La Grande Drive des esprits de Gisèle Pineau, roman publié en 1993, est l’histoire d’un couple Léonce et Myrtha et de leur famille en Guadeloupe, qui semble souffrir du poids de malédictions et de sorts jetés par des personnes malintentionnées. Léonce, fils de Ninette et de Sosthène, naît avec une malformation, un pied bot. Amoureux de la jeune Myrtha, dont il obtient la main, le couple s’installe sur un morne de Haute-Terre. Dans plusieurs chapitres, une jeune narratrice, anonyme, rencontre certains membres de la famille, Barnabé, Célestina, fille de Léonce et Léonce lui-même, qui lui racontent des bribes de leurs histoires qu’elle va reconstruire tout au long de l’œuvre et retransmettre. C’est l’occasion pour l’auteure de présenter la culture et les croyances du peuple guadeloupéen depuis divers points de vue.
L’œuvre est souvent retenue par la critique pour illustrer les caractéristiques d’une écriture féminine et guadeloupéenne. Cette écriture répond à un ensemble de thèmes abordés, dont nous avons pu trouver les échos chez deux écrivaines avant elle, Simone Schwarz-Bart et Maryse Condé. Du traitement de ces thèmes, nous retiendrons des traits qui serviront l’aspect qui nous intéresse plus particulièrement : l’insertion d’éléments insolites dans un cadre naturel. Cette singularité de l’écriture caribéenne a fait débat quant à sa dénomination : réalisme merveilleux ou réalisme magique ? L’idée qu’une œuvre devrait impérativement être classée dans l’une ou l’autre catégorie a longtemps animé la critique, qui peine souvent à les distinguer.
1. Réalisme magique et/ou réalisme merveilleux ?
Nous commencerons par présenter quelques considérations théoriques autour de ces concepts qui sous-tendent notre analyse. Nous aborderons les concepts de réalisme magique et/ou réalisme merveilleux non pas en tant que genre, mais en tant que mode narratif de la fiction dans la lignée d’Amaryll Chanady1 et Charles W.Scheel2. La conception d’Amaryll Chanady marque un tournant dans le discours méthodologique du réalisme magique caractérisé par l’intrusion d’événements surnaturels dans un cadre naturel. Dans son travail d’analyse théorique de la distinction du fantastique et du réalisme magique, elle livre une clé importante de définition du réalisme magique qui manquait, jusque là, d’un cadre d’analyse méthodologique rigoureux. Elle propose en effet le concept « d’antinomie résolue » entre le réel et le surnaturel. L’antinomie concerne les codes du surnaturel et du naturel dans le texte et leur résolution, absente du fantastique, s’opère dans le réalisme magique par le biais de leur traitement dans la narration et de la position du narrateur vis-à-vis des événements surnaturels. Elle parle de « réticence auctoriale »3. Il s’agit de l’auteur implicite, construit par le texte. La réticence de ce dernnier permet aux événements surnaturels de s’insérer de façon problématique dans le réel. Le lecteur ne peut dissocier les deux codes grâce à l’absence d’intervention d’une voix auctoriale qui relativiserait les propos du narrateur. C’est ainsi que l’on peut parler d’antinomie sémantique résolue. Mais un tel traitement « égal » du surnaturel a pour corollaire la perte de fiabilité du narrateur, qui refuse scandaleusement d’admettre la distinction attendue par le lecteur lambda entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Le lecteur peut donc avoir du mal à se reconnaître dans le rôle de lecteur implicite et complice, construit par un texte qui propose une vision différente – mais qui se veut tout aussi légitime – du monde. Cette approche de la réalité entraîne une vision élargie des frontières du réel et en fait un mode d’écriture privilégié pour les auteurs caribéens, entre autres, qui cherchent à transmettre une vision autre de la réalité impliquant aussi une partie de leurs croyances et de leurs cultures. Ils peuvent ainsi mettre en lumière certaines valeurs et traditions parfois négligées ou oubliées dans le contexte contemporain.
En s’appuyant sur les théories d’Amaryll Chanady, entre autres, Charles W. Scheel suggère de bâtir le réalisme merveilleux, sur le même exemple que le réalisme magique, en retenant le principe de réticence auctoriale. Rappelons que réalisme magique et réalisme merveilleux se caractérisent par le mélange du réel et du surnaturel et ce trait, tout comme le fantastique et le réalisme magique, ne permet pas de les distinguer. Le réalisme merveilleux, à l’instar du réalisme magique, mêle mystère et réel, mais à la différence de ce dernier, son discours narratif est infiltré, selon Charles W.Scheel par « l’exaltation d’une voix auctoriale »4. Rappelons également que l’auteur dont il s’agit est l’auteur virtuel se profilant derrière le narrateur. Par « exaltation auctoriale », on entend une intervention remarquable du narrateur qui devrait rester objectif comme l’indique la définition traditionnelle du réalisme.
« Dans les niveaux discursifs de la narration ainsi télescopés, l’exaltation auctoriale du mode réaliste-merveilleux est l’aspect dynamique sous-tendant une écriture caractérisée par une forte motivation et par une fusion narrative poétique du code réaliste et du code merveilleux »5.
L’exaltation auctoriale dont il parle traduit souvent une idéologie de l’auteur du texte et peut être aussi visible dans les discours des personnages. C’est elle qui permet que les événements insolites s’intègrent dans la réalité au sein du réalisme merveilleux, sans donner l’impression de ne pas en faire partie. La réflexivité ou argumentation des faits étranges, un espace poétisé, favorisent l’insertion de ses phénomènes. Le narrateur ne laisse pas s’enchevêtrer les éléments surnaturels et naturels, mais il fournit un cadre propice, poétisé pour que ces éléments s’intègrent pleinement et que tout dans la réalité semble merveilleux.
Nous retenons le réalisme magique d’Amaryll Chanady et le réalisme merveilleux de Charles W. Scheel en ce qu’ils nous semblent avoir une solide base méthodologique propice à l’analyse de texte que nous conduirons. Par ailleurs, il nous semble que parler de mode narratif de la fiction permet de contourner le débat selon lequel une œuvre devrait être classée dans l’un ou l’autre « genre » et d’accepter que l’on puisse retrouver les deux, réalisme magique et réalisme merveilleux, dans une même œuvre en tant que mode d’écriture et d’exploration des potentialités du réel. Ce, afin d’aborder une œuvre dont la poétique demeure complexe, en se focalisant sur la position du narrateur.
2. Une écriture créolisée aux accents guadeloupéens
La Grande Drive des esprits a été abordée par la critique sous plusieurs angles qui permettent de mettre en relief les inspirations thématiques et stylistiques que Gisèle Pineau a pu trouver chez ses aînées, les écrivaines guadeloupéennes Simone Schwarz-Bart et Maryse Condé, qui partagent une même origine antillaise,6 mais diffèrent dans le traitement d’une réalité culturelle commune. Situer notre étude dans cette optique comparative permettra de mettre en relief la position particulière de l’auteure qui nous intéresse, position qui nous semble relever aussi d’un entre-deux : un réalisme social de référence et un merveilleux singulier se conjuguent et complexifient le dialogue culturel instauré dans le texte. S’intéresser en premier lieu aux caractéristiques de mise en œuvre du contexte réaliste en lien avec ce réalisme social hérité n’est pas inutile en ce qu’il nous permettra, plus avant, de mettre en lumière les spécificités du contexte d’énonciation de l’œuvre de Gisèle Pineau et de voir les bases qui serviront l’introduction du merveilleux dans son discours.
L’aspect le plus évident et le plus souvent souligné par la critique est celui d’une écriture dite féminine. C’est la femme qui est mise en avant en tant que gardienne d’une mémoire collective à transmettre, par un travail de reconstitution des représentations du passé et un recensement des souvenirs communautaires. L’expression de la condition féminine créole apparaît comme un projet central. Gisèle Pineau met beaucoup l’accent sur la condition féminine, au-delà de la condition du peuple dans son ensemble. Ce sont des voix féminines d’ailleurs qui accèdent à la narration à la première personne. De plus, le destin des hommes est systématiquement remis entre les mains des femmes du roman, qui établissent et construisent le lien entre les générations. Comme Simone Schwarz-Bart et Maryse Condé, l’auteure propose une réhabilitation de la femme en mettant en relief sa qualité d’actrice dans les histoires narrées et dans l’Histoire plus généralement. Elle met en relief la construction du souvenir à travers les histoires de plusieurs femmes, contées par des figures féminines, dotées de sagesse et de savoir leur conférant une légitimité. Les œuvres des trois écrivaines sont le reflet d’un travail sur les origines identitaires multiples d’un peuple, œuvres articulées autour du destin de personnages féminins noirs auxquels elles souhaitent donner la parole.
Les références historiques ne sont donc pas anodines et remplissent un rôle de reconstitution mémorielle en revenant sur des événements sous un angle différent de celui que l’on pourrait trouver dans les livres d’Histoire officiels. Les récits de traditions ou de coutumes locales jouent le même rôle et permettent de récupérer un imaginaire créole, multiculturel au travers de personnages. L’expression – voire l’étalage – de toutes ses traditions trouve ainsi parfois sa justification dans l’apprentissage par ces personnages de leur propre culture, oubliée ou méconnue, comme la narratrice principale de notre œuvre à l’étude, sans toutefois basculer dans la folklorisation culturelle.
Gisèle Pineau propose – notamment – une écriture de la créolité intimiste dans la veine de Simone Schwarz-Bart, dont les œuvres sont imprégnées de la culture créole à travers les personnages et le langage singulier qu’elle utilise. Un langage créé pour synthétiser le français et le créole dans un langage nouveau qui demeure accessible et compréhensible par la majorité. Les aboutissements inconnus, les multiples racines et relations, qui font de l’identité antillaise, une identité mouvante et instable se ressentent dans l’écriture de nombreux auteurs antillais qui, pour réaffirmer leurs caractéristiques identitaires vont chercher dans la langue les moyens les plus efficaces pour y arriver. C’est aussi une réaffirmation que le réel ne peut être recréé sans la langue vernaculaire puisqu’elle fait partie des composantes du vécu. Il s’agit alors également de construire ce réel dans l’espace avec la langue utilisée et de renforcer ainsi le cadre naturel.
Un tel choix s’exprime évidemment de façon différente d’un auteur à un autre. Maryse Condé, dont le style est distinct, rappelle à ce sujet : « A chacun sa créolité, c’est-à-dire à chacun son rapport avec le matériel oral et son rapport avec la tradition »7. Ainsi ne retrouve-t-on pas chez elle, le même travail entre le créole et le français, il n’en demeure pas moins qu’elle crée un langage particulier qui se distingue par le recours à la langue populaire aux marques d’oralité – comme les interactions directes du narrateur avec le lecteur, que nous retrouvons également chez Gisèle Pineau. Elles sont intéressantes, dans le cadre de notre analyse, dans l’établissement d’une relation lecteur-narrateur et participe de l’exaltation auctoriale que nous aborderons plus loin.
D’autre part, si chez Maryse Condé, la représentation du phénomène de « l’errance culturelle » est récurrente, il en est de même chez Gisèle Pineau dont les personnages sont des voyageurs, même à l’intérieur de la Guadeloupe. C’est le cas de plusieurs personnages féminins dans La Grande Drive des esprits, dont la narratrice qui voyage entre la capitale et la campagne, entre la France et la Guadeloupe. Nous retrouvons alors chez les deux auteures, comme le souligne Nathalie Schon, un regard ethnographique caractéristique « dans la définition identitaire [qui] est propre aux romans de Gisèle Pineau et de Maryse Condé »8. Ce regard constitue celui de l’étranger sur ce qu’il raconte. C’est précisément ce regard qui est celui de la narratrice dans La Grande Drive des esprits, qui est aussi dans une phase de rejet d’une part de sa culture, de son identité, ce qui va justifier certains aspects de la narration, que nous développerons. Nathalie Schon parle « d’auto-exotisme »9. Il s’agit d’exotisme de soi, une oscillation entre l’étrangeté et la familiarité vis-à-vis de sa culture d’origine. Cette ambiguïté identitaire constitue un des fondements sur lesquels repose la poétique générale de l’œuvre. Le conflit ou le tiraillement entre les différentes cultures dans la société antillaise est rendu visible au travers des discours des personnages et voix narratives. L’auto-exotisme peut être perçu comme une position en réaction à la vision exotique imposée, mais aussi de la perception réductrice attendue de la culture antillaise. Les auteures manifestent ainsi leur pleine conscience du regard qu’un étranger peut poser sur leur culture spécifique. Elles sont aussi capables de l’intégrer, de s’en servir afin d’exalter leur différence et une vision singulière du monde. Dans le même temps, elles présentent les perceptions divergentes à l’intérieur même de la communauté antillaise, rendant ainsi plus complexe la vision traditionnellement véhiculée dans les romans de leurs contemporains antillais.
Il est intéressant de souligner cet héritage réaliste dans le contexte antillais et plus spécifiquement, ici, guadeloupéen dans la mesure où ce sont ces mêmes aspects qui conduisent la critique à enfermer l’œuvre dans un genre ou une catégorie. Les souligner pour les réaffirmer en ce qu’ils posent un cadre naturel cohérent et légitime de par leur inscription dans une continuité avec d’autres auteurs. Nous avons pu mettre en exergue jusqu’ici quelques caractéristiques réalistes de l’œuvre de Gisèle Pineau qui placent son œuvre entre un réalisme social à la Maryse Condé et un traitement de ce réalisme plus intimiste à la Simone Schwartz-Bart. Pour comprendre une œuvre comme La Grande Drive des esprits, dans laquelle se déploient aussi des croyances populaires, des pratiques magiques et religieuses dans un contexte guadeloupéen a priori moderne, il convient d’analyser comment l’auteure positionne la narration entre réalisme et perceptions du surnaturel ou du merveilleux.
3. La Grande Drive des esprits : le contexte d’énonciation
Comment se fonde la vraisemblance dans la construction énonciative de cette œuvre complexe ? Le roman, qui contient une table des matières en fin de volume, est divisé en deux grandes parties « Le temps d’aller » (contenant XIII chapitres titrés) et « Le temps de virer » (XI chapitres également titrés). Dans l’ensemble, c’est par l’intermédiaire d’une narration omnisciente et extradiégétique que Gisèle Pineau nous raconte l’histoire de plusieurs générations de femmes partant de 1930, jusqu’à ce qu’elle se combine avec l’intervention d’une narratrice intradiégétique, anonyme, s’exprimant à la première personne dans plusieurs chapitres intercalés dans le roman, et dont l’action se situe dans les années 1960 et 1970. Élevée en ville et ayant obtenu son bac, elle se rend une première fois « au fond des campagnes » de la Guadeloupe afin de réaliser un album photo sur les cases créoles. Elle y fait premièrement la rencontre de Barnabé10. Puis des années après, elle rencontre Célestina, fille de Léonce, qui complétera les histoires avec celles de son enfance avec sa grand-mère Ninette qui l’a initiée aux croyances populaires, et celles des autres personnages qu’elle avait pu côtoyer. Ce n’est que plus tard que cette narratrice fera le lien entre les différentes générations de cette même famille qu’elle a pu rencontrer – un tel tressage des générations entre les femmes par une femme est récurrent dans l’écriture de Gisèle Pineau. Les deux personnages se lient d’une grande amitié. Et enfin, elle rencontre Léonce lui-même qui lui racontera sa vie avec sa femme Myrtha, le don de communiquer avec Man Octavie, sa grand-mère décédée, un don qu’il perdra au cours de l’histoire.
L’œuvre ne s’ouvre donc pas sur l’histoire de la narratrice, mais sur celle des personnages, Léonce et Myrtha. Ce qui établit de fait une certaine hiérarchie entre les histoires narrées. La narratrice s’exprimant par le « je », n’apparaît qu’au cinquième chapitre de la première partie et reste anonyme tout au long du récit. Dans les parties de chapitres où elle s’exprime à la première personne, elle met en relief ses origines urbaines lors de son premier voyage vers la campagne, puis d’un séjour de plusieurs années en France pour ses études avant son retour vers la Guadeloupe. Elle y pose un regard admiratif sur les cases et l’environnement qu’elle souhaite photographier. Dès le début, Barnabé lui signale l’incongruité de son attitude en ces termes :
« Qui es-tu toi ? [Tu as demandé à quelle personne, hein ?] Tu as dans l’idée d’imiter les blancs qui viennent ici pour photographier les chutes là-haut ! Tu n’as pas de famille ! D’où viens-tu ? »11
Cette apostrophe la place d’emblée dans une position exotique d’étrangère qui pose un regard sur son propre pays.
Il convient de tenir compte du cadre dans lequel ces événements se produisent. Ce cadre paraît plausible et habituel, car il est bien défini, décrit avec précision, ce qui permet une bonne représentation pour le lecteur. Ainsi, ce sont des lieux qui existent dans la réalité qui confèrent à l’œuvre sa part de réalisme. L’histoire se déroule en Guadeloupe, et la faune et la flore du pays font partie du décor12. Un cadre caractéristique de la région que le lecteur peut reconnaître.
Par ailleurs, les histoires se déroulent dans un contexte historique précis et les références en matière de dates abondent. L’histoire de Léonce et Myrtha débute en 1932 et celle de la narratrice en 1960. Les retours en arrière sont nombreux et étendus. Les chapitres où intervient la narratrice intradiégétique structurent le récit qui par ailleurs peut sembler décousu : le lecteur est appelé à participer à la construction du roman, et cette dynamique de recherche est essentielle dans l’œuvre de Gisèle Pineau.
Faire référence à des événements historiques répond à un double objectif, le premier est de replacer les histoires dans un contexte historique vraisemblable pour le lecteur. Le second est commun aux écrivains antillais qui cherchent à reconstruire une mémoire collective. Créer des variantes possibles de l’Histoire traditionnelle est l’une des stratégies discursives des auteurs caribéens, que l’on retrouve également dans Pluie et vent sur Télumée Miracle13 de Simone Schwarz-Bart par exemple. Dans La Grande Drive des esprits, un chapitre fait référence à la Seconde Guerre mondiale. Nous disposons alors d’une vision de cette guerre, vue à travers la misère d’un peuple guadeloupéen qui en a subi les dommages. Ce chapitre est volontiers polémique en ce qu’il met l’accent sur la relation ambiguë entre la Guadeloupe et la France, faite d’attachement à « notre Métropole affamée », « la Mère-Patrie », « la généreuse France d’antan », et de reproches : « les peuples des îles saignaient comme cochons de Noël », « lorsque la guerre trouva son issue, là-bas, en France, les monuments aux morts sortirent de terre avec la même fulgurance que ces bananiers d’aujourd’hui, bien trop engraissés, qui mangent les campagnes de Guadeloupe »14.
Nous pouvons citer par ailleurs des événements propres à la Guadeloupe, comme le cyclone de 1928, considéré comme l’un des plus violents connus et qui constitue en tant que tel un fait marquant dans la mémoire collective. Dans le même temps, la narration d’un tel événement rappelle que la violence de la nature fait aussi partie de la réalité avec laquelle le peuple antillais doit composer.
Avec ces événements historiques, l’auteure cherche à enraciner le récit dans le local et les spécificités régionales. La distinction par la couleur de peau, réalité sociale incontournable est récurrente dans l’œuvre, où les personnes sont qualifiées de « négrillonnes », de « chabinottes », de « petites Indiennes », ou encore de « mûlatresses », « câpresses », « négresses », « blancs-pays ». L’abondance des dénominations existantes témoigne de la prégnance des distinctions phénotypiques dans la communauté. L’emploi de ces différentes dénominations participe de la démarche identitaire tout en conférant du réalisme au récit. La communauté et ceux qui en sont familiers reconnaissent les traits caractéristiques de la société antillaise.
Ces éléments, l’espace géographique, le contexte historique et les diverses descriptions, contribuent à créer un effet de réel, par ailleurs entretenu tout au long de l’œuvre par la présence de l’oralité. L’ensemble des traditions orales recueillies à l’écrit correspond à la définition du néologisme des années 1950, « l’oraliture », l’oralité imbriquée dans la littérature. L’oralité peut s’inscrire dans le récit de deux façons, dans l’énonciation et dans la structure grammaticale. Dans l’énonciation, par l’histoire qui est contée. Dans la structure, par des procédés tels que l’interpellation de l’auditoire, « Messieurs et dames, à cet instant-là-même »15. Le récit peut aussi intégrer d’autres récits dont la transmission est orale : « Peut-être croyez-vous qu’il s’agit là d’affabulation que cette scène hâtivement brossée ne reflète point la vérité vraie. C’est ainsi qu’on me l’a narrée »16, ou encore des indicateurs d’une langue parlée tels que le style indirect ou des éléments qui confèrent de la vivacité à la phrase. L’oralité remplit au moins deux fonctions. La première est de recréer un langage populaire. L’œuvre est parcourue par les proverbes, les phrases toutes faites et les marques d’oralité. Nous pouvons nommer à ce titre dans La Grande Drive des esprits un grand nombre d’expressions populaires telles que « susceptible comme un chaudeau »17, l’insertion de mots créoles « à la manière foutépanmal »18, la ponctuation du récit par des onomatopées populaires, « blip »19, et des marques d’oralité comme l’ajout du « oui » – en fin de phrase entre autres. En outre, établir des comparaisons avec des éléments propres au territoire permet d’asseoir l’univers référentiel qui y est recréé : « ... le démangeait fort comme un voyage de tiques sur le dos d’un bœuf savane »20 ou encore : « une main fripée pis qu’une vieille pomme-maracudja »21.
La seconde fonction de l’oralité dans l’œuvre est d’établir une communication avec le lecteur. Le texte est jalonné d’interpellation comme « mettez-vous à ma place […] »22, qui incite à l’implication du lecteur. Parfois, le ton est celui de la confidence : « ce que je vais présentement vous narrer doit, à jamais, rester enfoui dans un pli de mémoire »23. Cet aspect reproduit la situation d’énonciation du conte traditionnel oral où le public et le conteur sont en communion. Dans ce roman où le récit est a priori figé par l’écriture, les interpellations ont aussi pour effet d’inciter à la participation du lecteur dans la construction du sens du récit. Cela engendre un lien plus intime entre le lecteur et les personnages, et met ce lecteur dans une situation de partage avec la narratrice, se trouvant, comme elle, étranger et familier à la fois face aux éléments culturels évoqués.
4. Le mystère poétisé
Les récits de traditions ou de coutumes locales jouent, entre autres, le rôle de récupérer un imaginaire créole et multiculturel, au travers de personnages qui parfois eux aussi en prennent connaissance. L’expression, comme nous l’avons déjà signalé, de toutes ses traditions peut trouver une justification dans l’apprentissage de ces personnages de leur propre culture oubliée. Dans La Grande Drive des esprits, l’opposition ou tout au moins les divergences entre la voix de la narratrice et celle de Célestina, qui traite de magie, de sorts, de tradition, est en ce sens remarquable. Toutes deux dans leurs échanges sont les avatars de la communication culturelle perpétuelle nécessaire à la constitution identitaire individuelle et collective.
Dans ce contexte, le langage contribue à la production de l’effet « merveilleux » dans les romans. Cet aspect s’inspire directement de la théorie d’Alejo Carpentier, pour qui le merveilleux surgirait :
« D’un dérèglement inattendu de la réalité (le miracle), d’une révélation privilégiée de la réalité, d’un éclairage inhabituel ou singulièrement favorable des richesses inédites de la réalité, d’un élargissement des échelles et catégories de la réalité, perçue de façon particulièrement intense en vertu d’une exaltation de l’esprit qui le mène à une sorte d’état limite24. »
Carpentier considère l’écrivain comme l’artiste révélant le « merveilleux » déjà présent dans le réel, dans la nature, que l’on peut personnifier. Nous pouvons repenser en ce sens au cyclone de 1928, tel qu’il est décrit dans le roman de Pineau : « En 1928, le démon parla dans les cieux, cracha, jura et frappa. Il avala un vent-fiel et par scélératesse, souffla son haleine délétère à la face du peuple qui courbait l’échine ou bien gobait les mouches au mitan de l’arc Caraïbe »25.
« Par le pouvoir du verbe, la nature même la plus visible se voit transformée en spectacle fabuleux »26. Dans cette optique, la volonté d’insuffler l’oralité créole dans la littérarité française est visible tout au long du récit. Il ne s’agit pas simplement d’y ajouter des mots créoles, mais de travailler, de jouer avec la langue dans sa structure et dans ses ressources. Ainsi des chansons traditionnelles ponctuent-elles le récit et sont inspirées de la vie quotidienne, sans artifice, mais en restant poétiques. Elles contribuent à donner une forme plus expressive au texte.
Un aspect stylistique dans la construction du merveilleux a été traité par Colette Maximin : « Le langage, pour une bonne part, contribue à la production de l’effet merveilleux. Dans ce registre, la métaphore est son arme essentielle »27. La métaphore contribue, en effet, à l’installation de l’ambiguïté tout au long du récit. L’usage de la métaphore permet l’introduction de « variations imaginaires » sous diverses formes, pour créer le doute dans un sens et recréer le réel dans l’autre. Par ce biais, l’auteur réussit à créer et à faire accepter cet univers merveilleux comme naturel, comme nouveau réel. Une des caractéristiques du réalisme merveilleux réside donc dans l’ambiguïté qui découle de possibles jeux de mots, de la métaphore que le lecteur peut prendre au sens littéral ou pas. Le merveilleux naît de cette possibilité. Est-ce une image ? Un fait qui tend vers le merveilleux ? Le lecteur se situe à la frontière.
D’autre part, tout semble être fait dans certains passages pour que le lecteur doute des événements étranges : « Le don revint… peut-être à cause de la graine qui germait dans le ventre de Myrtha. Peut-être parce que l’esprit de Léonce était sens dessus dessous »28. La narratrice propose au lecteur deux explications, qui se rejoignent pour expliquer l’état second de Léonce. Quelques lignes plus loin29, la narratrice laisse supposer que le personnage était en plein rêve lors de ces apparitions, ou sa grand-mère apparaît encore plus loin alors qu’il est ivre. Même si la narratrice laisse des indices pour une explication logique, à aucun moment, elle ne prend réellement parti pour l’une ou l’autre de ces explications puisque les deux versions cohabitent dans le récit.
Le lien entre la narratrice et Célestina mérite dans cette perspective d’être approfondi car il peut être considéré comme la matérialisation du conflit culturel entre conception rationnelle du monde et conception irrationnelle30. Si toutes deux ont l’air de garder leur propre opinion, la narratrice tend tout de même à prêter attention aux histoires de Célestina, il en ressort une volonté de partage de cet imaginaire qui signe l’entrée du lecteur dans une sorte de démarche d’acceptation de cette vision inhabituelle de la vie. « […] je m’asseyais, fascinée par ces récits fous, ces histoires immondes et l’attrait de ce mal omniprésent »31.
La spécificité de Gisèle Pineau se trouve dans cette approche conflictuelle entre la narratrice qui expose une interprétation rationnelle du monde et une vision plus populaire proposée par les personnages qu’elle prétend avoir rencontrés et dont elle intègre les récits de diverses manières dans le roman. Le traitement des épisodes insolites ou carrément surnaturels peut relever de modes divers : du réalisme, du réalisme magique selon Amaryll Chanady, ou du réalisme merveilleux selon Charles W. Scheel, suivant ainsi le cheminement de la narratrice. Gisèle Pineau semble privilégier le réalisme merveilleux. L’analyse du texte en suivant les théories du réalisme magique et réalisme merveilleux en tant que modes narratifs permet de révéler des nuances au service de la fiction et revient à accepter la possibilité d’un jeu entre les deux modes et de s’écarter des débats qui entendent placer une œuvre dans l’un ou l’autre genre. Parfois, la narration valorise l’insolite, mais dans d’autres passages, surtout vers la fin du roman, elle semble remettre en question les croyances surnaturelles du populaire ou une vision émerveillée du monde antillais, qui répond pourtant à la définition selon laquelle elle serait avant tout « le point de rencontre sur le terrain littéraire de systèmes socioculturels différents, voire conflictuels »32.
Cette conception d’un réalisme merveilleux qui serait l’expression des contradictions identitaires dans la communauté guadeloupéenne, dominante au début du roman, semble progressivement remise en cause par une narratrice qui se distancie parfois de la crédibilité que l’on peut accorder à certains des personnages, comme dans le passage suivant :
« La défunte enterrée deux lunes plus tôt, le toisait d’un air mauvais. Man Boniface vivante ! […]Arrivée au bourg, sa langue se délia. Boniface lui barrait soi-disant la route. Il raconta de quelle manière il l’affronta, brandissant la croix qui lui pendait au cou […] Du feu sortait de ses oreilles et sa bouche crachait des animaux. Bien entendu, on le crut sur parole, pensant que Mérinés était un grand sorcier et que la morte avait tourné zombi en pratiquant magies »33.
Après cela, dans tout le bourg, les habitants seront témoins d’apparitions de la même Boniface, alors que la personne qu’ont vue ces habitants, comme le précise plus loin la narratrice, est la sœur jumelle de Boniface, Barnabé, inconnue du village, venue rendre visite à son beau-frère Mérinés. La narratrice souligne donc comment les croyances des habitants peuvent les conduire à faire des interprétations précipitées, alors même qu’ils n’ont pas été témoins d’événements surnaturels, ce qui revient à souligner le grotesque de la situation et à remettre en cause la véracité des vieilles superstitions.
Au fil de la lecture, nous constatons néanmoins la prudence de la narratrice vis-à-vis des faits étranges rapportés. Nous relevons l’emploi récurrent du conditionnel par exemple : « N’aurait-on pas trouvé, sous sa couche, une bassine émaillée emplie d’hosties rassises et de feuillages maléfiques ? »34, ou de la mondialisation : « Peut-être qu’on n’avait pas menti. Man Boniface devait commercer avec les âmes damnées et fréquenter les esprits »35. Ici, nous remarquons que la narratrice, sans se laisser convaincre tout à fait, s’interroge. La remise en question des croyances populaires n’est plus aussi catégorique. Elle dit par ailleurs : « sachez que je raconte pour éclairer, mais tout au fond je ne veux croire »36, ce qui laisse entendre qu’une partie d’elle-même se laisse convaincre par les divers discours des personnages.
Ce changement chez la narratrice – qui de jeune étudiante au début de son intervention dans l’histoire est devenue photographe professionnelle à Pointe-à-Pitre – est d’abord illustré par une modification de son discours autour des événements insolites quand s’instaure un dialogue entre elle et Célestina, la fille de Léonce et de Myrtha, dont elle devient très proche. Quand cette dernière présente des événements insolites, la narratrice les rapporte sans étonnement et sans explication : « Je ne contestais plus ses croyances, je l’écoutais tout simplement »37. Dans des passages comme : « La scélératesse d’antan criait alors sur son visage. De ses yeux jaillissaient des flammes tandis que sa bouche se vidait d’un vocabulaire sans pardon. En certaines lunes, son corps possédé par un diable perdait son sens »,38 la narratrice reste en retrait. Elle ne fait pas de commentaire ni ne met en relief d’élément qui pourrait faire douter le lecteur. Elle reste neutre. Ces passages sont caractéristiques d’une « réticence auctoriale », terme proposé par Amaryll Chanady comme troisième trait distinctif du réalisme magique, par lequel elle veut dire que dans le discours du narrateur il y a « rétention délibérée d’informations et d’explications sur le monde déconcertant de la fiction narrée »39. Elle entend donc l’absence d’intrusion de l’auteur virtuel. Cette intrusion « consiste en un commentaire explicatif par le narrateur, qui déborde ainsi de son rôle primordial de conteur de l’histoire ».40 Les passages concernés dans le roman de Pineau relèveraient donc du réalisme magique pour les besoins de l’affichage d’un dialogue entre les deux raisonnements et pour illustrer le changement de positionnement de la narratrice. Car nous pouvons remarquer, qu’elle précise de façon quasi systématique, à partir de là, l’origine des paroles de Célestina : « ... disait Célestina », « ... selon Célestina ». L’importance de la perception est ainsi soulignée et l’aspect subjectif de la réalité mis en relief. Il nous semble ainsi que ce genre de passages relevant du réalisme magique et où la narratrice reste neutre contribue dans ce contexte au renforcement du réalisme merveilleux, en mettant l’accent sur l’importance de la perspective dans la réception de ces événements.
Enfin, le récit se termine par la narratrice qui finit par faire l’expérience de ces croyances grâce à Célestina. Elle fera elle-même le lien entre les apparitions de Man Octavie décédée, racontées par Léonce, et un rêve de Célestina raconté par cette dernière qui ressemblait à ces apparitions. La narratrice est alors engagée dans cette réalité insolite qu’elle vit elle-même. Sa perception rationnelle des choses est remise en cause, car Célestina est retrouvée morte dans l’incendie mystérieux de son restaurant qu’elle avait vu en rêve. Le roman s’achève par des points de suspension qui laisse entendre que la narratrice se demande s’il n’y avait pas une vraie malédiction pesant sur sa grande amie.
Cette fin, caractéristique de la « réticence auctoriale » du réalisme magique façon Chanady, constitue comme une dernière pirouette de la narratrice intradiégétique car, comme nous venons de le voir, dans les chapitres précédents elle avait pris des distances des « histoires » assez incroyables que surtout les vieux personnages lui racontaient, et qui semblaient très décalées par rapport à la société moderne de la Guadeloupe des années 1960-70 où vivaient leurs descendants. Parallèlement, on constate également une difficulté grandissante de la narratrice à maintenir l’« exaltation auctoriale » nécessaire pour fondre dans un même discours poétisé, le code réaliste avec le code du mystère, propre au mode narratif du réalisme merveilleux défini par Charles W. Scheel.
Comment se traduit cette « exaltation auctoriale » peut être illustré dans le passage suivant du roman, où Léonce se retrouve seul témoin de la mort de sa grand-mère Octavie qui venait de lui révéler le « don » dont lui-même avait hérité à la naissance, pour compenser la malédiction de son pied bot :
« Alors, tandis qu’elle soufflait une dernière fois, Léonce vit la vieille peau se tendre miraculeusement. Tous les plis s’effacèrent et sa bouche se redressa comme un canot sur le plat de la mer. Dans la couche de sa gran-man dormait à présent une jeune fille passée au travers des ans, une belle négresse au teint sapotille coiffée d’une blanche chevelure »41.
Le souvenir du miracle de cette transformation de l’horrible vieille en belle jeune fille reviendra plus loin dans l’épisode où Léonce sera bouleversé par l’approche imminente de la naissance de son premier enfant :
« Est-ce que les rêves ont souvent cette consistance véridique ? Il se frotta les yeux, but une rasade d’eau et regarda encore. Ce fut à ce moment qu’apparut Octavie. Elle portait la robe blanche qui couvrait sa nudité au jour de sa mort. Mais surtout, elle arborait le visage rajeuni qui, onze ans plus tôt avait fait s’interroger les chrétiens de toutes catégories, les maquerelles au cœur fiel et les jocrisses sans malices »42.
La narratrice ne cherche pas à remettre en cause la véracité des faits insolites, elle fait tout ici pour corroborer l’aspect miraculeux de l’apparition de Man Octavie avec son visage rajeuni. Personne n’a pu expliquer le phénomène. Admettre cet aspect mystérieux de la réalité est la seule solution envisageable alors, et c’est cette option qu’elle favorise. Mais c’est toute l’histoire du mystère de l’amour – le grand amour de Léonce pour la belle Myrtha, qu’il réussit à conquérir de haute lutte en lui faisant construire une belle case au sommet du morne malgré son infirmité – qui, au début du roman, illustre l’exaltation auctoriale d’une auteure manifestement (encore...) émerveillée par les contes d’une Guadeloupe presque légendaire, dans un français créolisé d’une grande richesse poétique.
Conclusion
L’œuvre de Gisèle Pineau La Grande Drive des esprits affiche une certaine hétérogénéité de structure et d’écriture. Dans un cadre diégétique réaliste – celui de la Guadeloupe du vingtième siècle – l’auteure intègre de nombreux passages rappelant le merveilleux de contes ou de chansons populaires, dans une langue très imagée à la manière de Simone Schwarz-Bart dans Pluie et vent sur Télumée miracle. Il y a à cet égard une poétisation pleine de verve et d’invention du discours, qui correspond bien aux trois points de la définition du réalisme merveilleux en tant que mode narratif.
Mais l’évocation poétique de mœurs encore très rurales et typées de la Guadeloupe des alentours du morne Haute-Terre vers 1930 fait place progressivement à la confrontation par une jeune narratrice revenant de Paris, des récits que lui font certains des personnages du roman, devenus vieux – récits qui s’accommodent de plus en plus mal avec les nouvelles réalités d’une Guadeloupe se modernisant. La narration n’est plus homogène et une certaine tension s’établit dans le traitement par la narratrice intradiégétique apparue au début du chapitre V de la première partie du roman, des confidences que lui font les personnages de la fiction devenus témoins. L’interprétation « merveilleuse » des faits insolites reflétant des croyances populaires, acceptées par les personnages, pose parfois problème. C’est ce cheminement de la narratrice que nous avons suivi à travers divers positionnements face aux discours des autres personnages. Nous avons pu relever au moins trois attitudes de sa part : une incrédulité marquée par des interprétations rationnelles face aux interprétations « merveilleuses » ; l’ambiguïté qu’elle laissait planer autour de tels événements en l’absence de commentaires (qui relèvent alors du mode réaliste magique défini par Chanady) ; et enfin, une participation exaltée dans l’intégration des faits insolites dans le réel qui relève clairement du réalisme merveilleux proposé par Charles W. Scheel et que l’on trouve dans la majeure partie de l’œuvre.
Ces diverses postures de la narration vont au-delà d’effets de style et nous paraissent être liées aux difficultés d’expression littéraire de faits culturels complexes dont le noyau relève de la question identitaire. Représenter les diverses facettes d’une identité régionale multiple qui a énormément changé au cours des décennies couvertes par l’action du roman, et sans tomber dans le piège de la folklorisation ou des stéréotypes, est évidemment un défi majeur. Pour y faire face, Gisèle Pineau semble avoir navigué entre les postures proposées par ses aînées en littérature guadeloupéenne. La Grande Drive des esprits nous rappelle en grande partie le style créolisé et la vision poétisée de la réalité offerts par Simone Schwarz-Bart, notamment dans Pluie et vent sur Télumée Miracle. Mais la fin du roman nous place déjà dans l’univers désenchanté d’une Guadeloupe aux prises avec les maux de la modernité des années 1970, où Prospère, le petit-fils du paysan Léonce, qui pouvait à quinze ans « donner corps à une dérive d’esprits » rien qu’en « soufflant sur les pages » de La Légende des Siècles de Hugo » (p.216), est devenu pompiste et rêve en fumant le zèb, « l’herbe à rasta ». En cela, Gisèle Pineau devançait le type de réalisme désabusé que Maryse Condé allait développer quelques années plus tard dans La Belle Créole.
Nous pouvons lire dans le roman de Gisèle Pineau une volonté d’« écrire juste », de se libérer des étiquettes et des postulats en exploitant les ressources à disposition. Son interrogation sur la complexité de la construction identitaire à travers des voix surtout féminines est fascinante. Mais on peut regretter que l’imaginaire créole, qui inspire si admirablement une bonne première moitié de l’œuvre, disparaisse en fin de course dans un épilogue qui laisse la narratrice dans un marigot existentiel – et narratif – plus trouble qu’exaltant.