fois la merveille et l’acte d’émerveillement – est ce surgissement magique qui vient faire échec à la déveine, à la malchance, marquant l’irruption du mythe et du surnaturel dans le quotidien » (note 1, page 9). On ne peut dire guère mieux avec si peu de mots, l’impression qui se dégage des œuvres de l’écrivain analysées dans les deux volets de cette étude. De Chronique à Biblique, c’est fondamentalement le même mode narratif qui domine – même si on ne peut évidemment pas réduire la poétique de ces cinq romans à ce seul aspect. Non seulement parce que le réalisme merveilleux est souvent bousculé soit par un réalisme (presque) conventionnel, soit par des incursions du fantastique ou du réalisme magique – dans les acceptions modales proposées – mais aussi parce que même sur le plan formel, les romans dont il a été question ne se laissent pas enfermer dans le seul mode narratif. Leur construction fait la part belle au péritexte (épigraphes, citations en exergues, chronologies, notes en bas de page ou en fin d’ouvrage, appendices documentaires, chutes rajoutées...) et aux inclusions de toute sorte (extraits de lettres, cahiers ou journaux – en général fictifs, références à des archives – fictives aussi, commentaires métafictionnels…) qui constituent des intrusions dans le récit et détournent l’attention du lecteur – souvent de manière enrichissante, mais parfois aussi agaçante ou frustrante – selon son tempérament et/ou son érudition.

Mais au-delà des jeux de mécano avec les éléments des « histoires » racontées/composées, ce qui domine c’est l’expression écrite d’une voix et d’un langage singuliers. Kassab-Charfi le décrit comme un « style » alimentant une « drive » (avec ce que le mot suggère de rébellion, de marronnage, contre une plate « dérive ») d’un évident plaisir d’écrire :

“D’un texte à l’autre, la même quête patiente de l’irraisonnée formule orale. Le lecteur lui-même est appelé à apprécier l’inflexion particulière se dégageant au détour de ce 'français chamoisisé' […] et de ce style si singulier qu’il insuffle à la langue. […] Quelque chose de ludique, d’ironiquement provocateur nourrit cette exaltation d’une drive hors des sentiers battus de la langue normative. Pour Chamoiseau, le plaisir d’écrire est là...” (p. 17)

Or ce plaisir du travail de la langue poétisée est au cœur de la définition du réalisme merveilleux : la fusion des codes dans l’exaltation auctoriale. Ce qui compte pour Chamoiseau ce n’est jamais de raconter une histoire en s’effaçant derrière les personnages et les événements, mais de recréer un monde créole dans un langage poétique alliant – de trente douze mille façons – l’oralité populaire antillaise qui berça son enfance et les ressources de sa sentimenthèque littéraire. Programme étourdissant, assurément, pour le lecteur ! Et programme comportant bien des modulations et de riches variations, au sein de cette enthousiasmante et créolisante « première manière ». En quoi celle-ci est délaissée à partir du roman Les neuf consciences du Malfini est une autre histoire. Et paire de manches...

1  Scheel, Charles W., « Réalisme magique, réalisme merveilleux et autres modes narratifs de Patrick Chamoiseau « première manière » (I) : le

2  Pour rappel et pour résumer très schématiquement, Amaryll Chanady (1985) proposait de définir le fantastique et le réalisme magique en tant que

3  Toujours pour rappel, ainsi que Chanady l’avait fait pour le fantastique et le réalisme magique, j’ai proposé une définition du mode narratif du

4  Dans une démarche parallèle à bien des égards, mais centrée sur la question de l’intertextualité, Eva Baehler (2011) distingue aussi des phases d

5  Il a été souligné dans le volet I que mes analyses croisent souvent – voire accompagnent sur certaines distances – les études remarquables que

6  La question de la traduction du créole en français est thématisée à plusieurs reprises dans le roman, notamment par des personnages comme Sophie.

7  La question « Les cahiers de Marie-Sophie Laborieux existent-ils ? » avait été posée dès 1993 dans un article de Marie-José Jolivet (sans qu’elle

8  On sait que la figure du « Christ urbaniste » a été inspirée par Serge Letchimy (futur dauphin politique d’Aimé Césaire) dont le nom figure en

9  Comme celui du travail de « mémoire », développé dans l’ouvrage de McCusker (2007). Peu de place non plus pour une analyse approfondie du cadre

10  Et d’ajouter de façon encore plus surprenante que « peu de littérature se tient à ce propos » (p. 17), alors que le néo-récit d’esclave est

11  Sur le plan intertextuel, le récit de Chamoiseau n’est pas sans rappeler le combat hallucinant livré entre un pauvre métayer (blanc) et le chien

12  Une conception plus ouverte du « roman historique postmoderne » est proposée dans la thèse de Clara Dauler « Entre Hispanité et Caribéanité :

13  Cette identification soudaine de l’auteur avec son personnage a été jugée peu convaincante dans la recension du livre par les anthropologues

14  Selon Tirthankar Chanda, dans l’une des premières recensions du roman (MFI HEBDO 28/03/2002). Ce nombre stupéfiant d’amantes relève évidemment

15  Ainsi de nombreux passages du livre qui mélangent inextricablement sexualité, fantasmes divers et pratiques sadiques de la traite et de l’

16  Cette assertion recoupe en partie la lecture du roman faite par Liviu Lutas dans son étude « Biblique des derniers gestes de Patrick Chamoiseau 

17  D. Chancé (2011) esquive cette question. Elle analyse les passages montrant que « la mangrove du Lamentin est le théâtre d’un dernier combat et

Auzas, Noémie. Chamoiseau ou les voix de Babel. De l’imaginaire des langues. Paris : Imago, 2009, 301 p.

Baehler, Eva. « Patrick Chamoiseau et les écrivains du 'grand siècle de l’esclavage' : de l’intertextualité subversive à la sentimenthèque », in La Caraïbe, chaudron des Amériques, Jean-Michel Devésa et Savrina Chinien (dir.), Limoges : Presses universitaires de Limoges, 2017, p.98-105.

Chamoiseau, Patrick. Chronique des sept misères. Paris : Gallimard, 1986.

Chamoiseau, Patrick. Solibo magnifique. Paris : Gallimard, 1988, 1991.

Chamoiseau, Patrick. Texaco. Paris : Gallimard, 1992, 1994.

Chamoiseau, Patrick. Une Enfance créole. Paris : Gallimard, 1996.

Chamoiseau, Patrick. L’Esclave vieil homme et le molosse. Paris : Gallimard, 1997.

Chamoiseau, Patrick. Biblique des derniers gestes. Paris : Gallimard, 2002.

Chamoiseau, Patrick. Un Dimanche au cachot. Paris : Gallimard, 2007.

Chamoiseau, Patrick. Le Déshumain grandiose. Coffret de deux volumes (L’Esclave vieil homme et le molosse et Un Dimanche au cachot), avec un livret « De la mémoire obscure à la mémoire consciente ». Paris : Gallimard, 2010.

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Scheel, Charles. « Le sacre de la mère dans "Une Enfance créole" de Patrick Chamoiseau », étude mise en ligne en 2017, consultée le 09.07.2017. https://www.academia.edu/31990150.

Scheel, Charles, « Réalisme magique, réalisme merveilleux et autres modes narratifs de Patrick Chamoiseau « première manière » (I) : le diptyque burlesque Chronique des sept misères et Solibo Magnifique », Archipélies [En ligne], 5 | 2018, mis en ligne le 15 juin 2018, consulté le 10 décembre 2018. URL : https://www.archipelies.org/153

1  Scheel, Charles W., « Réalisme magique, réalisme merveilleux et autres modes narratifs de Patrick Chamoiseau « première manière » (I) : le diptyque burlesque Chronique des sept misères et Solibo Magnifique », Archipélies [En ligne], 5 | 2018.

2  Pour rappel et pour résumer très schématiquement, Amaryll Chanady (1985) proposait de définir le fantastique et le réalisme magique en tant que modes narratifs, selon les trois traits suivants : 1) la co-présence dans le texte de deux codes (ou niveaux) antinomiques de réalité – le naturel et le surnaturel ; 2) l’antinomie irrésolue entre ces deux codes de la narration dans le fantastique, par opposition à l’antinomie résolue dans le réalisme magique ; 3) la réticence auctoriale, c’est-à-dire « la rétention délibérée d’informations et d’explications sur le monde déconcertant de la fiction narrée ». Si les deux modes sont facilement confondus, c’est qu’ils se distinguent uniquement sur la base du second trait : la narration magico-réaliste accepte l’antinomie de façon ludique, alors que la narration fantastique crée un malaise en soulignant l’antinomie inexplicable entre les deux codes (cf. notamment Scheel 2005, p.16).

3  Toujours pour rappel, ainsi que Chanady l’avait fait pour le fantastique et le réalisme magique, j’ai proposé une définition du mode narratif du « réalisme merveilleux », constitué de trois critères textuels. En l’occurrence : 1) la co-présence dans le récit d’un code réaliste et d’un code du mystère ; 2) la fusion de ces codes antinomiques dans le discours narratif ; 3) l’infiltration du discours narratif par l’exaltation d’une voix auctoriale (cf. notamment Scheel 2005, p. 101).

4  Dans une démarche parallèle à bien des égards, mais centrée sur la question de l’intertextualité, Eva Baehler (2011) distingue aussi des phases d’écriture : « Le 'premier' Chamoiseau, cherchant à affirmer une identité culturelle, linguistique et littéraire proprement antillaise, ne pouvait vraisemblablement que rejeter l’héritage du XVIIIe siècle et des lumières ; il en va autrement du Chamoiseau 'glissantien', pour qui, semble-t-il, l’intertextualité ne sert plus seulement à riposter ou à détourner l’attention, mais se fait avant tout 'relationnelle'” (p. 105). On reviendra sur cette distinction.

5  Il a été souligné dans le volet I que mes analyses croisent souvent – voire accompagnent sur certaines distances – les études remarquables que Dominique Chancé a consacrées à l’œuvre de Chamoiseau. Dès son article de 2003, « De Chronique des sept misères à Biblique des derniers gestes, Patrick Chamoiseau est-il baroque ? », Dominique Chancé couvrait tout le corpus de ce que je perçois comme la « première manière » de l’écrivain, que j’aborde sous l’angle du mode narratif, et plus particulièrement celui du réalisme merveilleux. Or les trois romans de la fin de cette « première manière », étudiés ici, ont aussi été réunis dans une étude de Dominique Chancé, mais dans une perspective à la fois thématique et symbolique, sous le titre « Patrick Chamoiseau, de la 'mangrove urbaine' de Texaco à la mangrove immonde de Biblique des derniers gestes » (2011). De nouveaux croisements dans nos analyses respectives sont donc inévitables (sauf pour l’œuvre intermédiaire, L’Esclave vieil homme et le molosse, que Dominique Chancé n’y mentionne qu’occasionnellement).

6  La question de la traduction du créole en français est thématisée à plusieurs reprises dans le roman, notamment par des personnages comme Sophie. Voir « Fonctions et enjeux de la parole dans Texaco (Patrick Chamoiseau) » de Luce Czyba (1999), qui conclut que : « La question de l’écriture, d’une écriture vivante, expression vive de la parole, est bien au cœur des préoccupations de l’auteur de Texaco. Les scrupules de Marie-Sophie, craignant de trahir la mémoire paternelle, quand elle transcrit en français les mots créoles de son Esternome, donnent à entendre les préoccupations de Chamoiseau lui-même, de même lorsqu’elle découvre qu’écrire, c’est « un peu mourir », les mots écrits dissipant « pour toujours l’écho de la parole de (son) père ». L’écrivain partage ici l’« épouvante » et les interrogations de son « Informatrice » (§ 22).

7  La question « Les cahiers de Marie-Sophie Laborieux existent-ils ? » avait été posée dès 1993 dans un article de Marie-José Jolivet (sans qu’elle n’y réponde). Patrick Chamoiseau a bien voulu confirmer par mail du 25.12.2018 que : « C’est une Mme Sicot de Texaco qui m’a servi en grande partie de référence pour Marie-Sophie Laborieux. Pour le reste, les carnets sont complètement fictifs ». À moins de le soupçonner de plagiat, c’est donc bien l’imagination de l’écrivain qui a composé le personnage de l’héroïne de Texaco, ce qui explique notamment les pages surprenantes où Sophie disserte sur les auteurs favoris de la sentimenthèque de Chamoiseau (Rabelais avant tout...), auxquels elle avait eut la chance d’être initiée pendant son emploi de « gardienne des enfants de la famille d’aspirants-mulâtres Gros-Joseph » sur les hauteurs de Balata vers 1939 (p.273-288).

8  On sait que la figure du « Christ urbaniste » a été inspirée par Serge Letchimy (futur dauphin politique d’Aimé Césaire) dont le nom figure en tête de liste des remerciements de l’écrivain à la fin de Texaco : « à Monsieur Serge Letchimy, dont les travaux d’urbanisme et la pensée ont nourri ces histoires – avec toute mon estime et mon admiration », p. 499). Letchimy était en effet l’auteur d’une étude intitulée « Traditions et créativité : les mangroves urbaines de Fort-de-France » (Carbet, no 2, 1984), et D. Chancé (2011) estime qu’« on retrouverait aisément dans cette étude le soubassement du roman » (p. 47). Letchimy a également publié, la même année que la sortie de Texaco, un ouvrage intitulé De l’habitat précaire à la ville : l’exemple martiniquais (Paris, Éditions L’Harmattan, 1992, 149 p).

9  Comme celui du travail de « mémoire », développé dans l’ouvrage de McCusker (2007). Peu de place non plus pour une analyse approfondie du cadre théorique de la « créolité » et/ou de la « créolisation », qui a déjà été proposée très finement dans l’étude de D. Chancé (2011) autour du concept de la « mangrove urbaine » de Texaco.

10  Et d’ajouter de façon encore plus surprenante que « peu de littérature se tient à ce propos » (p. 17), alors que le néo-récit d’esclave est devenu un genre très couru, notamment dans la littérature anglophone. Toujours est-il que Chamoiseau propose déjà de désigner l’horreur de la traite par « le déshumain grandiose » (p. 22), expression qui deviendra le titre du diptyque réunissant L’Esclave et Le Cachot, publié en 2010.

11  Sur le plan intertextuel, le récit de Chamoiseau n’est pas sans rappeler le combat hallucinant livré entre un pauvre métayer (blanc) et le chien du fermier voisin (également blanc, mais propriétaire hautain), que William Faulkner a raconté dans sa nouvelle The Hound (Le Chien) et réadapté pour un épisode du Hameau, premier volet de la trilogie des Snopes.

12  Une conception plus ouverte du « roman historique postmoderne » est proposée dans la thèse de Clara Dauler « Entre Hispanité et Caribéanité : les enjeux identitaires du roman historique » (UA, 2018), qui inclut L’Esclave dans son corpus pour y mettre en évidence une réécriture de la mémoire et une revendication identitaire.

13  Cette identification soudaine de l’auteur avec son personnage a été jugée peu convaincante dans la recension du livre par les anthropologues Richard et Sally Price : « Il y a deux décennies, dans New West Indian Guide “Bookshelf 1998”, nous écrivions que l’ouvrage de Patrick Chamoiseau L’esclave vieil homme et le molosse était “le récit envoûtant d’Old Man Slave, qui a décidé un jour de maronner, et du chien abominable qui le poursuit dans les terres sauvages de la Martinique ; dans une langue magique parsemée de fragments de Glissant, Chamoiseau a produit ce qui nous paraît comme son œuvre la plus puissante depuis Chronique des sept misères. Enfin publié dans une excellente traduction anglaise par Linda Cloverdale sous le titres Slave Old Man (New York : New Press, 2018), le livre n’a guère pris de rides et déborde d’images et d’expressions merveilleuses. Le cœur de l’œuvre est bien sûr poétique, identitaire et mythifiant, plutôt qu’historique, si bien que nous devons pas être trop perturbés par le fait que le fugitif solitaire devient une extension poétique de Chamoiseau (et de Glissant), au point que le récit de la fuite de l’esclave passe à la première personne dans la dernière partie du livre. Le marron de Chamoiseau est très loin de la conscience des anciens Marrons du Suriname [...] » (mail à Charles Scheel du 31/10/2018, ma traduction).

14  Selon Tirthankar Chanda, dans l’une des premières recensions du roman (MFI HEBDO 28/03/2002). Ce nombre stupéfiant d’amantes relève évidemment de l’exagération aimable ou grotesque.

15  Ainsi de nombreux passages du livre qui mélangent inextricablement sexualité, fantasmes divers et pratiques sadiques de la traite et de l’esclavage, ont suscité des critiques négatives dans certaines études universitaires anglo-saxonnes. Dans le chapitre 5. « La chair faite verbe : la mémoire traumatique dans Biblique » (ma traduction) de son ouvrage Patrick Chamoiseau : Recovering Memory (2007), Maeve McCusker rappelle que « la question du genre » et « des représentations stéréotypiqyes de la femme » avaient déjà été amplement traitées, notamment en ce qui concerne Texaco (p. 147). Elle estime que dans Biblique « l’inconfort du lecteur est d’un tout autre ordre », car « le corps féminin » y est souvent associé à l’horreur dans « l’activisme d’un héros très au fait du combat anti-colonial, mais impliqué dans une conquête priapique de femmes non-individuées dans le monde colonisé » (p. 147-148, ma traduction).

16  Cette assertion recoupe en partie la lecture du roman faite par Liviu Lutas dans son étude « Biblique des derniers gestes de Patrick Chamoiseau : fantastique et histoire » (2008), dont le propos n’est pas « de nier l’appartenance de Biblique ou des autres romans chamoisiens au réalisme magique ou merveilleux et d’affirmer en même temps une éventuelle appartenance au fantastique. Au contraire, l’on peut identifier des éléments typiques des trois genres dans Biblique, roman qui se caractérise en effet par son hybridité ou par son syncrétisme générique. Nous aborderons cependant les trois genres en tant que modes, selon la terminologie d’A. Fowler (1982) » (p.10). Après un début aussi prometteur, Liviu Lutas estime en conclusion, de façon bien plus réductrice, que « le fantastique a été un bon outil pour l’analyse de l’écriture chamoisienne de l’Histoire dans Biblique […car il] est en effet largement présent dans le roman, et joue un rôle certain dans la représentation du passé antillais dans une perspective endogène » (p.210). On peut regretter que Lutas se soit finalement basé surtout sur le fantastique selon Todorov (1970) – plutôt que sur des études plus récentes portant sur les notions voisines du fantastique, du réalisme magique et du réalisme merveilleux en tant que modes narratifs de la fiction – alors même qu’il cite l’ouvrage de Chanady (1985), notamment, à plusieurs reprises.

17  D. Chancé (2011) esquive cette question. Elle analyse les passages montrant que « la mangrove du Lamentin est le théâtre d’un dernier combat et de l’échec du héros », et que « le vieux militant est saisi par un 'désenchantement' » face à cette mangrove devenue « le quartier le plus dangereux de l’univers », livré aux drogués et aux dealers, où sa petite cousine Caroline va mourir malgré un combat épique (p.52-53). Puis elle remarque simplement que l’ensemble des deux derniers chapitres « transforme profondément le sens de cette vie de guerrier et conduit le lecteur vers […] une réévaluation de tout ce qui précède » (p.55), et que « Balthazar découvre qu’il n’y a pas d’ennemi […], mais un emmêlement – celui de la poétique de la relation et de la créolisation – qui […] ne laisse espérer que des flux, un jeu vivant entre Éros et Thanatos » (p.56).

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