Je remercie Jean Bernabé †, Raphaël Confiant, Corinne Mencé-Caster, Gerry L’Étang, Gisela Febel et Natascha Ueckmann pour les échanges autour de ce thème, ainsi que Florence Bruneau-Ludwig pour son précieux concours quant à la rédaction du texte.
Introduction
Hölderlin, « Andenken »
Le poète romantique allemand Friedrich Hölderlin a – dans une poésie célèbre – évoqué les liens entre mémoire, langue et narration. Martin Heidegger s’est ensuite penché explicitement sur cette œuvre (Stoermer 2002, 45). Rappelons un extrait de ce poème :
Es reiche aber, |
Mais que l’on tende, |
Des dunkeln Lichtes voll, |
Pleine d’obscure lumière, |
Mir einer den duftenden Becher, |
Vers moi la coupe odorante, |
Damit ich ruhen möge; denn süß |
Afin que je puisse me reposer ; car suave |
Wär unter Schatten der Schlummer. |
Serait sous l’ombrage le sommeil. |
Nicht ist es gut, |
Il n’est pas bon |
Seellos von sterblichen |
D’être l’âme vide de pensées |
Gedanken zu sein. Doch gut |
Mortelles. Pourtant est bon |
Ist ein Gespräch und zu sagen |
Un dialogue et de dire |
Des Herzens Meinung, zu hören viel |
Le sentiment du cœur, d’entendre maintes choses |
Von Tagen der Lieb, |
Des jours de l’amour, |
Und Taten, welche geschehen. |
Et des exploits qui s’accomplirent. |
(« Andenken », 1803, in Hölderlin 1970, 389) |
(« Souvenir », traduction Patrick Guillot) |
Le poète y exprime une certaine vision de l’achèvement, voire de la mort ; l’image de la timbale (« Becher ») apparaît à plusieurs reprises dans la poésie allemande pour exprimer ce sentiment, lié aux métaphores du sommeil et de l’ombre1. C’est dans cette disposition sentimentale qu’Hölderlin conçoit l’utilité de la communication narrative pour conserver la mémoire, à la fois des sentiments affectifs et des événements passés.
Il n’est pas question ici d’approfondir l’interprétation d’Heidegger qui comprenait ce poème comme une « fugue du mais » (« Fuge des aber »). Mais je m’attacherai plus particulièrement, pour les fins de cette contribution, au premier mot de cette formule, soulignant l’importance de l’esthétique musicale pour la transmission de la mémoire.
L’herméneutique et la problématique de la mémoire
La problématique de la mémoire tient un rôle fondamental dans l’herméneutique contemporaine, si je me réfère aux concepts formulés par l’allemand Hans-Georg Gadamer et à la confrontation d’idées entre Gadamer et Jacques Derrida. Ce débat trouve sa prolongation dans certaines publications de référence, comme celle de Fabian Stoermer (2002) portant sur « L’herméneutique et la déconstruction de la mémoire », ou bien le recueil d’articles dédié à l’œuvre de Gadamer et édité par Günter Figal en 2007. Dans ce contexte, il convient également de mentionner l’importante synthèse que nous devons à Paul Ricœur, parue cinq ans avant sa mort : La mémoire, l’histoire, et l’oubli (2000). Je retiens simplement, de manière très subjective et simplifiée, quelques aspects du débat en question :
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Mémoire et conscience ; la problématique de la trace.
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Mémoire et compétence basée sur le « savoir » au sens de l’acquis culturel conscient (correspondant au terme allemand de « Bildung »).
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Mémoire et idéal, voire idéal esthétique (question liée à la théorie de Kant). Ce point fait référence à l’aspect esthétique de la littérature en tant qu’espace de mémoire.
-
Le rôle du langage et de l’oralité dans l’expérience herméneutique. Cet aspect renvoie, dans le contexte antillais, notamment au rôle du conteur.
1. La théorie de la mémoire
1.1. Maurice Halbwachs et la « mémoire collective »
Même si nous avons pu démontrer que la problématique de la mémoire joue un rôle certain dans le débat herméneutique actuel, il est impossible aujourd’hui de traiter ce sujet sans intégrer les réflexions de la sociologie de la mémoire qui s’est développée surtout à partir de l’œuvre de Maurice Halbwachs (Marcel et Mucchielli 2008). C’est d’ailleurs à l’auteur espagnol – devenu francophone – Jorge Semprún, que nous devons le récit littéraire de la mort de Maurice Halbwachs dans le camp de concentration de Buchenwald, récit que Semprún retrace dans son roman autobiographique au titre significatif de L’Écriture ou la vie (1994).
Halbwachs formule sa théorie sur une toile de fond tout aussi personnelle qu’impressionnante. Profondément ancré dans la culture européenne, il évoque souvent différents aspects de la socialisation de l’enfant, cite des exemples littéraires – son auteur préféré étant Stendhal – et fait référence à la musique classique.
C’est ainsi qu’il dédie le premier chapitre de son livre La mémoire collective ([1950] 1997) à « La mémoire collective chez les musiciens ». Un certain nombre de ses observations ont une incidence sur l’argumentation de la présente contribution :
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Il remarque que la mémoire d’une œuvre musicale, d’une mélodie, peut suivre différentes stratégies ; ainsi, elle peut être purement auditive, ou bien basée sur le souvenir d’une partition ([1950] 1997, 22).
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On peut donc constater, surtout au niveau du spécialiste (en l’occurrence du musicien), une interaction accrue entre mémoire et système graphique, à savoir la partition.
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Par conséquent, le musicien fait partie d’un groupe qui a développé des facultés mémorielles particulières, dépassant en cela celles des non-initiés.
Cette réflexion amène Halbwachs à l’hypothèse de base de son livre : la mémoire n’est pas un phénomène individuel. Il s’agit plutôt – tant au niveau des contenus qu’au niveau des techniques – de phénomènes partagés par un groupe social et qui revêtent leur importance uniquement au sein de ce groupe. Il s’agit donc bien d’une « mémoire collective » :
Mais, même les souvenirs qui sont en eux, souvenirs des notes, des signes, des règles, ne se trouvent dans leur cerveau et dans leur esprit que parce qu’ils font partie de cette société, qui leur a permis de les acquérir ; ils n’ont aucune raison d’être que par rapport au groupe des musiciens, et ils ne se conservent donc en eux que parce qu’ils en font ou en ont fait partie. C’est pourquoi l’on peut dire que les souvenirs des musiciens se conservent dans une mémoire collective qui s’étend, dans l’espace et le temps, aussi loin que leur société (ibid., 48).
Ce chapitre se termine par une remarque intéressante sur la nature différente des contenus possibles de la mémoire. Si la mémoire d’une pièce de théâtre peut être dominée par des réflexions ou même des sentiments, c’est la reproduction précise d’une forme mélodique qui constitue l’essentiel du souvenir pour la mémoire musicale :
Les paroles, les mots, les sons, ici, n’ont pas leur fin en eux-mêmes : ce sont les voies d’accès au sens, aux sentiments et idées exprimées, au milieu historique ou aux figures dessinées, c’est-à-dire à ce qui importe le plus. […] En d’autres termes la mémoire collective de ces assemblées où l’on représente des pièces de théâtre retient sans doute le texte des œuvres, mais surtout, ce que ces paroles ont évoqué, et qui n’était plus du langage ou des sons. […] Les musiciens au contraire s’arrêtent aux sons, et ne cherchent point au-delà (ibid., 49-50).
Halbwachs crée ainsi les bases argumentatives de son chapitre-clé portant sur la « Mémoire individuelle et mémoire collective ». L’hypothèse centrale de ce chapitre, comme de l’ensemble de son livre, peut être résumée en ces termes : Il n’existe aucune mémoire individuelle, en ce sens que chaque acte de mémoire individuel porte inévitablement un cachet social. Écoutons Halbwachs :
Mais nos souvenirs demeurent collectifs, et ils nous sont rappelés par les autres, alors même qu’il s’agit d’événements auxquels nous seuls avons été mêlés, et d’objets que nous seuls avons vus. C’est qu’en réalité nous ne sommes jamais seuls. Il n’est pas nécessaire que d’autres hommes soient là, qui se distinguent matériellement de nous : car nous portons toujours avec nous et en nous une quantité de personnes qui ne se confondent pas (ibid., 52).
Halbwachs donne de nombreux exemples pour montrer que les souvenirs sont constitués à l’intérieur d’un groupe social, que la communication à l’intérieur du groupe les modifie souvent, etc.
Le caractère collectif de la mémoire est également dû à la nature sociale des catégories de perception :
Tout rappel d’une série de souvenirs qui se rapportent au monde extérieur s’explique donc par les lois de la perception collective. Mais il en est de même de tous les souvenirs (ibid., 87).
En conséquence, mémoire individuelle et mémoire collective se trouvent dans un rapport d’interdépendance inextricable :
Nous dirions volontiers que chaque mémoire individuelle est un point de vue sur la mémoire collective, que ce point de vue change suivant la place que j’y occupe, et que cette place elle-même change suivant les relations que j’entretiens avec d’autres milieux. Il n’est donc pas étonnant que, de l’instrument commun, tous ne tirent pas le même parti. Cependant lorsqu’on essaie d’expliquer cette diversité, on en revient toujours à une combinaison d’influences qui, toutes, sont de nature sociale (ibid., 94).
Halbwachs fait ici une constatation très importante, qui aura une incidence immédiate sur ce que l’on peut appeler les « actes de mémoire » intentionnels dans la littérature, que nous aborderons plus loin : il démontre le caractère construit, « non-objectif » de la mémoire. Ceci est dû à deux facteurs, qui sont intensément mêlés, et que Halbwachs suggère de manière floue lorsqu’il parle de « diversité » et de « combinaison d’influences ».
Le premier consiste dans le fait que la mémoire peut confondre le moi et l’autre. Par exemple, l’adulte a généralement beaucoup de mal à distinguer s’il se souvient directement de certains épisodes de son enfance précoce, ou bien si ces épisodes lui sont restés en mémoire parce que ses parents les lui ont relatés lorsqu’il avait atteint un stade un peu plus mûr.
Le deuxième concerne l’intervention des rêves, déclenchés par toute sorte de rapports psychiques qu’on entretient avec autrui, allant du désir jusqu’à l’angoisse. L’auteur haïtien Gary Victor décrit très bien ce phénomène dans un passage de son roman partiellement autobiographique Maudite éducation (2012) :
Moi, j’ai compris très tôt […] que les souvenirs et images des rêves se confondent avec ceux du passé. Ils deviennent tous des constructions de la mémoire. Comme le cerveau, à l’état de veille, joue avec les images du rêve pour n’en laisser qu’une version diffuse, floue, il s’amuse aussi avec la mémoire pour élaborer un passé qui nous semble plus consistant que la réalité. Quand je plonge dans ma mémoire pour remonter le cours du temps, j’atteins une frontière où il n’est plus possible de savoir si les images que je saisis sont celles d’une réalité disparue ou celles d’un rêve lointain ou proche (ibid., 126).
Pour le propos de cet exposé, il nous reste à rappeler l’étape suivante dans la réflexion de Halbwachs, à savoir sa distinction entre mémoire collective et mémoire historique ([1950] 1997, 97-142).
Dès le départ, Halbwachs s’avère extrêmement critique à l’égard du terme de « mémoire historique », par lequel il entend une mémoire plus abstraite, visant l’ensemble d’une société :
Ce n’est pas sur l’histoire apprise, c’est sur l’histoire vécue que s’appuie notre mémoire (ibid., 105 et 118).
L’enfant apprend l’histoire (concrète) par la narration d’événements vécus, par les récits des parents et grands-parents. Ajoutons un exemple : toute une génération d’enfants allemands a appris l’histoire de la deuxième guerre mondiale à travers les narrations de leurs parents qui ont directement vécu cette guerre, en tant que soldats, population civile endoctrinée, victimes, etc. C’est à travers cette transmission narrative par des acteurs et témoins directs que cette mémoire développe son incidence sur la postériorité plus ou moins immédiate.
Pour pouvoir être véritablement retenue et mémorisée, l’histoire a donc besoin d’un cadre vivant et vécu :
C’est en ce sens que l’histoire vécue se distingue de l’histoire écrite : elle a tout ce qu’il faut pour constituer un cadre vivant et naturel sur quoi une pensée peut s’appuyer pour conserver et retrouver l’image de son passé (ibid., 118).
C’est sur cette base que Halbwachs établit une opposition entre histoire (écrite) et mémoire collective : l’histoire, autrement que la mémoire collective, implique toujours des actes de sélection, d’analyse et de fixation scripturale ; en général, l’histoire commence lorsque la véritable mémoire s’éteint :
L’histoire, sans doute, est le recueil des faits qui ont occupé la plus grande place dans la mémoire des hommes. Mais lus dans les livres, enseignés et appris dans les écoles, les événements passés sont choisis, rapprochés et classés, suivant des nécessités ou des règles qui ne s’imposaient pas aux cercles d’hommes qui en ont gardé longtemps le dépôt vivant. C’est qu’en général l’histoire ne commence qu’au point où finit la tradition, au moment où s’éteint ou se décompose la mémoire sociale (ibid., 130).
Autrement dit : la mémoire collective est toujours temporellement limitée. Elle dépend de l’existence d’un groupe social et dépasse difficilement la durée de vie des membres de ce groupe.
Tel est le point de vue de l’histoire, parce qu’elle examine les groupes du dehors, et qu’elle embrasse une durée assez longue. La mémoire collective, au contraire, c’est le groupe vu du dedans, et pendant une période qui ne dépasse pas la durée moyenne de la vie humaine, qui lui est, le plus souvent, bien inférieure (ibid., 140).
1.2. Développements et dépassements de la théorie de Halbwachs
Cette théorie de la mémoire collective, à travers laquelle Halbwachs cherche à tourner définitivement le dos à la mémoire individuelle ou personnelle, ne saurait rester sans critique et sans élargissement. Mais en tout cas, et comme le constate Ricœur en 2000, elle « bénéficie […] d’un retentissement inattendu » (Ricœur 2000, 146). Selon Ricœur, Halbwachs pousse l’influence du groupe social à l’extrême, au point de mettre en question le rôle de l’individu en tant que sujet d’attribution de souvenirs2.
La réflexion de Halbwachs est profondément enracinée dans la tradition culturelle scripturale de l’Europe. Certaines prolongations de la théorie de la mémoire ont le mérite d’inclure les traditions orales des sociétés non européennes, comme celle de Jack Goody et de Ian Watt. Ces auteurs se réfèrent, dans leur célèbre article sur « Les conséquences de la littératie » (trad. française de 2006, orig. anglais de 1963), directement à Halbwachs, et notamment à son argument central du caractère social de la mémoire. Si Halbwachs a montré que les contenus de la mémoire peuvent, au sein du groupe social – être construits, reconstruits, transformés, voire – suivant leur actualité et incidence pour le groupe – raccourcis et oubliés, Goody et Watt mettent l’accent sur un terme important : celui de « l’organisation homéostatique de la tradition culturelle dans des sociétés orales », terme équivalent à celui de l’« amnésie structurelle » (Goody et Watt 1963, 307-309). Les auteurs citent le cas des Gonya dans le Nord-Ghana. Avant l’arrivée des colonisateurs anglais, leur mythe fondateur mentionnait sept fils héritiers du fondateur du royaume, légitimant ainsi l’existence de sept régions de leur territoire. Ensuite, sous l’influence des Anglais, la structure administrative se transforme : le territoire ne comporte plus que cinq régions. Et, relativement peu de temps après, le contenu du mythe fondateur répond à ce changement : lorsque ce mythe est à nouveau enregistré soixante ans plus tard, deux fils du fondateur ont disparu de la narration de Gonja (Goody et Watt 1963, 307). Jack Goody (2007) souligne une fois de plus ce caractère fluctuant de la mémoire dans une société orale3.
La théorie de la mémoire collective de Maurice Halbwachs a également été reprise par les Allemands Jan et Aleida Assmann, qui l’appliquent notamment à l’ancienne société égyptienne. Ils élargissent considérablement cette théorie en faisant la distinction entre mémoire communicative et mémoire culturelle :
Anders als Halbwachs wollen wir jedoch innerhalb dieses Kollektivgedächtnisses zwei Typen unterscheiden. Den einen nennen wir das ‘kommunikative’ oder ‘Alltagsgedächtnis’ : Dieser basiert auf alltäglicher und informeller Kommunikation und deckt sich weitestgehend mit dem, was Halbwachs als « mémoire collective » beschrieben hat und was als « Kollektivgedächtnis » den Forschungsbereich der Oral History bildet. Der andere Typus, den wir das ‘kulturelle Gedächtnis’ nennen, beruht auf den Formen der objektivierten Kultur und zeremonieller, alltagsferner Kommunikation. […] Selbstbildbezogen, Identitäts-relevant ist vor allem das kulturelle Gedächtnis. Denn Identitäten und die sie repräsentierenden « Selbstthematisierungen des Gesellschaftssystems » sind, wie N. Luhmann treffend bemerkt hat, ‘nicht für den Alltagsgebrauch bestimmt’ (Assmann et Assmann 1988, 29).
Jan Assman élabore cette distinction dans son livre Das kulturelle Gedächtnis. Schrift, Erinnerung und politische Identität in frühen Hochkulturen, et il résume à nouveau cette théorie en 2008, en définissant les catégories de contrastes entre les deux types de mémoire de la manière suivante (Assmann 2008, 117) :
Communicative Memory |
Cultural Memory |
|
Content |
history in the frame of autobiographical memory, recent past |
mythical history, events in absolute past (« in illo tempore ») |
Forms |
informal traditions and genres of everyday communication |
high degree of formation, ceremonial communication |
Media |
living, embodied memory, communication in vernacular language |
mediated in texts, icons, dances, rituals, and performances of various kinds; « classical » or otherwise formalized language(s) |
Time Structure |
80-100 years, a moving horizon 3-4 interacting generations |
absolute paste, mythical primordial time, « 3000 years » |
Participation Structure |
diffuse |
specialized carriers of memory, hierarchically structured |
Dans les cultures de l’écrit, ce sont les textes qui jouent un rôle central dans la transmission de la mémoire culturelle. Mais ils sont – et cette caractéristique avait déjà été critiquée par Halbwachs – déconnectés de la réinterprétation permanente et vivante, et ne sont plus touchés par l’organisation homéostatique, par l’amnésie structurelle. C’est pour cela qu’ils ont besoin de commentateurs et d’interprètes (Assmann 1992, 65-66). Ainsi que l’a expliqué Wolfgang Raible (1983) : c’est ici que naît l’herméneutique.
La conservation et la transmission de la mémoire culturelle par l’écrit posent problème comme l’ont déjà démontré Goody et Watt : si la transmission orale est régie par des processus d’homéostase et d’amnésie structurelle, l’écrit échappe à cette forme d’autorégulation. Les cultures de l’écrit peuvent – tout au moins en théorie – conserver un nombre infini de textes écrits. Le contenu d’une mémoire culturelle risque ainsi d’atteindre une complexité telle qu’aucun individu de la société en question n’a encore la possibilité d’accéder à au moins une partie significative de cette mémoire. C’est pour cela que les sociétés de l’écrit utilisent plusieurs procédés de hiérarchisation et de limitation de la mémoire culturelle.
Le premier est l’élaboration d’un canon. D’après Jan Assmann, celle-ci nécessite deux éléments : la définition d’un ensemble de normes exemplaires, ainsi qu’une œuvre (d’ordre linguistico-esthétique ou architectural) qui matérialise ce concept normatif et qui puisse donc servir de modèle4.
Un deuxième mécanisme régulateur de la mémoire culturelle émane de la distinction entre deux forces opposées à l’intérieur de cette mémoire : la mémorisation (« remembering ») et l’oubli (« forgetting »).
Ces deux forces possèdent des formes de réalisation active et passive. La mémorisation active – working memory – débouche sur la création d’un canon, à savoir sur la sélection active d’éléments susceptibles d’être intégrés à la mémoire culturelle. Mais la mémoire culturelle possède également une face passive, la reference memory, qui a pour conséquence la création d’archives, permettant de stocker des éléments culturels sans incidence actuelle, mais possédant un potentiel créatif de signification pour l’avenir : « The institutions of active memory preserve the past as present while the institutions of passive memory preserve the past as past » (A. Assmann 2008, 98).
L’oubli passif peut se produire, par exemple, par négligence, tandis qu’une forme active d’oubli est opérée par la censure.
Nous retiendrons une dernière précision récente de cette théorie. Aleida Assmann (2006) distingue entre « mémoire sociale » et « mémoire collective ». Le terme de « mémoire sociale » correspond (plus ou moins) à la « mémoire communicative », car il représente un type de mémoire de courte durée ; la mémoire collective est beaucoup plus stable et vise un horizon de transmission beaucoup plus reculé5. La mémoire culturelle est, tout comme la mémoire collective, une mémoire de longue durée, mais elle se distingue de cette dernière par un degré élevé d’institutionnalisation ; elle dépend d’institutions telles que bibliothèques, musées ou archives (Assmann 2006, 3). Cette institutionnalisation de la mémoire culturelle est également soulignée par Jan Assmann, qui inclut cependant explicitement les institutions des sociétés orales, à savoir les chants, rituels, masques ainsi que la transmission par des spécialistes tels que des bardes ou des griots (J. Assmann 2008, 112).
On aboutit ainsi à deux éléments innovateurs à l’intérieur de la théorie de la mémoire, telle que Jan et Aleida Assmann l’ont développée à partir des idées de Maurice Halbwachs. L’ensemble de la théorie paraît légèrement moins cohérent, mais ces idées peuvent s’avérer utiles pour la thématique que nous poursuivons ici, à savoir la relation entre littérature et mémoire.
Il est premièrement possible de retenir un genre de gradation qui va de la mémoire sociale à la mémoire culturelle, en passant par la mémoire collective comme forme intermédiaire.
Deuxièmement, la distinction entre mémoire active et mémoire passive, à l’intérieur de la mémoire culturelle, nous permet de mieux situer l’intention d’un certain nombre d’auteurs franco-caribéens : ils se sont donné pour objectif un travail mémoriel actif pour la création et le renforcement d’une identité culturelle.
2. La mémoire dans la littérature antillaise – réflexions
2.1. Littérarisations polyphoniques de la mémoire
En se référant à la littérature allemande, Daniel Fulda (2009) a souligné que le traitement littéraire de l’histoire, de la matière historique, n’appartient pas au seul genre du roman historique, mais à toute une gamme de formes littéraires6. Cette littérarisation multiple et polyphone de l’histoire, ce mouvement progressif de la fiction vers le témoignage, l’effacement des frontières entre « vérité » et fiction, la projection de l’événement narratif entre espaces individuels, sociaux et historiques, le glissement de la narration au rapport historique, tout cela caractérise également, sinon plus encore, la littérature antillaise.
Dans la présente étude, nous limiterons notre regard aux formes littéraires proprement dites de la mémoire et de l’histoire, laissant volontairement de côté d’autres genres textuels qui se rapprochent parfois de l’écriture esthético-littéraire sans en faire partie pour autant. Sans doute, certaines chroniques de voyage, comme le Nouveau voyage aux Isles de l’Amérique du Père Jean-Baptiste Labat (1722), constituent indéniablement des éléments importants de la mémoire historique antillaise.
Labat, missionnaire affairé et polyvalent, observateur souvent distant et peu charitable, mais très précis, parvient à conférer une qualité narrative remarquable à certaines de ces pages. Il en est de même pour un nombre considérable de récits d’un autre genre, à savoir celui du rapport journalistique, tels que les publie par exemple L’Illustration. Cette revue témoigne avec une intensité dramatique de la destruction de Saint-Pierre – capitale florissante de la Martinique d’antan – par l’éruption de la Montagne Pelée en 19027. Cette catastrophe naturelle a profondément marqué la mémoire culturelle de la Martinique, et elle est thématisée par diverses littérarisations ainsi que dans d’autres formes médiales8.
Par conséquent, un constat s’avère incontournable : la problématique de la mémoire joue un rôle fondamental dans la littérature antillaise, que ce soit en Haïti, en Martinique ou en Guadeloupe9. La littérature accomplit ainsi des actes de mémoire. Cette mémoire a donc une nature construite qui lui est inhérente, quoique, au quotidien, cette construction ait le plus souvent lieu de manière inconsciente ou involontaire. La littérature, sous ses différentes formes s’associe par des actes plutôt intentionnels à cette construction. Mais, aux Antilles, les conditions de développement d’une mémoire portent un cachet particulier, distinct à la fois de la culture européenne telle que l’a étudiée Halbwachs, et des sociétés autres qu’européennes que nous venons d’évoquer sous cet aspect.
2.2. L’incidence du cadre théorique – hypothèses
2.2.1. La problématique de la mémoire dans la littérature antillaise
D’où provient alors l’énorme importance que prend la confrontation avec le passé dans l’écriture esthético-fictionnelle des Antilles, et quel est le cadre particulier de la mémoire dans ces sociétés ? Notre argumentation sera basée sur une suite d’hypothèses.
Tout d’abord : Dans les sociétés coloniales et post-coloniales de la Caraïbe française se voient adoptés et mis en œuvre des mécanismes de constitution sociale relevant de la culture du colonisateur européen – en l’occurrence la France –, et qui ont été développés notamment au cours du siècle des Lumières ainsi que pendant les premières décennies du XIXe siècle (Ludwig et Schwarze 2012). Ceci concerne plus spécialement les deux concepts suivants :
-
La constitution d’une société entraîne, ou exige même, l’émergence, voire la création d’une mémoire collective historique10.
-
Une société émancipée se légitime sur un plan culturel et identitaire par la création d’un canon littéraire propre.
La jonction de ces deux hypothèses explique que les œuvres littéraires conçues au cours des phases-clés émancipatoires des sociétés (post-) coloniales assimilent, thématisent et interrogent des contenus historiques dans l’intention de créer une mémoire culturelle, ce qui inclut la création d’un canon littéraire.
Dans la littérature franco-antillaise, trois problématiques, au moins, s’y ajoutent : celles de la mémoire raturée, de l’identité multiple et de la différence entre mémoire orale et scripturale.
1. La « mémoire raturée »
Édouard Glissant a expliqué que l’esclave déporté d’Afrique et transporté aux Antilles n’a pas de mémoire intacte et cohérente. Sa mémoire individuelle, sociale et culturelle lui est arrachée et transformée en traumatisme profond, déterminée par l’expérience du déracinement et de la cale du bateau négrier.
Non seulement l’histoire fut collectivement subie, mais encore elle fut « raturée » (Glissant 1981, 88 ; cf. infra).
Patrick Chamoiseau (2016) évoque l’arbre de l’oubli autour duquel les esclaves africains devaient tourner avant de quitter leur continent natal pour être embarqués sur le bateau négrier dans la cale11, si souvent évoquée et décrite dans la littérature antillaise.
La métaphore du raturage exprime le fait que cette mémoire fut refoulée, fracturée et traumatisée (Ueckmann 2014, 50-66). Celle-ci a été détruite en tant que totalité, mais elle n’a pas été entièrement gommée : il existe sans doute une transmission de la culture africaine à la culture antillaise, même si les traces de mémoires culturelles africaines y sont incohérentes et transformées dans de nouveaux syncrétismes. Néanmoins sans ces traces, des phénomènes tels que, par exemple, le rêve diasporique du retour en Afrique qui a pendant longtemps existé en Haïti et aux Antilles en général, n’auraient pas d’explication (Ludwig 2008, 58-62) ; il en est de même dans le domaine religieux ou musical.
2. L’appartenance culturelle de l’auteur à une identité multiple, le conflit entre différents espaces culturels et identitaires
Ce problème se pose notamment dans la littérature antillaise des deux ou trois siècles derniers. Pour certains auteurs, c’est la quête littéraire d’une identité antillano-créole qui constitue l’intérêt créatif central. D’autres oscillent sur le plan biographique et intellectuel entre différents mondes, tels des voyageurs diasporiques (Dany Laferrière), des personnalités déchirées entre les Antilles et la France hexagonale (Gisèle Pineau), ou des citoyens intellectuels du Tout-Monde (Glissant, Chamoiseau). Ce dernier groupe d’auteurs ne fait pas appel à une mémoire collective unique, mais à plusieurs, lesquelles mémoires peuvent entrer en conflit et être rebelles à une synthétisation uniforme au profit d’une mémoire liée à une seule société.
3. La concurrence entre mémoire collective orale et mémoire scripturale
La littérature antillaise, dans la mesure où l’une de ses fonctions consiste à remplir la béance identitaire provoquée par la mémoire raturée et à contribuer à la constitution d’une mémoire culturelle, doit intégrer les deux traditions mémorielles – orale et scripturale –, lesquelles, dans la théorie de Goody et Watt ainsi que dans celle des Assmann, se voient généralement traitées de manière séparée. D’un côté, on situe la scripturalité de type européen, avec ses canons littéraires et ses archives, et de l’autre, la tradition orale avec ses mythes, masques, rites et griots. En simplifiant : Les Antilles constituent non seulement un point de rencontre entre Europe, Afrique et Amériques quant aux motifs et aux contenus narratifs, mais aussi quant aux différentes techniques culturelles constitutives.
2.2.2. Littérature et mémoire : rapports et intégrations
Jusqu’à présent, nous avons essentiellement exposé différents types mémoriels et postulé, d’autre part, que la problématique de la mémoire est centrale dans la littérature antillaise. Mais quels types de mémoire la littérature – qui émane toujours d’une écriture individuelle – est-elle capable de constituer ? Quels actes de mémoire la littérature peut-elle accomplir ? Ici, à nouveau, quelques hypothèses en guise de réponse :
1. De plusieurs points de vue, la littérature constitue une meilleure mémoire collective que l’historiographie
La littérature fictionnelle, c’est-à-dire l’écriture esthétique représente un précieux instrument d’assimilation, d’interprétation et de tradition historique ; c’est en ce sens que Sarah Gröning parle d’« historiopoésie », en reprenant une phrase d’Édouard Glissant (Gröning 2016, 17). S’il est vrai que Goody et Watt (Goody et Watt 1963, surtout 321-326) avaient repéré la réflexion critique en tant qu’acquis central de l’historiographie des cultures scripturales – face positive de la critique de « l’histoire » détachée du vécu social concret qu’avait formulée Halbwachs – on peut, quant à la littérature, affirmer l’inverse : la littérature libère de l’obligation de maintenir une distance analytique sans l’exclure pourtant totalement. La littérature a, dans la création d’espaces fictifs, la liberté d’inventer et de compléter l’histoire ; ceci démontre la proximité entre narration, mémoire et littérarisation esthétique que nous avons mentionnée au départ12.
Par exemple, le personnage du Général Leclerc, essayant en vain de dominer la révolte haïtienne en 1802, inspire infiniment plus de véracité et de proximité sociale dans le tableau esthético-fictif d’un Jean-Claude Fignolé (2008) que dans un livre d’histoire haïtienne comme celui d’André-Marcel d’Ans (1987), indépendamment du fait qu’un tel livre d’histoire est irremplacable. La complémentarité des deux tableaux – l’un historique, l’autre littéraire – du même personnage est élucidante, et elle est relayée à son tour par la mémoire culturelle orale qui – tout en nourissant l’écriture de Fignolé – brosse un portrait encore différent du Général Leclerc, lequel succombera à la fièvre jaune en 1802.
2. La littérature permet d’intégrer l’expérience et le vécu individuels d’une part, et le fait historique à incidence collective, de l’autre
Vécu individuel et épisodes autobiographiques peuvent, de par l’intention de l’auteur, devenir symboles et contenu de la mémoire collective, et ceci de deux manières : premièrement par l’acte de création et d’interprétation de l’auteur, et deuxièmement par l’acte même de publication littéraire.
Citons à nouveau en exemple le roman en partie autobiographique Maudite éducation de Gary Victor (2012). Il y narre un épisode d’adolescence : ayant pris l’habitude de « driver » dans les quartiers populaires, voire misérables de Port-au-Prince, il s’y laisse un soir entraîner par le jeu et finit par perdre une somme pour lui invraisemblable, destinée à sa scolarité, qu’il avait emportée par hasard. Désemparé, il est sauvé de cette situation angoissante par un tonton macoute armé qui force le « bonneteur » à lui remettre son argent, mais essaie ensuite de profiter la gratitude du jeune homme pour le violer (Victor 2012, 100-104).
Ce fait divers, soigneusement relaté par l’auteur, est le parfait miroir d’un message central de Gary Victor qui dépeint le dépravage dangereux de la société haïtienne (ibid., 209). Mais finalement, on ignore le degré de véracité du fait autobiographique. Celui-ci est présenté comme un fait de mémoire individuelle, voire « expériencielle », mais écrit, transformé et peut-être même inventé pour symboliser la mémoire sociale globale que décrit le narrateur. L’auteur-narrateur met ainsi en œuvre de manière consciente, voulue et nourrie par son imaginaire poétique, le cadre social ineffaçable de tout fait de mémoire individuelle au sens de Halbwachs.
3. La littérature peut transporter des contenus déjà acquis de la mémoire collective, voire culturelle. Elle peut également viser à constituer une mémoire collective ou culturelle, ou au moins à contribuer à son élaboration. Mais elle n’« est » en aucun cas d’emblée une mémoire culturelle.
Le succès littéraire est un facteur essentiel dans le lent processus de réalisation (éventuelle) de cet objectif. Dans la mesure où une œuvre rencontre un public nombreux, elle a la chance d’habitualiser ses contenus et par conséquent sa mémoire littérarisée auprès d’une société (de lecteurs). Il s’agit sans doute là d’un périple passant par différents stades particulièrement caractéristiques pour le marché littéraire français et francophone. Ces étapes vers la canonisation d’une œuvre littéraire peuvent être constituées par la publication par une des maisons d’édition traditionnelles parisiennes et l’attribution d’un des grands prix littéraires. Pour reprendre les termes d’Aleida Assmann : les œuvres connues, éventuellement couronnées par un prix, sont intégrées au canon, et les œuvres moins connues sont souvent (dans le meilleur des cas) archivées.
Ainsi, le Martiniquais Raphaël Confiant narre-t-il dans son roman Madame St-Clair reine de Harlem (2015), de manière historiquement assez authentique et précise, la vie de Stéphanie St-Clair, « négresse française » de la Martinique, née dans des conditions plus que modestes, qui réussit à émigrer aux États-Unis pour y devenir la reine de la loterie clandestine de Harlem. Ce roman ne renoue pas avec la mémoire collective populaire des Martiniquais : le personnage – pourtant remarquable – de Stéphanie St-Clair y est largement ignoré avant la publication de l’œuvre de Confiant. Le roman constitue plutôt une tentative d’ériger en figure importante de la mémoire culturelle cette reine de Harlem, ayant fait preuve de l’énergie, de l’inventivité et de la chance que pouvait avoir – en terre étrangère – une jeune Martiniquaise dépourvue au départ de tout atout social. Mais la performance de l’acte de mémoire de Confiant dépendra du succès de son livre qui déterminera s’il inscrira – ou non – le destin de sa protagoniste dans la mémoire collective et culturelle martiniquaise.
3. Mémoire, histoire(s) et accès herméneutiques dans la littérature franco-antillaise
Posons maintenant un regard un peu plus détaillé sur les attitudes historico-mémorielles de quelques auteurs dont l’œuvre semble particulièrement imprégnée par différentes facettes de cet aspect, et sur la gamme d’actes de mémoire qu’ils essaient d’accomplir. Ce choix n’est d’ailleurs pas systématique ; d’autres écrivains mériteraient un examen plus approfondi sous ce même angle13. Quoi qu’il en soit, on verra aisément que la problématique de la mémoire est omniprésente, sinon basique, dans la littérature antillaise.
3.1. Aperçu de l’écriture historico-esthétique du XIXe au début du XXe siècle en Haïti et aux Petites Antilles
En Martinique et en Guadeloupe, les œuvres de cette période émanent généralement de la plume des békés, à savoir de la caste des colonisateurs blancs, élite sociale des Antilles d’antan.
Citons en premier Poirié Saint-Aurèle (de son vrai nom Jean-Pierre Aurèle Poirié), béké guadeloupéen, et un extrait significatif de sa poésie « Les Antilles » :
[... ] Ce paisible océan, théâtre de victoire,
Semble dans son courroux murmurer de l’histoire ;
Alors on croit ouïr s’entreheurter dans l’air
Ces noms retentissant d’une superbe audace :
Piquet, Richer, d’Estaing, Bouillée, Rodney, de Grasse,
Forbin, Montauban et Ruyter.
Ces grands noms ont rendu nos plages historiques.
Ce fut dans les canaux de ces îles magiques
Que d’un reflet pompeux la gloire les orna.
Pour le guerrier la gloire est toute une patrie,
Et le guerrier adopte avec idolâtrie
Le pays qui la lui donna.
Donc tu nous appartiens, ô brave Richepanse,
par ce brevet sacré que la tombe dispense. [...]
(Poirié Saint-Aurèle 1833, 7-8)
L’auteur cherche, avant tout, à créer une mémoire collective pour un groupe social bien particulier : les békés, colonisateurs blancs et leurs descendants, propriétaires de plantations. La fonction distinctive – au sens de Bourdieu – par rapport au reste de la population antillaise est très nette : la poésie célèbre non seulement toute une liste de protagonistes coloniaux (ennemis de la France y compris), mais aussi la mémoire du général Richepanse, qui rétablit l’esclavage en réprimant dans le sang la révolte de Delgrès. Ils mobilisent donc souvent la mémoire pour justifier et étayer l’ordre colonial de leur temps qui leur fournit leurs privilèges, créant un mythe fondateur littéraire dont la fonctionnalité sociale directe ressemble à l’exemple africain cité par Goody et Watt (1963, §1.2). Ce genre de littérature et de mémoire esclavagiste est archivé de nos jours, tandis que Delgrès est devenu un symbole identitaire, littérarisé, par exemple, par Raphaël Confiant (Ludwig 2008, 47-49).
En Haïti, après l’indépendance de 1802, le besoin de créer une identité nationale incluant également un canon littéraire propre à la nouvelle république se manifeste très rapidement ; nous avons déjà mentionné qu’il s’agit là d’un modèle culturel élaboré en Europe pendant les Lumières14.
Si le rôle des héros de la guerre d’indépendance est encore inscrit dans la mémoire collective grâce à des romans actuels tels que Une heure pour l’éternité de Jean-Claude Fignolé (2008, § 2.2.2), le premier roman haïtien – Stella d’Émeric Bergeaud, paru en 1859 – poursuit déjà cet objectif. Ce roman narre les longues luttes de libération des Haïtiens contre le « colon », lesquelles sont menées par les protagonistes, les frères Romulus et Rémus. Ces personnages, symbolisant les chefs historiques de la guerre d’indépendance, manquent presque totalement d’individualité ; ils sont, ainsi que l’expose l’auteur dans son « avertissement » (1859, VI), des « êtres collectifs ». Dès le début de l’insurrection, Romulus et Rémus rencontrent une jeune fille blanche, dépourvue de tout moyen matériel, qui affirme être originaire de Paris et avoir été amenée à Saint-Domingue par le colon. Stella devient l’amie et le leader moral des deux frères. Ce n’est qu’au moment du triomphe final que Stella révélera sa véritable identité ; elle est l’ange de la liberté :
Tout ce qui existe en ce moment est mon ouvrage. Je suis la Liberté, étoile des nations ! Chaque fois que vous lèverez les yeux au ciel, vous me verrez. Comme l’astre immobile qui guide le marin sur les immenses plaines de l’Océan, je vous guiderai dans les champs sans limites de l’avenir (Bergeaud 1859, 308)
Ici, l’influence des Lumières européennes sur la culture scripturale des Antilles se fait clairement sentir (par exemple Fleischmann 1994, 322-323 ; pour Stella, cf. Müller 2012, 76-80). Bergeaud poursuit donc l’intention de donner une mémoire collective unifiante aux Haïtiens au moment où la jeune république est déchirée par des rivalités et des luttes de pouvoir, une mémoire basée sur l’histoire des luttes pour la liberté et l’héritage scriptural européen. La culture orale antillaise et les formes particulières, narratives de cette tradition mémorielle n’entrent pas dans la perspective de Bergeaud.
Un dernier exemple pour le lien significatif entre l’héritage des Lumières, mémoire collective et identité nationale dans la jeune littérature haïtienne : lorsque Louis Morpeau publie en 1920 son Anthologie haïtienne des poètes contemporains, il dédie ce livre « à la plus grande gloire d’Haïti parce qu’il est un acte de foi en sa Résurrection dans la Lumière » (Morpeau 1920), il l’ouvre par le « Chant national » d’Oswald Durant où il évoque les héros de l’Indépendance, comme Chavanne, Ogé et Toussaint Louverture (Morpeau 1920, 1-3).
3.2. Le tournant dans la réflexion mémorielle des Antilles – la modernité littéraire
3.2.1. La poétique des rhizomes mémoriels : Édouard Glissant
Ainsi que nous l’avons déjà évoqué, le regard sur la mémoire et l’histoire se voit – dans la littérature antillaise – fondamentalement transformé par l’hypothèse de la « mémoire raturée », formulée par Édouard Glissant. Cette conception est une des constantes à travers son œuvre, et il souligne régulièrement le caractère de choc, de douleur et de discontinuité qui ont imprégné les traces mémorielles de l’esclave :
Notre conscience historique ne pouvait pas « sédimenter », si on peut ainsi dire, de manière progressive et continue, comme chez les peuples qui ont engendré une philosophie souvent totalitaire de l’histoire, les peuples européens, mais s’agrégeait sous les auspices du choc, de la contraction, de la négation douloureuse et de l’explosion. Ce discontinu dans le continu, et l’impossibilité pour la conscience collective d’en faire le tour, caractérisent ce que j’appelle une non-histoire. Le facteur négatif de cette non-histoire est donc le raturage de la mémoire collective. (Glissant 1981, 131)
Pour cette raison, le travail mémoriel littéraire devient – suivant Glissant – une tâche essentielle pour chaque auteur antillais, travail poétique qui, entre autres, renoue avec la narration du conteur :
Un des lieux de la mémoire antillaise a bien été le cercle délimité autour du conteur par les ombres de nuit. (Glissant 1990, 51)
C’est dans cette attitude mémorielle que se situe l’auteur postcolonial (1990, 85). Logiquement, ce sont dorénavant les contenus mémoriels susceptibles de symboliser une force émancipatrice particulière pour une culture à la recherche d’autonomie et d’identité qui sont focalisés. Exemple caractéristique de cette stratégie : la mémoire du nègre marron :
Notre drame […] est que nous avons collectivement renié puis oublié le héros qui dans notre histoire réelle a pris sur lui notre résistance : le Nègre marron. (Glissant 1981, 413)
Le « marronnage historique » préfigure le « marronnage créateur » de l’auteur-poète (1990, 85), et le nègre marron devient, avec Glissant, un élément indispensable de la mémoire culturelle antillaise, restant encore à construire :
[…] le Nègre marron est le seul vrai héros populaire des Antilles, dont les effroyables supplices qui marquaient sa capture donnent la mesure du courage et de la détermination. Il y a là un exemple incontestable d’opposition systématique, de refus total. (Glissant 1981, 104)
L’intention poursuivie par Glissant est donc la construction d’une nouvelle mémoire collective antillaise, impliquant la restructuration de ses contenus.
Albert James Arnold a souligné que le recours identitaire au nègre marron en Martinique serait en contradiction avec l’importance réduite du marronnage aux Petites Antilles, par rapport à Haïti (2006, 644-645). Arnold oublie cependant que la construction littéraire d’une mémoire et d’une identité collectives ne dépend pas d’une analyse historique quantitative, de même que les actes de résistance d’une Sophie Scholl ou d’un Stauffenberg en Allemagne tiennent une place importante dans la mémoire collective allemande, malgré le nombre réduit de ce type de révoltes. Et, de toute façon, l’existence du marronnage aux Petites Antilles est par exemple attestée de manière détaillée par le Père Labat : « Il est de ces Négres Marons qui demeurent les années entières dans les bois & dans les montagnes qui sont au milieu de l’Isle [de la Martinique] […] » ([1722] 1742, I, 133, cf. également ibid., 132-133, 365).
L’histoire-mémoire, pour Glissant, est donc non-linéaire, multiple, proche de ses concepts du chaos, du rhizome ou de l’opacité (cf. aussi Glissant 1994). C’est cette conception de l’histoire, tirée de l’analyse de la constitution de la société créole antillaise, qui sera celle de l’avenir du monde créolisé en général (Glissant 1997, 194)15 ; c’est dans ce sens qu’il parle aussi de « transhistoire » (1997, 113).
Dans son œuvre plus tardive, Glissant vise de plus en plus un niveau supérieur, voire universel de la mémoire et du travail mémoriel.
Ce travail de mémoire, tel qu’il l’entend, cherche à surmonter et à synthétiser plusieurs obstacles et oppositions : le lien entre mémoire et société particulière, rendant la réception universelle plus difficile, et les différences entre l’oral et l’écrit. L’auteur prend le rôle de narrateur qui cherche à embrasser non seulement une mémoire, mais plusieurs. L’objectif final est donc la mémoire du Tout-monde :
Et si nous voulons partager la beauté du monde, si nous voulons être solidaires de ses souffrances, nous devons apprendre à nous souvenir ensemble. (Glissant 2006, 161)
Glissant caractérise ainsi – en quelque sens ex negativo – une histoire occidentale, européenne16, qui est à rapprocher de l’identité-racine, par opposition au rhizome et à la relation (cf. par exemple 1990, 157-158). On retrouve ainsi la critique de l’histoire – « histoire » dans son acception scientifique, au singulier – telle que Halbwachs l’avait déjà formulée :
La vision systémique de l’Histoire (avec sa lettre majuscule) a peut-être déjà fait place, sans que nous l’ayons conçu, à une construction archipélique des présences des peuples à leurs histoires désormais conjointes, qui s’éclairent les unes les autres, et qui ne sauraient faire genre, le genre Histoire, parce qu’elles font diversité (Glissant 2009, 75-76).
Ces courses d’eaux, de feu, de terres et de sangs que nous appelons l’Histoire, où les histoires des peuples concourent tour à tour à figer progressivement l’image de la beauté en des élévations fixes du beau, ou à la brouiller en un troubouillon de représentations cumulées, étrangères à elles-mêmes (Glissant 2009, 78).
3.2.2. L’exhaussement valoratif de la mémoire communicative : la créolité
La parution du traité Éloge de la créolité a marqué une étape importante dans l’évolution de la réflexion poétique antillaise, et il convient d’en rappeler rapidement les lignes principales quant aux concepts d’histoire et de mémoire, bien que ces prises de position aient été largement discutées depuis17.
Les auteurs Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant – s’appuyant notamment sur les concepts d’Édouard Glissant – déplorent la domination de l’histoire scripturale coloniale aux Antilles, qui réprime la « mémoire vraie » :
Notre Histoire (ou plus exactement nos histoires) est naufragée dans l’Histoire coloniale. La mémoire collective est notre urgence. Ce que nous croyons être l’histoire antillaise n’est que l’Histoire de la colonisation des Antilles. (Bernabé, Chamoiseau et Confiant 1989, 37)
Par conséquent, il convient de procéder à une « mise à jour » de la mémoire orale : « nous sommes paroles sous écriture » (ibid., 38). Cette position est donc, tout comme celle de Glissant, proche des concepts de Halbwachs, qui prône la mémoire collective vécue, orale, par opposition à l’« Histoire » analytico-scripturale. Mais plus que pour Halbwachs, cette mémoire collective est, aux Antilles, refoulée, opprimée. C’est pourquoi Bernabé, Confiant et Chamoiseau cherchent à faire admettre le quotidien créole en tant que culture propre et à part entière :
Nous faisons corps avec notre monde. Nous voulons, en vraie créolité, y nommer chaque chose et dire qu’elle est belle. Voir la grandeur humaine des djobeurs. Saisir l’épaisseur de la vie du Morne Pichevin. Comprendre les marchés aux légumes. Élucider le fonctionnement des conteurs. Réadmettre sans jugement nos « dorlis », nos « zombis », nos « chouval-twa-pat », « soukliyan » (Bernabé, Chamoiseau et Confiant 1989, 40).
Ils procèdent ainsi à ce que l’on pourrait appeler le « sacre culturel de la mémoire communicative », c’est-à-dire qu’ils transfèrent la mémoire communicative dans la mémoire culturelle ; les structures du quotidien créole se révèlent être un art poétique à valeur d’identité culturelle. Ce sont les manifestations du vécu créole traditionnel – les mythes, certains types de personnages (le djobeur, le major, la femme matador, etc.), divers rites communicatifs (rire, salutations et expressions de respect) – qui, à force de disparaître de la société créole moderne, sont exhaussées en éléments de la mémoire collective et culturelle. Et il s’agit là d’un travail poétique : « L’écrivain est un renifleur d’existence » (ibid., 39).
3.2.3. La synthèse des mémoires : Patrick Chamoiseau
Patrick Chamoiseau reste proche de la théorie de Glissant dans sa tentative de faire fusionner mémoire orale et mémoire écrite, tout comme dans son élan de contribuer, par la littérature, à la création d’une mémoire universelle, la création des mémoires du Tout-monde. Ainsi, dans un passage-clé de Texaco (1992), il révèle les quartiers périphériques de Fort-de-France comme étant des lieux de mémoire créole, tout en utilisant l’image glissantienne du rhizome pour décrire la mémoire et sa nature communicative. Ce faisant, il relie certains contenus de la mémoire culturelle à l’architecture, une stratégie pour les inscrire dans la durée, comme Jan et Aleida Assmann l’ont démontré à plusieurs reprises :
Elle m’apprit à relire les deux espaces de notre ville créole : le centre historique vivant des exigences neuves de la consommation ; les couronnes d’occupation populaire, riches du fond de nos histoires. Entre ces lieux, la palpitation humaine qui circule. Au centre, on détruit le souvenir pour s’inspirer des villes occidentales et rénover. Ici, dans la couronne, on survit de mémoire. Au centre, on se perd dans le moderne du monde ; ici, on ramène de très vieilles racines, non profondes et rigides, mais diffuses, profuses, épandues sur le temps avec cette légèreté que confère la parole (Chamoiseau 1992, 188-189).
Dans la même œuvre, il souligne la nécessité de conserver la mémoire orale à l’intérieur de l’écrit et de retenir toutes les mémoires :
Alors Idoménée disait : Mais c’est quoi la mémoire ?
C’est la colle, c’est l’esprit, c’est la sève, et ça reste. Sans mémoires, pas d’En-ville, pas de Quartiers, pas de Grand-case.
Combien de mémoires ? demandait-elle.
Toutes les mémoires, répondait-il. Même celles que transportent le vent et les silences la nuit. Il faut parler, raconter, raconter les histoires et vivre les légendes.
(ibid., 197)
Dans sa fable romanesque Les neuf consciences du malfini (2009), Chamoiseau qui, depuis Solibo magnifique (1988), a gommé certaines oppositions entre mémoire orale et scripturale, entre mémoire individuelle et sociale, entre fiction et fait historique, propose une nouvelle synthèse : entre mémoire de lignée et un genre de « conscience rhizome » (rappelant la dichotomie glissantienne d’« identité racine et d’identité relation », cf. Ludwig 2008, 120-121). Le narrateur-protagoniste – le « Malfini », un oiseau de proie caractéristique des Antilles – nomme cette mémoire-identité son « Alaya ». Il s’agit là d’une mémoire génétique, d’un ensemble d’expériences et d’instincts réactifs que cette espèce de rapaces a acquis au cours de son évolution biologique ; le Malfini, au contact avec le Foufou (appartenant à la famille des colibris), cherche à comprendre et à contrôler davantage son Alaya :
En fait, je m’étais découvert réceptacle d’une présence de cent mille âges. Une mémoire-démon qui remontait du fond de ma lignée, comme une colère grandiose, pour s’épandre dans mes chairs et enclencher sa loi dans toutes les strates de mon esprit. Une sommation immémoriale que, dans un souffle extasié, et tout autant inquiet, je nommais : L’Alaya… L’Alaya… (Chamoiseau 2009, 23)
Je vis mon Alaya.
Je la vis très distinctement.
Ce qui n’avait été pour moi qu’une obscure et terrible démone, était en fait une ancestrale mémoire, une puissance de cheminement venue du plus lointain de mon évolution dans la tresse insondable du vivant. Elle m’avait toujours paru obscure mais… c’était une lumière. Elle était faite de lumière et d’obscurité pleine, de mort sans fin et de vie éternelle, de tout le passé possible, de tout le présent, de tout le vivant. De la voir ainsi me donna le sentiment de tout comprendre, de tout savoir, de tout deviner sans rien pouvoir exprimer ni même formaliser. C’était une vaste expérience, toute dense et pleine d’elle-même (ibid., 120).
Quand le Malfini doit affronter un adversaire de sa propre espèce (« le Féroce »), il se rend compte que son Alaya n’a plus d’emprise sur lui :
Moi, je le vis de près pour la toute première fois et je perçus les vibrations de son Alaya... Elles correspondaient aux... miennes. [...] Cette férocité était la mienne, mais celle-ci gisait désormais dans un lointain de moi, alors que, chez lui, elle possédait la totalité de son être [...] (ibid., 188).
Le Malfini parvient maintenant à un autre état de conscience, l’Amala :
Mon Alaya tressaillit au fond de son exil. Un vocable envahit mon esprit, mi-cri, mi-soupir, mi-musique, mi-sensation, mi-inconscience... Dès lors, je me le répétais sans jamais le comprendre : Amala ! Amala ! Amala... (ibid., 216).
L’Amala – deuxième terme emprunté au boudhisme – comprend une orientation horizontale, non dominante, la reconnaissance du « diversel », il englobe « l’horizontale plénitude du vivant » (ibid., 230-239).
L’auteur poursuit sa quête de la mémoire collective à travers la mémorisation du vécu individuel dans La matière de l’absence (2016). L’acte d’écriture transpose des dialogues avec sa sœur « La Baronne » face à une disparition physique, la mort de leur mère Man Ninotte : « Ainsi, je retrouvai en moi cette Man Ninotte qui vivait en lien avec le monde » (Chamoiseau 2016, 268). La mémoire rappelle des étapes plus générales et lointaines, telles que le bateau négrier qui quitte la côte africaine (Chamoiseau 2016, 234), ses traces mémorielles donnent substance à d’autres absents, comme à Édouard Glissant, poète qui écrivait à la main, la nuit. « La nuit, disait-il, l’amenait à relation immédiate avec presque la totalité de l’existant, tout le possible, tout l’invisible » (Chamoiseau 2016, 213-214).
3.2.4. Mémoire collective et histoire sociale des Antilles : Raphaël Confiant
Raphaël Confiant est devenu, en quelque sorte, un véritable historien littéraire de la société créole antillaise. Nous retiendrons trois niveaux, c’est-à-dire trois types de littérarisation mnémonique.
À l’instar de Patrick Chamoiseau – avec ses mémoires d’enfance débutant avec Antan d’enfance (1990) et dont la troisième et dernière partie, À bout d’enfance, est parue en 2005 –, il rend publique une mémoire individuelle avec Ravines du devant-jour (1993) et Le cahier de romances (2000) qui portent cependant, en accord avec la théorie de Halbwachs, une marque sociale indéniable.
D’autre part, plusieurs de ses romans proposent une vision personnelle et fictionnalisée des personnages-clés de l’histoire antillaise. Ainsi, dans Le nègre et l’amiral (1988) apparaissent plusieurs personnages historiques (comme Claude Lévy-Strauss et André Breton) ; tout le roman thématise un moment crucial de l’histoire martiniquaise (le « temps Robert » et le blocage de l’île pendant la deuxième guerre mondiale). L’archet du colonel (1998) cherche à ancrer encore davantage l’histoire du colonel Delgrès dans la mémoire culturelle des Antilles. Puis Confiant se tourne, avec son roman Nuée ardente (2002), vers un moment décisif de l’histoire écologique et sociale de l’île en narrant la vie de Saint-Pierre au moment de la terrible éruption de la Montagne Pelée, en 1902. Autre exemple : dans son roman Le bataillon créole, cet auteur révèle la facette antillaise (largement méconnue) de la première guerre mondiale (Confiant 2013, cf. Ludwig 2016 ; pour son roman de 2015 Madame St-Clair reine de Harlem, cf. ci-dessus, § 2.2.2).
Finalement, dans ses « récits » (comme par exemple Commandeur du sucre, 1994, ou plus récemment Nègre marron, 2006), l’auteur préserve, dans ses tableaux littéraires, des éléments sociaux de base tels que la production de la canne à sucre, du rhum, etc. Toutes ces œuvres focalisent la mémoire collective historique de manière assez précise. Le développement de la fiction a pour fonction essentielle de rendre palpable la représentation de ces tableaux sociaux, au détriment de la construction esthétique et narrative. Ainsi Confiant efface-t-il, par moments, les limites entre écriture littéraire et récit socio-historique.
3.2.5. L’expérience diasporique comme mémoire individuelle : Dany Laferrière
Certaines chroniques de Dany Laferrière rappellent le bien-fondé des remarques critiques que Ricœur avait faites sur le concept de la mémoire collective de Halbwachs. L’écriture mnémonique de Laferrière présente toujours un caractère individuel prononcé.
Laferrière reste un auteur diasporique, voyageur, qui vit entre différents mondes et, par conséquent, différents groupes sociaux ; il ne s’inscrit donc pas dans une mémoire collective unique. De ce fait, la construction d’une mémoire culturelle – en l’occurrence haïtienne – ne peut constituer un devoir littéraire tel que l’envisage, par exemple, Raphaël Confiant. Et, conclusion plus générale : Dany Laferrière démontre comment une mémoire collective commune peut éclater suite à la diasporisation d’une partie de sa population. Aleida Assman (2008) a souligné qu’une mémoire collective stable est souvent liée à des lieux culturels immuables et palpables, par exemple d’ordre architectural, tels que des édifices ou monuments. Dans Les années 80 dans ma vieille Ford (2005) Laferrière opte pour la stratégie inverse : l’individualité et l’incohérence de la mémoire émanent d’un symbole du mouvement spatial sans but et de la mobilité, à savoir de sa voiture. Autre exemple du travail mnémonique de Laferrière : son témoignage littéraire du tremblement de terre meurtrier qui a ravagé Haïti en 2010, à un moment où l’auteur y était de passage. Dans Tout bouge autour de moi (2011), il donne ses impressions très personnelles de cette terrible catastrophe naturelle, désormais ineffaçable de la mémoire collective du peuple haïtien. Mais l’auteur reste voyageur : il se trouvait à son hôtel au moment du séisme, et continue de jouer son rôle d’observateur privilégié les jours suivants.
3.2.6. Problématisation de la mémoire individuelle et appartenances sociales multiples : Gisèle Pineau
Dans son « récit » Mes quatre femmes (2007), l’auteure guadeloupéenne Gisèle Pineau met l’accent sur une mémoire très personnelle en dessinant quatre personnages qui ont joué un rôle central dans la constitution de sa propre identité. Le travail de mémoire renvoie évidemment à la mémoire collective, mais cette opération n’intervient que dans un deuxième temps, quasiment en tant qu’effet secondaire. De plus, la mémoire prend chez Gisèle Pineau un aspect négatif, douloureux ; l’écriture donne accès aux quatre femmes qui sont enfermées dans la mémoire comme dans une « geôle noire » :
Elles sont quatre. Angélique, Gisèle, Julia, Daisy. Quatre femmes enfermées entre les quatre murs d’une geôle noire. Elles se consolent l’une l’autre, pansent leurs plaies (Pineau 2007, 10).
Un jour, vous croyez les avoir oubliées. Elles font silence et votre mémoire n’est plus encombrée de leur âpre présence. Le lendemain, fébrile, vous les cherchez, fouillant vos souvenirs. Et il apparaît que chacune incarne la saison d’une histoire qui, s’accolant à celles des autres, rassemble et ordonne les morceaux de votre être (ibid, 12).
Le processus de construction identitaire par le biais du travail de mémoire est ainsi individualisé et problématisé, et Gisèle Pineau – notamment dans son roman Fleur de barbarie – pose la question de savoir à quel groupe social, à quelle mémoire collective l’individu-auteur, socialisé à la fois en France et aux Antilles, peut appartenir. Nous y retrouvons le problème de Laferrière, mais sous une autre forme. Chez elle, la tension entre les différentes références sociales devient tellement forte, que l’appartenance sociale en général se voit mise en question. Il est certain que Halbwachs avait déjà signalé l’appartenance simultanée de l’individu à plusieurs groupes sociaux et plusieurs mémoires collectives, mais chez Gisèle Pineau, cette simultanéité prend la forme d’un conflit, voire d’une déchirure qui menace le fonctionnement de ce principe social en tant que tel. Si Gisèle Pineau favorise donc – au moins par intervalles – un principe mnémonique plus individuel que Halbwachs, elle se réclame en même temps, avec des œuvres comme Mes quatres femmes, de la culture antillaise. Le travail d’une mémoire qui s’ouvre à une recherche collective devient alors une force complémentaire de la fonction quasiment psychanalytique de l’écriture, à savoir tenter de surmonter les traumatismes d’enfance.
Herméneutique et mémoire(s) – quelques hypothèses en guise de conclusion
Nous avons voulu démontrer, à partir de Hölderlin et de Halbwachs, quelques bases de la théorie de la mémoire ainsi que les divers enjeux culturels des différents types de mémoire. Par la suite, nous nous sommes interrogés sur les rapports entre ces types mémoriels et l’écriture littéraire, à savoir le domaine esthético-fictionnel. Nous avons fini par découvrir – de manière certes largement incomplète – toute une gamme d’actes mémoriels poétiques dans la littérature antillaise. Nous avons également pu noter que le souci mémoriel déjà constaté chez Hölderlin devient une préoccupation primordiale chez les auteurs antillais dont Glissant a décrit la disposition existentielle face au facteur temps.
Pour finir, mentionnons quelques stratégies en réponse au conflit herméneutique évoqué plus haut, à savoir l’opposition entre le rattachement social précis d’une littérature de la mémoire d’une part et l’aspiration à s’inscrire dans une world literature de l’autre18 :
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Stratégie « sémantique » : Établir sémantiquement l’ouverture d’une mémoire collective au Tout-monde : passer tendanciellement d’une mémoire à toutes les mémoires (ce qui détruit cependant le « cadre vécu » de Halbwachs).
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Stratégie « universalo-existentialiste » : Relier les mémoires sociales à des thématiques, ou plutôt à des expériences universelles (les thèmes de la vie, de la mort, de la faim, du plaisir, de la sexualité, de la narration, etc.).
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Stratégie « herméneutique » : faire appel au signe littéraire, à la forme esthétique, à la musicalité du texte, à son caractère de « fugue », par exemple, pour reprendre le terme de Heidegger dans son interprétation de Hölderlin.
L’esthétique du texte, du processus d’écriture, liée à l’émergence de motifs mnémoniques, transforme l’œuvre littéraire – pour évoquer Proust – en morceau de madeleine imbibé de thé qui permet à la mémoire de plonger dans différents cercles du passé et d’en déchiffrer la portée pour le monde actuel19.