Introduction
Près de trente ans après la parution d'Éloge de la Créolité1, le concept promu par Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant continue d'alimenter un mouvement et bien des débats. Les voix s'élevant contre n'ont pas manqué. Notre propos ici n'est pas de nous étendre sur la véhémence de certaines, reprochant, par exemple, aux œuvres des créolistes de satisfaire davantage la soif d’exotisme d’un lectorat occidental qu’à défendre une identité antillaise plurielle2. Mais nous constaterons que des critiques3 et des écrivains4 de tous bords se sont prononcés pour soulever certains paradoxes dans la démarche idéologique des signataires qui prônent une ouverture pluriculturelle sans parvenir à sortir d’une vision dichotomique métropole / périphéries. Nous ne nous risquerons pas ici à prendre un parti, mais nous proposons plutôt d’observer le parcours d’écrivains antillais d'une génération récente, qui ont fait le choix de ne pas suivre la vague créoliste5.
Il s’agira plus exactement d’observer non pas les voix antagonistes mais celles des successeurs de la créolité qui reconnaissent un certain héritage tout en souhaitant aller au-delà. C'est le cas d'Alfred Alexandre, de Jean-Marc Rosier et de Frank Salin, dit Frankito – trois écrivains antillais qui tiennent à être distingués des auteurs créolistes sans pour autant se considérer comme “anti-créolistes” : ils reconnaissent leur influence mais sont manifestement à la recherche de nouveaux ancrages plus urbains, plus actuels. La question que nous nous posons est alors la suivante : peut-on voir se profiler – sinon une nouvelle école – du moins une nouvelle mouvance littéraire antillaise ?
Jean Marc Rosier est traducteur et dirige une maison d’édition franco-créolophone. En tant qu’écrivain, il s’est illustré dans la poésie6, le théâtre7 ainsi que le roman en français8 et en créole9. L’une de ses œuvres majeures est Noirs néons, un roman publié en 2008 dont les thèmes récurrents sont l’urbanité, la déshumanisation et l’ennui. Ce roman propose de suivre l’enquête de Jonas, un journaliste qui explore les bas-fonds des nuits urbaines foyalaises.
Quant à Alfred Alexandre, outre son dernier roman10, nous retiendrons sa trilogie foyalaise composée d’un roman, Bord de Canal11 publié en 2004 et gratifié l’année suivante du prix des Amériques insulaires et de la Guyane, de La nuit caribéenne12 une pièce de théâtre composée en 2007 et d’un roman poétique, Les villes assassines13, publié en 2011. Son œuvre dresse un panorama à la fois sombre et poétique de la vie dans les bas quartiers foyalais où « Le canal dessinait une frontière, une saignée d'eau gluante, entre le reste de la ville et notre bout de monde, et ils étaient rares, de l’autre côté de la vie, à enjamber le pont pour se risquer, même en plein jour, sur notre territoire » (Alexandre 2004, 9).
Nous nous référerons également à l’auteur guadeloupéen Frank Salin, dit Frankito. Il est à la fois romancier, dramaturge (il est l’auteur de la première pièce de théâtre en langue créole, présentée à la Comédie Française : Bòdlanmou pa lwen, 2005), journaliste spécialiste de la Caraïbe et de l’Afrique, et réalisateur. Son documentaire L’Appel du tambour (Trace TV/Palaviré Productions, 2009) a été programmé dans plusieurs festivals. En tant que romancier, il a publié Pointe-à-Pitre-Paris14 en 2000, L’homme pas Dieu15 en 2012, qui a été gratifié du Prix Carbet des lycéens 2013 et Le grand frisson16 en 2017.
Alfred Alexandre et Jean-Marc Rosier, ont tous deux été qualifiés par la presse d’écrivains “post-plantationnaires”, d’écrivains de la “post-créolité”17, cependant, les intéressés rejettent ces étiquettes jugées réductrices voire déformantes18. En effet, Jean-Marc Rosier estime que l’idée “post-plantationnaire” renvoie à un moment de l’histoire qui a “désapparu” pour reprendre le néologisme glissantien. Autrement dit, la plantation dans l’œuvre de Jean Marc Rosier « ne disparaît pas, elle a “désapparu” »19. C’est une période fondamentale mais, étant né à la fin des années 1970, il ne l’a pas vécue, il ne se sent pas issu du même univers, il ne ressent pas la nécessité de rappeler dans son œuvre le passé plantationnaire de l’île, il se définit plutôt comme un écrivain de l’“urbanité”20.
Alfred Alexandre a précisé lui, dans un entretien réalisé en mai 2012, que « dès le départ, on a construit une opposition entre [ses] textes et la créolité, comme s’il s’agissait d’un projet de déconstruction de la créolité alors que ça n’a jamais été ça et c’est d’autant plus inexact qu’ [il s’] appuie sur des outils qui ont été posés par les écrivains de la créolité […] »21.
Quant à Frankito, il est reconnaissant envers l’héritage légué par les écrivains de la créolité. On lit cette reconnaissance dans son œuvre romanesque, notamment au travers d’un dialogue entre deux personnages antillais dans Pointe-à-Pitre-Paris. Ce dialogue est fait de résonances métalittéraires autour du mouvement de la créolité : « La créolité a quelque chose qui me plaît : c’est un concept pacificateur. En exprimant notre diversité et en essayant de valoriser notre métissage, elle a pour but de réconcilier toutes les parties de notre être et de notre population. » (Frankito 2000, 89)22. Ces références laissent entendre que l’auteur ne se positionne pas en rupture avec la créolité. C’est en ayant en tête son héritage culturel qu’il propose de nouvelles compositions23.
L'héritage créoliste
L'inventivité langagière
Il y a bien un héritage transmis par les écrivains de la créolité, des outils récupérés par Alfred Alexandre, Frankito et Jean-Marc Rosier. L’emprunt qui paraît le plus évident à la première lecture est d’ordre langagier. En effet, Alfred Alexandre, Frankito et Jean Marc Rosier ont le même rapport à la langue que Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, ils procèdent à la même créolisation de la langue française.
Pointe-à-Pitre-Paris de Frankito présente un émigré guadeloupéen venu faire ses études à Paris. Sa langue et sa culture créoles constitutives de son identité le suivent tout du long du roman ponctué d’interjections24, de proverbes créoles25 et d’expressions fusionnant sa double culture franco-antillaise. Il est par exemple question d’un « globe-coqueur » (Frankito 2000, 56) mélange de l’expression globe-trotteur et du verbe coquer signifiant forniquer. Un peu plus loin les personnages s’adonnent au « zouk-saucisson » (Frankito 2000, 98). L’expression mêle musique antillaise et gastronomie française. L’imbrication des langues est même travaillée sur un plan plus poétique chez Frankito avec le rapprochement du créole et du français par des rimes communes : « — Normal ! Comme un maréchal sans cheval qui sous une pluie hivernale, après une bacchanale infernale, debout sur une roche bancale, trempe son long kal sans poils dans le frais d’un banal canal de Petit-Canal. Tu vois, je tiens une forme phénoménale, alò timal pa fè kouchal, vin ba boug a-w on pal » (Frankito 2000, 55).
Les créolismes sont également bien présents dans l’œuvre d’Alfred Alexandre où les personnages « drivaillent » (Alexandre 2004, 109) et « doucinent » (Alexandre 2011, 83). Le narrateur de Bord de canal nous apprend qu’ « Anglophones, hispanophones, créolophones ou francophones, tout ce que la Caraïbe comptait de traîne-misère était venu échouer sur le Bord du Canal » (Alexandre 2004, 15). Pour retranscrire la vie de ce quartier bouillonnant, Alfred Alexandre a en toute logique fait le choix du multilinguisme et des néologismes créolisés prônés par les écrivains de la créolité.
Jean-Marc Rosier reconnaît aussi avoir été influencé par l’inventivité scripturale des créolistes, au point qu’il lui a fallu travailler son style pour trouver sa propre écriture démarquée de celle de Raphaël Confiant. En témoignent ses propos sur son travail d’écriture confiés lors d’un entretien réalisé en mai 2012 :
Mon livre Noirs néons, je commence à l’écrire en juin 1999. En juin 1999, j’écris une première version de mon livre, entre-temps il y en a eu sept, et je pense qu’il y en aura encore une autre peut-être plus épurée. Je vais vous dire pourquoi il y en a eu sept, parce que je cherchais mon langage. Si un jour vous lisez la première version, vous allez voir que c’est très créolité, complètement influencé. J’écrivais sur un cahier, je l’ai retrouvé un jour et je me suis dit, tiens, j’écrivais un peu comme Confiant. Et quand je m’en suis rendu compte, j’ai réécrit. Et je cherchais une langue pour traduire ça, la ville. […] C’est une langue qui se voulait en rupture complète avec l’esthétique de la créolité26.
Ne se contentant pas d’un rôle d’épigone, Jean-Marc Rosier a cultivé son propre style. Cependant, son œuvre n’en est pas moins émaillée de créolismes conçus à la manière des écrivains de la créolité : On retrouve dans Noirs Néons des expressions faisant référence au créole martiniquais telles que « la petite marmaille » (Rosier 2008, 277) ou encore « vieux corps » (Rosier 2008, 18), ainsi que des structures syntaxiques calquées sur le créole (« c’est tuer que vous allez tuer » (Rosier 2008, 41) et autres « bailler-course-courir » (Rosier 2008, 239). Il s’agit là des mêmes procédés qu’ont utilisés Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant pour faire entendre une langue « habitée »27 par une présence créole.
L'ancrage dans les quartiers populaires
Cette langue habitée, Jean-Marc Rosier l’a modelée de sorte qu’elle puisse exprimer au mieux son urbanité. Nous pouvons voir ici un second point commun avec les écrivains de la créolité. En effet, la plus célèbre œuvre antillaise qui se présente comme une épopée des quartiers populaires de Fort-de-France, n’est autre que Texaco de Patrick Chamoiseau. De même, Les villes assassines d’Alfred Alexandre s’ouvre sur une fracassante déclaration : « Les villes qui fument le crack n’aiment pas qu’on dise qu’elles sont belles » (Alexandre 2011, 11). Il s’agit là de la promesse d’un récit non enjolivé de la vie dans les bas-fonds foyalais. Ce roman se fait donc l’inventaire des errances foyalaises des hauteurs de Colson au quartier de Sainte Thérèse. On pourrait ranger ce récit à la suite du projet glissantien de raconter le Lamentin dans La Lézarde ou encore derrière le projet chamoisien de retracer l’histoire du quartier Texaco. Alfred Alexandre reconnaît cette filiation :
La littérature postcréole prolonge et dépasse la créolité, telle qu’elle est représentée par Confiant ou Chamoiseau. Elle se réapproprie certains traits comme l’inventivité de la langue, la typologie des quartiers populaires ou le travail sur la ville. Mais, chez les romanciers de la créolité, c’est avant tout l’espace rural qui s’installe dans l’univers urbain. Or, cette réminiscence de la plantation ne conditionne aucunement mon imaginaire28.
Cette dernière affirmation peut servir de point de départ à l’étude de la différence entre l’urbanité des écrivains de la créolité et celle des écrivains dits “postcréolistes”.
Prise de distance vis-à-vis des théories créolistes
L'éloignement de la ruralité créoliste
Alfred Alexandre estime que « la créolité est une littérature de la ruralité. Même les textes qui se situent en ville sont des textes d'exode rural : c'est la campagne qui vient s'installer en ville. Tous les champs lexicaux renvoient à la campagne : neg anba fèy. Or, les personnages qu’[il] met en scène n'ont jamais vécu à la campagne : ils sont essentiellement urbains. Ils sont individualistes et pris dans des problématiques actuelles »29. Cette différence n’est pas anecdotique, selon l’écrivain, elle révélerait un différent positionnement. Alfred Alexandre voit une rupture entre la société traditionnelle rurale et celle d’aujourd’hui, urbaine et individualiste. La ville décrite par les écrivains de la créolité serait perçue à partir d’une perspective traditionnelle marquée par des codes sociaux ruraux des années 195030, tandis que pour lui, la structure urbaine sert de support à une réflexion sur l’errance menée par les personnages vagabonds. Cette ville pourrait même être considérée comme un support métaphorique permettant à l’auteur de faire allusion par extension aux errances insulaires, et à l’inaction des responsables politiques31.
Avec Noirs néons, nous assistons à la même distanciation symbolique. Le Foyal dans lequel évolue Jonas Margérant n’est pas aussi ancré que l’En-ville de Marie-Sophie Laborieux dans Texaco. Fort-de-France a plutôt servi pour Jean-Marc Rosier de point de départ pour dessiner les contours d’une ville décadente où errent des spectres ravagés par la violence, l’alcool et la drogue. Alors que l’accent est mis dans Texaco sur la transition d’une société plantationnaire vers la modernité urbaine, Noirs néons serait plutôt axé sur l’articulation entre la ville moderne et un futur prophétique chaotique. Tout comme chez Alfred Alexandre, cette projection permet à l’auteur de mettre en place au travers de sa fiction une réflexion sur la crise urbaine actuelle.
De même, que ce soit dans ses romans ancrés à Paris ou en Guadeloupe, Frankito intègre une perspective urbaine contemporaine soulevant des problématiques absentes des romans créolistes des années 1990 et très actuelles comme les difficultés autour de l’intégration des émigrés haïtiens aux Antilles.
Rupture avec la tradition du roman à thèse
Il faut toutefois veiller à ne pas lire ces œuvres dites “postcréolistes” comme des romans à thèse illustrant un nouveau mode de pensée. Alfred Alexandre et Jean-Marc Rosier s’en défendent, ils expriment « une sorte de méfiance instinctive vis-à-vis des discours, des idéologies qu’on construit sur soi-même pour justifier ses propres combats »32. Il ne s’agit pas pour ces auteurs d’écrire des fictions illustratives de discours idéologiques, comme il a parfois été reproché aux écrivains de la créolité d’écrire des romans prétextes à la défense de leur thèse avancée dans le manifeste Éloge de la créolité. Au contraire, les œuvres “postcréolistes” sortent du questionnement identitaire créoliste pour introduire le lecteur dans un univers de l’errance et de l’incertitude : « dans ces temps d’incertitude [dirait Alfred Alexandre] il y a des tendances, mais ce qui distingue ma génération c’est qu’on n’a pas ces certitudes, ce qu’il y a de commun entre nous c’est ces personnages en rupture presque toujours au bord du nihilisme, il y a un sens perdu, on a perdu un sens à la différence de la Négritude, de la créolité, le sens du combat »33 .
Jonas, le héros de Noirs néons illustre bien cette désorientation au vu de son portait dressé par Jean-Marc Rosier : « Jonas n’est pas créole. Jonas est devenu quelque chose d’autre, une sorte d’entité moderne mais qui est toujours dans un flottement, qui n’est pas français comme le Parisien mais il n’est pas créole. C’est ce flottement-là qui explique le fait qu’il soit devenu en perte d’identité, qu’il soit flottant et en crise post-créolité »34. Jean-Marc Rosier va encore plus loin en pointant du doigt une certaine rigidité intellectuelle représentée par le personnage Bernard Champelet Condré dans Noirs néons. Ce personnage d’écrivain n’est autre que l’incarnation fictive plurielle des auteurs de l’Éloge de la créolité. Jean Bernabé se retrouve en Bernard, Patrick Chamoiseau en Champelet et Raphaël Confiant en Condré. Bernard Champelet Condré est décrit comme l’antiquailleur, un obscur écrivain du siècle dernier à la langue poussiéreuse : il a écrit le Pacte de grand-manman (« Grand-manman sans avoir fait pièce école maniait le créole comme un livre prétentieux. De sa bouche, c’était théâtre et poésie tout bonnement… » (Rosier 2008, 159).
Jean-Marc Rosier reconnaît n’avoir pas été tendre envers ces auteurs mais au-delà de la moquerie amusée, on peut tout de même lire un certain reproche. Cette critique peut également se retrouver derrière une autre figure de l’intellectuel : celle d’Hippolyte Boisseau. Jean-Pierre Arsaye rappelle qu’une des acceptions du mot boisseau est « ce qui cache une chose et plus particulièrement des valeurs qui mériteraient d'être connues, révélées, développées »35. Hippolyte Boisseau porte bien son nom dans la mesure où il ne met pas son savoir à profit pour ses concitoyens. Par extension, cette critique pourrait également s’adresser aux écrivains de la créolité : ils produisent, certes, de beaux discours, cependant, les “postcréolistes” estiment que ces discours sont en décalage avec la société antillaise actuelle. Certains ajustements seraient bienvenus.
Ce constat est partagé par Frankito qui esquisse dans Pointe-à-Pitre-Paris, avec le dialogue déjà évoqué plus haut, une critique envers la dimension passéiste des écrits de la créolité :
Ce que j’ai à leur reprocher c’est qu’ils parlent toujours du passé. Le passé, le passé, encore le passé. Aux Antilles, nous vivons le présent mais personne ne le montre. […] C’est comme si Aujourd’hui et Demain n’existaient pas. Peut-être sont-ils trop difficiles ou trop douloureux à appréhender, encore plus douloureux à appréhender que le passé. […] Les écrivains de la Créolité, personne ne pourra mieux qu’eux décrire la grandeur et la décadence de la société d’habitation […] Et je crois que personne ne décrira mieux que nous la grandeur et la décadence de la société de consommation qui nous a façonnés avec nos défauts et nos qualités (Frankito 2000, 83).
Le personnage de Jean-François constate ici que les auteurs de la créolité traitent d’un temps révolu et qu’il faut une relève pour parler du présent et mieux l’assumer. Relève que Frankito semble prêt à prendre en décrivant dans ses romans “la grandeur et la décadence de la société de consommation” actuelle.
Nécessité d’adapter la langue d’écriture
Alfred Alexandre explique qu’ « on ne peut pas rendre compte de la société actuelle dans une langue qui serait celle de Césaire ou de Glissant, aussi belles que soient ces langues»36. Il s’agit d’adapter cette langue à la Martinique actuelle. Les écrivains “postcréolistes” se situent dans une démarche d’adaptation plus que de rupture, ils reconnaissent l’héritage créoliste qu’ils adaptent pour créer leur langue d’écriture plus en phase avec leurs préoccupations actuelles. Jean Marc Rosier exprime ce même souci d’adaptation sans passer par le reniement :
Arriver à relier les origines et l’avenir. C’est la thèse du livre. Pour moi, la créolité nous enferme dans la ronde, on n’en sort pas. […] Il n’y a pas de rupture, il y a continuité. Si la créolité a voulu s’inscrire en rupture avec la Négritude, moi je pense que mon roman a voulu faire une synthèse de tous les mouvements. Il ne s’agit pas d’être contre Césaire, Glissant… Il s’agit d’intégrer Césaire, d’intégrer Glissant, d’intégrer Fanon, les disciples de la créolité et de les digérer. Les intégrer et les digérer pour les dépasser, c’est ça mon roman, aller plus loin »37.
Les “postcréolistes” ont effectivement déployé des procédés afin de dépasser les productions antérieures. Ces nouveautés peuvent être pensées ensembles et amener à songer à l’existence d’une nouvelle école littéraire.
Les innovations “postcréolistes” : une nouvelle mouvance littéraire antillaise ?
L'investissement langagier
La langue des “postcréolistes” se veut à la fois plus urbaine et contemporaine. Pour mettre en œuvre cette évolution Frankito a intégré dans sa langue d’écriture les apports anglo-américains et arabes38 à la langue parlée dans les banlieues parisiennes. De même, le verlan contribue à faire de sa langue d’écriture une fenêtre sur les usages actuels de la langue : il est question dans Pointe-à-Pitre-Paris de « keum », de « s’taper une cegla » (Frankito 2000, 142), de « déménager d’chez les ranpas » (Frankito 2000, 143). Il y même un certaine esthétisation dans la présentation de ces compositions avec des rimes mises en place en verlan : « y’a rien de neuf niveau meuf » (Frankito 2000, 142).
Quant à Alfred Alexandre et Jean-Marc Rosier, ils ont choisi rendre leur langue plus urbaine et actuelle en travaillant la musicalité de leur écriture, ils disent tous deux avoir cherché une écriture syncopée reproduisant les pulsations du slam, du rap et du dance hall qui rythment le quotidien de la jeunesse des quartiers foyalais. Ce rythme est soutenu par un vocabulaire dense. Au-delà de l’alliance créoliste du français et du créole, la plume d’Alfred Alexandre mêle un langage français châtié à des mots de créole jamaïcain, du langage des townships d’Afrique du Sud et d’argot étatsunien, exprimant ainsi une urgence de dire la ville antillaise dans tout son cosmopolitisme. Un Christian Tortel en vient à se demander si « question mots, Alexandre n’en ferait-il pas trop ? »39. Mais cet effet de surcharge est recherché par l’écrivain qui veut déstabiliser pour exprimer un certain état de crise, une « schizophrénie de langage » (Alexandre 2004, 96). Ce langage de l’aliénation épouserait ainsi au mieux la thématique de l’errance qu’il aborde dans son œuvre.
L'américanité
Alfred Alexandre, Frankito et Jean-Marc Rosier revendiquent l’unicité de leur langue d’écriture dans la mesure où pour entrer en écriture, chaque écrivain est amené à se démarquer, à inventer sa propre langue. On peut néanmoins remarquer un point commun dans leur travail sur la langue. Il s’agit pour chacun d’entre eux de dépasser la perspective franco-créolophone en ouvrant leurs œuvres à de plus larges influences. Cette démarche commune peut nous permettre de les considérer ensemble. Et ce d’autant plus qu’Alfred Alexandre et Jean-Marc Rosier ont témoigné d’une même volonté de renouer avec l’américanité de la littérature caribéenne. Cette filiation a déjà été évoquée par Glissant40, puis par Chamoiseau41, se considérant comme des auteurs foncièrement « faulknériens ». Les auteurs dits “postcréolistes” multiplient les prises pour revendiquer leur appartenance culturelle au continent américain dont ils se sentent plus proche que de l’Europe. Pour ce faire, ils parsèment leurs œuvres de références à un fonds culturel américain. Ces références sont un peu moins présentes dans les romans de Frankito bien que l’on trouve tout de même certains clins d’œil à la culture américaine42, mais comme déjà évoqué plus haut, Alfred Alexandre et Jean Marc Rosier ont travaillé la musicalité de leur écriture, cette démarche ayant pour objectif de lui conférer des résonnances américaines. Ils ont tous deux mis en place une écriture syncopée reproduisant les pulsations du slam, du rap et du dance hall qui rythment le quotidien de la jeunesse des quartiers foyalais. Repensons à l’accroche des Villes assassines qu’on imagine dès la lecture facilement slamée (« Les villes qui fument le crack n’aiment pas qu’on dise qu’elles sont belles » (Alexandre 2011, 11). De même, l’épilogue43 de Noirs Néons, par sa ponctuation syncopée et son lexique cru transporte le lecteur dans un univers semblable à celui des Villes assassines.
Outre le lexique emprunté à l’argot urbain étatsunien, Jean Pierre Arsaye a vu derrière la plume de Jean-Marc Rosier l’influence « urbaine » d’écrivains américains tels que Bret Easton Ellis, romancier d’anticipation sociale dit nihiliste appartenant à la génération X ou encore Hubert Selby Junior, dont les « romans et nouvelles à l’écriture très rythmée sont des histoires désespérées pleines de violence se déroulant dans les bas-fonds de New York »44. Ne se contentant pas de références littéraires, Jean-Marc Rosier instaure également dans son œuvre une filiation à la culture musicale américaine. Il estime que sa langue scandée, hachurée, galopante, doit beaucoup au rythme du free jazz étatsunien de Rashied Ali, Pharoah Sanders, John Coltrane et Archie Shepp, entre autres45.
L’œuvre d’Alfred Alexandre baigne tout autant dans l’américanité. Il dit46 trouver plus d’inspiration auprès d’écrivains afro-américains tels que Richard Wright, Leroy Jones et Chester Himes qu’auprès des écrivains de la créolité. Il se sent plus concerné par le mouvement de la Harlem Renaissance, le cinéma de la Blaxploitation et la poésie Dub jamaïcaine mélangeant incantations religieuses, discours amoureux et discours “hypersexualisés”. Il rappelle que ce mouvement vers l’espace afro-américain a été amorcé par la génération de la Négritude, il se situe donc dans une certaine continuité avec ses prédécesseurs.
L'engagement politique
En dépit de ce qui a été exposé plus haut, le qualificatif de “postcréoliste” pourrait toujours se justifier dans la mesure où Alfred Alexandre, Frankito et Jean-Marc Rosier se situent aux marges du mouvement de la Créolité et rompent avec la tradition antillaise d’écriture manifestaire. Leurs œuvres relèvent plutôt d’une poétique de l’errance, de l’incertitude. Derrière cette prise de recul se cache une vision critique de l’impact qu’ont eu les précédents mouvements. Frankito évoque une certaine vacuité du projet créoliste qui expose un projet utopiste sans donner les moyens de réaliser ce projet (« Politiquement la Créolité ne peut être qu’une fin, à nous de trouver les moyens de réaliser cette utopie », Frankito 2000, 90). Jean Marc Rosier regrette que les discours d’émancipation culturelle ne soient pas accompagnés d’une solide pensée politique. Cette lacune a débouché selon lui sur des propos révolutionnaires qui n’ont été que des paroles en l’air. Il regrette que « ces intellectuels continuent jusqu’à aujourd’hui de tenir un discours révolutionnaire flou […] alors que ce sont des fonctionnaires qui sont en plein dans le système. La créolité d’une certaine façon, s’est peut-être inconsciemment faite complice de cet essoufflement »47.
Alfred Alexandre se montre encore plus incisif en reprochant à la génération de la créolité (qu’il distingue de la créolité en tant que mouvement littéraire) d’avoir porté un discours en décalage avec la réalité sociétale. Il constate qu’« on a eu une posture révolutionnaire qui s’est accompagnée d’une assimilation plus forte à la citoyenneté française et qui s’est soldée sur le terrain par une errance idéologique et des impasses politiques et sociales, ce décalage est un phénomène assez courant, comme l’ancien soixante-huitard qui est devenu un bourgeois et c’est cela que ma littérature essaie de mettre en avant »48. Il va même plus loin en voyant derrière cette passivité une certaine complicité. Lors du premier congrès des écrivains de la Caraïbe qui s’est tenu en Guadeloupe en 2008, Alfred Alexandre a évoqué « les discours littéraires qui produisent l’illusion d’un sens de l’Histoire […]. Et cette vaste mystification – à laquelle une certaine littérature participe, en entretenant le mythe du résistant, de la revendication permanente, du rebelle éternel – a une fonction politique évidente : occulter le réel, occulter le fait que les nouvelles élites locales se battent, non pour la rupture avec l’État qui les domine, mais pour l’appropriation, à leur profit, des ressources de cet État »49.
Nous avons là la confirmation qu’au-delà de l’errance des marginaux, l’œuvre d’Alfred Alexandre pointe du doigt les errances des responsables politiques de l’île. Sa poétique de l’errance et de la désillusion a plus de résonances politiques que les théories culturelles auxquelles il reproche une certaine vanité.
Conclusion
Quelques éléments communs ont donc été réunis dans notre analyse des œuvres de Jean-Marc Rosier, de Frankito et d'Alfred Alexandre : une même poétique de la désillusion, un même ancrage urbain et une même ouverture à l’américanité caribéenne. Ces pistes suffisent-elles à voir derrière cette crise « postcréoliste » l’émergence d’un nouveau mouvement littéraire ? Ne serait-il pas paradoxal de parler d'une volonté de créer un mouvement à partir de ces littératures de l’errance qui se situent plutôt dans une logique de déconstruction de la mécanique idéologique ? Nous rejoignons ici Jean-Pierre Arsaye qui se demande à propos de Noirs néons : « Peut-on y voir la naissance d’un nouveau courant romanesque au sein de cette littérature ou bien, tout comme le furent en leur temps les Chants du Maldoror de Lautréamont ou encore le Cahier de Césaire, textes auxquels elle semble faire écho, cette œuvre demeurera-t-elle unique en son genre, c’est-à-dire une sorte d’« aérolithe littéraire » ? »50.
Il est peut-être encore trop tôt pour reconnaître une démarche constructive assimilable à un mouvement nouveau dans ces romans de la « post-créolité ». Mais nous pouvons tout de même remarquer qu’ils marquent une certaine lassitude vis-à-vis du roman créoliste en exprimant un besoin de changement d’ancrage. Il s’agit d’évoluer vers d’autres paradigmes que les « post-créolistes » n’ont pas encore évoqués, dans la mesure où leurs romans se situent encore dans la déconstruction, dans l’expression d’une désillusion. Au-delà du traitement du de ce thème dans la fiction, une réelle désillusion se fait sentir dans les propos51 tenus par ces auteurs qui attendaient manifestement avec beaucoup d’espoir la révolution culturelle promise par l’Éloge de la créolité, et déclarent maintenant une volonté de rupture.
Dans Aimé Césaire : une traversée paradoxale du siècle, Raphaël Confiant n'avait-il pas adopté une position similaire par rapport au « père » de la Négritude ? Les « post-créolistes » pourraient aussi ne pas échapper au traditionnel meurtre « du père » – ou de leurs pères littéraires.