Éditorial

Charles W. Scheel

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Charles W. Scheel, « Éditorial », Archipélies [Online], 7 | 2019, Online since 15 June 2019, connection on 15 October 2024. URL : https://www.archipelies.org/444

En regard du travail monumental consacré par Jack Corzani à la littérature des Antilles-Guyane françaises, le dossier thématique réuni dans ce numéro est bien léger. L’on ne peut donc que parler d’un geste symbolique. Mais un geste qui se veut témoignage sincère d’une immense admiration, faisant écho à celui du volume Entre deux rives, trois continents : mélanges offerts à Jack Corzani à l’initiative du CELFA, dirigé par Dominique Chancé et Dominique Deblaine, publié dès 2004 par la Maison des Sciences de l'Homme d'Acquitaine.

Pour ne rappeler que ses ouvrages principaux, Jack Corzani a publié en tant qu’auteur, co-auteur ou directeur : Littérature antillaise (prose) et Littérature antillaise (poésie) en 1971 ; Littératures francophones. II, Les Amériques : Haïti, Antilles-Guyane, Québec en 1998 ; La Littérature des Antilles-Guyane françaises en six volumes en 1978, et le Dictionnaire encyclopédique Désormeaux des Antilles et de la Guyane en sept volumes en 1992. L’avant-dernier titre cité reste de loin la somme d’érudition la plus ambitieuse réunie sous une plume dans ce domaine, consultable dans 183 bibliothèques du monde. Son tableau synoptique en annexe (de nature encyclopédique : trente-sept pages) partait des premières chroniques des colonisateurs de la fin du 17e siècle, pour s’arrêter avec la mention du roman Heremakhonon de Maryse Condé, publié en 1976. C’est dire si l’auteur de cette somme avait intégré jusqu’aux dernières parutions avant la mise sous presse (par l’Union Parisienne d’Imprimeries) de ces quelque 2200 pages. C’est dire aussi que cette dernière référence remonte à plus de quarante ans désormais. Nous avons voulu retenir ce chiffre afin de proposer dans ce dossier d’Archipélies, un modeste « passage en revue » – littéralement – du seul « roman des Antilles françaises entre 1976 et 2016 ».

L’emploi de ce singulier demande évidemment à être discuté. La tendance des littératures vers le pluriel avait déjà été notée par Corzani lui-même. Il avait divisé son entreprise en trois grandes parties chronologiques : Exotisme et Régionalisme (tomes I et II), La Négritude (tomes III et IV) et Les Choix contemporains (tomes V et VI). Il est symptomatique que le titre pluriel de cette troisième partie, couvrant les trois décennies de 1946 à 1976 (qui correspondent à la mise en place de la départementalisation des anciennes colonies d’outre-mer sur le plan politique et, sur le plan économique, à ce qui a été appelé « les trente glorieuses ») ne contient plus de qualificatif référant à un mouvement unificateur. En effet, cette troisième partie constate le passage de la négritude à « l’idée d’une conscience nationale », puis le surgissement d’un militantisme autour de « l’Antillanité », parallèlement à une nouvelle littérature régionaliste et au maintien d’une tradition schoelchérienne (alliant « fierté nègre et citoyenneté française »), pour aboutir à un ultime chapitre que Corzani intitule « Le désarroi contemporain ». Cette formulation suscitait une question stimulante pour notre projet, posée dans l’appel à contributions : le roman antillais a-t-il surmonté ce « désarroi » diagnostiqué pendant la première moitié des années 1970 ? Sachant que la même période – post-soixante-huitarde – n’a pas seulement bouleversé la culture et l’expression artistique dans les Antilles.

Si donc en mentionnant « l’antillanité » dans son analyse du champ littéraire de l’après 1946, l’ouvrage de Corzani prenait déjà en compte les œuvres du jeune Glissant – de La Lézarde (1958) à Malemort (1975) en passant par L’Intention poétique (1969) – il est paru avant que Le Discours antillais (1981) ne vienne planter un jalon décisif dans la critique littéraire francophone, suivi en fin de décennie par Éloge de la Créolité (1989) du trio – également martiniquais – Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant. Ce sont ces deux manifestes qui ont marqué les deux décennies après 1976, avant que d’autres textes complètent la théorisation du discours sur la littérature antillaise : Poétique de la relation (1990), Introduction à une poétique du divers (1996) et Traité du Tout-Monde (1997) de Glissant, et Écrire en pays dominé de Chamoiseau (1997).

Dix ans plus tard, Pour une littérature-monde, un ouvrage polémique, est publié en mai 2007 chez Gallimard par Michel Le Bris et Jean Rouaud. Il fait suite au manifeste intitulé « Pour une littérature-monde en français » paru dans Le Monde du 15 mars 2007 et signé par 44 écrivains, dont deux Martiniquais (Édouard Glissant et Roland Brival) et deux Guadeloupéennes (Maryse Condé et Gisèle Pineau).

La période des quarante dernières années est donc marquée par une théorisation croissante de la littérature et de la critique dans le champ littéraire de langue française, particulièrement en Martinique où quatre impulseurs de concepts théoriques sont aussi des romanciers. Dans Lettres créoles (1991), Confiant et Chamoiseau avaient par ailleurs revisité, « au pas de charge », trois cent quarante années d’écrits antillais (de 1635 à 1975), donc la même période que celle couverte par le grand œuvre de Corzani, et terminé en signalant qu’après 1975, « on assiste à une explosion de talents qui balisent l’aire d’évolution […] de l’écriture créole », qu’il faut désormais, selon eux, tenter d’appréhender « dans la richesse éclatée, mais harmonieuse, d’une Diversalité ».

Après avoir rappelé ces éléments contextuels, nous avions déclaré souhaiter réunir des études prenant du recul par rapport à la production romanesque antillaise des quatre décennies passées, afin de tracer l’évolution de tel écrivain, de tel genre (roman, roman historique, polar, récit, auto-fiction, texte hybride...), de tel concept (postcolonialisme, postmodernisme, antillanité, créolité, diversalité, hybridité, relation, tout-monde...). Peut-on distinguer des phases dans la production d’un Chamoiseau, d’un Confiant, d’une Condé ? Peut-on distinguer entre écriture de femmes et écriture d’hommes ? Entre écrivains îliens et écrivains de la diaspora ? Entre romans de Martinique et romans de Guadeloupe ? Qu’apportent des écrivains non affiliés à la créolité, comme Roland Brival ou Marie-Reine de Jaham ? Comment recevoir les textes co-signés André et Simone Schwarz-Bart dont la publication du « cycle antillais », initiée en 1967 avec Un Plat de porc aux bananes vertes, a été complétée récemment par deux « nouveaux » romans inédits jusqu’alors ? En dehors de Texaco de Chamoiseau, sacré par le Goncourt en 1992, la période a-t-elle laissé des œuvres considérées dorénavant comme des classiques ? Si oui à quel titre ? Dans la veine intellectuelle ou populaire ? Parmi la dizaine de romanciers martiniquais prolifiques reconnus, la critique n’a-t-elle pas négligé Xavier Orville, Roland Brival, Tony Delsham, Nicole Cage-Florentiny ou José Le Moigne ? Du côté de la Guadeloupe, Ernest Pépin ne mérite-t-il pas plus d’attention qu’il n’en a eue ? Et, pour finir, de nouvelles orientations sont-elles perceptibles sous les nouvelles plumes des deux îles ? On pense à Alfred Alexandre, Fabienne Kanor ou Jean-Marc Rosier pour la Martinique, et à Dominique Deblaine, Gerty Dambury, Bernard Leclaire ou Dominique Lancastre pour la Guadeloupe, par exemple.

Les quelques études réunies ici sont loin de pouvoir couvrir tous ces champs ou de répondre à ces quelques questions – sans parler de tant d’autres qui pourraient être soulevées par la liste des romans antillais publiés de 1976 à 2016. Établie par Frédéric Vigouroux du SCD de l’Université des Antilles, que nous remercions chaleureusement pour ce travail, nous avons tenu à l’inclure dans le dossier, car elle offre un panorama précis du corpus concerné. Cette liste compte en effet 372 titres de romans pour 109 auteurs, dont neuf ayant publié au moins neuf livres : Raphaël Confiant (43), Maryse Condé (24), Tony Delsham (23), Roland Brival (15), Patrick Chamoiseau (14), Gisèle Pineau (10), Marie-Reine de Jaham (10), Xavier Orville (9) et Ernest Pépin (9). Pour compléter ces informations statistiques, il faut remarquer le nombre croissant des publications : parti de 36 pour la décennie 1976-1986, il monte à 61, 123 puis 146 pour les trois décennies suivantes. Quelque 15 romans antillais paraissent désormais chaque année, avec des pics de 19 en 2000 et de 20 en 2012, alors que, pour rappel, un seul titre était paru en 1976 : Heremakhonon de Maryse Condé, auteure dont la production couvre d’ailleurs les quatre décennies étudiées, puisqu’elle va jusqu’en 2015 avec Mets et merveilles. Le Prix Nobel alternatif qui lui a été décerné l’an dernier honore donc une écrivaine aussi prolifique qu’endurante, et nous regrettons de ne pas avoir reçu d’article concernant son œuvre remarquable.

Le dossier s’ouvre par une étude de la codirectrice, Liliane Fardin, qui propose un panorama de la production concernée dans la perspective de sa particularité régionale au sein du roman français, puisqu’elle la considère comme une « ethno-littérature en questionnement ». Deux études sont consacrées à Ernest Pépin. Celle d’Emanuela Cacchioli prend du recul pour présenter « un romancier-poète à l’écriture protéiforme », alors que celle de Claude Cavallero analyse « l’expérience de l’île » dans un roman, L’Envers du décor. Ma propre étude sur le « réalisme merveilleux de Patrick Chamoiseau II » constitue la suite du volet I paru dans Archipélies 5. Un troisième volet sera nécessaire pour décider si les romans que cet écrivain a fait paraître après Biblique des derniers gestes (2002) correspondent encore à ce mode narratif particulier. Le dossier propose ensuite deux études portant sur des écrivains plus jeunes. Anaïs Stampfli s’interroge sur les « Perspectives littéraires antillaises à l’ère post-créoliste » tracées par Alfred Alexandre, Frankito et Jean-Marc Rosier. Marie-Rose Abomo Mvondo Maurin aborde, elle, la « transcription du présent martiniquais » dans le roman Noirs néons du même Jean-Marc Rosier.

Quant à la liste des romans antillais publiés de 1976 à 2016 établie par Frédéric Vigouroux, qui clôt le dossier, elle surprendra sans doute bien des lecteurs par sa richesse et devrait pouvoir inspirer un nombre quasi illimité d’études sous des angles divers pour de prochains dossiers !

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