Marginalité et guerre civile dans Pobre negro 1937 de Rómulo

Maurice Belrose

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Maurice Belrose, « Marginalité et guerre civile dans Pobre negro 1937 de Rómulo  », Archipélies [En ligne], 1 | 2010, mis en ligne le 15 décembre 2010, consulté le 10 décembre 2024. URL : https://www.archipelies.org/1756

Pobre negro (1937) de Rómulo Gallegos est un roman sociologique sans véritable protagoniste, où le thème de la marginalité occupe une place centrale. L’action se déroule au xixe siècle, entre la fin de la Guerre d’Indépendance et la Guerre fédérale (1859-1863). L’auteur y aborde le problème fondamental de la juste place qui revient aux Noirs – les marginaux de toujours – dans une société encore coloniale. La figure du marginal est également représentée par le Mulâtre, en l’occurrence le fils d’un esclave et de la fille du maître, ainsi que par deux aristocrates blancs en rupture de ban avec leur caste d’origine.

Le thème du « héros de la marge » sera abordé par nous dans une perspective quelque peu singulière, dans la mesure où nous avons choisi d’analyser un roman sans « héros », où l’on voit une communauté ethnique traditionnellement exploitée et marginalisée se débattre dans le tourbillon de la guerre civile, sans véritable idéologie et sans chef authentique, mais mue par une impérieuse soif de liberté, d’égalité et de justice. De cette masse dominée et de la minorité qui la domine surgissent quatre individus – un Noir, un Mulâtre et deux Blancs – symbolisant chacun une forme différente de la marginalité, laquelle est soit subie, soit choisie volontairement pour des raisons idéologiques.

Ce roman s’intitule Pobre negro et a été publié en 1937 par le Vénézuélien Rómulo Gallegos. Généralement présenté comme l’une des grandes figures représentatives du « roman régional » hispano-américain, conjointement avec le Colombien José Eustasio Rivera, auteur de La vorágine (1924), et l’Argentin Ricardo Güiraldes, auteur de Don Segundo Sombra (1926), Gallegos a commencé sa carrière littéraire dans les deux premières décennies du xxe siècle en tant qu’essayiste et conteur, avant de se consacrer au roman à partir de 1920. Auteur de neuf œuvres romanesques, il est le premier écrivain de son pays à avoir reçu une consécration internationale durable, moins peut-être pour la qualité esthétique de celles-là que pour la richesse des analyses de type sociologique qu’à travers elles il fait de la réalité nationale.

En effet, il conçoit la littérature à la fois comme un instrument d’investigation sociologique et une arme destinée à combattre la barbarie. Disciple de Sarmiento, il aime à poser les problèmes du pays en termes d’antinomie entre civilisation et barbarie. Cependant, contrairement à Sarmiento qui condamne irrémissiblement la barbarie tout en lui reconnaissant une certaine dimension esthétique, il la tient pour un facteur de progrès. Cette conception apparemment paradoxale, perceptible dans toutes ses œuvres de fiction, a été clairement exposée dès 1912 dans un article intitulé « Necesidad de valores culturales » publié dans la revue moderniste El Cojo Ilustrado. Après avoir fait référence au « genial argentino Sarmiento », Gallegos déclare : « si bien se mira, barbarie en estos casos quiere decir juventud, y juventud es fuerza, promesa y esperanza1 » Ajoutons que la barbarie est également synonyme d’authenticité pour lui, et que tous ses écrits, considérés globalement, constituent une invitation adressée au peuple vénézuélien afin qu’il canalise son énergie barbare et la mette au service de l’œuvre civilisatrice.
Gallegos propose donc un dépassement dialectique de la fameuse antinomie chère à Sarmiento, c’est-à-dire de marier la barbarie américaine et la civilisation européenne, au lieu de les opposer mécaniquement2.

À la fois écrivain, éducateur du peuple et homme politique3, Gallegos a voulu embrasser dans ses romans la totalité de la réalité nationale ; et même s’il a accordé la priorité au monde rural – où vivait la majorité de la population –, il n’a pas dédaigné la ville. Ses romans peuvent être classés de la manière suivante, en fonction des trois grandes régions naturelles qui composent la géographie du pays : la région Costa Montaña, la moins étendue (20 % du territoire), mais la plus peuplée et la plus développée apparaît dans El último Solar4, La trepadora, Pobre negro, El forastero, Sobre la misma tierra et La brizna de paja en el viento ; le Llano (35 % du territoire) est décrit dans Doña Bárbara et Cantaclaro ; et la Guayana, c’est-à-dire l’Amazonie vénézuélienne (45 % de la superficie) dans Canaima.

Gallegos affectionne un certain nombre de thèmes récurrents, dont celui de la décadence des vieilles familles créoles, intimement lié à celui de l’ascension sociale de l’élément populaire, représenté généralement par un Pardo, c’est-à-dire un sang-mêlé : Mestizo5, Zambo6 ou plus fréquemment Mulâtre. Celles de ses œuvres dont l’action se déroule à la campagne ou dans la forêt sont peuplées de barbares d’origine populaire, hommes virils, violents, mais résistants et capables de s’adapter aux milieux les plus hostiles, et aussi susceptibles d’évoluer vers le bien, c’est-à-dire vers la civilisation. La prédominance du monde rural qu’on y observe explique l’intérêt, qu’à l’instar des romanciers criollistas, il manifeste pour les croyances, les traditions et le parler des masses populaires, singulièrement ceux des Llaneros (dans Doña Bárbara et Cantaclaro) et des Noirs (dans Pobre negro).

Il est possible de déceler dans ces œuvres le projet politique et socio-économique que le romancier a imaginé pour sortir le Venezuela de l’emprise de la barbarie, un projet de type capitaliste dont les grandes lignes peuvent être résumées comme suit : lutte pour la démocratie impliquant le rejet du personalismo, autrement dit, du caudillismo ; généralisation de l’éducation y compris de l’éducation civique ; modernisation de l’agriculture et de l’élevage ; industrialisation ; assainissement des vastes espaces naturels presque vides d’hommes ; immigration ; métissage, singulièrement entre Blancs et Noirs, afin que le peuple vénézuélien puisse enfin constituer une véritable nation, près de cent ans après la création de l’État indépendant.

Ce thème du métissage constitue l’arrière-plan de Pobre negro, roman centré sur la question de la place du Noir dans la société vénézuélienne issue de la Guerre d’Indépendance. L’action se déroule dans une période allant de la fin de ladite guerre à la Guerre fédérale (1859-1863), dans la région de Barlovento, la plus négroïde du pays. L’auteur s’exprime par la voix d’un narrateur omniscient et omniprésent, dont il fait son porte-parole et auquel il associe, dans la dénonciation du sort injuste réservé au « pauvre Nègre », deux représentants de l’aristocratie créole appelés respectivement Cecilio Céspedes et Cecilio Alcorta. Pour mieux créer l’illusion référentielle, il mentionne des lieux réels et surtout se réfère fréquemment à des personnages et à des faits historiques, lesquels faits sont largement expliqués et commentés aussi bien par le narrateur que par les deux aristocrates en question. De la sorte, le lecteur virtuel7 se trouve idéologiquement conditionné, invité à accepter comme vraie la représentation du réel qui lui est proposée.

Les faits correspondent tous à des moments importants de l’histoire du Venezuela. Le plus important est sans doute l’abolition définitive, en 1854, de l’esclavage des Noirs par José Gregorio Monagas, frère et homme de paille du dictateur José Tadeo Monagas. Le roman est construit sur l’idée que cette abolition, qui aurait dû en principe changer fondamentalement les conditions de vie des Noirs et favoriser leur intégration à la nation, s’est vite révélé une source de frustration pour eux et explique en grande partie leur engagement aux côtés des libéraux dans la lutte pour le pouvoir que ceux-ci ont déclenchée en 1859 contre les conservateurs.

Le Noir s’impose donc, dans ce roman, comme la principale figure du marginal. Il n’est pas représenté par un individu, mais par un groupe d’hommes et de femmes réduits d’abord à la condition d’esclaves puis à celle de peones, dans l’univers clos d’une plantation de cacao. Sa marginalité est à la fois d’ordre juridique (à l’époque esclavagiste), économique et social. Qu’il soit esclave ou peón, le Noir est totalement dépendant de son maître blanc, dont le pouvoir est symbolisé par la plantation La Fundación et dans l’enceinte de celle-ci, par la maison d’habitation, baptisée La Casa Grande.

Autre marginal important est le Mulâtre Pedro Miguel, fils de l’esclave Negro Malo et d’Ana Julia Alcorta, la fille du maître don Carlos Alcorta. Il se situe dans un complexe entre-deux ontologique, source de déchirements internes, partagé qu’il est entre deux mondes antagoniques dont aucun n’est vraiment le sien : celui des esclaves et celui des maîtres. Rejeté à sa naissance par la famille de sa mère, il fait l’objet, à l’adolescence, d’une reconnaissance de fait de la part de son oncle maternel Cecilio Céspedes, lequel lui donne une propriété, mais rongé par la haine des Alcorta, il refuse cette reconnaissance et s’enferme dans sa marginalité jusqu’à ce qu’éclate la Guerre fédérale.

Même si Pedro Miguel ne joue pas vraiment le rôle de protagoniste, car dans ce roman il n’y en a pas8, lorsque la guerre civile vient troubler de nouveau le calme précaire du pays, il se lance dans le tourbillon révolutionnaire dans les rangs fédéraux et à la tête d’une troupe constituée des anciens esclaves de La Fundación. Il se transforme alors en un caudillo dévastateur surnommé Pedro Miguel Candelas, émule d’Attila, antihéros tourmenté par des problèmes psychologiques liés à sa condition de Mulâtre.

L’aristocratie créole, en plein désarroi depuis la Guerre d’Indépendance, sécrète aussi ses marginaux. Nous en avons un en la personne de Cecilio Céspedes, dit Cecilio el Viejo, sympathique intellectuel errant, anarchiste révolutionnaire qui voue un culte au Désordre, qu’il appelle el Gran Sembrador. Si Pedro Miguel est marginalisé par la famille de sa mère, laquelle est aveuglée par des préjugés sociaux et raciaux propres à sa caste, Cecilio Céspedes choisit volontairement de se mettre en marge du milieu familial et de la société créole, affirmant ainsi son indépendance d’esprit, son droit à la liberté et celui de s’ériger en centre de son propre univers. Son neveu Cecilio Alcorta, fils de don Fermín Alcorta, bien qu’apparemment bien intégré au cercle familial, se laisse gagner par certaines de ses idées révolutionnaires et évolue vers une certaine marginalité – qu’on pourrait qualifier d’idéologique – vis-à-vis de la société créole, traditionnellement conservatrice. À cette forme de marginalité s’ajoute une autre, spatiale, provoquée par la lèpre qui l’oblige à vivre reclus dans une pièce obscure de la Casa Grande au moment où son père caressait le rêve d’en faire un brillant intellectuel et homme politique par le biais des études universitaires.

Les informations sur l’histoire du Venezuela fournies par le roman sont assez riches et variées pour que le lecteur n’ait pas besoin de connaître le référent historique afin de pour comprendre la diégèse. Cependant, il n’est pas superflu d’expliquer, en s’appuyant sur les travaux des historiens, certains faits évoqués par Gallegos.

L’esclavage, on le sait, est une pratique très ancienne qui s’est systématisée dans le Nouveau Monde et a permis, singulièrement dans ce qu’on a convenu d’appeler l’Amérique des plantations, l’enrichissement des colons européens et de leurs descendants créoles, ainsi que de leurs métropoles respectives. Dans toutes les colonies européennes d’Amérique, le Noir était le marginal par excellence. Il occupait systématiquement le bas de l’échelle dans une société strictement hiérarchisée où les concepts de classe sociale et de race se confondaient. Esclave, il n’était pas reconnu ontologiquement comme un être humain, et affranchi, il était tenu pour un sous-homme. Cependant les conditions de vie des esclaves pouvaient varier quelque peu selon qu’ils fussent affectés à des tâches domestiques ou aux travaux des champs, et aussi en fonction de leur sexe. On sait que la femme, par exemple, pouvait se voir confier le soin d’allaiter et d’élever les enfants du maître et que certains esclaves avaient la possibilité de travailler pour leur propre compte et d’accumuler ainsi un petit capital. Le système colonial n’étant pas à une contradiction près, les esclaves, tout en étant considérés comme des animaux et de simples marchandises, recevaient le baptême et un enseignement religieux rudimentaire.
Socialement marginalisé, l’esclave n’en occupait pas moins une position centrale dans le système de production, ce qui constitue un autre grand paradoxe de la société coloniale. À ce propos, qu’on nous permette de citer l’historien Miguel Acosta Saignes :

En la Colonia todo, en último término, dependía de los esclavos. Sobre sus hombros recayó el mantenimento de aquella sociedad: fueron pescadores de perlas, descubridores de minas, pescadores, agricultores, ganaderos, fundadores de pueblos, buscadores del Dorado, fundidores, trabajadores especializados en los trapiches y las minas, herreros, verdugos, pregoneros, soldados, juglares 9.

Miguel Acosta Saignes et Federico Brito Figueroa, l’autre Vénézuélien faisant autorité en matière d’histoire coloniale, mettent en valeur un autre rôle important joué par les Noirs, esclaves ou affranchis, aussi bien durant l’époque coloniale que lors de la Guerre d’Indépendance et de la Guerre fédérale. Il s’agit de leur rôle de combattants de la liberté, de rebelles opposés à l’ordre social établi. En effet, les Africains et leurs descendants, qui n’ont jamais accepté passivement leur condition d’esclaves, ont parsemé toute l’histoire coloniale d’actes de rébellion. Cette révolte permanente qui les anime depuis le début du xvie siècle explique en partie la part décisive qu’ils ont prise à la Guerre d’Indépendance, où ils ont d’abord combattu la République proclamée par l’aristocratie créole, avant de lutter pour elle sous les ordres de Bolívar. Finalement, ils ont servi de chair à canon aux libéraux dans leur lutte contre les conservateurs au cours de la Guerre fédérale.

La Guerre d’Indépendance du Venezuela fut avant tout, du moins jusqu’en 1815, une guerre civile opposant « patriotes » – ou « républicains » – à « royalistes » – ou godos. Elle fut aussi une guerre sociale teintée de guerre raciale. Pour n’avoir pas su ou pas voulu comprendre l’importance de la question de l’abolition de l’esclavage des Noirs, la République proclamée en juillet 1811 et symbolisée notamment par Miranda et Bolívar, fut écrasée une première fois en 1812 par le général espagnol Monteverde à la tête d’une armée composée majoritairement de Vénézuéliens, puis une seconde fois, en juillet 1814, par le caudillo espagnol José Tomás Boves commandant une armée de guérilleros composée essentiellement de Noirs et de Pardos originaires des Llanos. Suite à la mort de Boves, survenue en 1814, la plupart de ses hommes rejoindront un autre caudillo, « patriote » cette fois-ci, appelé José Antonio Páez. Après maints déboires militaires, Bolívar qui s’était réfugié aux Antilles puis avait repris le combat grâce à l’aide de l’Haïtien Pétion, signa le 2 juin 1816 un décret d’abolition de l’esclavage, lequel contribuera à obtenir le ralliement à la cause républicaine des Noirs et des Mulâtres.

En 1821 l’armée républicaine remporte la bataille décisive de Carababo. Le Venezuela se trouve donc libéré du joug espagnol, bien qu’il ne soit pas encore indépendant, car depuis 1819 il est intégré à la République de Colombie créée par Bolívar.
Les Noirs qui ont consenti tant de sacrifices voient l’esclave rétabli la même année 1821 sur tout le territoire colombien. Et lorsque la République de Colombie disparaît en 1830, le Congrès de Valencia confirme le rétablissement de l’esclavage sur le sol vénézuélien, tout en prévoyant des mesures d’affranchissement pour les esclaves nés à partir de cette date. Finalement, José Gregorio Monagas abolit définitivement l’esclavage en 1854, par démagogie, pour donner une coloration libérale à la dictature de son frère José Tadeo et réduire l’influence politique du Parti conservateur. Le gouvernement se montra généreux avec les propriétaires d’esclaves qui reçurent de substantielles indemnités, mais il ne fit rien en faveur des ex-esclaves, ce qui explique que ceux-ci, frustrés et abandonnés à leur triste sort, aient adhéré si massivement à la cause libérale.

Ce rappel historique, outre qu’il justifie que l’on aborde le problème de la marginalité du Noir dans une perspective à la fois sociale et ethnique, invite à penser de manière dialectique le rapport entre marge et centre. La marge et le centre, nous semble-t-il, ne sont pas des lieux identifiables et n’ont n’existence que dans et par la relation dialectique qui les unit l’un à l’autre. Les êtres humains qui occupent les espaces que désignent ces deux termes s’apparentent à des acteurs jouant des rôles, comme au théâtre. C’est ainsi que le Noir, homme socialement marginalisé, occupe aussi bien à l’époque coloniale qu’après l’indépendance, une position centrale dans le système de production. Mais le rôle qui lui est assigné consiste uniquement à fournir gratuitement ou presque sa force de travail, au profit du groupe dominant blanc qui contrôle le système et qui, du fait qu’il détient le pouvoir militaire, économique, judiciaire, religieux, idéologique, prétend s’ériger en seul et véritable centre. De même, au cours de la Guerre d’Indépendance et de la Guerre fédérale, les Afro-descendants ont joué un rôle déterminant, central. Mais outre qu’ils l’ont fait un peu à leur corps défendant et sans être guidés par une véritable idéologie, ils n’ont été que des instruments aux mains des chefs militaires et des dirigeants politiques, lesquels n’ont pas hésité à les renvoyer à leur condition première de marginaux une fois la victoire acquise10.

Dans Pobre negro, comme dans la réalité historique, les principaux marginaux sont les Noirs. Le signe le plus patent de leur marginalité est d’ordre spatial. En effet, l’hacienda qui constitue en soi un monde clos, est divisée physiquement en trois espaces : les champs où ils travaillent sous la direction du contremaître Mindonga ; la Casa Grande où résident les maîtres lorsqu’ils viennent à la campagne, et finalement les baraquements communs appelés repartimientos où dorment les esclaves, hommes et femmes séparés, privés donc de l’intimité indispensable à la vie de couple. Le travail qu’ils effectuent dans les cacaoyères ne semble pas particulièrement pénible, et ils ne plaignent jamais du maître don Carlos Alcorta, lequel se comporte comme un seigneur féodal, tant qu’on ne remet pas en cause ses prérogatives « naturelles ». Par contre, ils se plaignent amèrement du contremaître Mindonga, un Zambo, qu’ils assimilent au diable en le surnommant Mandinga11.

La vision qu’offre le narrateur de cet univers est relativement idyllique. Le sort du Noir s’améliore même après la mort de don Carlos, quand son fils don Fermín, prêtant une oreille attentive à son fils Cecilio, remplace les repartimientos par des cases individuelles et les capataces par des mayordomos choisis parmi les esclaves les plus âgés et disposant de moins de pouvoirs. Il accepte également d’ouvrir une école sur la plantation.

Ces meilleures conditions de vie et surtout l’école où le petit Noir apprend à lire et à écrire signifient une réduction de la marginalité des descendants d’Africains, qui ainsi se rapprochent un peu du centre. Cependant le système esclavagiste, cause de leur situation de marginaux, n’est remis en cause ni par don Fermín ni par Cecilio Alcorta, qui cherchent seulement à le rendre plus humain, plus acceptable pour l’esclave.

Lorsqu’elle est décrétée en 1854, l’abolition donne lieu à un débordement de joie vite suivi d’une vague de désillusion pour les anciens esclaves, désormais libres, mais privés de moyens de subsistance et contraints, de ce fait, de mendier, de s’adonner au brigandage ou à la sorcellerie, situation dramatique que résume à merveille la phrase suivante : « Nos invitaron a una fiesta ; pero no nos reservaron puesto12. » N’ayant rien gagné et n’ayant rien à perdre à part la vie, les anciens esclaves sont prêts à suivre le premier caudillo venu, d’autant que les partisans de la Fédération se livrent à une intense campagne en faveur de la guerre contre la coalition qui a pris le pouvoir après la chute des Monagas en 1858.

Et ce caudillo sera Pedro Miguel, Mulâtre né d’un rapport sexuel entre Negro Malo et Ana Julia Alcorta, rapport apparemment fortuit, mais voulu en réalité par une puissance supérieure dans le but d’unifier la nation par le biais du métissage biologique.

L’intervention du Destin donne à ce roman qui se veut sociologique et positiviste, une dimension métaphysique. Pour nous en convaincre, l’auteur image une histoire invraisemblable en faisant un usage sommaire de la psychanalyse. Il explique par la voix de son narrateur comment Ana Julia Alcorta a été, dans son enfance, le témoin d’une scène qu’elle n’a pas comprise, mais qui l’a marquée profondément au niveau du subconscient, scène liée au viol d’une fillette blanche par un esclave. La conséquence en été une étrange maladie mentale qui s’est déclarée à l’adolescence et s’est manifestée, dans un premier temps, par une inexplicable répulsion pour tout ce qui est noir, et dans un deuxième temps, par un irrésistible désir de se faire pardonner son racisme anti-noir, de souffrir pour les Noirs. Une nuit, alors que les tambours résonnaient pour célébrer la Saint-Jean, le Destin la mit en présence de l’esclave Negro Malo, qui, poussé par une force supérieure, la posséda sexuellement, sans être conscient de ce qu’il faisait.

Negro Malo, déjà marginalisé en tant qu’esclave et en tant que Noir, se trouve maintenant dans la situation d’un délinquant pour avoir commis un crime impardonnable selon les normes de la société coloniale : coucher avec une femme appartenant à la famille du maître. Il se voit contraint de marronner, de se marginaliser davantage en se réfugiant dans les montagnes voisines afin d’échapper à la mort.

Quant à Pedro Miguel, le fruit de cette union, il est confié au métayer métis José Trinidad Gomárez, don Carlos Alcorta ne pouvant accepter qu’un Mulâtre soit considéré comme membre de la famille. L’auteur continue de faire intervenir la psychanalyse pour expliquer son étrange comportement. En effet, bien qu’ignorant le secret entourant sa naissance, le petit Mulâtre grandit en tournant instinctivement le regard vers les montagnes où se cache son père et en nourrissant une haine tenace et apparemment inexplicable pour les Alcorta. Cecilio Céspedes qui se prend d’affection pour lui, l’appelle tantôt El Cachorro tantôt don Nadie. Il s’emploie à le sortir de sa marginalité en renonçant à son profit à la plantation El Altozano qu’il a reçue en héritage, le reconnaissant ainsi comme membre de la famille et surtout faisant de lui un propriétaire terrien, conformément à la tradition créole. Cependant, la haine qui couve dans le cœur de Pedro Miguel l’empêche de s’intégrer à la famille de sa mère, et au cours d’une conversation avec Cecilio el Viejo, en 1858, il a, au sujet de El Altozano, des mots terriblement révélateurs de sa volonté farouche de rester dans sa situation de marginal : « Es que no es mío, don Cecilio. Sino de don Nadie, dicho sea con sus propias palabras13. »

Le Destin qui a mis Negro Malo sur la route d’Ana Julia Alcorta et qui veut que Pedro Miguel continue à œuvrer à la réconciliation des Noirs et des Blancs par le biais du métissage fait qu’il tombe amoureux de sa cousine Luisana. Le voilà donc partagé entre la haine des Blancs et l’amour d’une Blanche, situation intenable qui le pousse à s’adonner à une violence destructrice. Dès l’âge de seize ans, il commence à prôner la révolte aux esclaves de La Fundación. Toutefois, lorsqu’éclate la Guerre fédérale, il hésite, si bien que c’est Luisana qui décide à sa place en lui conférant le grade de capitaine de l’armée fédérale.

Voilà donc notre marginal engagé sans conviction dans la guerre civile qui embrase le pays. Son comportement est à la fois celui du classique macho vénézuélien courageux, infatigable, intrépide, fin stratège, et celui du caudillo barbare qui fait peu de cas de la vie de ses hommes et brûle sur son passage, ce qui lui vaut le surnom de Pedro Miguel Candelas. Les hasards de la guerre le ramènent à la fin du conflit à La Fundación, où l’un de ses lieutenants surnommé El Mapanare, le soupçonnant de renoncer à la lutte pour aller rejoindre Luisana, se révolte contre lui. Ce retour à La Fundación qui semble clore le roman en lui imprimant un mouvement cyclique ne signifie pas la fin de l’histoire. En effet, au terme d’une longue convalescence nécessitée par un coup de feu reçu au cours de la rébellion, Pedro Miguel s’enfuit avec sa bien-aimée en direction de l’île de Margarita.

Cecilio Céspedes est sans conteste le personnage le plus sympathique du roman. Idéaliste, généreux, détaché des biens matériels, vagabond amoureux de sa liberté, il est l’incarnation même de la marginalité. Bien que sentimentalement attaché à sa famille, il vit hors du cercle familial. Son vrai centre, c’est le pays tout entier, qu’il parcourt inlassablement. Sa première irruption dans la diégèse a lieu au terme d’une absence de dix ans, motivée apparemment par le décès d’Ana Julia Alcorta, puisque c’est le jour où celle-ci mourut en mettant au monde Pedro Miguel qu’il s’en alla. Quatre ans plus tard, il s’en va de nouveau, puis revient au bout de quatre années, avant de prendre congé définitivement de Pedro Miguel et Luisana à la fin du roman. Idéologiquement, il est en rupture de ban avec l’aristocratie créole, sa classe sociale d’origine. Partisan du Gran Sembrador, il tient la guerre pour la preuve que le peuple vénézuélien est bien vivant, idée qu’il exprime à maintes reprises sous des formes différentes, singulièrement dans le passage suivant où, au Venezuela colonial, qu’il juge inauthentique, avec son sens de l’ordre et de la hiérarchie, il oppose celui de la Guerre d’Indépendance, authentique, épris d’égalité et de démocratie :

En cambio, lo que esa guerra puso en pie es lo genuinamente nuestro: la democracia del campamento, el mantuano junto con el descamisado comiendo del mismo tasajo, el señorito Bolívar codo a codo con el Negro Primero. El ‘aquí semos14 todos iguales’, el ‘sobre yo, mi sombrero15’, el empuje, la garra, el desorden. ¡Nuestro Señor el Desorden! ¡Bendito sea! Porque demuestra que este pueblo está vivo16 .

Lorsqu’il revient au terme de sa seconde absence, il se montre plus partisan que jamais du Gran Sembrador. C’est qu’entre temps, la situation politique du pays s’est aggravée et qu’on est à la veille du coup d’État du 24 janvier 1848 perpétré par José Tadeo Monagas. Cecilio el Viejo jubile, disant dans un langage métaphorique qu’il a passé son temps à parcourir les « champs du Grand Semeur » et que la récolte s’annonce excellente.

En 1858, une coalition de conservateurs et de libéraux menés par Julián Castro déclenche la Révolution de Mars qui met fin à la dictature des Monagas. Mais l’année suivante les libéraux, ne voulant pas partager le pouvoir avec les conservateurs, ouvrent les hostilités contre le gouvernement, et c’est la Guerre fédérale. Le moment tant attendu par Cecilio Céspedes est donc arrivé. Au cours d’une discussion avec son cousin Antonio de Céspedes, commandant de l’armée gouvernementale et partisan de l’ordre, il exprime de nouveau son amour du désordre fécond et explique que la Guerre fédérale signe la fin de la Colonie, c’est-à-dire d’un système reposant sur trois piliers, sources d’injustices et d’inégalités : le principe d’autorité, lié aux privilèges soi-disant sacrés du monarque ; l’institution de la propriété, tenue également pour sacrée ; et la hiérarchie des classes.

L’autre Cecilio, son neveu, qui vit une certaine forme de marginalité à cause de la lèpre qui le contraint à rester cloîtré dans sa chambre, se mêle brusquement à la conversation pour faire lui aussi l’éloge du désordre, présentant la Guerre fédérale comme la continuation de la Guerre d’Indépendance et la manifestation de l’aspiration à la démocratie du peuple vénézuélien :

Es la democracia, nacida en los campamentos de la Independencia, que viene a conquistar por las bravas lo que allí se le prometió y quienes debían cumplírselo no supieron o no pudieron o no quisieron hacerlo17.

On ne saurait passer sous silence les propos tenus sur ce sujet par le narrateur hétérodiégique, propos qui vont dans le sens de ceux tenus par les deux Cecilio. Ainsi présente-t-il le conflit comme une guerre entre la barbarie dans laquelle continue d’être plongée la masse populaire et la civilisation d’emprunt qui servait de paravent aux intérêts de la classe dominante. Il y voit également une opposition meurtrière entre deux tendances symbolisées respectivement par la campagne et la ville : tendance à la dispersion et à l’anarchie d’une part, et tendance au centralisme et à la discipline d’autre part. Il explique encore que les classes nécessiteuses, dépourvues d’idéologie véritable, ont fait la guerre contre les propriétaires et les « gens de bien » – tous réunis sous la dénomination abominable de « blancs » ou de « mantuanos »18– afin de détruire la propriété qui faisait leur force19.

La recréation du réel que propose Rómulo Gallegos dans Pobre negro, roman écrit dans un style plutôt prosaïque, porte fortement l’empreinte du Positivisme, lequel est agrémenté d’une pincée de psychanalyse sommaire. Bien que l’action se déroule pour l’essentiel dans la région de Barlovento, profondément marquée par le système esclavagiste, c’est le pays tout entier qui apparaît en arrière-plan. L’auteur, par la voix du narrateur et des deux Cecilio, fait le procès des classes dominantes, qu’il tient pour responsables de la marginalisation des masses populaires, singulièrement des descendants d’Africains, mettant en cause aussi bien les grands propriétaires terriens que les hommes politiques, qu’ils soient conservateurs ou libéraux ou prétendument libéraux. Il nous invite à constater que la Guerre d’Indépendance n’a pas signifié, aux plans économique et social, la fin de la Colonie, laquelle a perduré dans la République au moins jusqu’à la Guerre fédérale, avec ses inégalités sociales, sa structure agraire basée sur le latifundium, ses préjugés, alors que les masses populaires, les Noirs en particulier, aspiraient à des changements véritablement révolutionnaires.

Il fait émerger de cette masse marginalisée deux personnages qui sont Negro Malo et son fils Pedro Miguel. Negro Malo, Nègre sympathique et toujours de bonne humeur et très apprécié du maître don Carlos Alcorta, est bien intégré à son petit monde de marginaux, jusqu’à ce que le Destin le condamne à la marginalité absolue en le choisissant pour être le géniteur de Pedro Miguel. Remarquons en passant que le Destin n’est pas exempt de préjugés raciaux, qui choisit non pas un Noir quelconque, mais un individu ayant des « traits particulièrement fins pour son type racial20 » et se vantant de pouvoir aisément passer pour un Blanc en se peignant en blanc.

Pedro Miguel assume jusqu’au bout la marginalité à laquelle l’a voué à sa naissance la famille de sa mère. Les signes le plus patents de cette dévastatrice marginalité sont d’une part le surnom don Nadie que lui donne Cécilio Céspedes et d’autre part son refus de s’occuper de El Altozano, de devenir à son tour un grand propriétaire terrien. À la guerre, il se comporte comme un antihéros, un barbare que seule la haine anime. Personnage éminemment tragique, il prend conscience, à la fin du conflit, de sa dimension symbolique, du fait qu’il incarne un peuple pris dans la terrible contradiction entre vie et mort : « Digan que así se terminó Pedro Miguel Candelas, que no fue sino el arrebato de un pueblo que se lanzaba a la muerte buscando el camino de su vida21. » La mort n’ayant pas voulu de lui, il emprunte, avec Luisana, la voie de l’exil à Margarita qu’ont empruntée avant lui les Blancs de l’aristocratie fuyant les farouches guérilleros de la Fédération.
Une lecture pessimiste du roman peut faire voir dans cette île un lieu où Pedro Miguel se sentira encore plus marginalisé au milieu d’une foule de réfugiés blancs ayant perdu tout ou presque tout. Mais il convient de se rappeler que dans l’esprit de Gallegos, Pedro Miguel et Luisana ont pour mission de réconcilier les Noirs et les Blancs par le métissage, et que dans cette perspective Margarita est le lieu idéal pour l’épanouissement de leur amour.

L’auteur qui affectionne les personnages symboliques, fait de Juan Coromoto, fidèle compagnon de Pedro Miguel, lâchement assassiné dans le dos par El Mapanare à la fin de l’action, le symbole du « pauvre Nègre », c’est-à-dire du peuple noir marginalisé du Venezuela. Pour cela, le narrateur utilise un discours indirect libre qui permet de faire entendre sous sa voix celle de Pedro Miguel faisant son examen de conscience : « Y Juan Coromoto no era un hombre, sino el pobre negro, que es todo un pueblo, abandonado por él de espaldas al golpe artero, pues si él no penetra en la Casa Grande, tal vez no sucede aquello22. » Juan Coromoto – qui rapelle par certains traits le Juan Parao de Cantaclaro – est aussi le symbole du peuple vénézuélien tout entier, victime de ses propres fils, car aussi bien El Mapanare, qui porte bien son nom de serpent venimeux, que Pedro Miguel, le faux libérateur des Noirs, sont responsables de sa mort.

Quant à Cecilio Céspedes, l’anarchiste qui a fait du Venezuela tout entier son lieu de parcours, il refuse d’accompagner Pedro Miguel et Luisana dans leur exil, continuant d’incarner ainsi la marginalité voulue et l’indépendance d’esprit dans leur plus pure expression. Peut-être est-ce lui le « héros de la marge » dont nous recherchons la trace dans la littérature hispanique, un « héros » symbolisant la grandeur d’âme, le désintéressement et la vraie liberté, et répugnant à recourir personnellement à la violence malgré son amour pour le « Grand Semeur ».

Pobre negro étant une œuvre où le thème de la guerre tient une place importante, on pourrait s’attendre à ce que Pedro Miguel, le seul personnage dont la biographie nous soit racontée en entier – de sa conception à sa fuite à Margarita – et le seul à s’être érigé en caudillo, se voie doté des qualités que la tradition littéraire attribue à cet homme au courage et aux exploits remarquables que l’on appelle « héros ». Mais outre qu’il se lance dans la guerre pour des raisons toutes personnelles, poussé en réalité par Luisana qui voulait qu’il se débarrassât ainsi de la haine qui l’étouffait, il se comporte comme un émule d’Attila, un homme animé de la seule volonté de détruire. Gallegos, qui eut pu choisir de faire de lui un « barbare » sympathique, un héros intrépide et désintéressé faisant la guerre par conviction idéologique ou simplement pour affirmer son machismo, à l’instar du Mulâtre Presentación Campos, le protagoniste de Las lanzas coloradas (1931) d’Arturo Uslar Pietri, a préféré le présenter comme un antihéros tourmenté par des problèmes psychologiques.

La raison de ce choix est double, selon nous. D’une part, l’auteur veut combattre le phénomène du caudillismo en offrant une vision négative de Pedro Miguel et faire prendre conscience au peuple vénézuélien des dangers que représente pour lui son esprit messianique, c’est-à-dire cette croyance en l’avènement d’un guide providentiel qui résoudra tous ses problèmes. D’autre part, persuadé que le métissage biologique est un facteur d’intégration nationale et que Pedro Miguel a une mission supérieure à accomplir, il le laisse donner libre cours à sa violence destructrice afin d’évacuer la haine qui l’étouffe. La violence opère une véritable catharsis en Pedro Miguel, et l’homme qui revient à La Fundación alors que la guerre est presque terminée, est enfin prêt à aimer librement Luisana, laquelle s’est mise, elle aussi, en marge de la société créole traditionnelle en acceptant d’unir son destin à un Mulâtre et en faisant fi des tabous et préjugés de sa classe sociale. Luisana, qui a nommé Pedro Miguel « capitaine » de l’armée fédérale, devient à son tour capitana à la fin du roman, lequel se clôt par cette courte phrase : « Era la capitana, pero de su amor, por fin sin mezcla de sacrificio. »

Ainsi le couple constitué par les cousins Pedro Miguel et Luisana s’apprête-t-il à créer – ou à être – son propre centre, à devenir les héros de la réconciliation entre Blancs et Noirs, à réaliser la fusion de l’Afrique « barbare » et de l’Europe « civilisée ».
Pobre negro est un regard sur le Venezuela du xixsiècle porté par un écrivain de la première moitié du xxe siècle influencé par le Positivisme. En l’étudiant, on ne peut s’empêcher de penser à la situation politique, sociale et économique du Venezuela d’aujourd’hui. Ce peuple historiquement marginalisé et discriminé que Gallegos, dans Cantaclaro et Pobre negro, met en garde contre sa tendance au messianisme, contre sa confiance aveugle dans le caudillo, semble avoir trouvé en la personne d’Hugo Chávez Frías l’homme providentiel, le guide et défenseur qu’il attendait depuis si longtemps. Paradigme du Pardo, métis de Blanc, de Noir et d’Indien, le llanero Chávez, se présentant comme le fils spirituel de Bolívar et le continuateur de l’œuvre d’Ezequiel Zamora, le très populaire leader de la Révolution fédérale, trop tôt assassiné, a su mobiliser l’énergie de la masse des laissés-pour-compte de la société capitaliste, du petit peuple métis, indien, noir et blanc des bidonvilles et des zones rurales pour initier la « Révolution Bolivarienne » et construire ensuite le « Socialisme du xxisiècle ».

Ancien putschiste, élu démocratiquement président de la République deux fois déjà, Chávez qui compte à son actif une longue série d’autres victoires électorales et qui risque de gagner le référendum du 2 décembre 2007 qui lui permettra d’être réélu indéfiniment tant que le peuple le voudra, constitue indubitablement un cas singulier dans l’histoire du Venezuela et de toute l’Amérique latine.
Tout comme Gallegos, dont il connaît l’œuvre romanesque, il fait une lecture sociale des deux guerres majeures du xixsiècle (Guerre d’Indépendance et Guerre fédérale), qu’il analyse en termes de lutte des classes. Mais contrairement au « maître » Gallegos qui voit dans ces guerres civiles une lutte à mort entre barbarie et civilisation, et qui surtout condamne le caudillismo, il y perçoit une source d’héroïsme, de poésie épique susceptible d’inspirer les combats que les marginaux ont commencé à mener et à gagner sous sa direction.

Quel regard Gallegos aurait-il porté sur cette « révolution tranquille et démocratique » qui divise tant le peuple vénézuélien, lui qui a tant œuvré pour l’avènement de la démocratie et le triomphe de la civilisation ? L’aurait-il condamnée ? Aurait-il joint sa voix à celle de tous les opposants qui traitent Chávez de dictateur, de populiste, sachant que la démocratie bourgeoise instaurée par le coup d’État qui a mis fin le 23 janvier 1958 à la dictature de Marcos Pérez Jiménez, a provoqué la marginalisation économique et sociale de secteurs de plus en plus larges de la population, creusant un fossé de plus en plus profond entre riches (blancs généralement) et pauvres (majoritairement noirs, indiens, mulâtres et mestizos) ?

1 Voir « Necesidad de valores culturales », El Cojo Ilustrado, Caracas, Ediciones EMAR, CA, V. 39, no 492, 1912, p.438-442.

2 Il est intéressant de rapprocher le point de vue de Gallegos sur l’antinomie civilisation/barbarie de celui exprimé le 30 janvier 1891 par José

3 Il a été président de la République en 1948, même si son mandat a été interrompu après six mois seulement par un coup d’État militaire.

4 Ce roman a été publié pour la première fois en 1920 sous le titre El último Solar, mais à partir de l’édition de 1930 il est connu sous le titre de

5 Métis d’Indien et de Blanc.

6 Métis de Noir et d’Indien.

7 Nous empruntons cette expression à Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 2004.

8 À moins de considérer que c’est la masse populaire qui est le protagoniste.

9 Miguel Acosta Saignes, Vida de los esclavos negros en Venezuela, Caracas, Hespérides-Distribución- Ediciones, 1967.

10 Il faut savoir que lorsque Bolívar décréta l’abolition de l’esclavage en 1816, il imposa une condition drastique aux esclaves : seuls seront

11 Le terme mandingadésigne une ethnie de l’Afrique de l’Ouest, majoritairement musulmane, dont les membres se sont montrés particulièrement rebelles

12 Rómulo Gallegos, Pobre negro, Caracas, Instituto Nacional de Cultura y Bellas Artes, 1970, p. 145.

13 Ibid., p.188.

14 L’auteur reproduit le parler incorrect de l’homme du peuple qui dit « semos  » pour « somos ».

15 L’expression « sobre yo, mi sombrero » est en réalité un vers tiré d’une copla llanera rendue célèbre par Gallegos dans Cantaclaro (1934), mais

16 Ibid., p. 55.

17 Ibid., p. 221.

18 Le mot mantuano désigne l’aristocrate créole, à cause du manto que seules les femmes de cette caste avaient le droit de porter.

19 Ibid., p. 240.

20 Ibid., p. 15.

21 Ibid., p. 306.

22 Ibid., p. 304.

1 Voir « Necesidad de valores culturales », El Cojo Ilustrado, Caracas, Ediciones EMAR, CA, V. 39, no 492, 1912, p.438-442.

2 Il est intéressant de rapprocher le point de vue de Gallegos sur l’antinomie civilisation/barbarie de celui exprimé le 30 janvier 1891 par José Martí dans « Nuestra América ». Martí s’y affirme à la fois comme un anti-impérialiste convaincu et un défenseur passionné de l’américanité – entendons par là des valeurs latino-américaines » –. Condamnant sans ambages l’imitation servile des modèles importés d’Europe, il nie l’existence de toute antinomie entre civilisation et barbarie en déclarant : « No hay batalla entre la civilización y la barbarie, sino entre la falsa erudición y la naturaleza. » Malgré tout, on ne peut manquer de remarquer que l’« homme naturel » dont il fait l’éloge n’est guère différent, sur le plan de l’authenticité américaine, du « barbare » de Gallegos, lequel Gallegos ne propose pas d’imiter servilement l’Europe, même s’il la tient pour le lieu où s’épanouit la civilisation moderne.

3 Il a été président de la République en 1948, même si son mandat a été interrompu après six mois seulement par un coup d’État militaire.

4 Ce roman a été publié pour la première fois en 1920 sous le titre El último Solar, mais à partir de l’édition de 1930 il est connu sous le titre de Reinaldo Solar.

5 Métis d’Indien et de Blanc.

6 Métis de Noir et d’Indien.

7 Nous empruntons cette expression à Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 2004.

8 À moins de considérer que c’est la masse populaire qui est le protagoniste.

9 Miguel Acosta Saignes, Vida de los esclavos negros en Venezuela, Caracas, Hespérides-Distribución- Ediciones, 1967.

10 Il faut savoir que lorsque Bolívar décréta l’abolition de l’esclavage en 1816, il imposa une condition drastique aux esclaves : seuls seront libérés ceux qui accepteront de s’enrôler dans l’armée républicaine.

11 Le terme mandinga désigne une ethnie de l’Afrique de l’Ouest, majoritairement musulmane, dont les membres se sont montrés particulièrement rebelles au système esclavagiste. Les colons espagnols ont su habilement utiliser le nom comme synonyme de « diable » afin de mieux asseoir leur domination sur les esclaves, lesquels ont fini par se persuader qu’effectivement le diable était un Mandingue, donc un Noir. À ce propos, il convient de rappeler que jusqu’à une date récente – il paraît que c’est encore le cas dans la ville du François – on pouvait voir dans les églises de la Martinique saint Michel, ailé et tout blanc, terrassant un démon noir et cornu aux yeux injectés de sang.

12 Rómulo Gallegos, Pobre negro, Caracas, Instituto Nacional de Cultura y Bellas Artes, 1970, p. 145.

13 Ibid., p.188.

14 L’auteur reproduit le parler incorrect de l’homme du peuple qui dit « semos  » pour « somos ».

15 L’expression « sobre yo, mi sombrero » est en réalité un vers tiré d’une copla llanera rendue célèbre par Gallegos dans Cantaclaro (1934), mais attestée dès 1890 par Manuel Vicente Romero García dans Peonía. La strophe reproduite par ce dernier diffère quelque peu de celle retranscrite par Gallegos. Alors qu’on lit dans Peonía (in Manuel Vicente Romero García, Caracas, Coleccción Clásicos Venezolanos de la Academia Venezolana de la Lengua, Estudio preliminar de Efraín Subero, MCMLXVI, p. 78) :
Sobre la yerba, la palma ;
sobre la palma, los cielos
sobre mi caballo yo,
y sobre mí, mi sombrero.
il est écrit dans Cantaclaro
 (Caracas, Editorial Panapo, 2000, p.51) :
Sobre la tierra la palma,
sobre la palma los cielos ;
sobre mi caballo yo
y sobre yo mi sombrero.
Nous avons là la manifestation de l’orgueil et de l’esprit d’indépendance du llanero-paradigme du macho vénézuélien –, homme habitué à la solitude du « désert » qu’est l’immense plaine couverte de savanes.

16 Ibid., p. 55.

17 Ibid., p. 221.

18 Le mot mantuano désigne l’aristocrate créole, à cause du manto que seules les femmes de cette caste avaient le droit de porter.

19 Ibid., p. 240.

20 Ibid., p. 15.

21 Ibid., p. 306.

22 Ibid., p. 304.

Maurice Belrose

Professeur
CRILLASH Université des Antilles et de la Guyane
Maurice.Belrose@martinique.univ-ag.fr

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