Jean-Marc Rosier aurait certes pu crier, comme Alfred de Musset dans « Rolla » : « Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux » (1833). Cependant rien de ce que la littérature, martiniquaise, ou une autre d’ailleurs, a produit avant ne lui ne doit lui donner le sentiment que l’univers des Lettres lui est interdit. La transcription du présent martiniquais dans Noirs Néons relève d’une longue fréquentation et observation de la Martinique, des habitants et de leur environnement. Elle recueille et communique l’histoire politique, sociale, culturelle et littéraire de l’île. Comment situer le jeune auteur dont le premier écrit en langue créole, An Lavi chimérik/Une Vie chimère, paraît en 1999 ?
Jean-Marc Rosier naît après les grands combats pour la reconnaissance du peuple noir et les premières revendications d’une littérature noire d’expression française. En effet, l’œuvre-programme de la Négritude, Cahier d’un retour au pays natal (Césaire : 1939), trente-sept ans plus tôt, connaît un succès incontestable parmi les peuples brimés et exploités. Les revendications qui la sous-tendent galvanisent non seulement le peuple antillais mais également l’Afrique colonisée. Franz Fanon a disparu depuis quinze ans (1961), mais son œuvre littéraire et son engagement marquent très tôt le futur romancier Jean-Marc Rosier. Ils rappellent ceux des grands combattants de la cause noire. La parution de l’ouvrage de Lilyan Kesteloot, Les Écrivains noirs de langue française : naissance d’une littérature (1963), signe, non sans difficulté, l’entrée de la littérature noire d’expression française longtemps niée dans la grande Littérature. Jack Corzani fait paraître, en 1978, La Littérature des Antilles-Guyane françaises, dont le dernier chapitre recense les trois décennies de la littérature, de 1946 à 1976 (qui est l’année de naissance de Jean-Marc Rosier). Dans ces pages conclusives, Jack Corzani se prononce favorablement sur l’avenir de cette littérature et il n’a sans doute pas été déçu par les productions critiques ultérieures comme Éloge de la créolité de Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant (1989) ou Lettres créoles : tracées antillaises et continentales de la littérature : Haïti, Guadeloupe, Martinique, Guyane, 1635-1975, de Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant (1991), qui ont fondé « la Créolité ».
Que l’auteur de Noirs Néons « descende » de ces écrivains-là est indubitable. Mais Jean-Marc Rosier qui déclare n’être pas né dans une habitation et ne pas s’attacher aux mouvements littéraires de ses aînés, se réclame d’une nouvelle génération d’écrivains martiniquais, malgré le lien à une terre commune. La question qui se pose pour nous est de préciser la spécificité et la singularité de son écriture qui veut transcrire le présent martiniquais différemment de ces prédécesseurs.
Jean-Marc Rosier : Ascendance, filiation et continuité thématique
Si par filiation on entend une transmission de la parenté, celle qui lie l’auteur d’An Lavi chimérik à ses prédécesseurs se justifie dans une procréation et une ascendance littéraires. Elle s’ancre également dans l’appartenance à un territoire et à une culture commune. Elle se veut irréversible et inaliénable, comme dans la consanguinité. Reste alors au légataire de l’héritage reçu de l’accepter ou de la renier.
Jean-Marc Rosier : une filiation naturelle
La filiation naturelle sous-entend dans ce contexte la naissance sur une même terre, l’appartenance à la même culture, à la même Histoire. Jean-Marc Rosier est l’héritier d’une tradition culturelle riche de ses luttes et de ses mouvements littéraires, sur une terre qui porte l’une des histoires les plus abominables de l’humanité. Il ne peut échapper à ses origines créoles. Alors qu’il se situe au bout d’une chaîne, son histoire épouse celle que tracent Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant dans Lettres créoles (1999).
« Le retour à soi-même réconcilié » (op. cit. : 231-272) met fin à l’errance du peuple martiniquais. La profession de foi qui se clame dans « Finale des comptes » (id. : 275) non seulement préconise l’acceptation des origines, mais prophétise également un avenir littéraire prolixe. « Maintenant, nous nous savons Créoles […] Et c’est bien grâce à la littérature que nous pourrons, par explorations concentriques, espérer trouver la trace qui mène, en haut du morne, au fond de la ravine, en bordage des villes, à la Créolité » (id.). Césaire avait déjà déclaré : « Et si je ne sais que parler, c’est pour vous que je parlerai […] Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir » (1983).
Le souci du peuple et de la terre que portent les écrivains martiniquais incombe désormais à Jean-Marc Rosier. L’engagement littéraire des aînés trouve chez lui un écho favorable et le rend digne légataire d’une ascendance littéraire qui ne peut se nier. Sa reconnaissance et l’intérêt qu’il leur accorde se manifestent dans sa parole publique, comme dans les hommages qu’il leur dédie dans les interviews et les conférences. En tant qu’éditeur, il publie « des textes relatifs à l’histoire de la Martinique, mais aussi à la micro-histoire, des biographies d’hommes célèbres comme Georges Gratiant, Henri Lémery, Camille Darsière […] Frantz Fanon... » (2012)1. Le devoir de mémoire que cultive l’auteur de Noirs Néons à l’égard des prédécesseurs s’affiche dans la présentation de la collection « Ethiopica » de Claude Ribbe :
Ethiopica, la nouvelle collection littéraire lancée aux éditions Alphée Jean-Paul Bertrand par Claude Ribbe, inaugure le premier ouvrage publié, Noirs Néons, du Martiniquais Jean-Marc Rosier […] Pour lancer Ethiopica, un nom qui évoque les Ethiopiques de Rimbaud et qui se veut hommage à Aimé Césaire, le Martiniquais Jean-Marc Rosier publie Noirs néons, une fiction ténébreuse dans un Foyal d’anticipation.2
L’auteur de Noirs Néons fréquente les aînés, parmi lesquels Aimé Césaire et Raphaël Confiant. Dans le cadre du centenaire des naissances de Césaire et de Camus, dont il a traduit une pièce (Caligula : 1944), il organise, en 2013, un colloque international en Martinique portant sur le thème : « Albert Camus, Aimé Césaire, poétiques de la révolte »3. Les relations avec Raphaël Confiant se consolident non seulement dans le choix d’écrire en créole, mais également dans une thématique proche que reflètent les titres Chimères d’En-Ville (Confiant : 1985)4 et An Levi chimérik (Rosier : 1999). Leur parenté littéraire se confirme dans l’interview de l’auteur de La Dissidence (2002). Confiant y raconte sa première rencontre avec le poète de la Négritude en 1993 :
J’ai très tardivement rencontré Césaire. Il avait déjà plus de 80 ans et c’est un jeune auteur martiniquais, Jean-Marc Rosier, qui a pris l’initiative de cette rencontre. Rencontre que j’appréhendais beaucoup, car les « “césairolâtres” » avaient caricaturé mon livre. Or, Césaire m’a accueilli comme un fils ! Un fils rebelle, mais un fils tout de même. Il m’a tout de suite lancé dès qu’il m’a fait asseoir dans son bureau de l’ancienne mairie de Fort-de-France : « Au moins vous, vous m’avez lu ! ». J’y ai vu un compliment à mon endroit et une critique voilée envers les césairolâtres (Triay : 2018).
Comment ne pas lire dans cette image d’« un fils » (Jean-Marc Rosier) accompagnant le « père » (Raphaël Confiant) chez le « grand-père » (Aimé Césaire) la relation qui rattache les plus jeunes aux aînés ? Raphaël Confiant qui préface la traduction de Caligula d’Albert Camus entreprise par Jean-Marc Rosier établit entre les générations une proximité indéniable. Et si l’auteur de Lélékou emprunte à Édouard Glissant, dont il dénie pourtant la proximité idéologique, l’expression « tout-monde »5, il lui adresse assurément un clin d’œil.
Jean-Marc Rosier distille dans les interviews, les conférences et interventions publiques6, les éléments qui le relient à ses devanciers dont il a assimilé la philosophie et les principes. Il a adopté leur regard clinique et leur sens de l’engagement. La déclaration qui ouvre Éloge de la Créolité, si elle confirme l’identité créole retrouvée, propose un cahier des charges à tout futur écrivain. Elle place le « témoignage » au cœur de l’écriture martiniquaise (Bernabé, Confiant et Chamoiseau : 1993 : 13). Noirs Néons de Jean-Marc Rosier souscrit amplement à l’idée d’écriture-témoignage du présent martiniquais.
Foyal-Martinique : espace hypothéqué et antre de la déchéance
L’horizon des Foyalais en ce début du xxie siècle semble complètement bouché. Le recours à la notion d’hypothèque ne peut que susciter de l’inquiétude. Dès l’avènement du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire (1939), le mal martiniquais7, qu’évoque Jack Corzani sous le titre « Le désarroi contemporain » (1978 : T. VI : 187-270), s’impose comme principale préoccupation des écrivains. La terre antillaise mérite de l’attention : elle doit être repensée. Près de soixante-dix ans plus tard, après les auteurs de l’Antillanité et de la Créolité, Jean-Marc Rosier réécrit le mal-être et le mal-vivre qui régissent l’espace et les êtres. D’une génération d’écrivains à l’autre, d’un mouvement de pensée à un autre, ce malaise prend des visages nouveaux. Dans Noirs Néons, le présent de la Martinique apparaît comme un funeste échec.
« On attend toujours de l’écrivain antillais un “témoignage” sur son univers et un témoignage si possible militant » (Corzani et alii. : 1998 : 163). Jean-Marc Rosier ne déroge pas à cette prescription, lui qui scrute son époque avec attention. L’exploration des « bas-fonds, les profondeurs, la ville par glissement » (Rosier in Bertrand : 2008)8 qu’il entreprend de décrire s’intéresse d’abord à la géographie physique de Foyal. S’il met en évidence les activités que propose la ville, l’hégémonie des néons sur l’espace et sa population l’interpelle. L’absence de description du cadre géographique urbain et de ses délinéaments dévoile la difficulté à distinguer le centre des communes environnantes. Pourtant le cœur de la ville se répartit en zones, dont la dangerosité dépend des activités de la population. Il est devenu propriété des nuiteux, on ne peut s’y aventurer sans risque. Si le relief reste immuable, il subit néanmoins les dommages de la surpopulation : on ne peut s’y loger décemment. Des hauteurs de Trénelle, point culminant de la cité, le regard tombe sur les bas-fonds et leur contenu. Quant à l’autoroute, elle se signale par une rumeur sourde et un grondement de tremblement de terre. La métropole martiniquaise ne se distingue finalement que par les bruits, les sons divers et les odeurs (id. : 31-32, 67). Serghe Kéclard parle de la « capitale d’une Martinique cauchemardée ».9 En effet, la première agglomération de l’île vibre comme un « caisson de basse » (id. : 99). Le manque d’un plan d’urbanisation, en dépit de quelques impasses et rues citées, ajoute au désordre ambiant et empêche de découvrir l’intégralité des lieux : l’habitat sauvage ayant précédé l’aménagement des espaces.
Les profondeurs de la ville donnent la preuve de sa vitalité. Mais elles mettent également au jour une errance générale et une zombification progressive des humains. L’espace décrit renvoie au souvenir de la ville d’Aimé Césaire. Dès les premières pages du Cahier (Césaire : 1939), « Au bout du petit matin » livre une vision apocalyptique de l’espace martiniquais. Seul le recours à une langue osée et à une métaphore crue amène mieux rendre compte de l’état de « l’autre Foyal » : « Le trou du cul de la Grande dame, si tu veux. Où tout est si étrange. La vieille ville, ses lumières, son beau monde ancestral » (Rosier : 2008 : 77). Le même discrédit frappe le paysage entier.
L’assimilation du centre urbain à une jungle de béton et de néons participe de l’ensauvagement de l’espace. Les bâtiments qui doivent témoigner de l’urbanisation du cadre de vie et raconter l’histoire de la première agglomération de l’île ne signalent que leur déchéance. La misère, constante, déjà évoquée par les écrivains de la Négritude, de l’Antillanité et de la Créolité, a changé d’aspect. Le franchissement des rues, la circulation routière ou les services des centres hospitaliers n’offrent qu’un spectacle de désolation. La décrépitude des lieux confirme la présence de mouroirs « où l’on pourrit vivant » (id. : 215) et où le suicide des patients est fortement recommandé (id. : 217), pour approvisionner les Argentins en organes humains (id. : 257). Univers clos et sales, les hôpitaux et cliniques reflètent l’image de Foyal et de toute l’île.
La ville a perdu son attraction d’antan. Sa population a transmué et la nuit se peuple de nouveaux lieux de convergence, de multiples rendez-vous nocturnes. L’abdication de l’autorité sonne le glas pour une société perdue. La cité baigne dans le désordre et l’anomie. La prohibition ne frappe ni les dealers ni les marchés de la drogue, pas plus qu’elle n’inquiète la prostitution et le racolage. Factice comme un décor de cinéma, la ville dépeinte par Jean-Marc Rosier se résume à travers les absences, et surtout d’authenticité. La seule vérité indéniable qu’elle porte prend la forme de la domination des néons. Démonstration d’une modernité imposée, sans étude préalable, les tubes lumineux essuient un échec cuisant. En effet, en tant que témoignage des innovations entreprises par les pouvoirs publics, les effets qu’ils génèrent s’opposent à leur dessein. Le paradoxe est de taille, puisque la lumière projetée transforme finalement la ville en « une jungle mal éclairée » (id. : 13).
Chronique d’une décadence humaine annoncée et violence pérenne
Les romans de la Créolité ont présenté les images de paysans arrivant en ville et venant grossir les rangs des « damnés de la terre » évoqués par Frantz Fanon (1961). La misère qui sévit dans les campagnes martiniquaises dans les années 1950-1960 oblige les populations à converger vers la métropole où elles espèrent se reconstruire. Or, le voyage entrepris ne remplit pas ses promesses. Les individus vivent ce désenchantement chacun à leur manière. Jean-Marc Rosier revient sur l’exode rural à l’origine de la marginalité d’un grand nombre : « C’étaient quand même encore des hommes, des femmes, des individus ordinaires ou bien exceptionnels. Qui marchaient au pas dans la grande drive sociale. Gradés, médaillés au mérite, citoyens, votants et imposables. Et puis voilà ! La déveine leur est tombée dessus. Elle les a foutus dans la bêtise. Un choc insurmontable » (2008 : 10).
La population de Noirs Néons ne vit plus de chimères. Elle ressemble à une masse inerte, inutile mais grouillante. Margérant représente ces intellectuels qui ont pu accéder à un métier convenable, mais qui n’échappent pas à la faillite ambiante. La fraternité qui s’instaure entre Ricardo, le vendeur de drogue plusieurs fois meurtrier, et lui témoigne d’une recherche de proximité paradoxale. Le couple insolite représente en somme la réalité foyalaise : l’incapacité à puiser dans ses origines, bien qu’appartenant à un milieu familial aisé, la force, l’intelligence et le courage nécessaires pour se sauver et sortir d’une terre frappée par l’aliénation et la fatalité. Les reproches acerbes d’un candidat à l’immigration vers les Antilles résonnent en ce sens d’authenticité :
Les Martiniquais. Tous pareils […] Des pessimistes, des alarmistes, des anarchistes, des terroristes du bonheur, tellement qu’ils sont bons à se faire la guéguerre, qu’ils ne se supportent pas les uns les autres, qu’ils vivent au jour le jour, qu’ils connaissent pas l’épargne à la française, qu’ils se dépensent, qu’ils se dépensent en casinos, exorbitants crédits, folies des belles voitures, habitués au luxe, embourgeoisés jusqu’à la moelle, ils abhorrent la contrainte. En plein dans la tourmente, ils se débattent pas trop. Ils espèrent bien qu’on les sortira de là (id. : 205).
Le portrait esquissé du Martiniquais et la généralisation de la sentence peuvent paraître hyperboliques. Cependant, ils confirment la marginalité entretenue. En effet, l’abdication des responsabilités, comme la perte du sens de la dignité humaine, signe un comportement délibéré. L’être humain se présente sous forme d’une image inversée, en dépit de quelques rares qualités observables. La logique et la morale se dissolvent dans ses actes. Les fléaux et les maux qui minent le Martiniquais ne cessent de se multiplier. Ainsi, la police rivalise-t-elle de dangerosité avec le truand, alors que les enfants des riches, comme les autres, s’adonnent à la consommation de la drogue. La dépendance à l’alcool touche une partie de la population. En somme, la fabrique des « marginaux qui errent toujours d’une folie à l’autre » (id. : 250) semble continue et la ville moderne s’est transformée en gouffre sans fond dans lequel se perdent les individus.
Le pessimisme du narrateur de Noirs Néons renvoie-t-il à celui de son créateur ? Si la question ne permet pas une réponse nette, les portraits distillés dans le roman, ainsi que l’évocation des fosses septiques ou communes où se termine la vie des Fayolais, ne trompent pas. En somme, aucune institution politique ne trouverait d’intérêt à faire émerger de son état la « marge inactive, toute la clique des errants, clodos, junkies, galériens, agités du bocal et autres macro-dépressifs » (id. : 191).
Comme ses aînés, Jean-Marc Rosier rappelle l’origine de la marginalité ambiante. Elle apparaît déconcertante. Souvent attribuées au sort, à la déveine, à la mauvaise fortune, les causes de la mise à l’écart relèvent du fatalisme contagieux qui a gangrené la population. Les caractéristiques « du bon peuple qui aime se refaire enculer » (id. : 273) ont pour origine des « rêves avortés » (id. : 22). L’attentisme, manque total d’initiative et inaptitude à l’effort, s’adjoint à la fatalité dans sa non-productivité. Or, l’immobilisme, qu’on tente de légitimer comme relevant de la condition humaine, ne peut que plonger dans le gouffre de la déchéance.
C’est donc une « humanité épave » (id. : 48), où la vie renvoie au théâtre de l’absurde, à un carnaval, qu’expose le romancier. La superstition couvre le quotidien, tandis que l’argent et le sexe condamnent l’humain à devenir « un spectacle pour l’homme » (id. : 101, 278). À l’indolence qui caractérise le peuple s’ajoutent l’hypocrisie des uns, l’ironie et le cynisme autres. Le récit dénonce une « illusion de société » (id. : 277) où l’ennui, le dégoût de soi et l’envie d’en finir avec la vie se déclarent à chaque page. En effet, l’amour, comme source d’épanouissement et d’évasion, a perdu sa signification dans la capitale martiniquaise. On n’arrive non plus à échapper à l’appel qui dicte la destruction de tout sentiment noble et sincère. La conviction que « la vie à force d’être molestée devient difforme à la vue » (id. : 278) s’installe, amplifiant le mal-être général. Pourtant, le désir de vivre domine le malheur. Entre la répulsion éprouvée et l’ennui, la mort n’apparaît pas comme une solution efficiente. Personne ne veut mourir ni se suicider. Reste alors un exutoire : la violence sous toutes ses formes.
Elle est souterraine, mais réelle et funeste. Jean-Marc Rosier évoque la violence qui sévit à l’époque de la rédaction de Noirs Néons : « Ma petite enfance semble loin du temps que nous vivons aujourd’hui, je suis enseignant, mais je ne me reconnais pas, nous sommes loin de ce que j’ai connu. Le temps d’aujourd’hui est plus violent, moins tolérant, plus dur, une violence latente, mais présente ce que la littérature post-créole donne à voir, en l’amplifiant, car cette violence on ne la voit plus ! »10 Plus insidieuse, l’omniprésence du néon traque davantage les individus qu’elle ne leur permet d’affronter la nuit. Les effets néfastes qu’elle produit sur eux et sur leur environnement semblent irréversibles. Quant à la nature, de plus en plus agressive, elle n’épargne pas le Martiniquais.
Dans un univers assailli par de nombreuses offensives, la nocivité des phares de voitures et des panneaux publicitaires ébranle en effet les corps et les cerveaux. L’effet qu’ils produisent préfigure l’anéantissement de l’espèce humaine. Les individus portent en eux-mêmes des accès pathogènes qui explosent dans leurs faits et gestes quotidiens. Les propriétés attribuées aux mains, « qui vendent, encaissent, frappent, défigurent, tuent assurément dans la nuit blanche » (id. : 23), bousculent la raison et déconcertent. La barbarie instaure une ambiance de terreur, l’alimente et en multiplie les formes. Les coups donnés ou reçus confirment l’atmosphère de terreur qui règne. « Savoir tuer et (de) tuer facilement » (id. : 88) s’érige en règle et légitime tout acte meurtrier. Aussi, assassine-t-on sans scrupule et de sang-froid. Les meurtres sont parfaits, puisqu’on ne retrouve ni les corps ni les auteurs. Tout espace, tout événement, tout être, est à même de produire sa part de violence ou de la subir.
Qualifié d’« univers des durs » (id. : 127), le monde décrit par Jean-Marc Rosier se distingue par sa cruauté. Les exactions policières se multiplient autant que les rudes brimades que subissent les prostituées. Les relations entre hommes et femmes ne trouvent leur légitimité que dans la violence, alors que tout espace se présente comme un foyer de stimulation de la cruauté. Paradoxalement, les institutions, dont la fonction consiste à inculquer des comportements mesurés et du respect, arborent la même barbarie.
Cri de désespoir, roman de dévoilement qui confirme l’engagement de l’auteur, Noirs Néons porte une interrogation existentielle. Il exprime un inquiétant constat face à la dépravation des mœurs chez les adultes comme chez les jeunes pour lesquels la transgression des tabous et des interdits agrémente la banalité quotidienne. L’ambiance délétère décrite suscite la peur. La sauvagerie observée atteint les animaux. La scène de viol dans laquelle une chienne se fait agresser par une meute (id. : 78-79) montre l’acuité du regard du romancier. Le spectacle qu’elle propose renvoie, par mimétisme, au comportement bestial des humains.
Jean-Marc Rosier présente l’espace hypothéqué de Noirs Néons dont la population dépérit sous l’emprise11 des néons de la modernité. Monde en pleine déréliction, la ville est plus que jamais un univers déstructuré et sans repères. Le Martiniquais semble avoir perdu lui aussi ses marques, sa dignité et la foi en l’avenir. Ce ne sont plus la race ni la civilisation noires qu’on doit sauver, mais la Martinique et sa population. L’En-ville des écrivains de la Créolité s’est mué en un monstre redoutable. La modernité a montré ses limites. Les préceptes des aînés ne répondent plus aux attentes de la nouvelle société. Comment décrire désormais le présent martiniquais du début du xxie siècle ?
Prise de distance et affirmation d’une « écriture totale »
Si Jean-Marc Rosier est resté fidèle à la thématique de ses prédécesseurs, à savoir l’univers créole, il définit cependant sa position d’écrivain martiniquais en répondant à la question : « Pourquoi réfutez-vous être en rupture avec le mouvement de la créolité » ? « C’est générationnel ! Il ne s’agit pas de s’inscrire en rupture avec le mouvement de la créolité, mais je ne m’y attache pas. Je ne suis pas né dans l’habitation, mais avec la télévision d’où mon écriture qui s’éloigne du mouvement de la créolité. Sans être glissantien, je suis tout-monde »12.
Prise de distance pour une nouvelle approche de l’univers créole
Les rappels de l’auteur ne souffrent d’aucune ambiguïté. Il appartient à sa génération qui, cependant, vient après tous les mouvements qui ont fondé la littérature et les doctrines littéraires antillaises. Elle reste l’héritière de cette période. Dès les premières lectures de Noirs Néons, les critiques s’accordent à reconnaître chez le romancier des pratiques d’écriture et d’approche thématique qui le placent dans de « Nouvelles écritures » et dans la postcréolité13. Pour Robert Piccamiglio, le roman de Jean-Marc Rosier apporte un souffle salvateur à la littérature martiniquais : « Noirs Néons, de la vraie littérature donc. Ce qui est plutôt rare par les temps qui courent. Je veux dire par là qu’au moins ce bouquin on l’oublie pas sitôt la dernière page refermée. Et moi j’aime les livres comme ça qui continuent à vous poursuivre longtemps. »14
La postcréolité de Jean-Marc Rosier le situe au-delà de la démarche initiée par les aînés comme un « dépassement de la Négritude telle qu’elle avait été proclamée notamment par Aimé Césaire (1939) et de l’Antillanité » d’Édouard Glissant (1981) (Bernabé : 2012 : 15). Elle évoque un univers « autre », le sien, qu’une modernité paradoxale, imposée et mal orientée, a transformé en jungle. La réalité que dévoile l’auteur de Noirs Néons révèle le recul absurde de la Martinique et de ses habitants. Elle accuse un décalage effrayant par rapport aux propos de Jean Barnabé : « les valeurs de l’humanité définissent l’humanisme, tout comme les valeurs de la créolité définissent un humanisme créole » (Art. cit. 36). La difficulté à poursuivre les idéaux de la Créolité s’impose d’emblée dans un monde en dislocation, assujetti aux aléas d’une politique mal pensée et d’un progrès aux effets pervers. Le présent martiniquais se lit comme une somme d’effets néfastes, résultant de projets déshumanisants et de réformes inadaptées.
Le regard clinique que pose Jean-Marc Rosier sur son temps se double d’une volonté de déconstruction et de démythification. La société qu’il décrit vit une crise profonde à l’origine de la fragmentation et de la fragilisation des identités. La politique d’urbanisation, la gestion du social et de l’éducation des jeunes entérinent le fiasco des décisions prises par les autorités, tant au niveau local que celui de l’État. Ces faillites confortent l’idée d’une écriture de la postmodernité chez le romancier. Aussi, les dommages que subissent les individus et que recense Noirs Néons trouvent-ils un écho dans la description de l’homme moderne de Claude Tapia :
L’on pourrait interpréter la modernité comme un mouvement porteur d’une négativité œuvrant à son propre dépassement ou, symétriquement d’une positivité travaillant transitoirement à sa déconstruction […] Le sociologue Alain Ehrenberg dresse (2010), pour sa part, un portrait calamiteux de l’homme moderne décrit comme dépressif, soumis à des addictions diverses, exposé à des souffrances psychiques, définitivement pessimiste quant à l’avenir et à l’évolution de la qualité des rapports sociaux, enfin condamné à choisir dans la solitude et l’insécurité, sa propre vie » (2012 : 16-17).
Noirs Néons s’impose comme une écriture de protestation et de dénonciation. Il vient contester le bilan général de l’innovation des cités dressé par ceux qui l’ont présenté comme positif. Le projet politique et social que portaient la Négritude, l’Antillanité et la Créolité semble avoir perdu son sens dans l’univers délité de Foyal. L’être humain, profondément perverti, ne se projette plus dans l’avenir face à un horizon complètement bouché.
Riche d’une culture et d’une littérature régionales et internationales15 florissantes, Jean-Marc Rosier recherche l’immédiateté de la parole, celle qui doit être portée par une écriture prompte, par un style vif et direct. Le choix de l’ouverture in medias res de Noirs Néons place le verbe en situation de performance et confirme le refus d’un incipit classique. La soudaineté de la parole qui surgit d’emblée dans le récit avertit de la volonté d’installer les personnages dans l’imminence de l’action. L’érection de la parole directe, à l’instar du prologue de Les Ténèbres intérieures (Rosier : 2014 : 9), suggère pourtant une attente :
Rien d’autre à faire dans la nuit blême qu’attendre que des profondeurs de la ville remonte la horde des junkies, qu’il m’a dit un soir Ricardo le dealer sous les néons. L’un après l’autre, leur fourguer la lumière. Autrement, ils se saignent à en crever, de la fantasmer au délire, la dope. Ils s’impatientent à l’attendre, leur tour. À cause qu’ils contrôlent plus rien dans leur tête. Encore moins leur corps. Et qu’ils enragent, à force, à te l’enfoncer, la lame, bien profondément dans la viande… (id. : 9)
Attente et violence, qui obligent pourtant à des comportements antinomiques, se succèdent, car toute tergiversation ou situation d’expectative génère de l’irritation. L’attente ne prend fin que dans le renouvellement d’actes délictueux.
La parole directe que recherche Jean-Marc Rosier prend tout son sens dans le principe dialogique (Todorov : 1981). La multiplication des personnages qui peuplent Noirs Néons établit la polyphonie énonciative dans un débat contradictoire. Le dialogue domine le texte, tout comme dans Les Ténèbres intérieures. Mais dans le premier roman, le verbe appartient au peuple. Malheureusement, le verbe du peuple se dissipe dans des atermoiements stériles. Néanmoins, la fiction au cœur de laquelle s’installe la plurivocité rappelle la diversité et la complexité du présent martiniquais.
Alors que le narrateur principal ouvre le texte, Jean-Marc Rosier choisit ce moment pour procéder à l’éclatement de l’incipit classique. Les données spatio-temporelles se distillent dans le compte-rendu du narrateur où elles se reconstituent. Le romancier décide d’une autre transgression par rapport à l’écriture romanesque habituelle : il opte pour la fragmentation, procédé connu dans les essais. La discontinuité narrative s’impose en effet dans Noirs Néons comme un refus, celui d’une syntaxe et d’une narration qui s’épuisent en détours inutiles :
Dans Noirs Néons, la narration est fragmentée et la syntaxe bousculée, mimant l’errance intellectuelle, mentale, physique des personnages au premier rang desquels se trouve Jonas, le narrateur – travaillé par les images cinématographiques – et son double narrataire, Monzigue. Le lecteur est promené, mieux, emporté par un flux narratif syncopé, à la manière d’un rap, d’un flow de slam, dans les bas-fonds de Foyal à la rencontre d’une humanité en déshérence (Kéclard : 2013).
L’écriture rosiérienne mime la société martiniquaise dont elle dévoile les arcanes. Le roman, porté par la parole et la langue, invite à l’écoute. L’émotion qui imprègne Noirs Néons investit également Les Ténèbres intérieures. Elle naît des thèmes évoqués certes, mais elle dépend surtout de la sensibilité avec laquelle le romancier aborde les sujets qu’il traite. L’influence de Céline ne souffre aucun doute dans cette écriture : le texte doit « prendre de court les défenses psychiques et la vigilance rationnelle du lecteur. Cette écriture s’avoue terroriste » (Bellosta : 1987 : 396). La fragmentation, en tant que rupture de la syntaxe et de la narration, procure concentration, énergie et force au discours (Darmon et Delon : 2006 : 775).
Noirs Néons se veut une intrigue ouverte, une narration des possibles. La multiplication des identités du personnage principal pose la question de son statut. S’il incarne une diversité des points de vue, son existence romanesque oblige à reconsidérer sa fonction dans le sens où le conçoivent Vladimir Propp (1973) et Gérard Genette (1972). Le roman ne raconte ni la vie ni l’histoire de son auteur. Le rôle du narrateur omniscient équivaut à celui d’un médiateur, qui rend compte des faits et paroles des autres. Or, le discours personnel déborde cependant le texte.
Jean-Marc Rosier crée ainsi un personnage multifonctionnel qui occupe toute l’économie de Noirs Néons16. Jean-Pierre Arsay explicite la complexité de cette nouvelle fonction à partir de sa lecture des Ténèbres intérieures :
Comme dans Noirs Néons, certains personnages des Ténèbres se sont dédoublés, appariés, étrangement confondus […] ou inversés tels ceux du jeu de cartes, gémellité et antinomie constituant les motifs récurrents chez l’auteur. Jonas est, tout au long de l’histoire, interpellé par une voix que l’on devine comme sa propre conscience, son double extra-lucide qui le vouvoie […] Et alors que le « je » du narrateur s’inscrit dans le passé, le « vous » le ramène au présent (2014).
La nouvelle approche du rôle principal confirme la singularité de l’écriture rosiérienne et son entreprise de déconstruction du roman traditionnel. La fiction qu’il préconise accorde une place privilégiée à son lecteur et lui aménage un pacte de lecture accessible (Haddad dans Moreau : 1992 : 263). En effet, le discours direct qui fait office d’incipit agit comme une invitation lancée à quiconque s’engage dans la lecture du roman de Jean-Marc Rosier. Mais à quelle langue et à quel style doit recourir dès lors le romancier pour évoquer une « Martinique cauchemardée » ? (Kéclard : 2013 : 4).
Pour l’auteur de Noirs Néons, seuls la langue-projectile et le style bas permettent de décrypter efficacement la vie des bas-fonds et d’en décrire l’infortune. En effet, le désir de révéler le vécu de l’univers désenchanté de Foyal nécessite certes l’engagement, mais oblige également à une parole et un style authentiques. L’écrivain, « en situation »17, ne peut atténuer ni couvrir indéfiniment les tares et les défauts érigés en valeurs. La verdeur langagière et stylistique, issue d’alliances de mots et d’oxymores, se justifie dans la situation qui prévaut. Le romancier en légitime le choix du vocabulaire et du style :
Il fallait trouver un type d’écriture en place avec cette nouvelle réalité et l’écriture syncopée {Noirs Néons} y parvient magnifiquement. Écriture syncopée, éclatée, portée par une langue, elle aussi différente de celle de la Créolité, à la fois plus francisée, car nourrie de l’apport de l’argot des banlieues hexagonales, mais aussi des parlers de la Caraïbe à savoir l’anglais et l’espagnol suite à l’installation d’importantes populations immigrées (Rosier dans Stampfli : 2008).
La liberté créatrice de l’auteur se saisit de l’actualité et de l’atmosphère ambiante. Elle puise sa force dans la suggestion et l’amplification. Concomitamment, elle devient dévoilement et réquisitoire. Noirs Néons abolit les frontières entre les genres littéraires, s’autorise l’enchaînement des tonalités littéraires, afin d’instaurer une libre circulation de la parole et des proximités possibles. En effet, l’écriture rosiérienne rend compte de « l’imaginaire du divers. Le contrat des possibles. Le roman est un univers sans frontières, il faut croire en cette grande idée de briser des murs génériques dans le roman. C’est le lieu de la relation et du relaté » (Rosier : 2014, interview réalisée à la parution de Les Ténèbres intérieures)18. Aussi, l’abandon d’une langue d’imitation se justifie-t-elle également dans la volonté de rendre compte du présent martiniquais et de le dépeindre fidèlement. En effet, seul l’univers exploré décide du langage, de l’agir et des croyances des individus (Interview ci-dessus citée). Le romancier « revendique la liberté de jouer avec les événements au gré des jeux de mots, des rapprochements de toutes sortes » (Viart et Vercier : 2008 : 31).
En somme, Noirs Néons se révèle d’une étonnante efficacité dans sa construction hybride. Conçu comme une traversée de textes, de genres et de tonalités littéraires, le roman rosiérien confirme la singularité d’une écriture qui se veut une somme de ce que porte la Littérature. Jean-Marc Rosier aspire à une « écriture totale »19. Or la « totalité » ne peut se concevoir que dans l’interaction du lisible et du visible, par l’introduction des arts dans le littéraire.
Intermédialité et hybridité ou la recherche d’une identité littéraire
Les rapports entre la photographie et la littérature se sont régulièrement consolidés. Les deux arts se veulent désormais complémentaires (Gouritin : 2009 ; Montier et alii : 2008). Jean-Marc Rosier saisit l’opportunité d’une possible interaction entre deux modes d’expression. Il est lui-même photographe et la première de couverture de Noirs Néons confirme d’emblée l’immixtion recherchée. L’image initiale s’appréhende immédiatement comme un discours. En effet, elle présente, dans l’étagement des habitations, les formes et les couleurs, et en dévoile, sans équivoque, le désordre ambiant. Seule photographie du roman, elle remplit sa fonction paratextuelle. Alors que l’absence d’images reste patente dans le récit, leur évocation le remplit. Les représentations visuelles attendues ont cédé leur place à l’ekphrasis et sont devenues lisibles, comme le texte narratif lui-même.
La performance du romancier aménage un espace diégétique considérable à des images que décrit le photographe, mais qu’on ne peut voir. Cette vacuité picturale n’en complète pas moins la démonstration en cours. Les clichés commentés et interprétés créent, dans une mise en abyme, une nouvelle fiction. Ils expriment un passé révolu dont l’impact sur la narration première travaille, comme une écriture surréaliste, à la superposition des temps, des espaces. Jean-Marc Rosier, qui érige la caméra en un troisième œil (Rosier : 2008 : 108), entend ainsi saisir toutes les nuances du divers20. La démarche du romancier qui simule la transformation de l’humain procède du transhumanisme, afin de toucher à la monstruosité de toute chose dont les performances inégalables suscitent terreur et angoisse. Noirs Néons superpose en outre deux visions des sujets et des objets ciblés : celle du reporter derrière sa caméra et celle que communique le regard du narrateur. Les deux représentations de la même entité reproduisent un univers situé entre le réel et la fiction. L’écriture rosiérienne accapare l’interstice entre le brouillage et la confusion créée pour faire éclater la réalité du présent. Dès lors, photographier les êtres et les choses consiste à les rendre réels et à extirper l’humain du néant (id. : 63), car « seule l’image est réelle. Authentique, contrefaite, ça n’a pas d’importance. Simplement réelle » (id. : 36).
Le choix de la fusion des genres et des arts qui préside à la conception de Noirs Néons relève du désir d’une « écriture totale ». Leur insertion dans le texte le légitime. Le recours aux films européens et américains, à leurs personnages et leurs dialogues, participe également de la polyphonie énonciative. Il conforte la présence du dialogisme et de l’intermédialité dans la construction romanesque rosiérienne. Fonctionnant comme de rapides rappels à la mémoire, les extraits cinématographiques relèvent de l’intertextualité. Ils ratifient la présence d’autres univers et arts dans l’œuvre de Jean-Marc Rosier, mais consolident aussi le regard et l’interrogation soutenue de l’auteur sur l’humain. Le recours à la peinture, rapidement évoqué, laisse à un dernier art sonore, le slam, toute la gestion rythmique du texte21. Les sonorités et le rythme clamé rattachent Noirs Néons aux genres de l’oralité urbaine. Ils le classent parmi les romans poétiques, aptes à mettre en mots les images d’une société en déréliction.
Noirs-Néons apparaît comme un roman expérimental, un roman laboratoire dans lequel les connaissances et les expériences sont en fusion. La description du vécu martiniquais se révèle ainsi dans une conjugaison et un arsenal de moyens d’expression. Le premier roman rosiérien porte la thématique du malaise d’une île. Aussi, le cri que pousse le romancier et qui résonne en écho à celui des cales (Chamoiseau et Confiant : 1999) ne peut-il mieux s’entendre qu’une fois renvoyé par une autre écriture : la nouvelle fiction.
Noirs Néons : des thématiques galvaudées pour restaurer la fiction
Si la ville postmoderne apparaît comme le principal thème de Noirs Néons, l’hypothèque qui frappe l’espace martiniquais apparaît comme un héritage de l’esclavage, de la colonisation et l’exploitation. Depuis Césaire et la Négritude, l’émancipation des humains et l’aménagement du cadre de leur vie constituent la préoccupation des hommes politiques et des écrivains. Si certaines innovations et constructions prouvent une action menée par les décideurs de la cité, le spectacle apocalyptique que retranscrit Jean-Marc Rosier annonce tantôt l’insuffisance, tantôt l’inefficacité de cette action. Il expose le décalage entre l’entreprise de la modernisation et ses résultats. L’aménagement de l’espace urbain est un leurre qui justifie l’origine d’une population déracinée et sans repère. L’homme semble avoir perdu non seulement la maîtrise de lui-même, mais aussi celle de son environnement.
Le romancier s’est engagé dans une écriture de l’anticipation et de la démesure. Quand il évoque la Martinique du futur, il la présente comme un espace de la disproportion. La figure de l’anticipation désigne les bas-fonds comme un hors-monde, abritant une population compacte et confuse. L’image d’opacité et de désordre convoque celle d’une surpopulation qui garantit le mal-vivre. L’état de zombification des habitants, devenus des « noirs néons », apparaît contagieux et bien étendu. Noirs Néons, comme Star Wars auquel se réfère Jean-Marc Rosier, amateur de cinéma, dépeint un espace dont les multiples failles étayent les accusations contre les entreprises de transformation de l’île. L’univers des bas-fonds, réellement et symboliquement enterré, a toutes les allures d’un enfer d’où ne sortent que des « morts debout » (id. : 9) que toute humanité a quittés.
Le choix de la nuit comme temps propice de l’intrigue accentue le brouillage des choses et des êtres. La confusion recherchée par l’auteur simule celle d’un monde que la vérité a abandonné. Jean-Marc Rosier multiplie les séquences hallucinatoires dans son récit. Qu’elles dépendent de la consommation de drogue ou qu’elles mettent en évidence l’acte volontaire du corps médical de faire perdre la raison aux patients, elles sont symptomatiques d’une folie latente.
L’univers fantastique rosiérien surgit également du gigantisme, de la démesure et l’amplification. Le romancier le confirme : « Ce n’est pas Fort-de-France, c’est Foyal et Foyal est une entité urbaine, hallucinante et galopante. C’est réaliste, mais c’est aussi projeté. Il y a de l’anticipation comme le tram. J’utilise la démesure, j’amplifie l’état de la ville » (Rosier, dans Bertrand : 2008). Voguant ainsi entre le réalisme et le fictionnel, l’auteur subvertit les anciennes pratiques de l’écriture romanesque qui en distinguait les genres. Il déconstruit le roman classique, inapte désormais à offrir une lecture plus actuelle du monde.
La liberté d’écriture que s’octroie en somme Jean-Marc Rosier vise « une littérature de l’imaginaire, provocatrice et aventureuse » comme le préconise Hubert Haddad (Veret : 2013). En effet, en inversant le processus habituel du réel à la source de la fiction, l’auteur de Noirs Néons s’inscrit dans une nouvelle démarche, celle de l’imaginaire qui, baignant dans le réel, s’affranchit d’une littérature sclérosée dans des normes et des prescriptions incapables de porter du sens. Le roman et la littérature classiques peuvent-ils exprimer le mal antillais, et martiniquais en particulier ? Ils ont en effet cessé de refléter le monde et les assauts que lui imposent à la fois une modernité déchue et un regard incompétent à atteindre le peuple des bas-fonds. D’où le cri enthousiaste de Robert Piccamiglio : « Noirs Néons, de la vraie littérature donc. Ce qui est plutôt rare par les temps qui courent. »22
Le renouvellement de la fiction qui intéresse Jean-Marc Rosier s’inspire des travaux de Jean-Luc Moreau. Promoteur de la Nouvelle Fiction, des Essais sur l’art de la fiction (Stevenson : 1877 et 1894), il reproduit une définition déterminante de la littérature selon Henry James :
La littérature est en quelque sorte reconduite à son origine, à « “ce simple mystère, raconter une histoire” » pour citer Henry James. Ce qui signifie qu’elle ne saurait servir la fiction, n’ayant plus rien à proposer qu’elle manque de codes, de lois, ou de théories à imposer. Car la référence n’est pas le texte écrit, mais la fiction elle-même, et il faut bien au contraire veiller à ce que la littérature ne se dresse entre le lecteur et le roman, la nouvelle ou le conte. C’est ce renversement qui caractérise en au premier chef la Nouvelle Fiction (Moreau : 1992 : 19).
Pour Jean-Luc Moreau, les écrivains initiateurs de la nouvelle fiction23 « n’ont jamais recherché l’originalité pour elle-même, ils ne se sont donc jamais souciés de faire dans le “‘neuf” ou le “nouveau ». Mais d’elle-même leur pratique littéraire apparaît comme nouvelle par rapport à celle de notre époque » (op. cit.). Jean-Marc Rosier semble suivre la même démarche, même s’il a subi d’autres influences qui ont contribué à sa prise de libertés par rapport au roman traditionnel.
Noirs Néons expose de manière abrupte la désolation de la ville et la déshumanisation de l’humain dans une écriture qui s’impose ses propres modalités. Il saisit Foyal comme une « réalité nouvellement inventée, nouvellement ouverte »24. La nouvelle écriture explose les limites du roman et la réalité devient subséquente à la fiction. L’abandon de la bienséance au profit du dire vrai consacre la rupture avec les carcans romanesques. Ainsi, la société urbaine, le vécu des habitants et la peinture de l’environnement peuvent-ils se laisser appréhender dans l’immédiateté de la parole. Hubert Haddad explique ainsi le rôle de la « fiction proprement dite dans une œuvre de fiction » (Moreau : 1992 : 263) :
Il y a immédiateté de la fiction. Le jeu et la mise en abyme ne sont jamais avoués. Le lecteur doit d’abord entrer avec moi dans l’affabulation, être pris par la dramatisation, l’effet de lanterne magique indispensable. Alors seulement, il m’est possible de jouer, de questionner la fiction, de dédoubler secrètement l’écriture pour lui donner son fond métaphysique. Mais je ne sors pas du livre pour aller ennuyer le lecteur avec des problèmes de langue et d’épistémologie de l’imaginaire (Haddad in Moreau : 263).
Jean-Marc Rosier invite lui aussi à la spontanéité que propose un tel contrat de lecture. En effet, entrer dans la lecture de Noirs Néons revient à répondre à l’appel du narrateur, sans autre choix que celui d’adhérer à l’histoire qui est contée.
En somme, le désarroi diagnostiqué dans le roman antillais et martiniquais de la première moitié des années 1970 a transmué dans les années 2008, moment où paraît Noirs Néons. Non seulement l’En-ville est devenu Foyal, mais les romanciers de la nouvelle génération se retrouvent également face à un monde abusé et désabusé. Jean-Marc Rosier prend ses marques avec la Créolité et les mouvements littéraires de ses aînés. Son monde l’intéresse. Son époque « l’interpelle ». Les innovations entreprises n’ont pas tenu leurs promesses. Le désordre qui en résulte et impulse l’écriture rosiérienne le situe dans la postcréolité. La conviction que la mise au jour de la dépravation et de la dégradation néfastes de la postmodernité reste une nécessité pour espérer un avenir meilleur l’habite. Ainsi, Noirs Néons, comme An Laviez chimérik ou Lélékou, résonne-t-il de ce cri déjà lancé et entendu par le passé.
L’écriture rosiérienne se veut « totale » et assumée. Noirs Néons s’affirme comme représentation des nouvelles écritures martiniquaises et antillaises. Jean-Marc Rosier a adroitement esquivé le roman classique aux normes figées et étroites, incapables de porter l’intensité et la densité de l’univers à saisir. Le romancier saisit, dans le renouvellement de la fiction, la liberté de déconstruire les mythes25 qui ont longtemps entravé l’expression d’une véritable émotion. En effet, l’abord du présent martiniquais exige le renouvellement de sa quête : une conjonction des arts, plus apte à reproduire le réel et à en restituer l’authenticité.