Introduction
Est-il opportun de proposer un article sur le décolonial alors que la tendance parmi les universitaires caribéens est d’étudier le post-colonial ? Pourquoi prendre le risque de rompre avec l’approche systémique d’un paradigme qui semble si bien établi comme celui des post colonial studies (ou des subaltern studies) 1? D’aucuns pourraient y voir une frilosité intellectuelle ou, pour des hispanistes, une simple tentative de résistance face à l’emprise actuelle du monde anglophone (et de ses productions anthropologiques et littéraires…) dont la prégnance pourrait faire redouter une nouvelle forme de colonialisme (soit une expansion s’opposant à toute concurrence) de la pensée... Ce serait quelque peu simpliste. Il s’agit plutôt de souligner une différence d’approche – dont il conviendra d’analyser les origines, les dynamiques et les enjeux – qui débouche sur le constat, point du tout à l’emporte-pièce, qu’il n’y a pour ainsi dire pas d’études post-coloniales latino-américaines2 comme le rappelle Fernando Coronil3. Toutefois, peu d’études recourant à un tel intitulé, cela ne veut pas dire point de réflexions remettant en cause l’euro-centrisme… C’est pourquoi l’occultation des positionnements de l’Amérique du Sud et de la Caraïbe, dans le vaste questionnement sur la modernité entre centre occidental et périphéries, mérite d’autant plus d’être questionnée.
De ce fait, dans une première partie nous inviterons à repenser la critique à l’égard de l’Occident en interrogeant en premier lieu les effets de sens des variations des préfixes et des suffixes, entre postcolonialisme et décolonialité ; postcolonialisme et postmodernisme ; colonialisme et colonialité afin de mieux mesurer la place du monde hispano-américain dans le questionnement sur l’héritage colonial, notamment en contexte américano-caraïbe. En second lieu, nous retiendrons la question de la temporalité, à la fois comme cause explicative d’une approche différenciée et marque d’une transcription littéraire d’une épistémologie décoloniale prenant en compte les apports indigènes et afros, avant de questionner par la suite, les difficultés rencontrées par un chercheur qui choisit la posture décoloniale aux Antilles françaises. Est-il en effet possible d’être un chercheur antillais décolonial dans une université française ?
1. Posture décoloniale : repenser la critique à l’égard de l’Occident à partir d’autres fondements que la pensée postcoloniale
1. 1. Une simple variation de préfixes et de suffixes ou des perspectives épistémologiques différentes : les risques de dérive théorique par dérivation grammaticale
Interroger les nuances introduites par le recours à la dérivation, soit l’utilisation de divers affixes, lesquels modifient le sens du radical, revient à se demander si ces termes acceptés par les uns et pas toujours par les autres, comme post-colonial et dé-colonial, sous-entendent des divergences de traduction ou des épistémologies différentes.
Dé- et des-4 sont des préfixes qui marquent une idée de différence et de séparation et qui peuvent indiquer également une idée d’action contraire (comme faire/défaire ; contento/descontento). Cette juxtaposition grammaticale entre le préfixe de- et le radical : « colonie », issu du terme « colere », c’est-à-dire « cultiver », tend à énoncer le souhait que cesse la colonisation touchant tous les domaines : pas seulement le politique et l’économique, mais aussi la pensée et la langue, à l’instar de la culture qui est a priori partout.
Post- est en revanche un préfixe qui sous-entend une idée de passage et insère dans un continuum, celui pour le moins d’une temporalité entre un avant et un après. Donc, post- n’inscrit pas, étymologiquement parlant, une annonce de dépassement. Stricto sensu, le post-colonial désigne alors une période QUI SUIT le colonial. Il ne s’agit donc pas de s’opposer au colonial, mais d’envisager son « après », comme si le colonialisme avait disparu… Post- (qui a donné en espagnol pos- comme des- a donné de-), sous-entend de ce fait quelque chose de conclu, comme le « post-data », équivalent du post-scriptum, qui s’ajoute à la fin d’une lettre. Ania Loomba pose ainsi le problème de l’imbrication des réalités :
Il peut sembler que l’âge du colonialisme est révolu et puisque les descendants des peuples colonisés vivent partout, dire que le monde entier est postcolonial. Mais pour commencer, le préfixe « post » complique les choses parce qu’il implique un après en deux sens – temporel et idéologique, comme quelque chose qui remplace. C’est cette seconde implication qui est contestable : si les inégalités de la sujétion coloniale n’ont pas été éliminées, il est peut-être prématuré de proclamer la fin du colonialisme. Un pays peut être à la fois postcolonial (dans le sens d’être formellement indépendant) et néocolonial (dans le sens de demeurer économiquement ou culturellement dépendant) en même temps5.
Or, justement, les Latino-américains privilégient un suffixe différent, en « –ité » (-idad) pour transcrire une qualité, un état, et non pas en –isme, affixe plutôt porteur d’une idée de discipline, de catégorie/isation, soit le terme colonialité et non colonialisme afin de rendre perceptible la persistance de(s) processus coloniaux. Les recherches des années 60-70 sur les « héritages » coloniaux et celles plus récentes sur les anthropologies hégémoniques et subalternes6 ont en effet montré que les processus coloniaux perdurent, processus que Edgardo Lander a qualifiés notamment de « colonialité du pouvoir »7.
Utiliser le terme « décolonial » revient donc à affirmer que nous avons conscience d’une différence entre domination politique plus ou moins passée, à savoir : le colonialisme et une hégémonie économique et culturelle toujours d’actualité. De fait, la colonialité peut s’interpréter comme une incomplétude de la décolonisation avec la rémanence de ses hiérarchies raciales, économiques, sexuelles et épistémiques.
Il importe de surcroît de rappeler que le néologisme « colonialité » a été forgé à partir des termes colonialisme et modernité. Ce concept propose donc de comprendre la réalité actuelle à partir d’une critique de la modernité8 en vue de dénoncer les mirages du progrès qui tend toujours et encore à se confondre avec le progrès tel que le conçoit l’Occident. Par « modernité », nous entendrons donc cette logique de progrès purement capitaliste qui a commencé au XVIe siècle et qui s’est poursuivie sans discontinuer en prenant divers visages qu’on a pu appeler « libéralisme », « néo-libéralisme », « néo-colonialisme », etc.
Nombre de travaux en sociologie et en anthropologie culturelle n’abordent pas cette dimension qui pourrait relever d’une sorte de socio-anthropologie de la domination impériale (au sens où les actuelles possessions de la France, même sous forme de « départements » ou de « collectivités territoriales » sont encore des restes de cet ancien empire colonial français ; de même que les anciennes colonies, aujourd’hui indépendantes). Les auteurs de ces travaux se laissent « aspirer » par la vigueur des pensées et des marronnages de toutes sortes qui ont pu surgir de ces espaces colonisés, sans prendre la mesure que le fait que ces pensées demeurent des « marronnages » pose déjà problème. N’est-ce pas ce que laisse entendre F. Cooper, dans son étude sur « l’empire » français :
This complex, differentiated empire, did not produce a clear and stable duality of metropole/colony, self/other, citozen/subject. Political activists in the colonies, until well into the 1950s, were not all intent upon asserting the right to national independence; many sought political voice within the institutions of the French Empire while claiming the same wages, social services, and standard of living as other French people9?
Nous ne contestons pas le fait qu’au sein de la colonialité, il puisse y avoir des actes de « décolonialité ». Nous considérons simplement que, dans le grand vertige de la culture globalisée qui affecte notre présente « modernité » (comme le taylorisme, par exemple, a pu affecter des « modernités » antérieures), la colonialité est et continue d’avancer, quoique de plus en plus masquée. La conséquence est que cette colonialité n’en est que plus insidieuse, puisqu’elle a pour corollaire, l’oubli de la question coloniale et de ses conséquences sur des populations qui se trouvent aujourd’hui engluées dans une culture mondialisée, alors même qu’elles sont toujours en quête de leurs mémoires raturées.
Assurément, retenir le terme « décolonialité » complexifie le questionnement quant au colonialisme ou, plus exactement, lui donne une autre envergure en englobant passé et présent pour un système de pouvoir occidental capitaliste fondé sur une infériorisation épistémicide de l’Autre et de ses savoirs10. La pensée décoloniale critique en conséquence à la fois la modernité et l’eurocentrisme attenant, ainsi que le post-modernisme et le pseudo-universalisme occidental, car elle est à la recherche d’hétérologies11 et de savoirs pluriversels qui rendraient mieux compte de la diversalité du monde (et non plus d’un universalisme abstrait) et des savoirs. En somme, la critique de la modernité par la post-modernité n’est pas jugée suffisante en ce qu’elle reste occidentalo-centrique12. Enrique Dussel invite ainsi à substituer à la vision postmoderne de la globalisation marchande une « transmodernité »13 qui permettrait de libérer les potentialités alternatives, si longtemps occultées, des Autres –qui ne sont pas Européens-, soit la demande d’un vrai dialogue épistémique.
Autrement dit, si le terme post-colonial ne rompt pas le processus unilinéaire de l’histoire européenne et occidentale, peut-il alors être porteur d’un véritable renouvellement théorique ? En somme, plus qu’une différence d’affixe(s) et donc une simple question de dérivation, l’on touche à un risque de dérive épistémologique, du fait d’un « déphasage/décalage historique » comme l’indique José Rabasa dans le Diccionario de estudios culturales latinoamericanos de 200914 qui précise que « le terme postcolonial entraîne dans le sillage de son “post”, l’ombre et les fantômes des passés coloniaux »15, et ce dans tous les domaines16. Aussi, entre passé et présent, le temps et sa conception se retrouvent au centre des questionnements épistémologiques de la colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être.
1. 2. Le temps en question ou la perduration des épistémicides coloniaux
« Autres temps, autres mœurs », dit l’adage ; nous y ajouterons : « autres espaces, autres temps »… : « découverte » de l’Amérique ; « Indiens » ; « civilisés »…, autant de termes tant employés jusqu’ici et qui méritent aujourd’hui d’être « décolonisés »… comme s’y emploient divers chercheurs d’Amérique du Sud et de la Caraïbe, notamment le groupe « Modernité-Colonialité » qui émerge dès 1996 avec la rencontre d’intellectuels (principalement des sociologues) sud-américains réunis en une communauté conceptuelle désireuse de décoloniser la pensée (Fernando Coronil, Arturo Escobar, Ramón Grosfoguel, Edgardo Lander, Santiago Castro-Gómez17, María Lugones, Nelson Maldonado Torres, Walter Mignolo, Aníbal Quijano, Javier Sanjinés, Catherine Walsh…). En choisissant cette dénomination « Modernité-Colonialité », est émis d’emblée le souhait de comprendre la situation actuelle en reconnaissant la modernité et la colonialité comme « deux faces d’une même pièce » - comme le dit Ramón Grosfoguel- à partir desquelles nous pourrons nous efforcer de nous défaire de l’imaginaire/la matrice colonial(e) et de son universalisme civilisateur impérialiste, à la recherche d’« un savoir avisé pour une vie décente » (Ramón Grosfoguel18), soit la mise en exergue de pensées (ci)marronnes, archipéliques et de pensées de la dispersion.
Décoloniser le savoir requiert une diversité épistémique. Mais n’est-ce pas ce que s’efforçaient déjà de chercher, parfois depuis le début du XXe siècle, certains auteurs latino-américains en proposant une autre approche de la temporalité, qui ne soit pas dans la continuité du temps linéaire de l’Occident19 ? Aussi, si à la suite du Haïtien Lyonel Trouillot on affirme que « la modernité […] a à voir avec l’historicité »20, nous ne pouvons que souligner combien la perception du temps est elle aussi colonisée par la pensée occidentale et la modernité dans laquelle elle s’enracine.
En somme, le savoir n’échappe pas à la géopolitique, d’où le fait que les peuples dominés lors de la colonisation européenne ont pu être présentés, depuis l’Europe (véritable moule appartenant donc à l’histoire de l’anthropologie), comme des peuples sans histoire, appartenant à des « anthropologies sans histoire »21… Pablo Neruda a d’ailleurs affirmé à propos de son Chant général (1950)22 où il souhaite retracer l’histoire du Chili : « Nous sommes les chroniqueurs d’une naissance retardée »23. Nous ne pouvons alors manquer de relever combien sont nombreux les auteurs de ces pays dits « périphériques » qui se sont efforcés de travailler et de (ré)écrire l’histoire et notamment celle des origines via les mythes, en vue de proposer des versions possibles de cette histoire oubliée et oublieuse des « marges » des sociétés coloniales, de ses hommes : Amérindiens et Noirs, en quelque sorte les « damnés de la terre » selon Frantz Fanon24.
Le vénézuélien Enrique Bernardo Núñez, écrivain, journaliste et intra-historien, affirme par exemple, dès 1949 : « Un peuple sans annales, sans mémoire du passé, est déjà comme mort »25 ; « cette méconnaissance nous empêche de progresser […]. L’histoire26, c’est la conscience des peuples »27. Il avait d’ailleurs déjà transcrit cette approche dans son œuvre Cubagua en 193128, précédant en cela les « anticipations » d’Alejo Carpentier dans Le royaume de ce monde/El reino de este mundo (1949) ; ce même Alejo Carpentier qui dans Le partage des eaux/Los pasos perdidos (1953) rompt ouvertement avec un schéma central de la pensée occidentale en Amérique latine en repensant la fameuse dichotomie Civilisation/Barbarie si répandue alors, et en faisant de la forêt le lieu de la Civilisation et de la ville côtière celui de la Barbarie29.
Et ces penseurs latino-américains ont d’autant plus évoqué la perduration de la colonialité qu’ils ont montré qu’au colonialisme espagnol a le plus souvent fait suite l’impérialisme étasunien. Enrique Bernardo Núñez a alors invité à réfléchir au quotidien de l’impérialisme nord-américain du fait de l’exploitation du pétrole au Venezuela, qui fait suite à l’exploitation des perles par les Espagnols. Dans beaucoup d’autres régions, ce fut la canne à sucre qui servit de base à l’exploitation européenne du monde américano-caraïbe, comme le rappelle Antonio Benítez Rojo qui choisit d’intituler la première partie de l’introduction de son important ouvrage, L’île qui se répète/La isla que se repite30 : « De la machine de guerre de Colomb à la machine sucrière »31. Ce penseur d’origine cubaine présente alors la Caraïbe comme : « une machine d’écume qui connecte les chroniques de la recherche de l’Eldorado avec le récit de la rencontre avec l’Eldorado […], le discours du mythe avec le mythe de l’histoire, ou encore les discours de résistance avec les discours de pouvoir »32.
Aussi, sans tomber dans un latino-centrisme, comment ne pas être interloqué(e)s en remarquant que l’espace-temps retenu généralement pour l’émergence du post-colonial ne prend en considération que (ou presque…) des auteurs anglophones issus des anciennes colonies britanniques (de l’Asie, de l’Afrique, de la Caraïbe et de l’Australie), formés aux études postmodernes à l’instar d’Edward W. Said à qui nous devons le très bel ouvrage L’Orientalisme33 ? Est-il pertinent d’occulter l’espace-temps premier, originel en somme, du développement du colonialisme (et du capitalisme attenant), à savoir le monde américano-caraïbe ouvert à l’Europe à partir de 1492 ? Ce « saut » ou oubli de plus de 300 ans… est enfin reconnu aujourd’hui, ainsi qu’en témoignent les travaux de Bill Ashcroft34 et Robert Young35, même si face à Said, Bhabha et Spivak on ne retrouve pas (guère…) les penseurs latino-américains Enrique Dussel (pour sa critique de l’euro-centrisme36, 1995), Aníbal Quijano (qui développe la théorie de « la colonialité du pouvoir », 2000) ou encore Walter Mignolo (qui propose de penser « le postoccidentalisme »37, 2000) qui ont pourtant écrit au même moment38...
Les « périphéries » n’auraient-elles pas la même valeur, même vues depuis d’autres « périphéries » ? (soit donc une nouvelle hégémonie…).
La langue espagnole fournit pourtant une paronomase, clin d’œil (programmatique) entre le patronyme Colón (Colomb) et le substantif colono, celui qui colonise.
Que nous nous demandions si les guerres des indépendances sud-américaines ont été vraiment des guerres anticoloniales alors qu’elles ont été menées par des élites blanches criollas est une chose, mais pouvons-nous pour autant oublier l’Amérique latine39 dans son ensemble alors que la modernité y émerge en 1492, avec l’Atlantique, comme colonne vertébrale de cette économie des pouvoirs et des savoirs ?
La contribution du monde américano-caraïbe aux débats postcoloniaux pourrait être justement une reformulation de la théorisation postcoloniale à partir de l’originalité théorique de la pensée latino-américaine. Cette pensée a été célébrée d’ailleurs –sans s’en rendre compte ?… – dans le monde entier, bien avant la reconnaissance des études postcoloniales (dans les années 80), avec le fameux boom de la littérature hispano-américaine des années 60. Or, il nous semble que cette originalité est avant tout transcrite dans une représentation alternative du temps, si bien mise en exergue dans Cent ans de solitude (1967) de Gabriel García Márquez40, via la rencontre avec six générations dans le village de Macondo. Abolition des frontières entre temps et espace, entre réel et merveilleux, répétition des événements et des noms des personnages dominent alors, participant ainsi à la rupture avec le temps linéaire occidental.
Et n’est-ce pas justement un temps non linéaire, mais en spirale (soit un temps cyclique complexifié) qui est mis en scène dans les récits latino-américains à partir du XXe siècle ? Antonio Benítez Rojo évoque pour sa part un chaos spiralaire41 pour définir la Caraïbe et sa spécificité. Ce questionnement de la temporalité à l’occidentale est d’ailleurs souvent bien visible dans le spiralisme de l’écrivain haïtien Frankétienne et dans Hijo de hombre (1960) de Augusto Roa Bastos, auteur originaire du Paraguay où le bilinguisme est officiel, qui s’efforce de construire un texte fondateur du peuple guarani où ses cycles s’étendent en spirale »42, soit la revendication d’une vision alternative, car en reprise continuelle, sans début (à la différence de la date de la naissance du Christ pour les Chrétiens/Occidentaux) ni fin précise (soit la fin des temps)… En épigraphe de Hijo de hombre, deux textes mythiques sont mis en exergue : la Bible et le livre guarani des anciens, soit deux lectures possibles du monde. Pas le choix d’un livre unique mais de deux ; pas un seul temps et pas une seule vérité : « Pas la vérité peut-être des faits, mais oui son enchantement »43. Et cet enchantement est également rendu par les jeux entre réel et merveilleux qui participent du refus d’une seule version de l’histoire et des histoires, comme dans la phrase conclusive de l’ouvrage : « Les versions étaient en fin de compte variables… »44. Ce faisant, Augusto Roa Bastos ne s’efforce-t-il pas de décoloniser la production littéraire paraguayenne en colonisant en quelque sorte la langue castillane (forme), dans laquelle il transfuse l’âme, la conception temporelle et la langue guaranies ? Cette rupture ou prise d’indépendance, Augusto Roa Bastos l’a synthétisée dans sa « Note de l’auteur » de 1982 de Hijo de Hombre en évoquant une « poétique de la variation »45. D’aucuns pourrait parler d’écriture baroque pour reprendre une catégorisation occidentale en tentant de transcrire -avec encore un concept européen…- une réalité américaine. Mais ne s’agit-il pas de sortir de ces conceptualisations occidentales, avec toute la difficulté de ne pas toujours posséder les mots pour le faire… ? Cette spiralité autochtone s’oppose alors à la « platitude » des plateaux du post-modernisme dont l’une des œuvres majeures s’intitule justement : Mille plateaux46…
Rompre avec le temps linéaire et le « point zéro » (au plan métaphorique), revient à rompre avec l’historicisme linéaire propre à la modernité et à la conception téléologique du progrès de la culture occidentale et, de ce fait, il s’agit de rompre également avec la focalisation euro-centriste qui ne prend guère en compte les autochtonies indigènes et afros.
2. Être chercheur décolonial dans les Antilles françaises : une aporie ?
La pensée décoloniale peut se saisir essentiellement comme une « philosophie de rupture avec le système de dépendance47 ». Cette volonté de démarcation d’ordre systémique explique pourquoi l’enracinement épistémologique de cette pensée est moins lié à la littérature, comme c’est le cas dans l’approche postcoloniale, qu’aux sciences économiques et sociales.
Cependant, les relations coloniales de pouvoir ne sont pas circonscrites aux sphères des dominations économiques, politiques, juridiques, culturelles ou sociales. Elles concernent au premier chef le domaine épistémique, c’est-à-dire les modes de construction et de validation des savoirs académiques, les modalités de circulation et de diffusion des textes (ce qui inclut la problématique de la traduction), les bibliographiques reconnues comme telles, les langues qui comptent, les cloisonnements et décloisonnements disciplinaires (découpages en départements, en mentions, en parcours), etc.
Or, en tant qu’enseignants et chercheurs, nous sommes doublement impliqués dans cette problématique de la (ou des) colonialité(s) du savoir, et chaque acte que nous posons en ce sens, loin d’être anodin, est au contraire pleinement « politique » au sens noble du terme. C’est pourquoi nous croyons particulièrement symbolique et concret aussi d’interroger ces notions au sein de l’Université des Antilles.
Nous voudrions ici nous intéresser spécifiquement à deux éléments qui nous semblent fondamentaux et sur lesquels nous, chercheurs de l’Université des Antilles, gagnerions tous, quelles que soient nos disciplines, à réfléchir sérieusement : est-il possible de mener à bien une recherche qui s’enracine dans une critique de la colonialité, dans un contexte comme le nôtre ? Si oui, à quelles conditions ? Selon quelles postures ?
2. 1. Le contexte antillais et son rapport aux savoirs de la colonialité
En vous priant par avance d’excuser ce qui pourra apparaître comme brutal dans cet article, nous commencerons par dire qu’il est curieux que nous (et ce « nous » englobe les pères fondateurs de notre université et de notre faculté) nous soyons lancés « têtes baissées » dans l’enseignement et la recherche, sans avoir d’abord et en priorité cherché à questionner le contexte dans lequel nous nous trouvions, dans son rapport aux savoirs, et plus spécifiquement, aux savoirs de la colonialité.
Les conditions d’émergence et de développement de cette université, sa pluri-territorialité constitutive et l’époque à laquelle les conditions se sont trouvées comme réunies pour qu’elle voie le jour, sont autant de facteurs qui doivent être intégrés à notre réflexion d’aujourd’hui, non comme facteurs externes ou secondaires, mais comme facteurs constitutifs et déterminants.
En effet, cette université dont la création a été arrachée presque de force, par la résistance et l’opiniâtreté de ceux qui ont porté ce projet et l’ont mené à son terme, était déjà dans le même temps « condamnée » en quelque sorte à s’inscrire dans un paysage universitaire « pré-configuré », dans un système académique contraignant, ne serait-ce que par les modalités de qualification et de recrutement de ses enseignants-chercheurs.
La seule chance qu’avait notre université de survivre et de gagner des galons était de mettre en valeur sa capacité de délivrer des diplômes français, ce qui revenait en creux à se targuer d’être dans un rapport de connivence avec les savoirs français et ses circuits officiels. Même dans les rencontres autour de l’orientation qui ont lieu avec les étudiants des classes de Terminale, combien d’enseignants ou de conseillers d’orientation sont obligés de rappeler avec force que les enseignants-chercheurs de notre université sont bien recrutés selon les mêmes circuits que n’importe quel enseignant-chercheur français de l’Hexagone.
On se retrouvait donc dans la situation paradoxale suivante : celle d’exiger une université de plein exercice dont les « fondateurs » avaient sans doute conscience de la mission particulière qui pouvait lui être dévolue et, dans le même temps, celle de vouloir que cette université soit plus « française » que les autres universités de l’Hexagone, pour être reconnue en tant que telle ; paradoxe qui conduisit, pour rester dans le giron commun, à mettre en avant la notion de « spécificités ». Aussi, s’agissant de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, la défense de la langue et de la culture créoles s’est retrouvée au cœur même des enjeux essentiels, de même que le développement de la littérature comparée et des littératures et civilisations anglophones et hispanophones de la Caraïbe.
Parallèlement, les enseignements dans ces disciplines ont été organisés de telle sorte que les étudiants puissent, de manière prioritaire, présenter les concours de l’enseignement et y réussir, ce qui a conduit inévitablement à réduire ou à « endiguer » la part proprement caribéenne au profit des enseignements plus classiques. Cette réduction en soi ne serait pas problématique, si elle avait été assortie d’une approche critique des enseignements académiques classiques, dans une posture visant à questionner leurs « fondamentaux ». Par exemple, que peut bien vouloir dire « faire une dissertation sur Céline dans un espace ayant subi la colonisation », ou « aborder Bolivar comme “libertador” au sein du département d’Espagnol », ou encore « lire l’Espagne des trois religions à la lumière de la rencontre entre Européens et Amérindiens au XVIème siècle », etc. ?
Autrement dit, la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université des Antilles a tout à la fois participé au développement de la connaissance sur les langues, les littératures et civilisations de la Caraïbe, tout en restant dans une forme d’« académisme », telle que l’irruption de la pensée postcoloniale et de ses présupposés n’y a pas été tellement plus précoce qu’en France. Le pays de Fanon, Césaire et Glissant, loin de constituer, vers la France hexagonale, une matrice de passage des postulats de la pensée postcoloniale ou de l’approche décoloniale, ou le carrefour de transmission des textes venus d’Amérique, a plutôt été un haut lieu de formation académique, même si cette formation a touché aussi à des espaces caribéens.
Notre premier constat sera donc le suivant : dans l’espace antillais qui a pourtant produit trois des plus grands penseurs, Fanon, Césaire et Glissant, ayant inspiré ou nourri des démarches que l’on peut qualifier de post-coloniales ou décoloniales, les études de lettres et sciences humaines ont questionné leur spécificité à travers un prisme plus thématique qu’épistémologique. Ces études se sont donc plus accaparées des thématiques spécifiques (« caribéennes »), qu’elles n’ont cherché à questionner les postulats des organisations et cloisonnements disciplinaires, les fondements épistémiques (ou épistémologiques) des savoirs enseignés, des structurations et désignations des littératures, dites en émergence. Un concept comme celui de « francophonie » dans ce qu’il comporte de relents coloniaux, a-t-il réellement sa place en tant que tel dans notre université ? Comment le vider de son contenu de « colonialité », tout en le resémantisant pour en faire un concept fédérateur ?
Notre deuxième constat est que cette approche thématique, qui ne remettait pas en cause la dimension épistémique, a eu plutôt tendance à opposer « européanistes » et « caribéanistes » dans une forme de guerre artificielle qui était d’avance vouée à être stérile. En effet, qu’est-ce qui est plus problématique : analyser le contexte européen avec des outils méthodologiques et conceptuels forgés par et pour ce contexte, ou examiner le contexte caribéen à partir des outils des anciens colonisateurs ? Comment retourner les armes de la colonialité si on ne se donne pas la peine de connaître en profondeur ses outils, ses concepts, ses thématiques privilégiés ?
Considérer donc que les « caribéanistes » étaient plus « nationalistes » que les « européanistes », c’était autoproclamer, d’emblée, la légitimité des premiers par rapport aux seconds, sans avoir la pleine conscience que le déplacement de thématiques (de l’Occident vers ses ex-colonies) n’est signifiant que s’il s’accompagne d’un déplacement épistémique en profondeur.
Notre troisième et dernier constat peut se formuler ainsi : les chercheurs antillais de l’université n’ont rien modifié dans l’organisation et la structuration des savoirs, se cloisonnant dans leurs départements d’affectation, dans leurs disciplines, avec une absence de dialogue en parfaite homologie avec les cloisonnements historiques des aires linguistiques caribéennes. En ce sens, nous pouvons affirmer que la colonialité des savoirs n’a pas été exhumée comme problématique pertinente, ni n’a été questionnée de ce fait, l’objectif étant moins de « créer du savoir propre sur des fondements épistémiques différents » que de faire la preuve de sa capacité à dispenser du savoir constitué et de transposer cette capacité à des terrains thématiques ou géographiques autres, pour mieux conforter encore en quelque sorte ces savoirs constitués.
Il en découle que l’approche décoloniale s’avère particulièrement gênante, voire encombrante et difficile à mettre en œuvre, dès lors que nous nous retrouvons en situation de produire un savoir dans un contexte de domination politique qui impose, pour survivre, de se libérer des besoins économiques, et donc, d’être en mesure de détenir un diplôme portant le sceau de l’ex-colonie, pour disposer d’un emploi et d’une reconnaissance « du dehors » et « du dedans ». De fait, ce qui est en jeu ici, c’est bien la contradiction interne qui se noue entre « se libérer des besoins économiques » et « disposer d’un emploi ».
En termes plus clairs, l’appétence pour le fonctionnariat qui caractérise nos régions et qui s’exprime aussi dans le choix du métier d’enseignants-chercheurs est difficilement compatible avec la mise en question des savoirs dans leur dimension de colonialité. Ce questionnement autour de la colonialité des savoirs impliquerait, de fait, une rupture avec la structuration des sections du Conseil National des Universités (C.N.U.), les promotions par la recherche, les qualifications, la préparation des concours académiques, puisque chaque enseignant-chercheur a une étiquette CNU, une section de rattachement, une identité disciplinaire qui s’accommodent mal des remises en causes épistémologiques.
Comment engager une recherche qui manifeste cette colonialité des savoirs et s’attache à en démonter les rouages, si la colonialité du pouvoir n’est pas elle-même contestée de manière effective, par des postures politiques qui témoignent de cette contestation ?
Autrement dit, comment produire un savoir qui déconstruise les formes de colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être qui perdurent après la décolonisation, quand on est soi-même partie prenante de cette colonialité qu’on prétend contester « du dedans » ?
2. 2. Est-il possible d’être un chercheur antillais décolonial ?
Des diverses réflexions antérieures, il découle une sorte d’empêchement institutionnel et politique à la mise en œuvre d’une recherche décoloniale qui tient, on l’a vu, aux conditions de possibilité d’une recherche, enracinée dans un contexte de colonialité, mais devant être labellisée par ceux-là mêmes contre lesquels elle devrait se retourner.
La production de ce savoir passe d’abord par la maîtrise des langues dominantes et par un apprentissage académique normatif de celles-ci. Or, loin de contester la hiérarchisation des langues, les espaces antillais ont eu tendance à la conforter, en établissant une échelle des langues, du créole, tout en bas de l’échelle, à l’anglais, tout en haut. Si l’université a joué un grand rôle dans la reconnaissance des études créoles, elle a contribué aussi, presque malgré elle, à en normaliser l’enseignement, à l’inscrire dans un circuit académique (avec des dissertations, des commentaires de textes, etc., comme épreuves d’un CAPES) qui n’a fait que valider une certaine manière institutionnalisée d’apprendre les langues, de les évaluer. Aussi existe-t-il au sein même de notre faculté une suprématie accordée au département des études anglophones et francophones, par rapport aux études hispanophones et créolophones.
Alors que la proximité d’îles de la Caraïbe, anglophones et hispanophones, aurait dû porter le chercheur antillais à développer une recherche sur l’écologie des langues48, dans l’objectif de revisiter les hiérarchies entre langues telles qu’elles sont institutionnalisées, et de postuler d’autres manières de les enseigner, l’insertion de ce chercheur dans un espace public français et européen, marqué au sceau de la colonisation et de la Traite des Noirs, l’a conduit plutôt à exalter ces hiérarchies pour être certain d’en occuper le haut de l’échelle.
De fait, non seulement les conditions de recherche du chercheur antillais francophone ne diffèrent pas fondamentalement de celles des territoires européens, mais de plus, ce chercheur souffre de la suspicion qui pèse sur les espaces ayant subi l’hégémonie épistémique de l’Occident sur la production de savoirs. Une telle suspicion condamne donc ces espaces « altérisés » et « subalternisés à prouver en priorité leur capacité à produire un savoir qui ne soit pas perçu comme « ethnico-centré », comme « localisé », autrement dit, comme « subalterne ». En réalité, ces espaces ont tendance plutôt à être dans la surenchère du savoir académique, de la langue normée, pour avoir une chance d’être reconnus et acceptés. De fait, le chercheur antillais aura tendance à rejeter l’épistémologie du point de vue pour ne pas être taxé de produire un savoir qui découle d’un manichéisme inversé ou qui soit trop « géocentré ». Qu’on pense à la difficulté en France d’assumer la réception des travaux postcoloniaux, et plus encore, décoloniaux, les traductions tardives ou inexistantes des productions des chercheurs et penseurs latino-américains. Or, se prévaloir de tels auteurs constitue un risque épistémique évident, source de marginalisation institutionnelle. Ainsi, en considérant le cas du sémioticien et théoricien culturel argentin-américain Walter Mignolo dont les parutions anglaises de ses livres ont fait l’objet de comptes rendus de lecture dès 1997 par Serge Gruzinski, dans L’Homme, puis, en 2005, dans Nuevo Mundo mundos nuevos, on s’aperçoit que Gruzinki regrette que les idées de Walter Mignolo fonctionnent sur la base d’un manichéisme inversé. Jean-Loup Amselle dans L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes (2008), qui propose un bilan des théories postcoloniales et décoloniales africaines, indiennes et latino-américaines, regrette, à son tour, une pensée profondément culturaliste et dangereusement essentialiste.
On rejoint là un point dur, qui n’est rien d’autre qu’un point de rupture quant à la posture de chercheur : le chercheur antillais peut-il se prévaloir de ce que Santiago Castro-Gómez a dénommé, de manière métaphorique « l’hybris du point zéro » ? Peut-il nier sa condition de « colonialité », en prise avec une « colonialité » du pouvoir qu’il admet (son statut de fonctionnaire) tout en la contestant, une colonialité du savoir (qui ne lui apparaît pas d’emblée et qu’il croit combattre en se réfugiant dans des thématiques caribéennes) et une colonialité de l’être (qui perdure au travers des questionnements identitaires) ?
Est-il crédible quand il s’approprie, sans les questionner véritablement du point de vue des territorialités linguistiques du savoir hégémonique, les théories postcoloniales en anglais, les théories décoloniales en espagnol, et la poétique de la relation glissantienne en français, et qu’au lieu d’interroger les modes et freins des circulations de ces savoirs dans la Caraïbe et en France, il participe de leurs cloisonnements ? N’y a-t-il pas pour lui un enjeu de réappropriation par les traductions et retraductions, par des re-conceptualisations fécondes entre disciplines, langues et sections CNU ?
La recherche dans notre université a-t-elle pour objet principal de favoriser des carrières personnelles ou est-elle un défi à relever contre toutes les formes de « colonialité », pour faire advenir une société qui soit plus consciente de ses entraves et de ses paradoxes ?
Quand comprendrons-nous que nos attachements à nos départements, à nos disciplines, aux hiérarchies conscientes ou inconscientes entre celles-ci, sont autant de manières de renforcer toutes ces formes de colonialité ? Quand saurons-nous convaincre que nous ne devons plus nous contenter de maîtriser une langue mais les langues de notre environnement, dans la pleine conscience de notre condition de sujet bilingue ?
Les approches critiques contre l’eurocentrisme, les colonialités du pouvoir, du savoir et de l’être, qu’elles soient identifiées comme postcoloniales ou décoloniales, doivent avant tout être examinées à l’aune des rapports que les chercheurs de nos espaces sont en mesure d’entretenir avec les savoirs occidentaux institués, avec les dynamiques épistémiques qui les informent. Telle est, nous semble-t-il, le degré zéro d’une recherche ayant du sens au sein de nos espaces.
Conclusion
Cette étude volontairement plurivocale, vise à éveiller la conscience scientifique, politique et philosophique de notre monde américano-caraïbe quant à l’impact, toujours prégnant, de l’universalisme abstrait occidental mis en exergue par le choix même des termes que nous employons quotidiennement, entre post-colonialisme et décolonialité, preuve s’il en fallait que la colonialité perdure (avant tout) dans le langage et dans les épistémologies et qu’il importe dès lors de s’efforcer de les « re-signifier ».
Pas de post-colonialisme stricto sensu, selon son sens étymologique du moins, les théories postcoloniales découlant du post-structuralisme et de la post-modernité occidentale, sinon pas d’ébranlement des façons de penser traditionnellement admises jusqu’ici. D’où l’invitation à penser plutôt selon une approche décoloniale, englobant tous les post-colonialismes, pour relever les défis de la persistance de la colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être.
En cherchant à montrer l’intérêt de dépasser certains questionnements post-coloniaux comme celui de Gayatri Spivak49 qui demandait : « le subalterne peut-il s’exprimer ? », il s’agit, avec l’approche décoloniale, de penser selon une philosophie de rupture avec l’Occident ; ce qui se révèle ô combien difficile, voire aporétique, au quotidien de nos vies scientifiques (personnelles et économiques, etc.), notamment en tant que chercheurs antillais. Il n’empêche que si nous ne nous efforçons pas de relever un tel défi dans une université comme la nôtre (université française de la Caraïbe), alors que tant de penseurs caribéens en général (Antonio Bénitez Rojo, Walter Mignolo, Enrique Dussel…) et martiniquais en particulier (Frantz Fanon, Aimé Césaire, Édouard Glissant) ont ouvert la voie en déployant une philosophie novatrice du décentrement, ne risquons-nous pas de ne jamais exister au plan de nos identifications collectives cohérentes, de façon profonde et durable ? René Despestre dans Le métier à métisser nous interpellait déjà à sa façon : “Césaire a rendu nos réalités plus intelligibles, en recourant à des thèmes à la fois spécifiques et universels. […] Il aura été le premier à souligner que le mouvement décolonial n’était pas une création irréversible. On pouvait s’attendre à voir des structures de l’ancien régime se reconstituer au sein de tout pays imparfaitement décolonisé. La conquête de l’indépendance ne mettrait pas automatiquement un peuple à l’abri des phénomènes de récurrence du colonialisme”50.
Aussi, tout en étant conscient(e)s que nous ne sommes que relation comme l’a dit ces dernières années Edouard Glissant51 et comme l’avait déjà montré Octavio Paz dans les années 60 : “[…] nous ne sommes que relation/[…] nous ne sommes rien si ce n’est une relation […]”52, nous conclurons à l’instar de ce penseur hispano-américain : “Serons-nous finalement capables de penser par nous-mêmes ?”53.