Madame St-Clair : reine de Harlem

Emblème du renouveau littéraire confiantien

Anaïs Stampfli

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Anaïs Stampfli, « Madame St-Clair : reine de Harlem », Archipélies [En ligne], 11-12 | 2021, mis en ligne le 15 décembre 2021, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.archipelies.org/980

Trente ans après la publication de l’Éloge de la créolité, les co-auteurs de ce manifeste semblent avoir épuisé la veine du roman créoliste. L’heure est à la réinvention. L’œuvre prolifique de Raphaël Confiant s’appuie sur de multiples ressources. Nous nous arrêterons ici sur son roman Madame St-Clair, publié en 2015. Ce texte qui narre le parcours de Stéphanie St-Clair à Harlem, ouvre l’espace romanesque confiantien sur l’Amérique du Nord. Ce faisant, Raphaël Confiant décloisonne son univers référentiel de l’insularité initiale pour s’inscrire plus largement dans une américanité déjà évoquée par Vincent Placoly et Édouard Glissant, entre autres. Il s’agira ainsi de mettre en lumière les éléments qui font de ce roman l’emblème du renouveau littéraire confiantien tant au niveau de l’engagement que sur les plans thématique et énonciatifs.

Thirty years after the publication of In Praise of Creolness, the co-authors of this manifesto seem to have exhausted the vein of the creolist novel. Time has come for reinvention. Raphaël Confiant's prolific work draws on multiple resources. We will here focus on his novel Madame St-Clair, published in 2015. This text, which narrates Stéphanie St-Clair's journey in Harlem, opens Confiant’s novel space to North America. By doing so, Raphaël Confiant decompartmentalizes his referential universe from its initial insularity to become more broadly part of an Americanity already evoked by Vincent Placoly and Édouard Glissant, among others. The aim is thus to highlight the elements that make this novel the emblem of Confiant’s literary revival, both in terms of commitment and in terms of theme and enunciation.

Introduction

C’est en ayant une photographie de Stéphanie St-Clair entre les mains que la curiosité de Raphaël Confiant pour cette mystérieuse figure harlémite s’est accrue1. Cette héroïne l’a ainsi accompagné durant deux années et demi pendant lesquelles il a mêlé sources factuelles et imagination pour retracer le parcours de celle pour qui l’épopée new-yorkaise aurait également, d’après le roman, été inspirée d’une photographie : « ce fut une banale photo d’une rue de New York qui la captiva. […] “J’irai à New York !” s’était dit Stéphanie en son for intérieur, stupéfaite de sa propre audace » (Confiant 2015, 38-39).

Ce qui retiendra ici notre attention, c’est le geste spontané par lequel l’écrivain martiniquais s’inscrit, avec ce roman publié en 2015, là où l’on ne l’attendait pas. Avec Madame St-Clair Reine de Harlem, il prend effectivement le risque de s’écarter de son univers référentiel insulaire et du style qui ont fait son succès pour s’inscrire dans une nouvelle démarche que l’on pourrait qualifier de renouveau littéraire. Nous sonderons ainsi les éléments qui peuvent faire penser à ce renouveau en étudiant la teneur féministe du roman ainsi que son ouverture vers l’Amérique qui peut être conçue comme une nouvelle approche de la créolité.

1. Mise en lumière d’une héroïne féministe

1.1. Madame St-Clair, un roman à l’opposé des soupçons de misogynie

Raphaël Confiant est connu pour son franc-parler à l’origine de nombreuses polémiques et de nombreux jugements. Certaines de ses affirmations ont ainsi laissé penser à une prise de position misogyne. Il y a, par exemple, sa réaction suite à la conférence de l’essayiste Annie Lebrun qu’il a qualifiée d’« universitaire de troisième zone [venue] raconter aux gens ses frissons ovariens » 2. Yves-Léopold Monthieux s’appuie sur une autre affirmation de l’auteur associant les femmes à des bigotes pour constater un décalage entre les personnages de Raphaël Confiant et ses partis-pris personnels : « Il est reproché à l’écrivain son attitude envers les femmes. Si, comme Fanotte, dans Rue des Syriens, et, plus encore, Stéphanie Saint-Clair, dans Madame St-Clair, reine de la pègre de Harlem, la femme martiniquaise a une attitude dominante, certaines affirmations valent à Confiant l’accusation de misogynie. Il en est ainsi lorsqu’il justifie le recul du catholicisme au fait que (sic) cette religion n’est pratiquée, dit-il, que par les femmes. Des sorties qui font juste frissonner les groupies de l’auteur » (Monthieux 2016). Cela dit, Yves-Léopold Monthieux se réfère à ces propos non pas pour discréditer Raphaël Confiant mais pour expliquer qu’il s’agit d’un personnage publique complexe voire excessif qu’il serait dommage, comme nous le pensons également, de réduire à certaines affirmations tendancieuses.

1.2. Faire connaître le parcours d’une Lady-gangster

Nous nous attacherons ici non pas aux propos de Raphaël Confiant déjà longuement commentés dans la presse mais plutôt à ses partis-pris d’écrivain et notamment au choix de consacrer un roman à l’histoire d’une femme au parcours hors du commun devenue emblème féministe aux États-Unis alors qu’elle a longtemps été inconnue aux Antilles, dont elle est originaire. C’est justement l’envie de réparer cet injuste oubli qui a motivé la rédaction du roman. « J’ai eu envie de raconter son histoire car, si elle a laissé des traces de sa célébrité en Amérique, où elle est une icône de la cause noire et féministe, ce n’est pas le cas en France, où elle est totalement inconnue » confie Raphaël Confiant admiratif du parcours de Stéphanie St-Clair : « S'imposer dans un milieu masculin et machiste tel que celui de la mafia n'est pas un mince exploit ! Surtout quand on est une étrangère en plus. On peut donc dire que, oui, Stéphanie St-Clair était une féministe à sa manière, une féministe avant la lettre. En tout cas dans l'univers noir américain »3. Ce roman se fait donc hommage à la « femme-debout » (Confiant 2015, 323) qu’était Stéphanie St-Clair, même si son parcours n’est pas totalement louable (elle s’est illustrée dans la loterie clandestine, a commis et commandité plusieurs meurtres…). Cette part sombre n’est pas cachée dans le récit biographique suivant le souhait de l’héroïne qui précise à Frédéric, son neveu narrataire : « si je te raconte ma vie, ce n’est pas pour que tu la fardes » (Confiant 2015, 311). Cette remarque peut être vue comme un clin d’œil à une autre “femme debout”, la romancière guadeloupéenne Maryse Condé qui s’est livrée sans tabou dans La vie sans fards (Condé 2012). L’évocation des activités clandestines de Stéphanie St-Clair devient également l’occasion de songer au grand nombre d’émigrés new-yorkais noirs originaires du Sud des États-Unis et de la Caraïbe qui se sont illustrés dans les trafics illégaux par dépit, après s’être vu refuser l’accès au marché du travail légal. Il est question d’un statut de subalterne dont il est difficile de s’extraire et qui impose une certaine débrouillardise flirtant avec l’illégalité. À l’heure où elle craint d’être trahie par ses hommes de main, l’héroïne du roman va plus loin et évoque crument un certain sens de la trahison qu’elle relie à l’esclavage : « Le Nègre est traitre ou devenu traitre à cause des siècles d’esclavage. Pour sauver sa peau, il est capable de vendre père et mère » (Confiant 2015, 247). Les propos de l’héroïne ne sont pas présentés comme une vérité universelle mais ils donnent l’occasion de découvrir un point de vue et de mettre en perspective la situation socio-économique des Noirs Américains au début du xxe siècle.

1.3. Stéphanie St-Clair, figure de l’intersectionnalité

Raphaël Confiant perçoit Stéphanie St-Clair comme une féministe “avant la lettre” dans le sens où elle devance un mouvement qui connaîtra son essor dans les années 1960-1970. Nous pouvons également la considérer comme un emblème de l’intersectionnalité4 avant la lettre. En effet, elle a à la fois subi des discriminations racistes et sexistes. Elle a connu le sexisme et le racisme ambiants des États-Unis des années 1920 et n’a pas pu compter sur le soutien des femmes blanches américaines. Ce manque de solidarité des consœurs blanches est bien illustré dans le roman de Raphaël Confiant où femmes blanches et noires évoluent dans des milieux séparés5 et si par la force des choses elles viennent à se côtoyer, la cohabitation est marquée par la violence. On peut penser aux codétenues de Stéphanie St-Clair en prison qui « faisaient preuve d’une haine raciste frisant la démence » (Confiant 2015, 298) et la traitaient comme une guenon puante. Même les femmes jouissant d’une éducation ne témoignaient pas de plus de respect envers Stéphanie St-Clair. Harris LaShawn, universitaire qui a étudié la trajectoire de la véritable Stéphanie St-Clair, explique que ce rejet est dû au fait qu’elle manquait à toutes les règles de bonne conduite de la femme américaine de bonne éducation : « Unlike her contemporaries, she breached notions of woman-hood and female civility. She was aggressive and confrontational, she actively participated in Harlem’s underground economy and commercial leisure, she used the streets to stage racial drama, and she spent time in prison » (LaShawn 2008, 66)6. Cependant, à l’image de Stéphanie St-Clair, l’héroïne de Raphaël Confiant n’est pas restée dans une posture victimaire. Elle est allée à l’encontre des dictats esthétiques et blâme « les péronnelles [qui,] [l]es cheveux ridiculement défrisés (dès [s]on installation en Amérique, [Stéphanie] avai[t] rejeté cette coutume barbare, résistant aux regards réprobateurs des Négresses et moqueurs des Blancs), engoncées dans des robes vagues qui dissimulaient leurs formes, […] apprenaient à devenir des Blanches » (Confiant 2015, 178). Le roman de Raphaël Confiant illustre bien le fait que l’engagement de Stéphanie St-Clair s’est renforcé au cours de son parcours. Elle a mis à profit sa notoriété pour défendre les droits des Noirs Américains dans des tribunes journalistiques. Elle a dépensé autant d’énergie dans la lutte contre les discriminations raciales que dans celle contre les discriminations sexistes. Si Raphaël Confiant fait dire à son héroïne : « quant à moi, je récusais tout net cette condition subalterne qui nous était imposée – un homme est un homme, une femme est une femme, certes, mais je ne voyais pas en quoi nous étions inférieures aux porteurs de pantalons et de chapeaux en feutre. » (Confiant 2015, 102), c’est parce que la militante éponyme faisait preuve de la même fierté féministe. Harris LaShawn note qu’en se faisant appeler « Madame », Stéphanie St-Clair revendiquait son appartenance à toute une lignée de féministes afro-américaines : « Her adoption of “Madame” before her name signified her desire to be viewed and perceived as a lady. St. Clair’s use of “Madame” also made her a part of a larger movement and tradition of African American women activists who actively sought to define themselves on their own terms and beyond white parameters »7. C’est en se renommant « Madame » que Stéphanie St-Clair forge son image de femme puissante8.

1.4. Réflexion sur la force de Stéphanie St. Clair

Plus que de relater la trajectoire de l’émigrée martiniquaise, Raphaël Confiant livre avec Madame St-Clair une réflexion sur ce qui a pu faire la force de cette femme hors du commun. Si Stéphanie St-Clair a fait parler d’elle à New York, l’on sait cependant très peu de choses sur sa vie avant les États-Unis. Raphaël Confiant confirme : « Mon problème a davantage été d’arriver à imaginer ses vingt-six premières années de vie à la Martinique, période sur laquelle je n’ai absolument rien trouvé, que la suite aux États-Unis, à Harlem précisément, où elle s’est imposée comme Queenie, autrement dit « petite reine » »9. Cette inconnue a laissé un espace de création au romancier qui a imaginé ce qui aurait pu susciter la combativité de Stéphanie dès l’enfance. Il l’imagine témoin du viol d’une employée de la maison Verneuil. La vision de sa collègue dévastée, l’aurait poussée à anticiper la moindre agression future en se munissant d’un « bec de mère-espadon » (Confiant 2015, 63). De même, elle aurait commis l’exploit de repousser la figure maléfique du dorlis (Confiant 2015, 64). Son enfance dessinée par Raphaël Confiant est caractérisée par une audace et un entêtement mal vus par ses proches, mais Stéphanie St-Clair s’est donnée pour mission de déjouer l’avertissement de sa mère : « Les Négresses têtues ne vont pas loin dans la vie » (Confiant 2015, 64).

L’écrivain martiniquais a illustré dans son roman le caractère fluctuant de la vie de Stéphanie St-Clair. Elle insiste pour être considérée comme une Française lorsqu’on la prend pour une insulaire primitive (« Je suis française, monsieur ! lui voltigeais-je au visage, les veines du cou trépidantes. I am french, you understand what I mean ? » Confiant 2015, 15), tout en avouant à son neveu : « dans mon adolescence et ma prime jeunesse, là-bas, à la Martinique, je ne m’étais jamais sentie française » (Confiant 2015, 194). De même, elle lui confiera que, bien que rejetée publiquement, la Martinique occupe l’essentiel de ses pensées (« Chaque nuit, je rêvais de la Martinique » Confiant 2015, 315). Ces affirmations contradictoires font écho aux récits divergents sur l’identité de la véritable Stéphanie St-Clair. Certains la croient originaire de Martinique, d’autres de Guadeloupe10, d’autres encore de Marseille ou d’Afrique11. Telle une figure légendaire, Stéphanie St-Clair et son parcours ont suscité plusieurs variations interprétatives. De son vivant, elle aurait entretenu ce trouble pour profiter de la bonne image qu’avaient les Français hexagonaux aux États-Unis mais aussi pour ne pas être démasquée dans ses affaires clandestines. Harris LaShawn s’appuie sur les recherches de l’historienne Darlene Clark Hine pour suggérer que la Lady Gangster s’inscrit dans une culture de la dissemblance, consistant à préserver par le secret une identité intérieure sacrée12. Une chose est sûre, c’est à Harlem qu’elle a prospéré et ce cadre a donné l’occasion à Raphaël Confiant d’élargir son univers référentiel romanesque.

2. Réinvention littéraire

2.1. Élargissement de l’univers référentiel et du cadre énonciatif confiantiens

En 1995, l’universitaire britannique Richard. D.E. Burton déplorait avec une certaine lassitude le fait qu’une grande partie des productions romanesques martiniquaises ne sortait pas du cadre antillais et traitait de la même période de l’exode rural dans les années 1950 :

le réel martiniquais contemporain, est plus ou moins occulté par toute la littérature qui s’écrit actuellement à la Martinique (et non seulement la littérature de la créolité) et que, jusqu’ici Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant se sont penchés par prédilection sur un milieu rural et urbain maintenant plus ou moins révolu […] (Burton 1995, 29).

Avec Madame St-Clair, Raphaël Confiant s’émancipe de ce cadre considéré par d’aucuns comme épuisé et nous transporte vers un autre cadre spatio-temporel, celui des États-Unis des années 1920.

Parmi les critiques qui ont invité les auteurs créolistes à se renouveler, on peut compter Georges Desportes qui évoquait un effet de « déjà-vu » à la publication de Ravines du devant-jour en 1993 (Desportes 1993, 31). Il est vrai que le projet d’écrire une « comédie créole »13 à la manière de la comédie humaine de Balzac a mené l’auteur à faire évoluer la même fresque de personnages au fil des publications. Une fois de plus, Madame St-Clair déjoue cet attendu en faisant sortir de l’ombre une héroïne totalement inconnue aux Antilles. Plus encore, la structure énonciative du roman confiantien est ici revue puisque au roman poly – voir caco – phonique (Stampfli, 2011) succède un roman pris en charge par une seule et même personne : la puissante narratrice intradiégétique qui a le monopole de la parole. Elle évoque, certes, son neveu qui sera en charge de remettre de l’ordre dans son flot de paroles mais celui-ci sera toujours désigné par la deuxième personne du singulier et la parole ne lui sera jamais cédée, si ce n’est par la transposition indirecte de sa lettre (Confiant 2015, 216). Au roman collectif succède le roman singulier donnant à lire les mille et une vies de Stéphanie St-Clair. Cette évolution n’est pas passée inaperçue aux yeux de Isabelle Kancel et Nicole Dogué qui ont transposé le roman en un seule en scène créé à l’Artchipel, scène nationale de Guadeloupe, en 2017. Isabelle Kancel interprète à elle seule Stéphanie St-Clair à ses différents âges ainsi que tous ses différents interlocuteurs. Cette performance scénique peut être vue comme un clin d’œil au choix de Raphaël Confiant de mettre en lumière la parole prolifique de la puissante Lady Gangster.

2.2. Ouverture vers l’Amérique

Le roman de Raphaël Confiant n’est plus divisé en cercles mais en quatre parties dites « notes » introduites respectivement par un extrait de blues, une chanson de Duke Ellington, un poème de Countee Cullen et une chanson d’amour sicilienne. Les paroles font écho à l’épisode qui se déroulera dans la partie, comme autant d’avant-propos musicaux au texte. Ces paroles contribuent à transporter le lecteur vers le New York des années 1920 où Stéphanie St-Clair a fréquenté l’élite culturelle et intellectuelle afro-américaine de l’époque. Nous sommes ainsi immergés au cœur la Black Renaissance, dans cette fiction qui relaie les propos émancipateurs de W.E.B. Dubois et de Marcus Garvey avec une citation du préambule de la « DECLARATION DES DROITS DES PEUPLES NEGRES DU MONDE » (Confiant 2015, 70). Dans ses échanges avec ces penseurs, l’héroïne reste fidèle à son franc-parler et ose exprimer ses réserves. Elle expliquera par exemple à Marcus Garvey qu’elle ne croit pas à sa théorie du retour en Afrique, scepticisme qui peut faire penser aux réserves de Raphaël Confiant vis-à-vis des théories de la Négritude. Ces interactions et réflexions inscrivent le roman de plein pied dans la Renaissance de Harlem. Raphaël Confiant rejoint ainsi une tendance contemporaine de la littérature caribéenne qui se tourne vers l’Amérique du Nord. Vincent Placoly et Édouard Glissant ont déjà revendiqué l’Américanité de leur littérature. Et, plus récemment, Alfred Alexandre, lauréat du prix Carbet 2020, dit trouver « plus d’inspiration auprès d’écrivains afro-américains tels que Richard Wright, Leroy Jones et Chester Himes qu’auprès des écrivains de la créolité. [Et] se sent plus concerné par le mouvement de la Harlem Renaissance, le cinéma de la Blaxploitation et la poésie Dub jamaïcaine […] »14. Ce rapprochement culturel que les auteurs martiniquais esquissent avec l’Amérique du Nord est consolidé au xxe siècle et prospère dans la littérature contemporaine.

2.3. Nouveaux supports de réflexion

Le nouveau cadre harlémite cosmopolite devient support de nouvelles réflexions. L’univers Nord-Américain donne ainsi l’occasion à Raphaël Confiant de songer au passé esclavagiste commun aux Antilles et aux États-Unis et à ses séquelles sur l’Amérique du XXe siècle marquée par un racisme ambiant. Dans le roman, W.E.B. Dubois apprit ainsi à Stéphanie qu’il y avait un lien entre les planteurs des différentes aires géographiques et que les Antillais étaient encore plus virulents que les Nord-Américains : « les planteurs blancs américains menaçaient leurs esclaves de les vendre à leurs compères de la Martinique s’ils manifestaient la moindre velléité de révolte » (Confiant 2015, 62). Le brassage ethnique new-yorkais donne, par ailleurs, l’occasion à Stéphanie de croiser la route du bandit yiddish Meyer Lansky, c’est aussi l’occasion pour l’auteur de penser ensemble le passé génocidaire de leurs ancêtres respectifs: « j’avais été sensible au fait que sa famille avait subi des atrocités […] dans leur terre natale, la Russie. Descendante d’esclaves, je pouvais comprendre ce que Meyer et les siens avaient enduré » (Confiant 2015, 218). Par moments, Stéphanie se sent si solidaire des Nord-Américains qu’elle s’inclut dans leur communauté en un “nous” fédérateur : « sauf que nous, les Nègres, on avait déjà souffert de l’esclavage dans ce foutu pays appelé Amérique, on avait sué toute l’eau de notre corps dans les champs de coton de Virginie, de la Louisiane, de l’Alabama et du Mississippi […] » (Confiant 2015, 271). Cependant, elle reste dans l’incompréhension face à leur attitude, et notamment à leur résignation à accepter leur sort. Pensons à l’épisode de l’attaque du Ku Klux Klan que les victimes nord-américaines subissent résignées comme s’il s’agissait d’un châtiment divin. À ce moment-là, Stéphanie se rend compte qu’elle ne pourra jamais faire communauté avec cette Amérique puritaine : « Jamais je ne me sentis aussi éloignée des Nègres américains qu’à ce moment-là. Je sus même, et cela définitivement, que je ne deviendrais jamais une membre à part entière de leur communauté. Jamais. Je faisais et ferais semblant à l’avenir, si par extraordinaire je parvenais à échapper au présent cauchemar, d’être une vraie negro woman […] » (Confiant 2015, 86). L’héroïne restera ainsi dans le vertige d’identités feintes et des multiples masques portés au cours de son parcours. L’usage des pronoms est en ce sens intéressant à étudier dans le roman. L’héroïne arrive à une aliénation telle qu’elle finira par employer la troisième personne du singulier pour se désigner (« pardon, mon bon neveu, si je parle parfois de moi à la troisième personne », Confiant 2015, 161). Cette expérience du vertige identitaire fait penser au multiculturalisme évoqué dans l’Éloge de la créolité.

3. Madame St-Clair, projection vers une nouvelle créolité

Nous pourrions ainsi nous demander si le roman de Raphaël Confiant peut être interprété comme la projection vers une nouvelle créolité.

3.1. Un brassage culturel hors du champ caribéen

Le lien que nous faisons avec la créolité est suggéré par Raphaël Confiant lui-même. Il envisage la femme qui a inspiré son roman comme une créoliste avant la lettre :

« Stéphanie St-Clair a été une militante de la créolité presque un siècle avant que Patrick Chamoiseau, Jean Bernabé et moi-même ne définissions ce mouvement littéraire […] Elle joue avec toutes les identités : martiniquaise, française, noire, femme, gangster, mariée au premier Black Muslim des États-Unis. Elle n'a jamais cherché à être une Noire américaine, ni à se fondre dans Harlem. C'est cela sa force ! C'est ce qui explique qu'elle a pu passer à travers les mailles du filet dans un monde où les différends se réglaient à coups de pistolet »15.

Le vertige identitaire est vécu avec beaucoup d’amertume par Stéphanie St-Clair, elle aurait aimé partager un sentiment de cohésion identitaire. Mais elle ne se reconnaît dans aucune communauté tout en sachant se fondre dans chacune d’entre-elles, et c’est ce qui a fait sa force. On reconnaît bien là l’idée d’une culture multiple et non uniformisée prônée dans l’Éloge de la créolité. À ce sujet, François Durpaire reprend l’expression de l’écrivain haïtien Jean-Claude Charles pour qualifier d’ « enracinerrance » ce paradoxal mélange de fusion et de solitude : « Stéphanie St-Clair, par sa capacité d’enracinerrance, ce mélange d’inscription dans ses origines et de fuite vers l’ailleurs, a jeté un pont vers notre siècle »16. Son art de la fusion multiculturelle préfigure effectivement le cosmopolitisme et les migrations de notre XXIe siècle. Isabelle Kancel a également vu cette particularité du roman dans lequel l’identité créolisée est projetée dans le contexte harlémite. Ainsi, Raphaël Confiant représente les différentes composantes identitaires antillaises : « Stéphanie St-Clair cristallise à elle seule tous les combats : celui des noirs, des pauvres, des femmes et des exilés. Elle résume toute l’histoire de la population antillaise faite de nombreux paradoxes liés aux métissages » (Kancel 2019). En transposant cette expérience du métissage en contexte nord-américain, Raphaël Confiant « interroge les possibilités de chacun à se construire une identité autre que celle qui lui est assignée à la naissance, la capacité de se définir hors de son territoire ou de son environnement culturel » (Kancel 2019).

3.2. Ode au plurilinguisme harlémite

Stéphanie St-Clair incarne également la richesse linguistique défendue dans l’Éloge de la créolité : « Si j’avais un seul don dans la vie, c’était bien celui des langues. Créole, français, anglais, gaélique, italien, un peu de yiddish et de polack. Chacune d’elles m’avait été utile à un moment crucial de mon existence et je les aimais toutes, avec une préférence compréhensible pour le français. » (Confiant 2015, 239). Elle sait jouer avec l’image des langues et est consciente qu’elles peuvent influencer les relations. « Mon sésame est vite devenu le français qui impressionne sorti de la bouche d’une négresse » (Confiant 2015, 130) remarque-t-elle. Elle prendra donc soin de ne pas gommer son accent français restitué dans le roman par les “the” prononcés “ze” (Confiant 2015, 182). De même, elle sait se faire caméléon et adopter différentes langues pour s’attirer la complicité des uns et des autres. Elle noue ainsi le dialogue en gaélique avec les policiers irlandais pour s’attirer leur sympathie (« « Conàs a tà tu ? » (Comment vas-tu ?) » (Confiant 2015, 79)) et chante un air sicilien pour impressionner son rival, le grand bandit Lucky Luciano lors d’une négociation (Confiant 2015, 306).

Il lui arrive même lors d’un épisode babélien de mêler toutes les langues qu’elle maîtrise. Ce puissant mélange lui donnera l’allure d’une furie et fera miraculeusement disparaître les policiers alors en perquisition à son domicile. Elle s’est mise à « débagouler tout un lot d’insanités toutes plus effroyables les unes que les autres, cela en créole, en français, en anglais, en gaélique, en italien, au point que tétanisés, les flics battirent en retraite sur le palier » (Confiant 2015, 250). Cet épisode donne à voir la diversité linguistique pratiquée à Harlem et le pouvoir associé à ces langues. Parce qu’elle les maîtrise toutes, Stéphanie étonne et fait peur. On lui confère ainsi un pouvoir mystique. Depuis sa criée plurilingue : elle s’est « forg[é] une légende de prêtresse vaudou » (Confiant 2015, 250).

3.3. Permanence des touches confiantiennes

Bien que le roman se déroule dans un cadre inédit, Madame St-Clair conserve les éléments qui font le succès du roman confiantien. Comme c’est le cas depuis Eau de café, ici l’on peut apprécier « les errements du récit qui semble courir comme une fourmi folle ! » (Confiant 1991, 85). Les souvenirs que l’héroïne raconte rétrospectivement sont un mélange d’analepses (le chapitre cinq revient sur la mort de la mère en Martinique alors que nous étions déjà à New York), de prolepses (on ne compte plus les annonces comme « je l’apprendrais plu tard de la bouche de l’intellectuel noir W.E.B. Du Bois », Confiant 2015, 83) et de digressions (« Tiens, en parlant de lampadaire ! […] », Confiant 2015, 72). Si la parole diffuse visait dans Eau de café à exprimer la vie fourmillante de tous les habitants de Grand-Anse, ici, c’est une seule personne, Stéphanie, qui incarne ces mille et une vie racontées en une joyeuse et anarchique reconstitution.

Se retrouve également dans Madame St-Clair le ton gouailleur qui fait la particularité de la plume de Raphaël Confiant. Ce ton met en avant la détermination des personnages féminins dès la description de Félicienne, la mère de Stéphanie. Celle-ci refuse de s’assujettir à un seul et unique mari car « La seule chose qui est bonne chez un homme, c’est ce qu’il trimballe entre ses jambes. Le restant c’est du caca-chien, foutre ! » (Confiant 2015, 29) Malgré les épisodes très sombres relatés par Raphaël Confiant, le rire est toujours présent. C’est ainsi que Stéphanie repense en riant à l’épisode d’émasculation d’O’Reilly : « Ah, cet O’Reilly de merde ! Je me demande, au final, s’il n’a pas survécu et s’il ne s’est pas fait greffer des couilles par la suite, mon cher neveu. Ha-ha-ha ! » (Confiant 2015, 279).

Conclusion

Madame St-Clair peut bien être considéré comme le roman du renouveau confiantien autant pour ce qui est du positionnement biographique sur la reine du Harlem des années 1920 que des réflexions menées sur le sexisme et le racisme dans le contexte nord-américain. Cette exploration d’un parcours de femme hors du commun a d’ailleurs été prolongée en 2021 avec le roman La muse ténébreuse de Charles Baudelaire qui met en lumière l’histoire de la mystérieuse Jeanne Duval et l’univers parisien multiculturel qui l’entoure.

L’ancrage de Madame St-Clair permet également de mettre en perspective l’approche antillaise de la créolité en la projetant à New York qui présente un brassage culturel et linguistique incarné par Madame St-Clair. Après le personnage d’Antilia dans Eau de café, allégorie de la créolité (Bosman 1998), Stéphanie St-Clair pourrait être vue comme l’incarnation de la nouvelle créolité, tout aussi bigarrée et ouverte sur l’Amérique.

Ce roman qui redonne vie au parcours émancipateur d’une héroïne afro-féministe des années 1920 est on ne peut plus d’actualité quand on pense au mouvement Black Lives Matter appelant à la reconnaissance des droits de la population afro-américaine toujours bafoués cent ans plus tard, dans l’Amérique de 2020. Stéphanie St-Clair pourrait ainsi être vue comme un modèle précurseur refusant la passivité alors de mise face aux discriminations et au racisme ambiant dans l’Amérique ségrégationniste.

1 « Je me suis mis à scruter ses photos, son regard un peu étrange, son apparence de grande dame en fourrure mais à l'air implacable. J'ai presque

2 Suite à la publication d’Aimé Césaire, Une traversée paradoxale du siècle, Annie Lebrun a rédigé une défense du poète martiniquais (Lebrun 1994).

3 Raphaël Confiant, propos recueillis par Philippe Triay, (Triay 2015).

4 Ce concept socio-politique a été pensé en 1989 par l’Américaine Kimberlé Williams Crenshaw en référence aux femmes afro-américaines qui subissent à

5 « je n’avais plus depuis longtemps […] eu un seul contact avec la gent féminine de l’autre race. À Harlem, seuls les hommes blancs avaient droit de

6 « Contrairement à ses contemporains, elle a violé les notions de féminité et de civilité féminine. Elle était agressive et conflictuelle elle

7 « Son adoption de l’appellation « Madame » avant son nom signifiait son désir d’être vue et perçue comme une dame. L’utilisation du « Madame » par

8 On peut noter à ce sujet l’intérêt de Raphaël Confiant pour les noms fluctuants comme moyen pour ses personnages de se réinventer. Stéphanie

Il poursuit cette pratique de nomination modulable tout au long de ses publications. On peut penser à l’une de ses parutions romanesques les plus

9 Raphaël Confiant, propos recueillis par Philippe Triay (Triay, 2015).

10 La biographe Shirley Stewart écrit : « This is what we know: Stephanie St. Clair was born on the Caribbean island of Guadeloupe […] » (« Voilà ce

11 Harris LaShawn a listé les différentes hypothèses : « Rufus Schatzberg and Robert J. Kelly claim that St. Clair was born around the 1880s in

« Rufus Schatzberg et Robert J. Kelly affirment que St. Clair est née vers les années 1880 à Marseille, en France, et qu’elle est venue à New York via

12 « Such black women may have participated in what Darlene Clark Hine has called a “culture of dissemblance.” Hine suggests that black women

« De telles femmes noires ont peut-être participé à ce que Darlene Clark Hine a appelé une « culture de dissemblance ». Hine suggère que les femmes

13 Raphaël Confiant propos recueillis pour Jeune Afrique (Anonyme, 2010).

14 Alfred Alexandre, propos cités par Anaïs Stampfli (Stampfli 2019).

15 Raphaël Confiant, propos recueillis par Gladys Marivat (Marivat 2015, 6).

16 François Durpaire, propos cités par Fanny Menceur, (Menceur 2016).

Anonyme, « Raphaël Confiant et le dessein d’une “comédie créole” », Jeune Afrique, 2010, mis en ligne sur : https://www.jeuneafrique.com/183748/culture/rapha-l-confiant-et-le-dessein-d-une-com-die-cr-ole/ (consulté le 05/01/2021).

Christine Bosman, « Antilia ou l’éloge de la créolité dans Eau de Café de Raphaël Confiant». In Danièle de Ruyter-Tognotti et Madeleine van Strien-Chardonneau. Le roman francophone actuel en Algérie et aux Antilles. CRIN 34. Amsterdam, Rodopi, 1998. pp. 135-148.

Briard, Frédérique, « Raphaël Confiant : “Tous les Martiniquais n’étaient pas des Fanon” », Marianne, 2020, mis en ligne sur : https://www.marianne.net/culture/litterature/raphael-confiant-tous-les-antillais-netaient-pas-des-fanon?fbclid=IwAR3NkvTJW7iPlT3IPwSNCvxHesxxZLKhofWn2w9T2_9zv-fIzLk64tuMnsU (consulté le 05/01/2021).

Burton, Richard D.E., « Modernité et Créolité », Antilla, n° 620, Le Lamentin, du 17 au 23 février 1995, p. 29.

Condé, Maryse, La vie sans fards, Paris, J.-C. Lattès, 2012.

Confiant, Raphaël, Eau de café, Paris, Grasset & Fasquelle, 1991.

Confiant, Raphaël, « Les intellectuels Banania », Antilla, n° 620, Le Lamentin, du 17 au 23 février 1995, p. 28.

Confiant, Raphaël, Madame St-Clair Reine de Harlem, Paris, Mercure de France, 2015.

Confiant, Raphaël, Du Morne-des-Esses au Djebel, Le Lamentin, Caraïbéditions, 2019.

Confiant, Raphaël, La muse ténébreuse de Charles Baudelaire, Paris, Mercure de France, 2021.

Desportes, Georges, « Ravines du devant-jour », Antilla, n° 550, Le Lamentin, du 10 au 16 septembre 1993, p. 31.

Kancel, Isabelle, « Stéphanie St-Clair, reine de Harlem, une femme au destin d’exception », Montraykreyol.org, 15 juillet 2019, mis en ligne sur : https://www.montraykreyol.org/article/avignon-off-2019-stephanie-st-clair-reine-de-harlem-une-femme-au-destin-dexception (consulté le 05/01/2021).

La Shawn, Harris, « Playing the Numbers: Madame Stephanie St. Clair and African American Policy Culture in Harlem. » Black Women, Gender Families, vol. 2, no. 2, 2008, pp. 53-76. 

Lebrun, Annie, Pour Aimé Césaire, Paris, J.-M. Place, 1994.

Menceur, Fanny, « Le destin hors-norme de Stéphanie St-Clair, baronne du crime new-yorkais », Slate, 16 février 2016, mis en ligne sur : http://www.slate.fr/story/113173/stephanie-st-clair-baronne-crime-loterie (consulté le 05/01/2021).

Marivat, Gladys « Rencontre avec une reine créole », Le Monde, 4 décembre 2015, p. 6.

Monthieux, Yves-Léopold, « Le citoyen Confiant tel qu’en lui-même, écrivain, indigné, excessif : intellectuel », Madinin’Art, Critiques culturelles de Martinique, mis en ligne le 04/11/2016 sur : https://www.madinin-art.net/le-citoyen-confiant-tel-quen-lui-meme-ecrivain-indigne-excessif-intellectuel/ (consulté le 05/01/2021).

Stampfli, Anaïs, La cacophonie dans le roman antillais, de l’énonciation à l’interprétation. Littératures ; Dumas, mis en ligne le 26 mai 2011 sur : https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-00596110/document (consulté le 05/01/2021).

Stampfli, Anaïs, « Les romans d’Alfred Alexandre, de Frankito et de Jean-Marc Rosier : une nouvelle mouvance littéraire antillaise post-créoliste ? », Archipélies [en ligne], 7 – 2019, mis en ligne le 15 juin 2019 sur : https://www.archipelies.org/496#bodyftn46 (consulté le 05/01/2021).

Stewart, Shirley, The World of Stephanie St. Clair, New York, Peter Lang, 2014.

Triay, Philippe, « Le formidable roman de Raphaël Confiant sur la Martiniquaise Stéphanie St-Clair, reine de la pègre de Harlem, sort ce jeudi », La 1ère. Le portail des Outre-mer, 03/09/2015, mis en ligne sur : https://la1ere.francetvinfo.fr/2015/09/03/le-formidable-roman-de-raphael-confiant-sur-la-martiniquaise-stephanie-st-clair-reine-de-la-pegre-de-harlem-sort-ce-jeudi-283879.html (consulté le 05/01/2021).

1 « Je me suis mis à scruter ses photos, son regard un peu étrange, son apparence de grande dame en fourrure mais à l'air implacable. J'ai presque tout lu sur elle, mais le mystère ne faisait que s'épaissir. » Raphaël Confiant, propos recueillis par Philippe Triay (Triay 2015, en ligne).

2 Suite à la publication d’Aimé Césaire, Une traversée paradoxale du siècle, Annie Lebrun a rédigé une défense du poète martiniquais (Lebrun 1994). Elle a été invitée à exposer sa thèse lors d’une conférence universitaire en Martinique. Raphaël Confiant a réagi très violemment à cette venue : il ne voyait pas l’utilité de « Faire venir une universitaire de troisième zone pour raconter aux gens ses frissons ovariens (“Quand j’avais 17 ans, j’ai lu Césaire et j’en ai été bouleversée…”) », (Confiant 1995, 28). 

3 Raphaël Confiant, propos recueillis par Philippe Triay, (Triay 2015).

4 Ce concept socio-politique a été pensé en 1989 par l’Américaine Kimberlé Williams Crenshaw en référence aux femmes afro-américaines qui subissent à la fois le racisme et le sexisme. L’intersectionnalité prend en compte les personnes subissant plusieurs formes de discrimination à la fois dans une société donnée.

5 « je n’avais plus depuis longtemps […] eu un seul contact avec la gent féminine de l’autre race. À Harlem, seuls les hommes blancs avaient droit de cité. » (Confiant 2015, 278)

6 « Contrairement à ses contemporains, elle a violé les notions de féminité et de civilité féminine. Elle était agressive et conflictuelle elle participait activement à l’économie souterraine de Harlem et aux loisirs lucratifs, elle utilisait les rues pour donner à voir le drame racial, et elle a passé du temps en prison » (Je traduis).

7 « Son adoption de l’appellation « Madame » avant son nom signifiait son désir d’être vue et perçue comme une dame. L’utilisation du « Madame » par St. Clair la relie également au mouvement et à la tradition plus vaste des militantes afro-américaines qui ont activement cherché à se définir selon leurs propres termes et au-delà des paramètres blancs » (Je traduis).

8 On peut noter à ce sujet l’intérêt de Raphaël Confiant pour les noms fluctuants comme moyen pour ses personnages de se réinventer. Stéphanie St-Clair sera ainsi tour à tout Stéphanie Sainte Claire, Madame St-Clair, Queenie, Lady Gangster…

Il poursuit cette pratique de nomination modulable tout au long de ses publications. On peut penser à l’une de ses parutions romanesques les plus récentes : Du Morne-des-Esses au Djebel où les combattants martiniquais adoptent un nouveau nom une fois arrivés en Algérie comme pour concrétiser leur enrichissement culturel. L’auteur de préciser : « À l’abolition de l’esclavage en 1848, les officiers d’état civil leur donnaient des noms latins, grecs ou français piochés dans le calendrier ou l’almanach. Puis, voilà que ces gens se retrouvent en Algérie, certains passent du côté algérien et décident de prendre un autre nom encore. Pour la troisième fois en quelque sorte, ils changent de patronymes ! Fanon l’avait fait, il s’appelait Omar. Cela montre quoi ? Que nul n’est prisonnier de son identité, c’est le message que je tire de cela. On vous fait croire que vous êtes né dans une culture, que vous avez une langue et une religion à vie. Ce n’est pas vrai. Si on veut rester dans son identité, c’est logique et non-critiquable. Mais décider de naviguer entre les cultures, ce n’est pas plus condamnable que vouloir garder la sienne ». Raphaël Confiant, propos recueillis par Frédérique Briard (Briard 2020).

9 Raphaël Confiant, propos recueillis par Philippe Triay (Triay, 2015).

10 La biographe Shirley Stewart écrit : « This is what we know: Stephanie St. Clair was born on the Caribbean island of Guadeloupe […] » (« Voilà ce que nous savons : Stéphanie St. Clair est née sur l’île caribéenne de la Guadeloupe » Je traduis). (Stewart 2014, 9).

11 Harris LaShawn a listé les différentes hypothèses : « Rufus Schatzberg and Robert J. Kelly claim that St. Clair was born around the 1880s in Marseille, France, and that she came to New York via Marseille in 1912 (1996, 93). Irma Watkins-Owens posits that the Harlem banker may have been “French and born to French-Caribbean immigrant parents” (1996, 141), whereas Helen Lawrenson, 1930s Vanity Fair editor and writer, and author Katherine Butler Jones suggest that St. Clair was from Martinique (Lawrenson 1975, 175; Jones 2003, 137). Newspapers of the day also commented on St. Clair’s ethnicity. The New York Times (August 1, 1938) and the New York Amsterdam News (December 10, 1930) claimed that St. Clair was a “fiery woman of French birth.” On several occasions, the Chicago Defender (January 28, 1933; March 19, 1938) reported that St. Clair was from Africa and Martinique. While some writers and primary documents suggest that St. Clair was from the French Caribbean, National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) leader Henry Lee Moon claimed that St. Clair “vehemently” denied being from Martinique. She consistently claimed “European France” as her native country. » (LaShawn 2008, 58-59).

« Rufus Schatzberg et Robert J. Kelly affirment que St. Clair est née vers les années 1880 à Marseille, en France, et qu’elle est venue à New York via Marseille en 1912 (1996, 93). Irma Watkins-Owens soutient que la banquière de Harlem était peut-être « française et née de parents immigrants des Antilles françaises » (1996, 141), tandis que Helen Lawrenson, rédactrice et auteure de Vanity Fair dans les années 1930, et Katherine Butler Jones, auteure, suggèrent que St. Clair était originaire de la Martinique. (Lawrenson 1975, 175; Jones 2003, 137). Les journaux de l’époque ont aussi parlé de l’ethnicité de St. Clair. Le New York Times (1er août 1938) et le New York Amsterdam News (10 décembre 1930) affirment que Sainte-Claire est une « femme fougueuse de naissance française ». À plusieurs reprises, le Chicago Defender (28 janvier 1933;19 mars 1938) a rapporté que St. Clair était d’Afrique et de Martinique. Alors que certains auteurs et certaines sources primaires suggèrent que St. Clair était de la Caraïbe française, Henry Lee Moon, le dirigeant de l’Association Nationale pour l’Avancée des Personnes de Couleur (NAACP), a affirmé que St. Clair» a nié « avec véhémence » être de la Martinique. Elle a toujours revendiqué que son pays natal était la « France européenne » » (Je traduis).

12 « Such black women may have participated in what Darlene Clark Hine has called a “culture of dissemblance.” Hine suggests that black women consciously and unconsciously “adhered to a politics of silence and cult of secrecy” in order to “protect the sanctity of the inner aspects of their lives” (Hine 1994, 39). St. Clair may have intentionally employed Hine’s culture of dissemblance. She purpose- fully obscured her identity and allowed her contemporaries to debate and question her place of birth. », (LaShawn 2008, 58-59).

« De telles femmes noires ont peut-être participé à ce que Darlene Clark Hine a appelé une « culture de dissemblance ». Hine suggère que les femmes noires « ont consciemment et inconsciemment adhéré à une politique de silence et un culte du secret » afin de « protéger le caractère sacré des aspects intérieurs de leur vie » (Hine 1994, 39). St. Clair a peut-être intentionnellement employé la culture de dissemblance de Hine. Elle a dissimulé son identité et permis à ses contemporains de débattre et de remettre en question son lieu de naissance. » (Je traduis).

13 Raphaël Confiant propos recueillis pour Jeune Afrique (Anonyme, 2010).

14 Alfred Alexandre, propos cités par Anaïs Stampfli (Stampfli 2019).

15 Raphaël Confiant, propos recueillis par Gladys Marivat (Marivat 2015, 6).

16 François Durpaire, propos cités par Fanny Menceur, (Menceur 2016).

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