Introduction
C’est avec l’ambition de contribuer à faire découvrir ou redécouvrir des écrivains caribéens aux collégiens des Antilles et de la Guyane, que Jack Corzani, avec la collaboration d’enseignants, fait paraître chez Hachette Antilles en 1969 le manuel intitulé De sel et d’azur. S’il est vrai que jusqu’alors des Lectures antillaises sont parfois proposées pour explication aux élèves des classes primaires, aucun programme officiel ne prévoit l’étude de textes d’auteurs locaux. Or Jack Corzani publie chez Désormeaux en 1978 six tomes consacrés à La Littérature des Antilles-Guyane françaises, soit plus de 2000 pages, qui, en dépit de critiques, s’avéreront un document important pour la connaissance de la vie littéraire de cet archipel caribéen. Édouard Glissant, dans le Discours antillais, s’intéresse au « regard de l’autre », soit à ces témoins venus d’ailleurs à l’exemple de Lafcadio Hearn ou encore Mannonni, et émet des réserves (Glissant, 1997 : 522) sur la vision du Martiniquais proposée par cet enseignant-chercheur ; il affirme néanmoins que les études de Jack Corzani laissent percer un regard « porté par une sympathie évidente » sur cet univers antillo-guyanais analysé jusqu’en 1976.
Notre analyse a donc pour objectif de proposer des hypothèses de lecture de quelques œuvres d’auteurs caribéens, en tenant compte d’une perspective historique et sociologique, mais aussi au regard de leur état actuel, sans négliger l’empreinte de la colonisation.
« Des narrations proches des monographies des anthropologues »
La représentation littéraire antillaise contemporaine
Elle s’inscrit dans la rupture avec la période parnassienne ou doudouiste et dans une poétique d’engagement de l’écrivain, qui puise son inspiration dans la réalité historique ou socio-économique.
Maryse Condé classe le roman antillais parmi les romans « engagés » dans le cadre d’une acception assez large, soit dans le sens de « la restitution fidèle d’une réalité que l’auteur s’efforce d’appréhender et d’expliciter », en opposition avec le regard posé sur la société antillaise par « cette métropole » qui souvent « l’a folklorisée. » (Condé, 1977 : 13) « A la limite, dit-elle, pour nous, toute littérature est engagée dès qu’elle n’exprime pas uniquement le fantasme ou la rêverie individuelle, mais a pour objet le fait national ».
Maud Vauléon, qui a présenté en 2006 une thèse intitulée « Anthropologie et littérature. Le cas du conte (breton et martiniquais) », relève aussi qu’il s’agit d’un imaginaire ancré dans le réel historique et patrimonial :
De fait, la littérature martiniquaise peut être qualifiée d’ethno-littérature, ou du moins être étudiée comme telle. Elle retrace l’histoire, les histoires, la vie, la société martiniquaise, les mœurs, les us et coutumes des Martiniquais… Les auteurs donnent des renseignements de nature anthropologique dans des parenthèses explicatives ou dans des passages où ils prennent la parole en tant qu’auteur et en tant que Martiniquais… Leurs narrations sont proches des monographies des anthropologues. Il y a des parcelles, des bribes de réel dans leurs fictions : leur imaginaire est ancré dans la réalité (Vauléon : 2003).
Et cet enseignant – chercheur de rappeler que Patrick Chamoiseau se dit d’ailleurs « marqueur de paroles », que dans Solibo Magnifique, il se dit « prétendu ethnographe » […] et que dans sa Chronique des sept misères, « il fait revivre, avec un regard quasi ethnographique, le monde des djobeurs, les porteurs du marché, avec leur imaginaire et leur jargon » (Vauléon : 2003).
En Haïti, Jean Price-Mars, réunissant autour de lui un groupe d’intellectuels pour la défense de la culture africaine et de la langue créole, s’oppose au clergé et aux mulâtres aisés pactisant avec l’occupant américain et tente de définir dans Ainsi parla l’Oncle, dès 1928, ce que doit être une culture « nationale ». Ils lancent la revue Indigène, et le mouvement dit indigéniste va compter Jacques Roumain parmi ses membres ; Jacques Roumain appartient à un milieu aisé et est petit-fils de Président : son grand-père maternel, Tancrède Auguste, avait été plusieurs fois ministre et était président de la République lorsqu’il mourut en 1913. Néanmoins Roumain s’engage aux côtés des communistes, et son roman Gouverneurs de la Rosée délivre un message « internationaliste », celui de la nécessité du « coumbite », c’est-à dire de la fraternité et de l’entraide. Il déclare dans une lettre adressée au journaliste de gauche Tristan Rémy :
Je suis communiste […]. Fils de grands propriétaires terriens, j’ai renié mes origines bourgeoises ; J’ai beaucoup vécu avec les paysans. Je connais leur vie, leur mentalité, leur religion – ce mélange étonnant de catholicisme et de vaudou. /Je ne considère pas le prolétariat paysan comme une valeur sentimentale. Le paysan haïtien est notre seul producteur et il ne produit que pour être exploité, de la manière la plus effroyable par une minorité… politicienne qui s’intitule l’Élite. Toutes mes publications ont combattu cette prétendue élite... (Roumain, « Lettre à Tristan Rémy », in Œuvres complètes, 2003 : 639).
Et c’est au peuple que Jacques Stephen Alexis, médecin et écrivain haïtien, consacre ses trois romans avant d’être torturé et tué sous le régime duvaliériste. Son roman Les Arbres musiciens montre les paysans en lutte contre le haut clergé catholique, qui veut voir disparaître le Vaudou, et contre des autorités locales haïtiennes soutenant une société américaine, la SHADA, prévoyant de chasser les paysans afin d’exploiter leurs terres.
Quant à Aimé Césaire, estimant que « l’engagement de l’écrivain […] est plus fort encore » que l’engagement politique, il se déclare « rigoureusement engagé et ne conçoit pas qu’un artiste du Tiers-Monde ne soit pas engagé, que l’artiste puisse rester un spectateur indifférent, refusant de prendre une option. » Ainsi, être engagé, explique-t-il, « cela signifie, pour l’artiste, être inséré dans son contexte social, être la chair du peuple, vivre les problèmes de son pays avec intensité, et en rendre témoignage » (Sieger, Afrique n° 5, 1961 : 64-67).
Mais comment ce « réel » est-il recréé par l’imaginaire ?
Jean-Claude Berchet affirme que « Toute représentation forte du réel passe par des représentations collectives, et qu’à la limite seul est réel, c’est-à-dire seul a un sens, ce qui est déjà “culturalisé” » (Berchet, in Miroirs de l’altérité et voyage au Proche-Orient, 1991 : 154). Le référent réel peut être mis en scène littérairement « conformément au signifié culturel commun », sous la forme par exemple, dans un contexte postcolonial, des traces des mythologies de l’habitation-plantation telles que le quimbois, l’irrationnel : chacun se souvient du personnage de Télumée qui reconnaît le regard de Man Cia métamorphosée en chien (Simone Schwarz-Bart, 1972).
Ainsi l’univers du conte renouvelle-t-il le genre du roman, qui éclaire lui aussi sur les éléments « culturels » : « Si la littérature écrite est riche en informations de type anthropologique, la littérature orale, et plus particulièrement les contes, est considérée comme un document anthropologique... » (Vauléon, 2003). Nous pouvons remarquer que le bestiaire des contes, tels le Conte Colibri ou d’autres contes impliquant, par exemple, Compère Lapin ou la Diablesse, met en scène de façon paradoxale des rivalités et conflits de pouvoir, des problématiques très réalistes telles que la faim, la misère ou la répression coloniale. À propos du roman Ti Jean L’horizon de Simone Schwarz-Bart, inspiré d’un conte et écrit sur le même mode merveilleux que celui-ci, voici ce que dit René Ménil :
« On sera sans doute tenté de dire du roman de Simone Schwarz-Bart qu’il n’est pas réaliste dans la mesure où, ne s’en tenant pas seulement au côté immédiat des luttes sociales et des conditions matérielles de la vie, il nous introduit dans un monde imaginaire où les lois naturelles sont abolies, – où les morts sont vivants et les vivants sont morts. Mais qu’on y prenne garde, l’imagination d’un peuple, exprimée par ses écrivains, fait partie intégrante de la réalité de ce peuple. Et qui peut prétendre que dans nos contes merveilleux ne se trouve pas une bonne partie des vérités qui nous sont encore cachées à nous-mêmes et que nous devons nous hâter de déchiffrer ? » (Ménil, Action n° 1 – 1980, in Pour l’émancipation et l’identité du peuple martiniquais, 2008 : 126).
Et Ménil de suggérer que le séjour de Ti Jean dans les entrailles de la Bête puisse symboliser « notre angoisse […], notre actuel emprisonnement dans la Bête coloniale avec l’espoir d’en sortir ».
Un autre exemple de ces romans où, dans un monde imaginaire, ainsi que le dit Ménil, « les lois naturelles sont abolies, – où les morts sont vivants et les vivants sont morts » : le dernier ouvrage de Xavier Orville, publié de façon posthume, Le Corps absent de Prosper Ventura, qui dérive vers l’intrigue policière lorsqu’un cadavre disparaît de la morgue. Où est passé Prosper ? Cette disparition suscite alors les hypothèses les plus farfelues : le mort a-t-il traversé l’autoroute métamorphosé en caïman, comme le prétend Adrien – Désiré Bonheur ? Le père Ambroise reçoit la confession d’un homme qui s’accuse d’avoir transformé le corps de Prosper Ventura en caïman, et d’être impuissant à le rattraper :
Mon père je m’accuse d’avoir lâché en bas de l’autoroute le corps de Prosper Ventura transformé en caïman. Prosper Ventura ne m’a rien fait. Seulement, j’ai profité de l’occasion pour m’amuser. Je ne sais pas si c’est un péché, à toi de le dire. […]
Le père Ambroise, bien qu’abonné au mystère depuis des années et des années, avait du mal à faire le lien entre le cadavre disparu de Prosper Ventura et le caïman. Prenant encore le temps de s’éclaircir les idées, il demanda :
- Pourquoi l’as-tu changé en caïman ?
- Parce que la vie ici devenait une vieille soupe à l’eau, sans goût ni sel
- Et alors ?
- Et alors maintenant je ris
- Mon fils, l’homme n’a pas à rire avec les morts […] Ramène-moi le caïman au presbytère, après on verra pour la pénitence
(Orville, Le Corps absent de Prosper Ventura, 2002, 58-59).
Une œuvre où triomphe une esthétique de l’humour noir, de la démesure, du bizarre, jouant de la dialectique des contraires : la mort est la vie, la vie est la mort, une œuvre où le lecteur désarçonné se fait le confident des pensées et des désirs de Prosper Ventura, cadavre « pensant » même après sa mort, dont le corps s’est mystérieusement évanoui... À propos des romans « orvilliens » refusant l’autocensure et jouant avec ce qui est fréquemment refoulé ou interdit dans une totale liberté d’invention (Fardin, Notre Librairie n° 150, 2003 : 134) sans doute cette analyse de Ménil peut-elle s’appliquer :
Parfois le mélange des genres (surréalisme et réalisme) et le mélange des temps (présent passé et futur) ainsi que l’exubérance et l’outrance dans l’expression (héritées du surréalisme) nous [introduisent] dans le monde du baroque (Ménil, Antilles déjà jadis…, 1999 : 201).
L’imaginaire qui met en scène le fantastique, l’irrationnel et le mêle au réel, de façon naturelle et harmonieuse – dans des textes qui n’appartiennent pas spécifiquement au genre du conte ou du fantastique – tant dans les œuvres caribéennes que dans des œuvres d’Amérique latine, crée ainsi le réel merveilleux.
Réalisme socialiste, dit même Jacques Stephen Alexis, de façon très concrète et très moderne, mais il l’allie à la tradition du merveilleux populaire, vaudouesque.
Notons que Jacques Roumain s’est lui aussi essayé au genre des contes, tels que l’« Histoire de Petitami et des grands loups » qu’il invente à l’intention de son fils Daniel dans l’objectif suivant :
Sa maman la lui racontera pour
le divertir et lui apprendre
que la bonté envers les autres,
l’entraide, sont à la base
de la vie et la source de la
morale.
(Roumain, « Contes inédits pour son fils », in Œuvres complètes, 2003 : 409).
Des personnages « empêchés » ?
Un autre écrivain haïtien, René Depestre, nous expose sa conception du poète révolutionnaire à partir par exemple du personnage de Roséna (Alléluia pour une femme-jardin, Leméac, 1973) ; il dépeint un personnage féminin dont l’attitude est libre et franche sur le plan sexuel, et apparaît même parfois provocatrice. Les femmes-jardins s’insurgent contre l’hypocrisie sexuelle ; elles sont, dit-il, « d’avant Eve et d’avant le serpent »… De façon paradoxale, cet écrivain, militant féroce dès sa jeunesse contre le « désordre sanguinaire » régnant à Haïti, exilé de son pays depuis 1946 et fixé à Cuba dès les débuts de la révolution cubaine, explique que ce choix d’un portrait « érotique », n’est pas « une manifestation d’individualisme petit bourgeois » mais, qu’à son avis :
Le poète révolutionnaire, homme brûlant de réalité, de vérité, d’imaginarité, pour exprimer la complexité des relations, des contradictions, des aliénations intensément senties et prévues (dans le travail, la révolution, l’amour, la solitude, le rêve, la maladie, le jeu, la guerre, la paix, l’enfance, la mort, la tendresse, la fraternité, la fantaisie, l’héroïsme etc…) doit explorer le réel et l’imaginaire, à la fois du besoin social et du besoin individuel (Depestre, Poète à Cuba, 1976 : 19).
Georges Desportes est un écrivain né en 1921 et décédé en 2016 à la Martinique ; poète, essayiste et ami d’Aimé Césaire, il se définissait comme appartenant à la « pré-négritude » tout en étant à l’écoute du monde moderne. Après une brève expérience d’employé de banque, il exerça longtemps au titre de directeur adjoint des services artistiques de RFO Martinique, anima une émission de jazz (Hot Jazz Fantaisie) et s’amusait à mimer le rythme des riffs et breaks du jazz dans ses textes poétiques. La poésie, dit-il, est « un jazz rythmé par le sang du tam-tam du cœur, ébranlant de la danse de sa voix le bloc total du monde, de la chair et du corps » (Sous l’œil fixe du soleil, p.8). Sa poétique développe, tout en excluant la propagande politique, des problématiques militantes contre l’exploitation coloniale, hormis deux recueils à thématique amoureuse plus récemment parus. Dans son unique roman intitulé Libre de tout engagement publié en 1993, s’opposent le héros prénommé David, employé de banque, et son supérieur, un nommé Gautier, ce qui renvoie implicitement au combat de David et de Goliath, ce guerrier philistin géant de la Bible. Le problème du Bien et du Mal est déjà posé concrètement :
Dans la vision bancaire de la grande Direction, faut le dire, il s’agissait avant toutes choses de mettre les capitaux au service des usiniers, les créoles du coin, les békés, rhumiers et sucriers, industriels, négociants et commerçants, pour en retirer le maximum de gain et de plus-value. Et ils raflaient l’argent de tous les petits miséreux et fonctionnaires – comptes chèques et dépôts – qu’ils avançaient aux gros bonnets pour les aider à exploiter encore plus et mieux leur pauvreté. (Desportes, Libre de tout engagement, 1993 : 22).
« La Banque est considérée comme l’antre même du Dragon, défendu par des Cerbères : elle est l’endroit prodigieux où s’élabore le Grand Capital, le lieu de la puissance et du pouvoir, grâce à l’Argent. Là se vérifient les pêches miraculeuses des numéraires, et la multiplication des gros pains des grosses fortunes » (Fardin, 1993 : 33). Ainsi la lutte engagée par David contre la Banque n’est-elle pas « le simple combat du pot de terre contre le pot de fer, mais celui, épique et tragi-comique, de l’Esprit contre l’Argent » (Fardin, 1993 : 33).
Parfois cette domination se fait sournoise, et l’on s’interroge sur les stratégies à adopter pour la combattre, ainsi que l’explique Patrick Chamoiseau dans un ouvrage au titre éloquent, Ecrire en pays dominé, publié chez Gallimard en 1997 :
Je soupçonnais que toute domination (la silencieuse plus encore) germe et se développe à l’intérieur même de ce que l’on est. Qu’insidieuse, elle neutralise les expressions les plus intimes des peuples dominés. Que toute résistance devait se situer résolument là, en face d’elle, et déserter les illusions des vieux modes de bataille. Il me fallait alors interroger mon écriture, longer ses dynamiques, suspecter les conditions de son jaillissement et déceler l’influence qu’exerce sur elle la domination-qui-ne-se-voit-plus. Mais comment ? » (Chamoiseau, Ecrire en pays dominé, 1997 : 21).
Ainsi l’écrivain antillais met-il souvent en scène des personnages « empêchés » dans leurs actes ou leur parole, en raison notamment de structures coloniales « hiérarchisantes » ou de puissances d’argent despotiques (les deux étant souvent liées) les contraignant à se soumettre à maints interdits… Pour pallier cet « empêchement », l’écrivain élabore un certain nombre de stratégies poétiques (dans le sens de création littéraire) et l’écriture devient parfois outil de rébellion ou de subversion, lors même qu’il s’agit d’une « arme miraculeuse ».
« Décloisonner » les genres littéraires
Un référent réel parfois en opposition avec le « signifié culturel » habituel
Un exemple, lorsque Georges Desportes dramaturge innove en mettant en scène la Diablesse sous la forme d’une mère attentive, suppliante, qui veut sauver son enfant, vêtue des habits noir et blanc du mercredi des Cendres pour symboliser la misère et la souffrance ; Diablesse est amoureuse de Zombi le Diable qui est le père de son enfant et dont le secret est révélé à la fin de l’œuvre : il est blanc… (Desportes, Cette Île qui est la nôtre, 1973). L’on constate chez Desportes comme dans la stratégie d’écriture de plusieurs autres romanciers ou poètes, une volonté de plus en plus affirmée de « décloisonner » les genres littéraires : Desportes dit utiliser la « caméra-stylo » pour son écriture littéraire et use de techniques cinématographiques (fondus enchaînés par exemple) dans l’organisation de ses textes. L’image étant l’élément clé du langage poétique (au sens large de création), Desportes use de techniques empruntées au cinéma où « la prise de vue est discontinue » et « l’intermittence des fréquences est révélatrice d’un bondissement de l’esprit dans le temps et dans l’espace » (Desportes, 1991). Voici comment l’écrivain justifie ce choix d’écriture usant de procédés « cinématographiques » :
D’évidence, l’impact de l’audiovisuel en se manifestant dans notre quotidien a bouleversé de fond en comble notre sensibilité qu’il maintient vivante. Il nous a familiarisés avec toutes les conceptions d’avant-garde, le baroque individuel et collectif, avec toutes les fantaisies de l’imagination et la diversité des styles. Pour avoir été un professionnel de ce nouvel art, j’ai pu constater que la poésie pouvait s’enrichir de tout son savoir-faire sur l’image et le son (Fardin, « Entretien : Georges Desportes en questions », 2008 : 41).
René Ménil relève aussi des procédés empruntés au monde du cinéma chez Édouard Glissant :
Glissant, lui, procède dans Le Quatrième Siècle à des déplacements dans le temps semblables aux flash-back cinématographiques, procédé utilisé de façon systématique aux environs de 1920 par les romanciers anglo-saxons (Joyce, Dos Passos, Faulkner) et repris par les romanciers français du « nouveau roman ». En même temps, le récit de Glissant progresse par les monologues intérieurs des personnages, monologues qui ont l’allure d’une sorte de transcription immédiate de la pensée (Ménil, Antilles déjà jadis…, 1999 : 200).
Quant à Chamoiseau, il a été tenté par une carrière artistique, la peinture, et fait parfois accompagner ses textes d’illustrations, tel Le Papillon et la lumière. Une œuvre qui, comme quelques autres, se plaît à brouiller les pistes. Ainsi, tenter de définir clairement le genre d’une œuvre telle que Le Papillon et la lumière n’est pas vraiment chose aisée : conte philosophique ? Dialogue philosophique entre le maître (un papillon « d’âge mûr » qui refuse cependant de s’ériger en donneur de leçon face au jeune) et le disciple (jeune papillon) à l’exemple du dialogue platonicien ? Le regard de l’enfant ou du jeune face à l’adulte semble une thématique récurrente chez l’auteur d’Antan d’enfance qui décrit son attachement à Man Ninotte ou qui, en mode de focalisation interne avec l’œil du narrateur enfant, nous fait le portrait des différents membres de sa famille. Le rappel autobiographique se poursuit sur trois romans qui mènent À bout d’enfance « dans un monde hiérarchisé de façon pyramidale à l’imitation du monde colonial, où tout en haut siègent l’espèce des mamans et l’espèce des papas, “catégories spéciales à ne pas mélanger”, en-dessous l’espèce des Grandes Personnes, puis l’espèce des Grands (incluant les quatre frères et sœurs), et en bas se trouve l’espèce des êtres-humains » ; cette dernière étant constituée des enfants, « accablés d’interdits dans les camps de concentration familiale » (Chamoiseau, 2006 : 14).
Et comment définir le genre précis de l’ouvrage plus récemment paru, intitulé La Matière de l’absence ? Il nous est présenté comme un roman, mais le narrateur nous fait les témoins d’un dialogue biographique qui tourne autour de Man Ninotte, tout en se livrant à des méditations philosophiques et métaphysiques. Et l’auteur narrateur romancier se fait aussi critique pour analyser le rôle du conteur :
En ce qui concerne les zombis, c’étaient les contes créoles qui en parlaient le plus, mais sans jamais en fournir de descriptions précises ; le conteur créole ne dépeint jamais rien, aucun paysage, et surtout pas ses personnages, il ne fait ni dans la psychologie ni dans l’exploration des profondeurs de l’âme. Ce qui constitue son histoire se situe bien plus dans ce qu’il ne dit pas que dans ce qu’il expose. […] Une négresse très belle sera juste esquissée par une répétition sur treize tonalités : Elle était belle belle belle jusqu’à dépasser belle et laisser belle derrière !... (Chamoiseau, La Matière de l’absence, 2016 : 22).
Cette volonté de liberté dans la technique de création littéraire s’exerce aussi chez la romancière guadeloupéenne Maryse Condé : en dépit d’oppositions face à ce « crime de lèse-majesté », elle publie Mets et merveilles chez Jean-Claude Lattès en 2015, refuse le dédain témoigné envers l’art culinaire et relève des similitudes entre celui-ci et la technique littéraire : « Lorsque je reçois des invités pour la première fois, en disposant les mets sur la table, je hasarde une plaisanterie, toujours la même : “Vous allez aimer ! Je ne suis pas sûre d’être une bonne romancière mais je suis certaine d’être une cuisinière hors pair.” Personne ne rit jamais. C’est que dans leur for intérieur mes convives sont choqués : comment a-t-elle eu l’audace de rapprocher littérature et cuisine ? Le récit de mon crime de lèse-majesté est l’objet de ce livre » (Condé, 2015 : Préface).
Dans sa conception de la poésie, Georges Desportes rapproche ces deux « savourements » esthétiques :
L’esprit savoure un beau vers exactement comme une nourriture riche de toutes les succulences d’un mets bien apprêté. La cuisine du langage poétique est, à cet égard, la plus riche : il y a le plaisir comblé de la langue dans l’articulation des phrases, son ensalivement impératif ; ses émotions physiques, son choc sur le palais, cette espèce de musculature nerveuse et sensuelle qui broie les mots pour en exprimer tout le jus de beauté, et qui est comme une faim avide de la chair en crise d’absolu (Desportes, 1991 : 26).
Symboles et interrogations
Le référent réel peut être mis en scène au moyen d’un signifié culturel recréé qui prend valeur de symbole. Un exemple connu : l’algue laminaire, l’algue « accoucheuse », accouche d’une révolution et devient le symbole végétal exemplaire de la condition humaine antillaise dans la poésie césairienne (Moi, laminaire). L’on peut aussi penser à une autre œuvre du martiniquais Xavier Orville, intéressante à plus d’un titre, tant grâce à ses talents de conteur qu’à son art de mêler le tragique à la sensibilité et à l’humour. L’héroïne du roman Cœur à Vie est d’abord heureuse en couple, puis devient obèse à la suite d’une forme de dépression causée par sa stérilité, Avec Bergamote, il ne s’agit pas de coller au réel, sa difformité même en est la preuve, mais de mettre en scène de façon symbolique, métaphorique, les néfastes conséquences que peut générer le prétendu progrès (Fardin, 2010 : 83) dans la société martiniquaise, dangereusement gavée de feuilletons, de publicité, d’images numériques ou encore d’addictions : ainsi avec le personnage de Maci Loto, Orville met en évidence la place considérable des jeux de hasard au sein de la société antillaise : « c’est devenu une véritable institution. Or c’est une façon de nous piéger, dit-il, parce que l’on détourne les gens, au sens pascalien du terme, des vraies réalités du travail et de l’investissement pour les faire se tourner délibérément et systématiquement vers le monde du rêve, on entretient des fantasmes destructeurs » (Orville, 1993 : 43).
Quant à la symbolique du personnage féminin, notre romancier dit ceci :
Dans le roman, Bergamote pourrit littéralement dans un hospice. L’écrivain peut tenter de rendre sensible le drame de cette femme stérile, monstrueuse à force de difformité, tellement obèse qu’on a dû lui fabriquer un fauteuil renforcé de tiges d’acier dans lequel elle passe sa vie, d’où ses fantasmes et son amour pour Ange Mignon. Elle invente une histoire d’amour irréelle. Bergamote, c’est aussi la représentation de notre société qui vit de fantasmes (Orville, 1993 : 42-43).
Xavier Orville affirme vouloir ainsi susciter une réflexion : il s’interroge soi-même en tant qu’artiste « pour forcer les hommes à s’interroger ». Et il poursuit en précisant que selon lui tout en se définissant par « ses coordonnées géographiques, historiques ou sociologiques » (« j’écris d’une île convulsive », dit-il [Orville, 2001]), l’artiste est « avant tout un homme libre et ouvert », qui n’a pas à s’enfermer dans un « ghetto, fût-il identitaire », et que sa préoccupation est de faire état de ses « interrogations, de ses angoisses et de ses peurs » au travers de sa création littéraire…
Conclusion
S’il est important d’analyser le regard d’un témoin extérieur sur cette société caribéenne complexe aux confluents de diverses cultures et civilisations, il est également intéressant d’analyser le regard du romancier antillais sur lui-même, l’image de soi en quelque sorte, des regards croisés qui font découvrir une société, ou en éclairent certains aspects. L’écrivain s’implique alors dans un engagement qui s’efforce d’être « aussi total que possible », soit « social autant que poétique », comme l’envisageait Sartre.
Or le regard poétique provoque une redécouverte de soi, même lorsqu’il s’agit des détails les plus anodins. Ainsi, comme le dit René Ménil (citant l’exemple d’Henri Corbin), tout en faisant remonter « dans ses écrits les êtres et les choses qui font le pays dans la vie quotidienne », l’auteur talentueux « à partir de là, […], avec le secours de la rhétorique et tous les moyens du style », passe « de la vision prosaïque à la vision poétique du langage. Le poème va ainsi provoquer un sentiment de jamais vu, de jamais entendu bien qu’il parle de ce que tous nous connaissons ». « Le résultat est qu’en fin de compte, […] il nous éveille pour nous montrer la réalité cachée que nous portons en nous sans la connaître et celle qui est hors de nous et que nous avons cessé de voir depuis longtemps à cause de l’habitude » (Ménil, Justice, 1984). Si au travers de ces textes littéraires, il y a la traduction d’un mal-être, d’un passé douloureux conséquence d’une fracture ou digenèse, pour reprendre le mot d’Edouard Glissant, il y a aussi une langue, une culture, bref un art de vivre, une vérité…