On parle beaucoup de « l’écriture » ou de « la voix » – au singulier – de Patrick Chamoiseau1. Or depuis ses premières publications dans les années 1980, son œuvre est devenue très riche et variée, si bien qu’on y trouve plusieurs « écritures », plusieurs « voix » ou « styles », selon les divers « genres » et/ou les périodes de rédaction de ses textes2. Je plaiderai ici pour la prise en considération d’un autre outil d’analyse littéraire que les notions déjà citées, en l’occurrence celle de « mode narratif de la fiction », dans le sillage des définitions proposées en 1985 par la comparatiste Amaryll Chanady pour distinguer plus clairement entre « le » fantastique et « le » réalisme magique qu’on ne l’avait fait jusque-là, en naviguant sans boussole fiable entre les notions de style, de genre, d’esthétique ou de mouvement littéraires. Pour résumer très schématiquement, Chanady proposait de définir le fantastique et le réalisme magique en tant que modes narratifs, selon les trois traits suivants : 1) la co-présence dans le texte de deux codes (ou niveaux) antinomiques de réalité – le naturel et le surnaturel ; 2) l’antinomie irrésolue entre ces deux codes de la narration dans le fantastique, par opposition à l’antinomie résolue dans le réalisme magique ; 3) la réticence auctoriale, c’est-à-dire « la rétention délibérée d’informations et d’explications sur le monde déconcertant de la fiction narrée ». Si les deux modes sont facilement confondues, c’est qu’ils se distinguent uniquement sur la base du second trait : la narration magico-réaliste accepte l’antinomie de façon ludique, alors que la narration fantastique crée un malaise en soulignant l’antinomie inexplicable entre les deux codes3.
Dans le même esprit et avec les mêmes outils d’analyse narratologique, j’ai essayé dans mes propres travaux de proposer à partir de la définition chanadienne du « réalisme magique », une définition distincte d’un mode narratif du « réalisme merveilleux », constitué des trois critères textuels, ou traits pertinents, suivants : 1) la co-présence dans le récit d’un code réaliste et d’un code du mystère ; 2) la fusion de ces codes antinomiques dans le discours narratif ; 3) l’infiltration du discours narratif par l’exaltation d’une voix auctoriale4. Il m’était apparu en effet, que le mystère et la poétisation de la narration (notamment par le biais d’un style baroque) caractérisaient davantage les littératures caribéennes contemporaines que les intrusions du surnaturel. D’autre part, les analyses de Chanady avaient montré que le mode narratif d’une œuvre est loin d’être nécessairement constant ou homogène. Bien des romans réalistes peuvent contenir des passages ou des chapitres fantastiques ou magico-réalistes, et vice-versa. Et mes analyses montraient aussi que plusieurs modes pouvaient non seulement alterner, mais aussi se superposer au sein d’une même œuvre, ce qui explique d’une autre manière les nombreux amalgames ou les confusions entre les diverses notions, quand la critique avait tendance à classer les œuvres dans un seul tiroir « générique » ou « stylistique », sous une étiquette souvent mal définie.
Ainsi, pour revenir à l’œuvre de Patrick Chamoiseau, dès sa préface à la deuxième édition (1988) de Chronique des sept misères, Édouard Glissant soulignait notamment que :
« [Dans] l’art de décrire qui convient à l’exploration d’un tel univers [celui des djobeurs martiniquais] on retrouve ce que Jacques Stephen Alexis d’une part, et Alejo Carpentier d’autre part, appelaient le réalisme merveilleux : ferment d’une littérature du baroque dont l’Amérique du Sud a donné d’éclatants exemples » (4).
Dans le contexte d’une simple préface pour un jeune auteur – très élogieuse, puisque « l’art » de Chamoiseau y est d’emblée associé à deux illustres auteurs de la Caraïbe – les termes utilisés par Glissant dans cette citation paraissent plutôt bien pesés. Le reproche qu’on peut lui faire – et qui est symptomatique d’un véritable triangle bermudien pour la critique depuis un demi-siècle – c’est que Carpentier n’a pas promu un « réalisme merveilleux » (puisqu’il se voulait contre tous les « ismes » et notamment contre le surréalisme et contre le réalisme magique), mais ce qu’il a appelé le « réel merveilleux » (avant d’essayer de le transformer en « style baroque » en fin de carrière). Quant à Alexis, il a lui voulu transposer ce « réel merveilleux Américain » de Carpentier dans un « réalisme merveilleux des Haïtiens » en le mariant avec les contraintes du « réalisme socialiste » que lui dictait son engagement communiste. On ne saurait donc parler « d’un réalisme merveilleux » commun à ces deux écrivains, car Carpentier pensait plutôt en termes d’esthétique littéraire et Alexis en termes d’idéologie politique, même si tous deux fondaient leurs concepts respectifs dans une même culture caribéenne syncrétique5.
La complexité de cette question explique sans doute que si les noms des grands auteurs latino-américains et/ou caribéens sont régulièrement convoqués dans la critique des œuvres de Chamoiseau, le recours à la notion de « réalisme merveilleux » l’est beaucoup moins, alors que celle de « baroque » s’est imposée davantage – ne serait-ce que dans les nombreuses publications que Dominique Chancé a consacrées à l’exploration minutieuse de la poétique des œuvres de cet écrivain. Si son remarquable article de 2003 posait la question : « De Chronique des sept misères à Biblique des derniers gestes, Patrick Chamoiseau est-il baroque ? », le titre de son ouvrage de 2010 y répondait par l’affirmative : « Patrick Chamoiseau, écrivain postcolonial et baroque ». Faire du baroque la notion centrale dans la poétique chamoisienne me paraît amplement justifié – en tout cas jusque vers 2006. Par contre, les mentions épisodiques du « réel merveilleux », du « réalisme merveilleux » ou du « réalisme magique », dans les travaux de Chancé me paraissent parfois problématiques, pour les mêmes raisons que celles évoquées plus haut au sujet de la citation de Glissant. C’est sans doute cette dernière que Chancé avait à l’esprit quand elle écrivait ceci dans son article de 2003 :
« On a bien souvent reproché à Patrick Chamoiseau [l’affirmation de valeurs dans ses romans, comme] l’éloge du créole fondamental ou du moins idéal [alors que] le petit peuple créole appelle moins un univers baroque qu’un néo-réalisme. Patrick Chamoiseau prend donc la suite de Jacques Roumain et de Stephen Alexis, entretenant un réalisme qui se fait souvent merveilleux, dans un contexte politique assez clair : la dénonciation du néo-colonialisme aux Antilles françaises. Ainsi, à l’occasion, notre réflexion se fait également interrogation sur le “réalisme-merveilleux” comme expression ou limite du baroque. On peut penser, en effet, que l’idéologie identitaire résiste à la vision baroque, l’une exaltant des valeurs et réclamant des lois nouvelles, tandis que l’autre se nourrit d’ambivalences et de la co-existence de lois contradictoires. Sur son versant merveilleux et populaire, la littérature du “réalisme magique” est certainement attirée par le baroque, tandis que sur son versant militant, moraliste, elle s’en détache nettement ». (871 ; mes italiques)
Les passages mis en italiques ci-dessus me semblent symptomatiques de la difficulté de clarifier ce qui, dans les romans de Chamoiseau ou dans les œuvres des deux auteurs haïtiens mentionnés, relève de la thématique, du style ou de l’idéologie : comment un « réalisme » ou « néo-réalisme » basé sur le réel social se fait-il « merveilleux » ? Comment ces aspects sont-ils liés au « baroque » ou au « réalisme merveilleux » ? Comment ce dernier se transforme-t-il sans explication en « réalisme magique » en fin de citation ?
De telles questions sont généralement liées au fait que les œuvres de Chamoiseau, inspirées par une culture créole fondée sur l’oralité6, se présentent presque toutes comme des structures écrites complexes, les narrations y étant enchâssées dans divers cadres référentiels de nature savante (ou pseudo-savante) qui relèvent de la communication visuelle de l’écrit imprimé7. Indépendamment donc du style de la langue des récits, on peut estimer que le cadre formel des « romans » chamoisiens relève d’une esthétique baroque – ne serait-ce que dans son acception la plus banale de « surchargée », mais aussi dans une forme de littérature postmoderne qui joue avec le mélange des genres et l’auto-référentialité, de façon d’ailleurs éminemment glissantienne8. Le style baroque de certains romans, surtout quand ils mélangent des aspects antinomiques comme le comique et le tragique dans une représentation carnavalesque de la société, s’inscrit également dans « le renouveau du grotesque dans le roman du XXe siècle » qui, selon Rémi Astruc, vise « à exorciser le chaos ou plutôt le risque de chaos que toute nouveauté contient pour l’ordre en place »9.
Qu’il soit lié au grotesque ou non, le concept de « baroque » mis au centre des travaux de Chancé dès 2003 reste d’une actualité remarquable, même si les œuvres de Chamoiseau parues après Biblique des derniers gestes me paraissent refléter un tournant manifeste, dont nous pouvons aujourd’hui détecter les signes précurseurs dès le premier roman, mais dont les raisons et les effets restent à élucider10. En tout état de cause, le corpus étudié par Chancé en 2003 correspond bien à la perspective choisie dans la présente étude, car la redéfinition du réalisme magique et du réalisme merveilleux en tant que modes narratifs – portés, pour le premier, par une acceptation complice des intrusions d’un surnaturel créole, et pour le second, par une « exaltation auctoriale » émerveillée – exclut d’autres œuvres plus tardives issues, elles, d’un désenchantement progressif avec la culture antillaise contemporaine, exploré notamment dans l’essai Ecrire en pays dominé (1997). En cela, il me paraît justifié de parler d’une « première manière » de l’écrivain, abandonnée après Biblique11, comme on a parlé de la première manière d’un Giono12, dont le réalisme merveilleux (en l’occurrence la représentation de communautés rurales assez utopiques, au moyen d’un français métissé poétiquement, non avec un dialecte provençal, mais avec un parler paysan fictif) n’a pas résisté aux épreuves de la vie réelle endurées autour de la Seconde Guerre mondiale.
Le diptyque Chronique des sept misères et Solibo magnifique
Les deux premiers romans publiés par Chamoiseau ont – par-delà de différences de positionnement narratif importantes – suffisamment d’éléments communs (univers diégétique, chronologie, thèmes et personnages entremêlés) pour qu’on puisse les aborder comme un diptyque, que je réunirais volontiers sous le titre « L’Humain tragi-comique ».13
Dans Chronique (1986) comme dans Solibo (1988), le contexte diégétique se veut grosso modo réaliste et même historique : il s’agit de l’évocation du Fort-de-France et de l’arrière-pays martiniquais des années 1930 aux années 1980, évocation centrée sur des personnages éminemment représentatifs de la culture créole populaire de l’île. Ces œuvres illustrent donc par la fiction, l’argument du manifeste Éloge de la créolité conçu à la même période et publié en 1989.
1. Chronique des sept misères
Dans Chronique, le récit est clairement divisé entre la première partie (« Inspiration »), qui concerne l’ascension du héros Pipi, Roi des maîtres-djobeurs, dans la Martinique d’avant la modernisation de l’île lancée surtout dans les années 1960 ; et la deuxième partie (« Expiration »), qui relate la déchéance du même héros, victime à la fois du progrès matériel, qui rend son métier obsolète, et d’une passion amoureuse malheureuse pour la belle Anastase, qui le voit succomber à la fièvre de l’or et aux pouvoirs de l’esclave-zombi Afoukal et de Man Zabyme, « notre plus redoutable diablesse ». L’ensemble du roman relève d’une narration écrite, mais oralisée, créolisée, très alerte et enjouée, par un narrateur qui s’exprime généralement à la première personne du pluriel au nom de « nous les djobeurs » des trois marchés de Fort-de-France. Il s’adresse à un narrataire fictif également pluriel : « Messieurs et dames de la compagnie » (en l’occurrence un public ad hoc trouvé au marché), pour évoquer leur vie « d’antan » et plus spécialement le destin tragi-comique de Pierre Philomène Soleil, dit Pipi, le légendaire djobeur du coin. Pour un lecteur non familier avec la culture créole, la narration fusionne poétiquement un code réaliste (les activités du marché de la ville de Fort-de-France) avec le mode de vie rural et mystérieux des marchandes qui viennent y vendre leurs produits), fusion qui se transmet spécifiquement par la geste de Pipi, « grand maître des brouettes, fils de dorlis, roi de nous autres djobeurs » (239). Ce type de narrateur à la première personne du pluriel rappelle le « on » du Giono de « la première manière », qui associait le narrateur à la communauté rurale représentée dans ses premiers romans14.
Du point de vue de la langue, dès les premières lignes de l’apostrophe au narrataire/lecteur pluriel, s’installe un discours dosant savamment un français littéraire (ayant recours au passé-simple et à une foison d’images), ainsi qu’à des expressions familières (souvent traduites entre parenthèses quand elles sont créoles) : « djobeurs », « une la-monnaie », « dèche », « manmaye ho ! », « manger-macadam », etc. Bref, un français légèrement créolisé qui donne une saveur particulière à un récit qui relève en grande partie du conte traditionnel, puisque les éléments relevant de la modernité sociale et économique (accélérée par la loi de départementalisation de 1946), n’empêche nullement l’intrigue de se développer autour de motifs de légendes comme la fièvre de l’or, les trésors enfouis, les « dorlis » ou une « diablesse […] qui te grille le cœur du charme d’amour avant de te le manger réellement, beuglant de plaisir au-dessus de ta poitrine ouverte » (239).
Ce qui est remarquable dans l’œuvre, c’est que malgré la thématique triste – il s’agit de l’évocation nostalgique d’un monde présenté comme merveilleux de couleurs, d’odeurs et de sentiments (pour ne pas parler des créatures surnaturelles d’un folklore fabuleux, qui surgissent aussi dans des textes associés au réalisme magique latino-américain), désormais disparu car effacé, enterré par le « réel » du progrès – le discours du récit demeure vivace et vibrant de solidarité chaleureuse. Derrière ce discours d’un narrateur qui se veut représentant de la classe populaire des humbles djobeurs (« Quant à nous […] épuisés sur les caisses […] nous disons et redisons ces souvenirs de vie […] dans une survie collective et diffuse, sans rythme interne ni externe », 240), c’est bien la voix auctoriale du Chamoiseau « première manière » qui fusionne réalisme et mystère par la magie du verbe, que nous « entendons » : la même manière que dans les récits de l’Enfance créole du fils de Man Ninotte, lequel, justement, avait grandi à deux encablures du marché à l’époque du changement dont il est question dans cette Chronique – émerveillée – des sept misères.
Le titre du roman n’est pas à prendre à la lettre. Si bien des misères, catastrophes, malédictions et autres « macaqueries du destin » (131) sont mentionnées, ni la structure du livre (divisé en deux grandes parties – hors annexes), ni la succession de récits enchâsses, attribués à diverses voix parmi les personnages, ne relèvent d’une chronologie claire, ou permettent de « compter » les malheurs, qui semblent relever plutôt d’une fatalité de l’innombrable. Ces aspects à eux seuls justifient sans doute l’épithète baroque pour la construction d’une œuvre vraiment foisonnante, dans laquelle le fondement réaliste est constamment miné par l’intrusion du mystère, du surnaturel ou de l’horreur – surtout dans la seconde partie où l’exagération vire souvent au grotesque. Dans la première partie, la première misère évoquée est la naissance d’Héloïse (la future Man Elo, mère du héros Pipi), qui est perçue comme une malédiction par son père, Félix Soleil, maçon dans la ville du Robert, puisque c’est la neuvième fille que sa femme met au monde et qu’il en deviendra enragé et invivable. La seconde misère est celle du père de Pipi, Anatole-Anatole, dont il est dit sans ambages qu’il avait été transformé en dorlis par son père, le fossoyeur Phosphore, afin de pouvoir violer la vierge Héloïse sans rencontrer de résistance. Pipi est donc le fruit de deux malédictions. Que sa mère s’enfuie avec lui, bébé, à Fort-de-France n’arrêtera pas la série des malheurs puisque, après y avoir été reçus par la malédiction effrayante des chiens errants, ils sont recueillis par une dévote, Man Paville, dont le père, pêcheur, avait disparu en mer, et dont le fils, le beau nègre Théo, devenu mécanicien Rue Arago, mourra lui écrasé sous un moteur qu’il réparait. Pipi grandit au marché aux légumes où sa mère devient fine cuisinière et reine du « manger macadam ». Une panique y éclate le jour où le dorlis Anatole-Anatole y apparaît pour embrasser son fils, Pipi. Devant les réactions horrifiées, le père prédit à son fils qu’il sera tué par « la jarre » : est-ce la troisième misère ou déjà la cinquième ? En tout cas, cette prophétie se réalisera.
On voit à ce court résumé de quelques éléments de l’action, combien le folklore créole imprègne le récit jusque-là. Dans la section sous-titrée « Robert et guerre », plusieurs éléments réalistes évoquent la période historique 1939-1943, dans laquelle Pipi devient l’assistant de « Gogo l’albinos », grand « astiqueur » de surfaces en tout genre et passeur de dissidents vers la Dominique. Le narrateur entonne alors le « Dit de Pipi sur Clarine », évocation truculente d’un des personnages légendaires du marché, une femme énorme, « fille d’Emma, en lutte avec la canne et emportée par un cyclone » (quatrième, voire sixième misère ?). Après avoir été séduite par un rempailleur clarinettiste, Clarine rencontre Gogo qui « l’astique » une fois avant d’être tué par un dissident moins naïf que les autres (car Gogo, personnage roué qui avait accroché dans sa chambre un portrait réversible Pétain/De Gaulle, avait pris l’habitude d’assommer ses passagers payants et de les jeter aux requins afin d’économiser la fatigue de la traversée). Elle accouche d’un enfant qu’elle abandonne dans une église avant d’épouser Ti-Joge, le facteur, plus beau mulâtre et beau parleur de Fort-de-France. Ce passage concernant Clarine (et le suivant : « Voici le milan sur Ti-Joge ») contient donc nettement moins de surnaturel, mais son réalisme est diminué par le même style plein de verve et d’humour, qui domine la narration, jusque dans l’évocation d’un personnage aussi trouble que le criminel Gogo.
C’est dans les sections intitulées « Bombance d’après-guerre au marché » et « Voici la rumeur sur l’araignée prodige » que Pipi devient maître-djobeur puis roi des djobeurs après avoir gagné une course à la brouette mémorable dans le centre-ville, pour obtenir le privilège de charrier un igname monstrueux de 127,5 kgs, juste avant d’être foudroyé par la vision de la belle Anastase, « l’échappée-coulie, l’immortelle » (septième misère ?). L’histoire de cette dernière constitue une nouvelle parenthèse, contée par Man Goul dans la section « Quart de mot sur le père d’Anastase » : fille de Kouli – roi du laghia, béni par les femmes, qui « koka [baisa] une câpresse silencieuse » avant d’être abattu par la police pour avoir éventré un gendarme – Anastase fut élevée par Isidore, son grand-père maternel, pour devenir la première femme lutteuse de laghia en Martinique. Cette ambition démesurée d’Isidore allait provoquer sa propre mort spectaculaire, due à la malédiction du fil barbelé avec lequel il avait clôturé sa maison. Réfugiée à Fort-de-France, Anastase, qui dit avoir déjà « un homme », refuse les avances de Pipi et tombe sous le charme de Zozor Alcide-Victor, beau « bâtard syrien », qui la séduit sous un tamarinier de la Savane et en fait une de ses maîtresses.
Pipi, rejeté, se met à boire, devient « l’amoureux au rhum dormant » (126) et ne sort de sa stupeur qu’après la mort de Man Goul. Le chœur des narrateurs conclut cette première partie du livre ainsi :
« Quand [...] nous revoyons cette bombance d’après-guerre, une onde nostalgique nous parcourt : ô bonne saison de marché ! […] Il y avait tant de vigueur chez Bidjoule [le bébé abandonné par Clarine, devenu maître-djobeur] et chez Pipi [capable de] vivre et de dominer la fatalité de son père dorlis et cet impossible amour pour Anastase […]. Nous ne savions pas encore que pour lui, comme pour nous, l’étouffement allait suivre » (127, mes italiques).
Dans cette situation, trois assertions ont été mises en italiques : la première atteste de la perspective lyrique choisie par le narrateur d’une réalité présentée comme merveilleuse (Ah ! Le bon vieux temps...) ; la seconde, de l’acceptation par ce même narrateur d’une réalité magique (où les dorlis des légendes côtoient les humains comme si de rien n’était) ; la troisième d’un réalisme économique et social, banal et avéré (les camionnettes de livraison allaient en effet remplacer les brouettes et « étouffer » les djobeurs). Ces trois éléments de la narration restent présents dans la deuxième partie du roman, mais il est intéressant de souligner que le récit de la déchéance de Pipi et des djobeurs, parallèle à celui du progrès matériel qui en est la cause, se fait d’une manière bien plus caricaturale et grotesque que jusqu’ici. La représentation du monde quint-essentiellement créole des djobeurs et des marchandes, assailli par l’explosion du trafic automobile, des supermarchés et des télévisions importés de France, en même temps que des amis ou voisins quittent la Martinique pour aller travailler en métropole dans le cadre du Bumidom, se fait dans une polarisation grandissante ou perce parfois l’amertume ou la colère, notamment dans le discours d’étudiants révolutionnaires, critiques de l’assimilation, ou dans des passages mettant en scène le maire de Fort-de-France, Aimé Césaire, manifestement coupé du monde créole.
Si le style reste généralement créolisé, baroque et empreint de la gouaille chaleureuse typique du Chamoiseau première manière, pour décrire l’évolution des intrigues autour de Pipi et du marché, un ton très différent surgit dans la section de dix-sept pages transcrivant « Les dix-huit paroles rêvées qu’Afoukal lui offrit [à Pipi] », qui sont en fait l’intrusion d’un discours auctorial sur l’histoire, enfouie dans les consciences martiniquaises, des horreurs de l’esclavage et de la traite. Afoukal surgit de façon très habile dans l’action du roman : à cause de la perte de travail et d’estime, les djobeurs sont de plus en plus déprimés, Bidjoule est « en dérapage », Man Joge est « dévastée » parce que son mari Ti-Joge, asthmatique, se met à délirer, et les joyeuses réunions ou « messes du rhum » quotidiennes Chez Chinotte se transforment en « rhum mortuaire ». Pipi y attrape la fièvre de l’or à cause de « Ce que dit la rumeur sur Afoukal, l’esclave-zombi », en l’occurrence que cet esclave aurait été tué par son maître béké pour que son fantôme protège la jarre d’or qu’on lui avait demandé d’enterrer. Malgré la légende colportée par les vieux chasseurs d’or traînant dans les bars, selon laquelle le Zombi Afoukal tuerait les téméraires, Pipi part prospecter avec une pelle et rode autour de l’emplacement suggéré de la tombe d’Afoukal et de la jarre. C’est là qu’il est visité par les rêves. La narration de ces rêves – par un narrateur qui n’est pas le simple « marqueur de paroles » présenté par Glissant dans sa préface du livre, mais bien un narrateur omniscient en focalisation très interne sur Pipi dont il transcrit la réception du discours que lui tient Afoukal le zombi depuis sa tombe – relève bien plus du fantastique et du grotesque que de l’aimable mélange de réalisme magique et merveilleux caractérisant la première partie du roman :
« Ces paroles résonnaient dans la tête de Pipi avec une clarté de cloches d’église. […] Il oublia l’or […]. Il avait le regard de ceux qui, pour la première fois, possèdent une mémoire. [Au marché] Pipi entama lui-même une histoire cauchemardesque [de chaînes, de cachots, de fouets, de suicides, d’avortements, de captures de nègres rebelles]. Pipi les citait tous et se cognait le front en maudissant l’oubli […]. Ces révélations cueillirent nos rêves et les empoisonnèrent. […] Or commencèrent les étrangetés, signes précurseurs du grand naufrage... » (166-171).
À défaut donc d’une jarre pleine d’or, c’est le trésor enfoui de la mémoire de l’esclavage que Pipi a découvert en creusant dans le sol martiniquais, et les dernières lignes de la citation ci-dessus ont valeur de prolepse car les événements subséquents vont illustrer un monde perturbé par ces révélations et sombrant dans le chaos. Man Paville, dont l’histoire est contée par Man Elo, « se déclara religieuse » et se vit renommée Odibert (en raison de sa répétition obsessionnelle de la phrase « Oh dis Bernard ») ; Pipi lui « recommença ses errances de mangouste » et en vint à vivre de feuilles ou de terre dans la clairière de la jarre, au point de se faire une réputation de « papa-feuilles », consulté comme un devin par la population. Après cela, dans une phase de rémission, il se mit en ménage avec une Marguerite Jupiter qui vivait avec ses seize garçons à moitié affamés dans une maison d’une pièce et travaillait dans la cuisine d’un C.E.G. (Collège d’enseignement général) après des nuits à « koker » frénétiquement avec Pipi. Alors que la vie de Fort-de-France est ponctuée par des manifestations d’étudiants et des émeutes populaires suite à des violences policières, Pipi, se rendant compte que les histoires de nègres qu’il conte aux enfants ne calment pas leur faim, se met à cultiver le bout de jardin chez Marguerite avec des méthodes naturelles que lui révèle « une tribu de rastas » du voisinage, et son succès est tel qu’il a droit à un reportage télévisé et à la visite d’Aimé Césaire et de son conseil municipal qui viennent féliciter le nouveau « Martiniquais fondamental ». Malheureusement, la « queue de nègres botanistes et ingénieurs agronomes » envoyés par la ville pour étudier les méthodes miraculeuses dérègle le jardin et Pipi, perdant à nouveau la tête, retourne dans sa clairière, où Afoukal ne lui parle plus d’esclavage, mais le questionne sur « notre avenir ».
Quelques épisodes sensationnels suivent : invasion du marché par les rats et des marchandes-zombies ; arrestation de la belle Anastase pour avoir tué son amant Zozor, excédée par les sodomies qu’il lui faisait subir ; mort de Ti-Joge et de Chinotte dans l’incendie de son bar un soir d’émeutes après une bataille en règle entre marins et « rhumiers » du cru ; et, pour finir, le combat apocalyptique entre Pipi, « proie d’un nouveau maléfice », et une « femme des nuits », créature d’une grande beauté apparue dans la clairière, et vers laquelle Pipi, « victime d’un charme mener-venir, parcourut dix-huit kilomètres cinq cent cinquante ». Le suspense est entretenu par l’insertion de l’histoire – racontée dans un confessionnal par un curé à Man Elo, inquiète pour son fils – de « La fin tragique du dorlis », c’est-à-dire Anatole-Anatole, père de Pipi, mort glacé et blanchi pour avoir violé une belle endormie qui était, elle aussi, une personne « engagée », union taboue et fatale, comme chacun sait.
Cet avertissement vient trop tard pour Pipi, comme le laisse entendre le chœur des djobeurs-narrateurs, affalés sur leurs caisses au marché et résignés au pire. C’est à nouveau le narrateur omniscient qui raconte la fin du combat entre Pipi et la redoutable diablesse qu’il a libérée pour avoir touché les os d’Afoukal et détruit la jarre en creusant avec sa pelle. Avant d’être emporté par la diablesse, Pipi a encore pu entendre la révélation qu’Afoukal lui avait répétée avant de disparaître pour son grand voyage vers le repos définitif : « Eh oui, mon fi, les nègres d’ici […] oublient que toutes les richesses ne sont pas d’or : il y a le souvenir... » (238). Ce récit de la disparition de Pipi est suivi d’un épilogue de deux pages dans lesquelles les cinq « autres djobeurs » disent qu’on ne retrouva rien de leur « roi, fils de dorlis », et que, depuis la consignation de leurs brouettes par le gardien municipal aux camions de la voirie, ils se contentent de ressasser ces paroles, « serrés les uns aux autres pour conjurer le froid lancinant », froid dont le « réalisme » est sans doute relatif.
Il n’est guère possible ici de rendre compte davantage de l’extraordinaire verve de ces quelque soixante-dix pages très divertissantes, et l’on se contentera de souligner le décalage dans leur mode narratif entre, d’une part – les réalités sociales graves (chômage, violences, émeutes, faim, misère...) du contexte contemporain et les images tragiques ou fantastiques liées aux résurgences historiques de l’esclavage ou aux cauchemars qui accablent Pipi et son cercle d’amis – et, de l’autre, le style truculent de leur évocation par un jeune Rabelais créole. Cet écart est non seulement baroque, mais aussi d’un tragi-comique grotesque.
Cette conclusion pose la question de l’intérêt de l’annexe placée en fin de livre, cinq courtes pages comprenant : la reproduction d’un article non daté du journal France-Antilles titrant « Neuf mois pour la reconstruction du Grand Marché de Fort-de-France », agrémenté d’une note de quelques lignes de « l’ethnographe » qui constate « qu’il n’y a plus une seule brouette » et avertit ses « amis » (lecteurs ?) d’être vigilants, car « seul l’ethnographe pleure les ethnocides insignifiants » (243) ; la liste des « Cris du djob » avec leur explication en français ; et « La chanson de Kouli (père d’Astanase) » en créole, sans traduction. Le lecteur peut ignorer ces textes, ou regretter qu’ils n’aient pas été intégrés dans le tissu du roman. L’édition de 1988 introduisait la préface de Glissant intitulée « Un marqueur de paroles », et rajoutait trente-cinq pages en fin de livre : les « Paroles de djobeurs » et les « Chutes et notes de la Chronique », précédées chacune par une courte note explicative de l’auteur. Ces fragments du simple marqueur de paroles ont sans doute leur intérêt pour les critiques ou étudiants de littérature, puisqu’elles donnent des indications sur les difficultés que l’auteur a connues pour mettre en forme son roman pendant « quatre années d’écriture » et d’obsession. Mais la magie du cocktail romanesque à base de langue baroque créolisée, combinée avec divers modes narratifs (alliant ou enchaînant réalisme magique ou merveilleux, fantastique et grotesque), adopté par le romancier pour le récit que constitue le gros du texte, en est absente : on est dans la documentation et non plus dans la fiction divertissante.
2. Solibo magnifique
Dès le prochain roman, Solibo magnifique, polar15 postmoderne martiniquais plutôt déjanté, la poétique chamoisienne devient encore plus complexe. On y retrouve en grande partie le même langage foisonnant créolisé, et le même monde diégétique dans cette histoire de Solibo, un vieux conteur qui meurt mystérieusement d’une « égorgette de la parole » (néologisme qui veut dire étranglé par le fait de parler) en pleine veillée durant le carnaval dans un coin de la Savane de Fort-de-France où quelques dizaines de personnes s’étaient retrouvées pour l’écouter. Le récit est aussi délirant que celui de Chronique au niveau de l’invention, notamment linguistique, et le discours narratif correspond dans l’ensemble aux critères du réalisme merveilleux proposé (deux codes événementiels antinomiques – réalisme contre mystère – fondus dans une narration exaltée et créolisée), mais bien moins souvent à celui du réalisme magique car les intrusions du surnaturel sont rares. Par contre, dans le texte surgissent aussi de nombreuses intrusions auctoriales relevant du métatextuel (commentaires par Chamoiseau auteur plutôt que le simple narrateur intradiégétique, faisant partie de la communauté des quatorze personnages témoins des événements, dont trois apparaissaient déjà dans Chronique) ainsi que des éléments hétérogènes insérés dans le texte, interrompant donc le récit à proprement parler – comme des rapports de police, puisque le récit consiste surtout à décrire l’enquête ouverte après le constat du décès de Solibo, enquête qui prend une tournure tragique car elle entraîne deux morts supplémentaires, victimes innocentes de violences policières injustifiables.
La structure de l’œuvre reflète en partie les différentes postures d’énonciation. Le paratexte commence avec une dédicace à l’écrivain et Académicien Hector Bianciotti (« Cette parole est pour vous »), suivie d’une page comprenant trois citations concernant : 1) des questions d’esthétique et de poétique suscitées au carrefour de littératures orales et de littératures écrites (Édouard Glissant) ; 2) une question en créole (« Mé zanmis ôté nouyé...!? ») posée par « Althierry Dorival, chanteur haïtien » (très peu connu hors Haïti) ; et 3) la conception de l’ordre dans la narration (selon Italo Calvino). Cette page est suivie encore d’une autre page dédiée à un court dialogue sybillin, mis en exergue, entre l’ethnographe qui demande : « Mais, papa, que faire dans une telle situation ? » et le conteur qui répond : « D’abord en rire ». C’est donc par quatre filtres de réflexion alternant humour et érudition, que le lecteur aborde le texte du roman, lequel n’affiche pas de table des matières, mais s’avère être divisé en trois grandes parties introduites par des sous-titres : 1) « Avant la parole/L’écrit du malheur » (constitué en fait par les cinq pages du « Procès-verbal » de la mort suspecte de Solibo, rédigé par « L’officier de police judiciaire E. Pilon », 16-21) ; 2) [« La parole »16], c’est-à-dire le récit de la soirée du décès, « conté » par un narrateur intradiégétique appelé Patrick Chamoiseau (récit de 210 pages lui-même divisé en quatre parties selon les trois personnages sur lesquels le conteur appelle ses amis à pleurer : Solibo, Charlot, Doudou-Ménar, et Congo) ; 3) « Après la parole », qui réunit, comme dans une annexe, deux fragments à valeur documentaire17.
La notion de mode narratif ne concerne évidemment que les passages du livre relevant du récit, ce qui exclut et la première partie (qui imite un procès-verbal de police, rédigé dans le style froid et sec du jargon technique qu’un tel document officiel exige), et la troisième contenant elle aussi des documents de genre divers (notes, transcriptions de sons ou de bribes de discours). Or la narration dans la deuxième partie, dont le titre absent est « La parole », et qui concerne l’histoire de Solibo, « le maître de la parole », débute avec une interpellation par le narrateur dans le style du conteur de veillées : « Mes amis ! […] Pour qui pleurer ? Pour Solibo », et reste dans ce genre de la tradition orale en précisant que, cette histoire que « je vais vous conter, eut lieu à une date sans sans importance puisqu’ici le temps ne signe aucun calendrier ». Ce même registre oral est encore évoqué quelques lignes plus loin, quand le narrateur signale, que « cette parole ne se donne qu’après l’heure de sa mort [de Solibo] – tristesse, mi ! – et même pas dans un lit de veillée, auprès de son corps parfumé aux bonnes herbes » (25). Bref, le narrateur imite le conteur en prétendant raconter l’histoire (dans un contexte non précisé, et fictif) qu’il écrit pour ses « amis » lecteurs. Chamoiseau ne parviendra (ou ne cherchera) pas à maintenir cette posture du narrateur contant la rumeur, car de nombreux passages relèvent clairement de l’omniscience réservée au narrateur de fiction18, et non pas du récit plausible par un témoin des événements, même si le lecteur découvre progressivement que Chamoiseau en personne aurait fait partie des écoutants de la veillée et des quatorze témoins embarqués dans le car de police pour être interrogés au commissariat de Fort-de-France, proche du lieu du crime présumé.
Ces éléments d’introduction devraient suffire à indiquer d’emblée que la question du « réalisme » du roman est complexe, vu la configuration singulière des rôles auteur/narrateur/héros/personnage-témoin. Elle l’est aussi en raison du hiatus entre les perceptions qui constitue le moteur de l’action du roman : alors que le PV de police introductif mentionne que le médecin dépêché sur les lieux pour constater le décès, déclare que « sa cause est en l’état inconnue » (19), le narrateur de « La parole » affirme dès la première phrase que : « Au cours d’une soirée de carnaval à Fort-de-France, entre dimanche gras et mercredi des Cendres, le conteur Solibo Magnifique mourut d’une égorgette de la parole, en s’écriant : Patat'sa !... » (25). Si la phrase peut paraître banale ou neutre, le mot « égorgette », qui n’est souligné en aucune façon, semble être un néologisme19. Or c’est justement le refus de ce prétendu motif de décès autour d’un mot nouveau (dans un roman rédigé justement dans une langue hybride fourmillant de néologismes) par le brigadier-chef Bouaffesse, que l’enquête autour de la mort jugée suspecte de Solibo va s’emballer et aboutir à un dialogue de sourds puis à une bataille sanglante entre représentants prétendus de l’ordre institutionnel et linguistique français, et de simples citoyens foyalais se réclamant d’une culture créole – alors que les uns et les autres sont Martiniquais « natifs-natals ».
C’est donc autour du désaccord fondamental sur la pertinence de la notion mystérieuse « d’égorgette de la parole » comme cause du décès de Solibo que se construit « la fusion des codes antinomiques du réalisme et du mystère », caractéristique du mode narratif réaliste-merveilleux, dans ce roman. La différence de perception entre les témoins du décès et les enquêteurs se traduit littéralement par des affrontements verbaux où les passions sont chauffées à blanc, le tout étant traduit dans la langue fortement créolisée du narrateur, dont le discours relève d’autant plus clairement de « l’exaltation auctoriale », troisième critère du mode réaliste-merveilleux, que les deux instances portent le même nom, Patrick Chamoiseau, souvent appelé Ti-Cham par les autres personnages dans l’œuvre. Il convient de souligner le fossé entre les marques stylistiques de cette exaltation dans la narration et les (auto) références répétées au rôle modeste du « marqueur de paroles » que le témoin Chamoiseau aurait tenu dans cette affaire. Comme dans la deuxième partie de Chronique, le discours dans Solibo relève assez systématiquement de l’agrandissement épique et de l’exagération burlesque, faisant à nouveau glisser un style baroque dans le registre du grotesque, notamment dans les batailles homériques que se livrent Doudou-Ménar, dite la Grosse, et divers agrégats de policiers ou d’infirmiers.
Le discours du narrateur est non seulement exalté sur le plan stylistique, mais aussi engagé sur le plan idéologique, comme le traitement privilégié de certains thèmes ou personnages le suggère. Si des personnages monstrueux, comme Lolita Boidevan, alias Doudou-Ménar, et le brigadier-chef Philémon Bouaffesse, alias Ti-Coca, accaparent les deux pôles opposés et irréductibles de la scène – la première incarnant une générosité créole populaire débordante et incontrôlable, et le second l’abus d’autorité effarant que lui confère une force physique peu commune, trempée dans l’expérience de la guerre d’Algérie (côté répression française, et non soutien fanonien au FLN) et amplifiée par son grade dans la police – une place spéciale est faite à deux personnages : Solibo, bien sûr, en tant que héros chanté dans le roman, mais aussi Bateau Français, alias Congo, fils de travailleur engagé africain, pauvre fabriquant de râpes à manioc ne parlant pas français. Ce dernier, torturé par la police, meurt en martyr en sautant à travers la fenêtre du commissariat. Or si les policiers s’acharnent sur lui, convaincus qu’il a empoisonné Solibo, c’est parce que Congo persiste à répéter ce qu’ils refusent de croire, la mort du conteur par « égorgette de la parole ». Cette théorie, énoncée dès la première phrase par le narrateur (p.25), n’est en fait qu’une traduction de la phrase créole prononcée par Congo, constatant le premier la mort de Solibo la nuit fatidique, comme le concède le narrateur à la page 42 : « Congo revint au corps de Solibo et, dans un affolement de ses rides, posa le diagnostic utilisé comme ouverture de cette parole : Méhié é hanm, Ohibo tÿoutÿoute anba an hojèt pahol-la !... Ce qui, traduit, peut vouloir dire : Messieurs et dames, Solibo Magifique est mort d’une égorgette de la parole... ».
Le narrateur confirme l’autorité de ce diagnostic dans les deux phrases suivantes : « L’assurance du vieillard découragea les répliques. La compagnie éleva une maçonnerie de silence devant la vérité ainsi formulée ». Tout le développement carnavalesque ultérieur des événements découlera du fait que, pour des raisons psychologiques (que le narrateur détaille d’ailleurs avec une omniscience toute auctoriale), le brigadier-chef Bouaffesse, désireux de briller devant son chef, l’inspecteur Évariste Pilon, « nègre savant d’ici, mais qui avait sillonné les universités » en France, voudra trouver tout seul le coupable de ce qui pour lui ne peut qu’être un meurtre. Ne comprenant pas le créole et dépendant toujours de traduction par un subalterne, Bouaffesse refusera d’accorder une quelconque crédibilité au diagnostic de « ce vieux nègre vicieux » et décidera « qu’il fallait [le] traquer au français », « technique aussi efficace que les coups de dictionnaire sur le crane » : « donc, pas de charabia de nègre noir, mais du français mathématique... » (104-15).
La même attitude sera adoptée par l’inspecteur Pilon, soucieux de sa dignité professionnelle, et dont le travail d’enquête est ralenti et perturbé par un service surmené par les mille incidents du carnaval. Après avoir entendu les dépositions (en créole et plus bigarrée l’une que l’autre) de onze parmi les treize témoins en garde à vue (ayant commencé avec « l’écrivain au curieux nom d’oiseau », lequel revendique plutôt le statut de « marqueur de parole qui refuse une agonie : celle de l’oraliture », 169), l’inspecteur est submergé. Mais, déterminé à faire le point sur l’assassinat, il « articule un long mécanisme de déduction et de logique dont, fatalement, aucune chair ne peut sortir indemne » (197-198), qui impressionne Bouaffesse et les convainc tous deux20 de faire « cracher tout aux suspects centraux : le vieux quimboiseur [Congo] et le tambouyé [Sucette] ». Après cela, les méthodes musclées d’interrogation adoptées provoqueront le suicide de Congo, incident d’autant plus embarrassant que l’autopsie conclura à l’absence de crime dans la mort de Solibo, et Chamoiseau imagine le couple de pénitents Pilon-Bouaffesse rendant visite au « fondoc des bois » à un quimboiseur « expert en morts étranges » pour en apprendre plus sur « l’ égorgette de la parole ». Le sorcier, leur divulgua « dans un créole sans âge » que :
« Dans le corps, inspectère, il y a l’eau et le souffle, la parole est le souffle, le souffle est la force, la force est l’idée du corps sur la vie, sur sa vie. Maintenant, inspectère, arrête ta pensée, laisse peser dans ta tête le noir et le silence, puis, le plus soudainement que tu peux, questionne-toi : qu’arrive-t-il si la vie n’est pas ce qu’elle doit être – et si l’idée défaille...? » (219)
À partir de ce message sybillin, Pilon est prêt à lâcher la fausse question obsessive de « qui a tué Solibo ? » qui a mené à la mort de deux innocents dans le polar – Doudou-Ménar et Congo – pour la question du roman créoliste : qui était ce Solibo, et pourquoi « Magnifique » ? Ironiquement, c’est l’inspecteur qui, huit mois plus tard, dans l’épilogue, fera remarquer au marqueur de parole, rencontré au marché (alors que Ti-Cham y faisait son travail « d’ethnographe » sur les djobeurs, c’est-à-dire la collecte des données qui allaient fournir la matière de Chronique) qu’il « fallait transmettre au moins l’essentiel de ce qui, en fait, avait été son testament [de Solibo] ». C’est donc cette surprenante commande qui allait plonger le témoin-narrateur-marqueur de paroles névrotique « dans une autre misère » (mais comment écrire la parole de Solibo ?) et l’inciter à rédiger « l’affligeante écriture », le texte annexé au roman, intitulé les « Dits de Solibo » (après qu’il l’eut « ânonné » devant Pilon et Bouaffesse au commissariat, et que ceux-ci n’aient pas jugé utile de le joindre à « leur gros dossier de merde » descendu aux archives après une enquête inutile – et criminelle...).
Les quelques passages cités et commentés ci-dessus montrent à quel point l’œuvre Solibo Magnifique est une construction baroque, polyphonique et auto-référentielle remarquable, imbriquant des récits d’une diversité proprement carnavalesque (et pour l’essentiel traduits du créole vernaculaire de Martinique) dans une prose d’une richesse et d’une invention constante, relevant à la fois d’une fusion narrative réaliste-merveilleuse et du néo-polar grotesque, sur le thème central de la disparition de la parole du conteur créole, « vibration d’un monde finissant, pleine de douleur ».
Conclusion
En attendant le deuxième volet de cette étude concernant les autres romans de Chamoiseau « première manière », c’est-à-dire Texaco (1992), L’Esclave vieil homme et le molosse (1997) et Biblique des derniers gestes (2002)21, on espère avoir montré comment l’analyse des premières œuvres dans la perspective de leur mode narratif permet de préciser davantage leur poétique, que leur inscription dans une approche uniquement thématique ou stylistique.
Ce qui réunit Chronique et Solibo dans un diptyque ce n’est pas seulement un univers diégétique commun – le cœur du Fort-de-France populaire des années 1930-1980 – et le langage poétisé hybride que Chamoiseau se met à façonner dans l’esprit de la créolité (juste avant la publication du manifeste faisant l’éloge de celle-ci) et dans des constructions baroques, mais leur discours qui joue avec divers modes narratifs qui dépassent constamment le réalisme conventionnel de la fiction. Dans ces romans, le positionnement du narrateur n’est jamais neutre ou objectif, car il participe de l’univers diégétique comme acteur et/ou témoin des événements, « marqueur de paroles » ou « ethnographe ». Les péripéties du récit sont présentées surtout selon le mode exalté du réalisme merveilleux, mais aussi parfois selon le réalisme magique ou le fantastique, quand les créatures surnaturelles des légendes martiniquaises surgissent. Elles le font généralement dans les rêves ou les discours des personnages, mais ceux-ci sont relayés par le narrateur sans distanciation autre qu’humoristique. Une telle complaisance avec l’imaginaire créole peut paraître « authentique » aux yeux des lecteurs familiers de la culture locale, mais risque surtout de diminuer gravement l’adhésion des lecteurs non avertis, car le critère de vraisemblance, fondement du réalisme, est par ailleurs constamment miné par l’exagération grotesque et la richesse du style : la prose chamoisienne de ces romans de jeunesse n’est pas facile à digérer... Elle le deviendra davantage dans la trilogie d’Une Enfance créole, qui relève presque entièrement du réalisme merveilleux22, mais se développera de façons encore plus frappantes dans d’autres œuvres ultérieures, avant qu’un renouvellement de l’imaginaire – ou une lassitude – n’oriente l’écriture chamoisienne vers d’autres horizons et d’autres langages de fiction, bref, vers une deuxième – voire troisième – manière.