1. Propos préliminaires
La littérature de fiction colombienne doit en grande partie sa réputation à Gabriel García Márquez dont le roman Cien años de soledad, publié en 1967, a été accueilli avec enthousiasme par la critique occidentale, singulièrement par la française. Avec cette œuvre et les autres romans et cuentos1 de García Márquez, c’est tout le courant connu sous la dénomination de Réalisme magique qui s’est trouvé renforcé dans la Caraïbe et sur le continent latino-américain.
Spécialiste de littérature vénézuélienne des xixe et xxe siècles, nous avons été incité, à l’occasion de divers séminaires sur le Réel merveilleux, le Réalisme merveilleux et le Réalisme magique organisés par le professeur Charles Scheel, à nous intéresser à un autre romancier colombien prolixe, célèbre dans son pays, mais peu connu des universitaires français, dont nous avons choisi d’étudier une œuvre intitulée El bazar de los idiotas. Il s’agit de Gustavo Álvarez Gardeazábal, auteur de dix-sept œuvres, publiées entre 1972 et 2016.
El bazar de los idiotas, sixième de ces romans, a paru en 1974. Il a pour cadre une ville dénommée Tuluá, dont un étranger à la Colombie peut penser qu’elle est un lieu fictif, à l’instar du fameux Macondo de Gabriel García Márquez, mais qui existe réellement, dans le département de Valle del Cauca2.
Au début du roman, l’image qui en est offerte est celle d’une ville provinciale de la première moitié du xxe siècle, ancrée dans le passé, somnolente, respectueuse des autorités religieuses et superstitieuse, où les gens semblent se connaître tous, même s’ils vivent le plus souvent cloîtrés dans leurs demeures respectives, d’où ils s’épient mutuellement.
Mais cette torpeur sera interrompue par l’irruption sur la scène de deux frères idiots dotés de pouvoirs mentaux surnaturels, dont la révélation sera liée à un innocent acte de masturbation. Dès lors, Tuluá va vivre dans une atmosphère que l’on peut qualifier de « magique » et le lecteur assistera à une série de guérisons présentées comme miraculeuses, jusqu’à ce qu’un demi-frère des idiots intervienne brutalement en tuant ceux-ci à l’aide d’une bombe artisanale.
Gustavo Álvarez Gardeazábal, qui se livre en fait à une critique amusée de l’Église catholique, de la superstition de ses concitoyens et des médias, recourt systématiquement à l’exagération, invitant implicitement le lecteur à tenir l’invraisemblable pour vrai. Il crée des personnages insolites et fait un usage très efficace des anachronies narratives, singulièrement de la prolepse. L’anticipation, qui parfois rime avec la prémonition, joue en effet un rôle particulièrement important en ce sens qu’elle contribue à créer du suspense, à maintenir le lecteur en haleine en annonçant par avance, de manière très subtile, des faits à venir. C’est ainsi que dès le début de l’œuvre, le lecteur sait qu’il assistera à des événements tragiques, qui ne seront narrés qu’à la fin.
Nous avons découvert Gustavo Álvarez Gardeazábal à la fin des années 70 du siècle dernier, lors d’un voyage à Bogota, où nous avons fait l’acquisition de quatre de ses romans : El bazar de los idiotas, Cóndores no entierran todos los días (qui a reçu le prix MANACOR en 1971), La tara del Papa (qui serait son premier roman à en croire ce qui est indiqué sur la quatrième de couverture de l’édition Plaza y Janes de 1976), et El titiritero, édité pour la première fois en 1977.
L’action de La tara del Papa, Cóndores no entierran todos los días et El bazar de los idiotas se déroule dans la ville de Tuluá. Celle-ci se présente dans La tara del Papa et Cóndores no entierran todos los días comme un lieu sombre, figé dans le passé, où règnent la superstition, la magie et la violence entre libéraux et conservateurs — appelés « conservadores » ou « godos ». L’auteur met en scène un personnage inquiétant et vindicatif, du nom de León María Lozano, alias El cóndor, qui apparaît dans les deux romans à la fois, ce qui contribue à donner l’impression que Cóndores no entierran todos los días est la suite de La tara del Papa. Quant à El titiritero, où l’auteur mêle écriture romanesque et écriture théâtrale, il a pour thème central les luttes des étudiants de la Universidad del Valle, à Cali.
Recourant à des procédés narratifs et stylistiques variés, Gustavo Álvarez Gardeazábal nous donne à voir dans ces quatre romans une Colombie qui ne peut paraître qu’insolite et déroutante aux yeux d’un lecteur étranger. Si nous avons choisi d’analyser El bazar de los idiotas, c’est à cause du caractère indubitablement « magique » de la réalité qui y est décrite, et aussi parce que c’est celui où l’on perçoit le mieux chez Gustavo Álvarez Gardeazábal le disciple, voire l’émule de Gabriel García Márquez.
Nous précisons à l’intention de nos lecteurs qu’afin d’en faciliter la compréhension et l’intégration à notre discours, nous traduirons certaines citations directement en français, tandis que d’autres seront reproduites en espagnol pour donner un aperçu de la manière d’écrire de l’auteur.
2. Brève présentation de l’auteur
Romancier, nouvelliste, homme politique et journaliste de télévision et de radio, Gustavo Álvarez Gardeazábal est né le 31 octobre 1945 à Tuluá. Il a fait ses études supérieures à l’Universidad del Valle où il a obtenu sa licenciatura en juin 1970, après avoir soutenu un mémoire intitulé La novela de la violencia en Colombia, préparé sous la direction du professeur nord-américain William Langford. Il a été professeur de littérature à l’Universidad de Nariño de 1970 à 1972, puis huit ans à l’Universidad del Valle : de 1972 à 1980. Intéressé par la politique, il a été élu en 1978 Concejal de Cali, puis député à l’Assemblée du département de Valle del Cauca. En 1997, il est élu Gouverneur dudit département. Mais en 1999, il est impliqué dans une trouble affaire de drogue, ce qui lui vaut une peine de six ans et six mois de prison, qu’il purge comme tout simple citoyen. Ce fâcheux contretemps ne l’a pas empêché cependant de poursuivre sa carrière d’écrivain et de journaliste et de figurer parmi les intellectuels les plus influents de son pays.
C’est donc à l’âge de 29 ans qu’il a publié El bazar de los idiotas, dans lequel il met en scène, parmi les nombreux personnages colombiens, un commerçant juif hollandais ayant la particularité d’être homosexuel. Ce détail peut paraître banal de nos jours, mais ne l’était sans doute pas dans la Colombie machiste des années 70 du siècle dernier. Une recherche sur Internet permet de constater que Gustavo Álvarez Gardeazábal est un homme engagé dans la lutte contre l’homophobie et classé parmi les « 22 gays les plus puissants de la Colombie ». Dans un entretien accordé le 26 mai 2008 à Dairo Correa Gutiérrez, il s’est présenté comme n’étant « ni de gauche ni de droite », tout en disant avec humour qu’il aurait pu être un « anarchiste de droite ». Il a expliqué par ailleurs que sa formation intellectuelle était française et qu’il avait été influencé par une gauche symbolisée par Malraux, Camus, Sartre et Arthur Rimbaud. Quant à ses romans, ils se situent tous « entre la fiction et la réalité », et sont « le fruit de [ses] expériences et de [son] imagination »3, a-t-il ajouté.
Notons qu’il n’a fait aucune référence à des romanciers latino-américains connus, comme s’il n’avait aucune dette envers eux.
3. Résumé de l’histoire
Une façon de faciliter la compréhension et l’analyse d’un roman à narration non-linéaire tel que El bazar de los idiotas consiste à reconstituer l’histoire à partir du récit, c’est-à-dire à replacer dans un ordre chronologique les événements qui, dans la diégèse, surviennent de manière non chronologique, parfois chaotique, comme dans le célèbre roman Pedro Páramo (1955) du Mexicain Juan Rulfo. Une telle approche a l’avantage de mettre en évidence la dimension « magique » du réel que recrée l’auteur.
Dans l’édition que nous avons consultée, El bazar de los idiotas se présente sous la forme d’un volume de 303 pages, divisé en 17 chapitres, indiqués en chiffres romains4. Le ton est donné dès les premières lignes du chapitre I, où un narrateur omniscient, se situant dans un hoy (aujourd’hui) impossible à raccrocher à une date précise, se réfère de manière volontairement imprécise à la fin tragique d’une aventure dont l’un des protagonistes est un personnage féminin du nom de Marcianita Barona. Le récit débute donc par la fin de l’histoire, et le lecteur devine que Marcianita Barona, l’unique survivante de cette aventure, a des dons surnaturels, à en juger par le fait que le narrateur affirme qu’elle « a pu peut-être sentir5 la fin de son histoire » et qu’elle est « dotée pour prévoir jusqu’à l’impossible »6. À la page suivante, le narrateur, procédant à une brutale analepse, nous ramène à un « 31 décembre, d’il y a de nombreuses années ». Il s’agit du jour où Marcianita Barona « décida d’apparaître entre les jambes de sa mère », ce qui laisse entendre qu’elle était dotée du pouvoir surnaturel de choisir le jour de sa naissance. Si le narrateur feint d’ignorer l’année de sa venue au monde, il nous renseigne, en revanche, sur ses parents. C’est ainsi que l’on apprend que sa mère s’appelle doña Manuela Barona et qu’elle l’a conçue avec le père Severo Tascón, lequel est arrivé à Tuluá peu après avoir été ordonné dans la cathédrale de Popayán et a choisi, pour des raisons mystérieuses, de loger chez Manuela Barona plutôt que dans le presbytère, comme l’ont fait tous les autres curés qui l’ont précédé.
Le narrateur commente avec humour la réaction contrastée des habitants de Tuluá face à une telle situation. Si certains, au bout de quelques mois, commencèrent à appeler Manuela Barona Sor Manuela, l’assimilant ainsi à une religieuse, d’autres, des femmes surtout, dont une dévote appelée misiá Paulina Sarmiento, lui déclarèrent la guerre. Misiá Paulina fit courir le bruit que Manuela Barona portait un antéchrist dans le ventre et se mit à élaborer, avec doña Magdalena de Pérez, une invalide, toutes sortes de plans pour empêcher la naissance du fils de Satan. La rumeur selon laquelle le démon s’était installé à Tuluá à cause du grave péché commis par Manuela Barona et le père Severo Tascón, fut amplifiée par la soudaine apparition d’une mystérieuse et inquiétante yegua mora (jument balzane7) qui se mit à se promener dans le Parque Boyacá et les rues de la ville, sans que personne ne pût l’attraper ni la chasser, signe évident qu’elle était une incarnation du diable, selon misiá Paulina. Le narrateur lui-même semble valider la thèse selon laquelle il y a un lien très étroit entre la jument et Manuela Barona lorsqu’il déclare qu’une nuit où Manuela Barona « souffrit plus que le jour de l’accouchement », « la jument [(souffrit] aussi »8.
À la fin du chapitre I, le lecteur est informé que le père Severo Tascón a quitté Tuluá le 30 octobre 1916, un jour avant la naissance de Marcianita Barona9 à trois heures et demie de l’après-midi, sans prendre congé de personne et sans qu’aucune relation de cause à effet ne soit faite entre les deux événements. La naissance est relatée au début du chapitre III, où il est dit qu’elle a eu lieu le 31 octobre 1916, à neuf heures et demie du matin, et que Tuluá a dû ressentir, en entendant le cri poussé par Marcianita Barona, « quelque chose de semblable à ce qu’elle a ressenti chaque fois que les tremblements du volcan de Barragán l’ont ébranlée dans son intériorité »10, manière de souligner l’impact traumatisant d’une telle naissance.
Notons que les dates du 30 et du 31 octobre 1916 sont les seules de tout le roman. Elles sont importantes, car elles permettent de situer dans le temps chronique11 cette Colombie que l’auteur est en train de recréer dans son œuvre.
Quant aux deux idiots, dont la condition de protagonistes est suggérée par le titre du roman, ils sont mentionnés pour la première fois au chapitre I, quand le narrateur relate le départ du père Severo Tascón. Le narrateur signale leur existence, mais sans fournir au lecteur la moindre information à leur sujet, se contentant de déclarer que « si quelqu’un se rappelait bien l’histoire qu’il y a derrière les deux idiots, personne ne serait en train de faire ce qu’ils font aujourd’hui, mais en train de se souvenir du père Tascón… »12
Cette façon de les faire entrer dans la diégèse est, on l’on aura compris, une prolepse, car au moment du départ du curé, ils étaient très loin de voir le jour.
Comme le lecteur le saura plus tard, les deux idiots ne sont autres que les fils de Marcianita Barona. Et quand ce lecteur sait qu’une légende dictée par la superstition veut que Marcianita Barona soit la fille du diable et d’un serviteur de Dieu égaré, il ne sera donc pas surpris de voir les idiots accomplir une longue série de guérisons scientifiquement inexplicables, tenues pour des miracles (milagros) par les habitants de cette très catholique ville.
Ces supposés miracles auront pour conséquence de bouleverser la vie tranquille de Tuluá ; d’y attirer une foule de pèlerins et de touristes colombiens et étrangers excités par les médias ; de favoriser la construction de nouveaux lieux d’aisance, logements et parkings ; de développer le commerce ; d’enrichir Marcianita, et aussi de diviser l’Église catholique. Mais cette belle et folle histoire aura une fin tragique, suggérée dès le début du roman.
4. Construction d’un univers « magique »
L’écrivain vénézuélien Arturo Uslar Pietri, le premier à avoir utilisé l’expression realismo mágico à propos de la nouvelle littérature hispano-américaine des années 30 du siècle dernier, présente ce réalisme dans les termes suivants : « No era un juego de la imaginación, sino un realismo que reflejaba fielmente una realidad hasta entonces no vista, contradictoria y rica en peculiaridades y deformaciones, que la hacían inusitada y sorprendente para las categorías de la literatura tradicional ». Et il précise ce qu’il entend par magia : « El mundo criollo está lleno de magia en el sentido de lo inhabitual y lo extraño »13. Pour lui donc, le « magique » peut n’avoir aucun lien avec la magie au sens premier du terme. Quant aux adjectifs inhabitual et extraño », ils s’expliquent par le fait qu’il s’agit d’une redécouverte du réel américain, ou si l’on préfère, de la découverte d’un réel ignoré jusqu’alors, d’où cette impression d’étrangeté éprouvée par les écrivains de la nouvelle génération.
Bien que les termes magia et mágico ne figurent pas dans El bazar de los idiotas, il est indéniable que ce qui caractérise l’univers recréé par Gustavo Álvarez Gardeazábal est cette dimension « magique », c’est-à-dire la prééminence de l’inhabituel et de l’étrange14.
Pour créer chez le lecteur cette impression d’étrangeté, l’auteur recourt à des procédés divers, dont l’hyperbole. Il crée en effet des personnages sortant de l’ordinaire et imagine des événements et des situations totalement invraisemblables qu’il nous présente comme vrais par la voix de son narrateur omniscient. Celui-ci se manifeste discrètement comme homodiégétique, au début de l’œuvre et dans un petit nombre de chapitres, en recourant aux déictiques temporels : hoy (aujourd’hui) ; ayer (hier) ; mañana (demain) et esta mañana (ce matin). À aucun moment, il n’emploie la première personne du singulier ou du pluriel, si bien que le lecteur non attentif peut croire qu’il a affaire à un narrateur hétérodiégétique, extérieur à l’histoire qu’il relate.
Outre l’usage systématique de l’hyperbole, le récit se caractérise par son absence totale de dialogue, la place très réduite de la description, la prééminence écrasante de la narration et le recours aux anachronies narratives, toutes choses qui rappellent la manière d’écrire de Gabriel García Márquez.
4.1. Une galerie de personnages insolites
Le roman est peuplé de nombreux personnages insolites ayant un lien plus au moins direct avec les idiots ou leur mère. Nous allons en présenter brièvement quelques-uns, en commençant par le frère Andrés, qui apparaît pour la première fois au chapitre II15. Il s’agit d’un moine sportif, athlétique, aimant à escalader « les montagnes enneigées des tropiques »16, et doué pour l’hypnotisme. Au cours d’une exhibition publique, il fut piqué par une araignée Metropolus très venimeuse, commençant alors « à vivre sa mort » comme le dit avec humour le narrateur en recourant à un oxymore. Voyant au bout de quelques jours que le sérum qu’on lui avait injecté était sans effet, quelqu’un, poursuit le narrateur, décida, à la fin du chapitre, de l’amener chez les idiots.
Ce qu’il convient de préciser à ce propos, c’est qu’à ce moment de la narration le lecteur ignore tout des pouvoirs miraculeux des idiots.
La nécessité de consulter les idiots apparaît ensuite au chapitre IV, entièrement consacré à la touchante histoire d’Isaac Nessim Dayan, brave commerçant juif hollandais homosexuel que les infidélités et la tiédeur de son dernier amant, le lieutenant Caravalí, finirent par plonger dans une profonde mélancolie, une « maladie de l’âme » dont il pensa ne pouvoir se guérir qu’en allant voir les idiots. Et comme cela se passe au chapitre II, c’est dans la dernière phrase du chapitre IV qu’est annoncée la décision d’Isaac Nessim Dayan de se rendre chez les idiots, lesquels, à ce moment, étaient toujours inconnus du lecteur.
Parmi les autres personnages insolites dignes d’être mentionnés, il y a, outre le capitaine Severo Tascón dont il sera bientôt question, trois femmes qui sont Inesita González, Nina Pérez et Chuchú. La première, alors qu’elle venait d’être élue reine de beauté de Tuluá, puis du département de Valle del Cauca, et s’apprêtait à se rendre sur la côte caraïbe pour défier la reine de Cartagena, fut prise d’une soudaine paralysie qui plongea dans la stupeur et la désolation la Colombie entière, tellement elle était belle, aimée et vantée par les médias. Inesita, fille du docteur González, resta clouée au lit et contrainte d’utiliser un fauteuil roulant pour ses rares déplacements, jusqu’à ce que, au bout de quinze ans, à la fin du chapitre VIII, Marcianita Barona l’invita chez elle.
La deuxième de ces femmes, Nina Pérez, est présentée au chapitre X sous un jour très sympathique. D’une « grosseur inégalable » et dotée d’une langue « épouvantable », elle a cependant des qualités indéniables qui sont la loyauté et la générosité. Elle est surtout appréciée pour la passion avec laquelle elle défend les intérêts de Tuluá. Le narrateur raconte comment, devenue complètement sourde puis muette pour avoir chanté sur un ton trop aigu, elle fut déclarée incurable par les médecins de Bogotá et de Medellín ; et comment, désespérée, elle décide, à la fin du chapitre, d’aller voir les idiots.
L’histoire de Chuchú est très différente de celle d’Inesita et de Nina Pérez, mais racontée avec le même humour. Chuchú est une vieille fille doublée d’une bigote, une sorte de mystique, la seule femme de Colombie et du monde, dit le narrateur, qui ait reçu le titre de Frai17, chose dont la singularité se comprend quand on sait que le terme frai signifie « frère » dans la religion catholique. À la fin du chapitre XII, le narrateur raconte avec délectation comment elle fut choquée un jour de voir des adolescents se masturber en public tout en la provoquant, au point d’en être restée malade toute une semaine. Rendue hystérique pour le reste de sa vie par cette mésaventure, Chuchú essaye de cacher son mal en disant qu’elle a « presque »18 un cancer des os. Contrairement aux autres malades, Chuchú, fidèle à ses principes religieux, refuse de faire appel aux idiots.
4.2. Les miracles opérés par les idiots
La narration de l’histoire des idiots commence au chapitre VII. Auparavant, au chapitre V plus précisément, le lecteur a eu droit au récit du mariage de leur mère Marcianita Barona avec le capitaine Nemesio Rodríguez, dont les titres et grades sont énumérés avec humour : « aide — de — camp du président Reyes, capitaine de la guerre des mille jours, ingénieur de l’école des Mines et constructeur du chemin de fer du Pacifique ». Le lecteur apprend que le capitaine a attendu deux ans et trois mois avant de demander à Manuela Barona le droit de rendre visite à sa fille et que les fiançailles ont duré sept ans et demi, ce qui évidemment paraît invraisemblable et incroyable. Quant au mariage, il donna lieu à une scène cocasse, destinée à tourner en dérision l’Église catholique et à se moquer des habitants de Tuluá. En effet, le père Phanor qui s’était pris d’affection pour Marcianita Barona, bien qu’elle ne fût pas baptisée, se prépara à célébrer son mariage à l’église San Bartolomé, sans que ni elle ni le capitaine Nemesio Rodríguez n’eussent manifesté leur volonté de faire un mariage religieux. Les habitants, persuadés qu’ils étaient que le couple allait se marier conformément à la tradition, remplirent l’église ainsi que la rue qui y menait, certains par conviction religieuse, d’autres pour jouir du spectacle offert par la fille du diable. Mais leur déception fut grande et le scandale énorme lorsque l’évidence s’imposa : le « capitaine de la guerre des mille jours » — appelé aussi « capitaine sans armée » — ignora l’église et se maria civilement.
Au début du chapitre VII, le narrateur informe que les relations entre les jeunes mariés commencèrent à se dégrader le jour même du mariage, quand Nemesio Rodríguez s’opposa à ce qu’on les prenne en photo, puis continuèrent à se dégrader après le décès de Manuela Barona.
Ce décès, source de douleur, s’avère cependant très important pour la suite de l’histoire. En effet, c’est au retour du cimetière que fut conçu le premier idiot et que Marcianita commença à imposer sa volonté implacable à son mari. Le rapport sexuel, le seul qui soit narré dans le roman, semble être le premier acte authentique qu’ait pratiqué le couple, comme si Marcianita avait eu besoin de la souffrance causée par la mort de sa mère pour se donner avec une telle passion et une telle dextérité à son mari. La scène a lieu à midi, après que les domestiques eurent reçu l’ordre de ne pas déranger le couple et que les portes et fenêtres furent fermées. Marcianita et Nemesio Rodríguez firent l’amour dans une pièce saturée d’encens, non pas sur leur lit, mais sur un lit « qui a pu servir à Manuela Barona et au père Severo Tascón pour forger Marcianita », ce qui est tout un symbole.
Le rapport sexuel est narré ainsi :
[…] hicieron un acto sexual tan largo, tan prolongado, tan expresamente pedido y manejado por Marcianita en el dolor de su madre, que cuando a los días se sintió embarazada, no le dijo nada a su marido, arregló ella primero sus chiros, ingenió nuevas ropas y entonces sí le prohibió terminantemente que le volviera a tocar19.
Il est précisé un peu plus loin que c’est exactement le troisième mois de la grossesse que Marcianita informa son mari, sur un ton agressif, qu’elle attendait un bébé. Le capitaine Nemesio Rodríguez se trouva ainsi privé de sexe par sa femme et contraint de se jeter dans les bras de Rocío Jojoa, une Indienne de l’ethnie Sibundoy.
La naissance du bébé est relatée au même chapitre VII. Il est dit qu’il ressemblait « plus à un rat qu’au fils qu’attendait Nemesio Rodríguez »20 et qu’en grandissant il se révéla être non seulement difforme, mais encore sourd et totalement idiot. On l’appela Bartolomé et il ne fut pas baptisé. Au bout d’un certain temps, le capitaine, qui voulait absolument avoir un enfant normal, obligea sa femme à avoir une nouvelle relation sexuelle avec lui. Au troisième mois de la grossesse, Marcianita attrapa la rougeole et demanda au docteur Tomás de la faire avorter. Mais celui-ci refusa catégoriquement, et ainsi naquit un second fils, difforme et idiot, lui aussi, appelé Ramón Lucio. Découragé par ce second échec, le capitaine, ne renonçant pas au rêve d’avoir un enfant normal, se mit alors à faire l’amour avec frénésie, plusieurs fois par jour, à sa maîtresse Rocío Jojoa, ce qui ne fit que l’éloigner davantage encore de sa femme, laquelle un jour finit par le chasser de la maison.
Avant la séparation il y eut une violente dispute entre Marcianita Barona et Nemesio Rodríguez. Celui-ci, qui avait commencé à s’adonner à l’alcool, roua sa femme de coups avec une baguette en platine. La conséquence de cet acte cruel fut l’apparition d’une « bosse phénoménale » qui se mit à grossir si vite qu’un an plus tard, lorsque Marcianita, qui s’était cloîtrée, sortit de sa maison, beaucoup de gens ne la reconnurent pas.
C’est au chapitre IX qu’est introduit le thème de la masturbation comme moyen d’opérer des miracles. La scène est décrite sans que le terme masturbation soit utilisé dans un premier temps. Quant à l’orgasme et au sperme, ils sont suggérés, mais pas nommés. Ce fut Bartolomé, l’aîné, qui commença, mais ce fut Ramón Lucio, le cadet, qui, bien que plus maladroit, déclencha le processus en émettant un ultra-son, « ce son qu’aucune oreille humaine ne peut entendre, mais que tous les chiens des environs de La Rivera et de Tuluá entendirent, se mettant à aboyer aussitôt », explique le narrateur. Le premier personnage à être miraculeusement guéri par les idiots fut le Suisse Diego Hayer, lequel s’était grièvement blessé en tombant. Bartolomé et Ramón Lucio jouèrent chacun un rôle différent. Le premier ouvrit les paumes de la main, faisant jaillir une « lumière infinie » qui « remplit la salle à manger ». Le second « gémit », faisant hurler de nouveau les chiens du voisinage. La scène ne dura pas plus d’une minute et Diego Hayer fut guéri instantanément, précise le narrateur.
Au chapitre XI, on voit comment Marcianita Barona se met à entraîner les idiots en leur envoyant des messages télépathiques et comment elle décida d’avoir la confirmation de leurs pouvoirs miraculeux en faisant un essai sur Inesita González. Les deux idiots éjaculèrent simultanément en criant, sans cesser de regarder Inesita. La lumière inonda de nouveau la chambre, mais disparut lorsque les idiots cessèrent d’émettre leurs « sons gutturaux ultra-soniques ».
L’humour est omniprésent dans cette scène. Par exemple, faisant allusion à la réaction d’Inesita en découvrant le pénis des idiots, le narrateur dit : « Lo cierto es que Inesita quedó como petrificada viendo surgir de las humanidades de los idiotas un par de masculinidades rudas, deformes, erectas como tal vez las había anhelado algún día en su parálisis de soltera »21. Quant à l’éjaculation, elle est évoquée de manière métaphorique, dans une série de phrases nominales dont la deuxième renferme une synesthésie : « De pronto, el estallido. Los gritos inmaculados del líquido blanco sobre sus manos »22.
Inesita, guérie, rentra chez elle à pied. La nouvelle de cette guérison miraculeuse mit la ville en émoi et se répandit à travers toute la Colombie grâce aux médias, ouvrant une ère nouvelle dans l’histoire de Tuluá. Suite à ce deuxième miracle, Marcianita Barona se rendit compte qu’il n’était pas provoqué par la masturbation, mais par ces « sons gutturaux ultra-soniques » émis par les deux idiots. Elle recommença donc à les entraîner mentalement, veillant à ce qu’ils n’épuisent pas leur énergie en se masturbant.
Les plus notoires des guérisons suivantes, celles qui devaient ouvrir définitivement la voie à toutes les autres, bouleverser la ville de Tuluá et faire la fortune de Marcianita, furent celles du frère Andrés et de Carlos, le vieux perroquet du docteur Uribe. Ce perroquet, dit le narrateur était l’inséparable ami, l’amant de Tille Uribe, la fille du docteur. Tous ces miracles et l’afflux de malades et de pèlerins qui en résulta ne manquèrent pas de diviser la population, certains y voyant la main de Dieu et d’autres celle du diable. La division affecta même l’Église catholique, opposant l’évêque de Palmira — qui excommunia Marcianita, oubliant qu’elle n’était pas baptisée — à un groupe de « curés révolutionnaires » qui, à l’instar du père Hurtado Gálviz, affirmaient que les idiots étaient sains et purs. Le narrateur, qui ne se départit jamais de son humour caustique, signale que l’hostilité de l’Église s’explique en partie par la concurrence que lui font les idiots en diminuant sa clientèle. C’est ainsi qu’on apprend, au chapitre XIII, que les premières victimes de cette concurrence furent les pères rédemptoristes de Buga, ville où se trouve un « Christ miraculeux » : ils virent baisser la vente de leurs reliques, de leurs huile et eau sacrées.
Le narrateur signale également, au chapitre XV, toujours avec le même humour, que si de nombreux malades furent effectivement guéris, beaucoup d’autres, victimes de l’illusion créée par le fanatisme, repartirent dans l’état dans lequel ils étaient arrivés ou moururent sur place, souvent après avoir contaminé les autres. Il fait état de lépreux aux plaies purulentes, de tuberculeux, de femmes atteintes d’un cancer du sein, de pèlerins difformes, avec trois mains, sans bras, pourvus d’une seule jambe, etc. Il cite un cas particulièrement pathétique et comique à la fois : celui de l’avocat Jaime Córdoba. Ce dernier, à force de s’incliner pour saluer les dames, se retrouva avec une tumeur à la colonne vertébrale puis atteint de paralysie. Se croyant guéri après s’être présenté devant les idiots, il s’empressa de se débarrasser de ses béquilles et quitta les lieux sur les épaules d’une foule hystérique criant « milagro , milagro , milagro », pour constater peu après qu’il était toujours paralysé.
4.3. Une fin tragique et pleine de symbolisme
Comme cela a été indiqué au début de cette étude, l’histoire narrée dans El bazar de los idiotas se termine de manière tragique. La tragédie, qui survient tout à la fin du dernier chapitre, est subtilement annoncée dans le XVIe et préparée, sans que le lecteur ne puisse s’en rendre compte sur le coup, dans le XIVe.
Le chapitre XIV est consacré à l’initiation au terrorisme de Nemesio Jojoa, fils de Rocío Jojoa et du capitaine Nemesio Rodríguez, par son grand-père maternel, un Indien anarchiste possédant une polvorería (poudrerie artisanale). Jusqu’à ce moment-là, le lecteur ignorait l’existence d’un tel fils, alors âgé de 12 ans, même s’il savait déjà que Rocío Jojoa était tombée enceinte. Pour des raisons non expliquées, le polvorero vise deux symboles du catholicisme : la basilique du Señor de los Milagros de Buga d’abord, la cathédrale de Palmira ensuite. Le lendemain de ce second attentat, comme si Dieu avait voulu le punir, le vieil Indien perdit les deux mains dans une explosion due à une maladresse de son petit-fils, lequel, quelques années plus tard, décidera un matin d’aller voir les idiots, dans l’espoir d’un miracle, décision annoncée dans la dernière phrase dudit chapitre.
Il est intéressant de noter que ce n’est pas le polvorero handicapé qui ira au-devant des idiots, comme le font tous les malades en quête d’un miracle, mais son petit-fils. Et ce, pour une raison que l’on saura plus tard.
Les signes annonciateurs de la tragédie finale apparaissent dans le bref chapitre XVI, où le narrateur a recours, dès la première phrase, au déictique ayer pour signifier qu’il énonce dans son présent à lui, c’est-à-dire son « aujourd’hui ». Ces signes sont d’une part les aboiements incessants des chiens qui ont commencé la veille à sept heures du soir, et d’autre part la brusque apparition d’une mystérieuse « jument grise ». Cette jument, qui parut « commune et courante » à beaucoup de gens, fut perçue différemment par quelqu’un de « spécialement doté pour percevoir l’au-delà 23». Ce personnage trouva en elle des « traits indélébiles de je ne sais quel animal », allusion subtile à la fameuse « jument balzane » du début de l’histoire, qui fut présentée aussi une fois, à la fin du chapitre XI, comme étant une « jument grise ».
Dans le chapitre XVII, le narrateur revient sur les tourments psychologiques de l’homosexuel Isaac Nessim Dayan, lequel finit par se suicider, ce qui eut pour conséquence de pousser son amant infidèle, le lieutenant Caravalí, furieux de ne pas figurer sur son testament, à déclencher une violente campagne contre Marcianita et les deux idiots, sans parvenir cependant à empêcher que les miracles continuent à se produire. On remarque de nouveau, dans les dernières pages de ce chapitre, un usage des déictiques temporels mañana, ayer, hoy et esta mañana. On y note aussi que les personnages principaux, ainsi que le perroquet de Tille Uribe, s’attendaient à une telle tragédie et s’étaient préparés sereinement à l’affronter. En effet, ce matin-là, les deux idiots, pour la première fois de leur vie, se présentèrent au balcon vêtus de blanc. D’autre part, le frère Andrés, réveillé par un vent qui entra dans sa chambre, dans le collège des frères maristes de Manizales, se hâta de se rendre à Tuluá. Quant à Marcianita, « sentant que la fin était arrivée »24, elle passa la nuit à couper des jasmins, puis se mit à attendre tranquillement dans sa berceuse.
L’arrivée de Nemesio Jojoa est notée avec précision : « neuf heures vingt minutes exactement ». Et il est dit qu’il « portait dans les mains l’espérance ». Mais en fait d’espérance, Nemesio Jojoa portait une bombe qu’il fit exploser, tuant les deux idiots.
Cet acte criminel de Nemesio Jojoa, alors âgé de quinze ans, rappelle quelque peu le mythe biblique de Caïn tuant son frère Abel. En effet, Nemesio est le demi-frère des idiots, même s’il n’a pas été reconnu par le capitaine Nemesio Rodríguez, dont il porte seulement le prénom. Cependant, contrairement à Caïn, il incarne paradoxalement l’espérance, car il a pour mission de délivrer les idiots de ce monde devenu hystérique où ils sont exhibés comme des objets et exploités sans vergogne par leur propre mère. Bien que les deux frères, à l’instar de Marcianita, ne soient pas baptisés, la bombe de Nemesio Jojoa leur ouvre symboliquement les portes du paradis, parce qu’ils ont l’âme pure.
4.4. Structure du roman, fonctions actantielles, polysémie du terme bazar, complicité entre auteur et narrateur
Ayant résumé ainsi, pour en révéler la dimension « magique », le contenu narratif de El bazar de los idiotas, nous allons nous intéresser maintenant à sa structure, au jeu des actants, à la répartition des rôles entre l’auteur et le narrateur, ainsi qu’à la polysémie du terme bazar.
En appliquant à El bazar de los idiotas le « schéma quinaire du récit » de Greimas et Larivaille25, on distinguera d’abord un « état initial », qui est la situation où se trouve la tranquille ville de Tuluá avant l’arrivée du père Severo Tascón. La « complication » vient de la décision du prêtre de s’installer, sans raison apparente, chez la célibataire Manuela Barona, ce qui déclenchera la « dynamique ». Le premier fait majeur de cette « dynamique » sera la naissance de Marcianita Barona, et le deuxième le fameux « acte sexuel » réalisé par Marcianita et le capitaine Nemesio Rodríguez, peu après l’enterrement de Manuela Barona, rapport d’où sortira le premier des deux idiots. Par la suite, le capitaine forcera sa femme à faire l’amour une nouvelle fois, et ainsi naîtra le second idiot. L’étape suivante sera l’arrivée des deux idiots à l’adolescence et le début de leurs nombreux miracles, lesquels auront pour conséquence de bouleverser Tuluá, d’émouvoir la Colombie tout entière et de faire la fortune de Marcianita. Si la « dynamique », comme dans tout roman, occupe le plus grand espace textuel, la « résolution » est brève, puisqu’elle consiste en l’attentat commis par Nemesio Jojoa. Quant à l’« état final », il se confond avec la « résolution », dans la mesure où l’explosion de la bombe a lieu à la dernière page du roman.
En procédant de la sorte, l’auteur laisse au lecteur le soin d’imaginer la suite des événements, une suite qui logiquement ne peut être qu’un retour au calme, étant donné que les facteurs de trouble ont disparu.
Une application du « modèle actantiel mythique »26 — qui vaut également pour toute œuvre de fiction — permet de dégager ce qui suit : 1) le « destinateur » est cette mystérieuse force irrésistible qui crée les conditions de la venue au monde des deux idiots, les dote du pouvoir de guérir et détermine le jour et les circonstances de leur mort ; 2) son objectif (l’« objet ») est, dans une perspective burlesque, de semer le trouble à Tuluá tout en faisant de cette ville le centre d’intérêt de toute la Colombie, pour finalement y rétablir l’ordre par un double meurtre salutaire ; 3) il confie cette mission à un « sujet » représenté par trois personnages, à savoir les deux idiots d’un côté, et leur demi-frère Nemesio Jojoa de l’autre ; 4) les idiots bénéficient de l’aide d’un « adjuvant » constitué par Marcianita, les médias qui leur font de la publicité, et les « curés révolutionnaires » qui prennent leur parti ; 5) ils se heurtent à un « opposant » représenté par le clergé, les dévotes de Tuluá, mais aussi par Nemesio Jojoa, lequel assume une double fonction actantielle : en les tuant, il met un terme au désordre dont ils sont responsables malgré eux, mais en même temps il leur ouvre la porte du paradis ; 6) quant au « destinataire », qui en principe est l’actant au bénéfice duquel le « sujet », mû par le « destinateur », se met en quête de l’« objet », on peut l’identifier comme étant la ville de Tuluá, sauf que celle-ci apparaît en réalité comme la victime des caprices d’un « destinateur » manipulant à sa guise le « sujet » pour, dans un premier temps, installer le désordre, et dans un second temps, ramener l’ordre et le calme.
L’humour réside dans le fait que c’est en partie grâce à ce « destinateur » capricieux et manipulateur que Tuluá s’est agrandie et modernisée.
La transformation de Tuluá renvoie à la problématique du bazar. Le terme bazar, qui acquiert différentes significations dans le roman, est, on le sait d’origine orientale. Il désigne généralement, en français comme en espagnol, un magasin où l’on vend toutes sortes de produits, d’où le fait qu’en français il soit synonyme de désordre. Gustavo Álvarez Gardeazábal l’utilise dans un premier temps pour faire référence au petit commerce auquel se livre la jeune Marcianita dans l’église de Tuluá. Il s’agit d’une sorte de tombola consistant en la vente de boleticas (petits billets) qui permettent aux chanceux de gagner des lots. Beaucoup plus tard, suite à la guérison miraculeuse d’Inesita González et à l’afflux de pèlerins et de malades que cela entraîne, le mot bazar se trouve clairement associé à la fois à la demeure de Marcianita, transformée en véritable marché, et aux concepts de profit et de gloire : « Eran los idiotas milagrosos deTuluá. Eran los idiotas del bazar. El espíritu de la explotación. La gloria que llegaba a la ciudad »27. Plus loin dans le texte, il acquiert une dimension métaphorique, dans la mesure où c’est la vie même de Marcianita qui est devenue un bazar, terme qui dans l’extrait suivant devient synonyme de théâtre : « …aguardó el momento para dar comienzo a la función máxima del bazar en que se había convertido su vida »28.
L’humour, qui tient une place si importante dans El bazar de los idiotas, s’apprécie mieux lorsqu’on analyse finement la relation qui s’y établit entre auteur et narrateur. Rappelons à ce propos que le narrateur n’est, selon Paul Ricœur29, qu’une construction fictive, au même titre que les personnages, et ne peut donc être confondu avec l’auteur. Cela implique, par exemple, que lorsque le narrateur affirme qu’il y a eu effectivement des guérisons miraculeuses à Tuluá, tout en signalant par ailleurs que beaucoup de malades sont repartis déçus ou sont décédés sur place, le lecteur ne doit point en conclure que l’auteur, lui, croit dans les pouvoirs miraculeux des deux idiots, car en réalité Gustavo Álvarez Gardeazábal se livre à une dénonciation de la superstition et de ceux qui l’alimentent. On peut donc percevoir une subtile répartition des rôles, génératrice d’humour, entre l’auteur, qui ne croit pas dans ces supposés « miracles » et le narrateur qui y croit, ou plutôt feint d’y croire afin de créer cette atmosphère « magique » qui caractérise l’œuvre.
Le concept de lecteur mérite également qu’on s’y arrête, en distinguant le lecteur empirique du Lecteur Modèle tel que le conçoit Umberto Eco. Le lecteur empirique lit et interprète l’œuvre en fonction de sa culture intellectuelle, de sa sensibilité, de ses croyances et préjugés, ce qui n’est pas le cas du Lecteur Modèle, qui est une création de l’auteur. Selon Umberto Eco, l’auteur « prévoira un Lecteur Modèle capable de coopérer à l’actualisation textuelle de la façon dont lui, l’auteur, le pensait et capable d’agir interprétativement comme lui a agi générativement ». L’auteur, continue-t-il, « présuppose la compétence de son Lecteur Modèle et en même temps il l’institue »30.
S’agissant de El bazar de los idiotas, il est facile de concevoir qu’un lecteur colombien — ou un étranger connaissant bien la Colombie — en fasse une lecture différente de celle que peut en faire quelqu’un qui ignore tout des mœurs et croyances de ce pays apparemment très singulier que décrit Gustavo Álvarez Gardeazábal. Car il n’existe pas un lecteur empirique, mais une multitude de lecteurs empiriques dotés chacun de compétences propres. Ce qui n’est pas le cas du Lecteur Modèle, qui, lui, est unique, et que seule une fine analyse des divers procédés mis en œuvre par l’auteur peut permettre de caractériser. Ainsi peut-on se risquer à se représenter celui « institué » par Gustavo Álvarez Gardeazábal comme capable de percevoir le subtil mélange d’humour et de tendresse qu’il y a dans cette œuvre ; de se régaler de l’histoire des deux idiots en faisant mine de croire en leurs fantastiques capacités mentales et dans la réalité des multiples « miracles » qu’ils accomplissent ; de comprendre que l’auteur n’entend nullement promouvoir le terrorisme anarchiste ni déclarer la guerre à l’Église catholique et aux médias.
Conclusion
Cette étude, il convient de le rappeler, n’est pas l’œuvre d’un spécialiste de littérature colombienne. Elle se veut une modeste contribution à l’étude d’un roman captivant, représentatif, selon nous, du courant latino-américain connu sous la dénomination de Réalisme magique et dont l’un des plus illustres représentants est le Colombien Gabriel García Márquez. Pour avoir lu trois autres romans de Gustavo Álvarez Gardeazábal, nous tenons à rappeler également que celui-ci recourt à des procédés narratifs et stylistiques différents d’une œuvre à l’autre, ce qui signifie que les observations que nous avons faites à propos de l’écriture et de l’atmosphère « magique » de El bazar de los idiotas ne doivent pas être transposées mécaniquement à l’analyse d’autres romans.
Conscient de ce que le présent article souffre d’un manque évident de références à des travaux sur El bazar de los idiotas et sur la Colombie du début du xxe siècle, nous lançons un appel aux jeunes chercheurs du CRILLASH afin qu’ils poursuivent l’œuvre commencée par nous.