La marge fabrique-t-elle des héros ? Et si oui, est-elle alors à définir comme un territoire « autocentré » qui loin de prendre sens uniquement par rapport au « centre », défendrait des valeurs propres, constitutives d’un nouveau centre ? Auquel cas, l’expression « héros de la marge » gagnerait-elle à être glosée par « héros d’un nouveau centre », ou par « antihéros du centre » ?
Ces diverses questions ne sont pas anodines : elles nous obligent à nous interroger sur la pertinence du syntagme « héros de la marge », dans la perspective d’une réflexion sur les rapports entre « marge » et « centre », tels qu’ils peuvent être posés et résolus en littérature, et singulièrement dans la littérature hispanique. Or, comme chacun sait, le « centre », et par voie de conséquence, la marge est une construction idéologique propre à une époque, à un contexte culturel donné, identifiable au travers de certaines valeurs sociales, religieuses, politiques et culturelles, perçues comme éminemment positives. Fabriquer un « héros du centre » (nous verrons que l’expression n’est pas si tautologique qu’elle y paraît), s’apparente alors à « construire » un personnage qui, parce qu’il cristallise l’ensemble des valeurs positives d’une société, est perçu comme un être d’exception, ou, en se référant à l’étymologie du mot, comme un « demi-dieu ».
Si on délaisse les aspects plus connus du héros comme personnalité remarquable, puissante, à savoir, le héros comme point focal d’une société ou d’une œuvre, pour s’intéresser davantage à la « nature » hybride qu’on lui a prêtée (il est mi-homme, mi-dieu), on s’aperçoit vite que le héros est marqué, dès l’origine, par la marginalité. En effet, la perfection dont est l’objet le héros du centre, l’isole en quelque sorte des autres hommes et tend à le présenter comme un personnage frontalier, en marge tout à la fois de l’humanité et de la divinité. Selon cette visée, ce héros serait tout à la fois le « centre » d’une société et en même temps sa « limite », sa « périphérie », c’est-à-dire le point de rupture de l’« humanité ».
Si le héros du centre est alors celui qui abolit les frontières entre « humanité » et « supra-humanité », le « héros de la marge » serait à percevoir comme celui qui se joue des frontières entre « humanité » et « infra-humanité ». En se fondant sur cette double appartenance, le héros (qu’il soit du « centre » ou de la « marge ») serait à définir comme une « lisière » où convergent deux univers, deux mondes qui, parce qu’ils n’ont pas vocation à communiquer (fusionner), sont dans une tension permanente, créatrice de sens.
En tenant que la double appartenance, et donc la marginalité, est un trait permanent du « héros » – trait dans lequel sont subsumés les deux autres qui lui sont généralement reconnus, la singularité et l’exemplarité –, il apparaît que tous les héros sont par nature liés à la marge, le différentiel procédant de l’identité de cette marge comme « marge auto-centrée » (c’est-à-dire ce que l’on appelle couramment « centre ») ou comme marge « hétéro-centrée » (ce que l’on dénomme habituellement « marge »). Ces notions de marges « auto-centrée » et « hétéro-centrée » sont essentielles pour comprendre à quel point parler de « héros de la marge » revient de façon paradoxale à s’inscrire dans et hors d’une problématique du centre comme point de référence absolue.
1. Lire le « héros de la marge »
En effet, si l’on tient que seuls les héros des marges autocentrées ou « héros du centre » peuvent être dits simplement « héros » (l’expression « héros du centre » pouvant être tenue pour redondante, voire tautologique), il semble alors que les « héros » qui ont besoin de l’expansion nominale « de la marge » pour être désignés, ne peuvent être tenus pour de « vrais » héros.
Dans cette perspective, et puisque, de toute évidence, les « héros de la marge » sont victimes d’une dé-privation qui les condamne à une double marginalité : celle liée à la singularité de leur statut de « héros » et celle dérivant de la négativité dont, en tant qu’originaires de la marge, ils pourraient se trouver marqués, n’est-on pas en droit de considérer que l’expression « héros de la marge » est homologue de (à) celle d’« antihéros du centre » ?
Ce serait ignorer la focalisation divergente qu’impliquent ces deux syntagmes : alors que le syntagme « antihéros du centre » indique, semble-t-il, qu’on enracine des personnages « négatifs » – les antithèses des héros – dans un « centre » positif, le syntagme « héros de la marge » tendrait plutôt à signifier qu’on enracine des personnages « positifs » dans des lieux « négatifs » car marginaux. N’oublions pas qu’une des vertus essentielles du vocable « héros » est d’inscrire d’emblée le personnage dans un « centre » (reconnu ou non), et par conséquent, dans un certain réseau de positivités. Il est sans doute utile alors de rappeler avec Vincent Jouve, que le « héros » est à la fois un « demi-dieu », un « surhomme », un « homme digne de l’estime publique », le « personnage principal d’une œuvre littéraire, dramatique, cinématographique » (p.251). C’est pourquoi il est généralement lié étroitement au « centre ». On voit alors comment défendre l’hypothèse que des personnages puissent être reconnus comme héros, alors qu’ils évoluent dans des centres périphériques, satellites, distincts du centre tenu pour vrai, peut être en soi subversif. En effet, par un tel positionnement, il est admis tacitement que tous les lieux, même les plus marginaux, peuvent générer des héros, c’est-à-dire des personnages dignes d’intérêt et susceptibles d’être pris pour les foyers principaux d’une œuvre. Il s’ensuit que ce n’est plus le « centre » qui fait le héros, mais le héros qui définit le « centre », son « centre », selon des procédures de décentrement-recentrement, qui renvoient aux constructions idéologiques du « centre » que nous évoquions en introduction.
Dans ces conditions, il faut bien reconnaître que parler des « héros de la marge », c’est parler de tout autre chose que des « antihéros du centre ». En effet, quoique l’expansion « de la marge » semble nous maintenir, dans une logique de la dépendance « centre-périphérie », et donc dans l’hypothèse d’un centre tout-puissant comme lieu idéologique unique, la présence du signifiant « héros », doté d’un certain coefficient d’« auto-centrage », et annonciateur d’une certaine positivité, vient comme annuler la négativité inhérente à la marge.
C’est alors le statut même des lieux périphériques, leur identité qui est remise en cause, puisqu’ils se présentent moins comme des « marges » absolues que comme des virtualités de centres. Il s’ensuit un double déplacement : le centre se voit relativisé, et donc démultiplié, (on pourrait parler d’un polysystème de centres) ce qui fait qu’il est perçu comme une possible « marge auto-centrée » plus que comme un centre absolu. Le « héros » est vu désormais comme héros de quelque chose ou héros pour quelqu’un, c’est-à-dire « centre » d’une marge, ce qui fait que tous les héros peuvent être tenus pour des « héros de la marge », soit qu’il s’agisse d’une « marge » autocentrée (ou « centre » actualisé »), ou d’une marge hétérocentrée (ou « centre » virtuel). De fait, tandis que parler des « antihéros du centre » conduirait à appréhender les personnages ainsi désignés comme des « centres anti-héroïques », le choix de l’expression « héros de la marge » incite plutôt à les tenir pour des « héroïques décentrés ». Dans le premier cas, les protagonistes, vus comme des personnages qui investissent le « centre » avec des valeurs qui ne sont pas les siennes, sont immédiatement disqualifiés, jugés qu’ils sont à l’aune des valeurs fondatrices de ce centre. C’est pourquoi ils sont tout à la fois « centrés » et « anti-héroïques ». Dans le second cas, ces personnages, qui délaissent le « centre » pour investir ses marges, se voient néanmoins qualifiés de « héros », comme pour indiquer que leur « décentrage » n’est pas synonyme de « non hérité », ou alors que l’« héroïté » n’est pas nécessairement « centrée » ni la marginalité « décentrée », ce qui reviendrait à dire que la marginalité peut aussi produire des « héros », même s’ils ne sont pas forcément « héroïques », c’est-à-dire porteur des valeurs de l’héroïté du centre, plus connue sous le nom d’« héroïsme ».
La rentabilité heuristique de l’expression « héros de la marge » se fait dès lors patente, car elle oblige non seulement à questionner la légitimité du centre (centre de qui ? Pour qui ?), mais aussi les fondements traditionnels de la définition du « héros », à partir de la distinction tenue pour pertinente entre « héroïté » (ensemble de traits qui définissent le statut de « héros ») et « héroïsme » (l’« héroïté » telle qu’elle est construite par le « centre »). Dans cette perspective, il est judicieux de faire remarquer que si le syntagme « héros du centre » est vu comme porteur d’une certaine redondance, et celui de « héros de la marge », perçu comme une forme d’oxymore, c’est précisément en raison de cette assimilation peu rigoureuse entre « héroïté » et « héroïsme », entre « héroïsme » et « centre ». Introduire la notion de « marge » revient alors à rompre cette belle unité et à rappeler tout à la fois que le « héros » peut être non-héroïque et la marge « centrée », c’est-à-dire porteuse de valeurs propres qui ne sont pas nécessairement définies en opposition avec celles d’un « centre » sacro-saint. La distinction « héroïté/héroïsme » permet ainsi de problématiser une notion (celle de « héros »), tenue généralement pour allant de soi.
On voit bien alors que la difficulté à définir le « héros de la marge » relève de raisons multiples, dont la principale est sans doute liée à la confusion entre « héroïté » et « héroïsme », c’est-à-dire au fait de considérer l’héroïsme comme la seule forme d’héroïté possible. Si une telle confusion me paraît particulièrement significative, c’est d’abord parce qu’elle fait que l’on considère comme réglée d’avance une question qui n’a même pas été posée : celle du « lieu idéologique » depuis lequel on parle. Or, il est évident que cette question du « lieu idéologique » mérite une attention particulière, car finalement qu’est-ce qui autorise à conférer à un personnage le statut de « héros » héroïque, de « héros non héroïque, d’antihéros, etc., si ce n’est la confrontation du système de valeurs représentatif de ce « personnage » avec le système de valeurs tenu pour « normatif » par l’instance évaluatrice ?
De fait, si la définition du « héros de la marge » s’avère problématique, c’est parce qu’elle met en relation deux termes (celui de « héros » et celui de « marge ») jugés antinomiques, c’est-à-dire relevant de deux systèmes normatifs contradictoires : comment associer, en effet, la positivité propre au « héros » à la négativité fondatrice des marges ? Ou dit autrement, comment concevoir une marge « positive » qui ne soit pas un « centre » et un « héros » négatif qui ne soit pas un antihéros ? Ou encore, plus simplement, comment définir une notion qui implique que l’on parle en même temps depuis deux lieux idéologiques distincts ?
Puisque la question posée est bien celle de la lisibilité de ces « héros » et des systèmes normatifs pertinents pour les décrypter (celui du « centre » dont en tant que héros il relève tacitement, ou celui de la marge comme centre illégitime dont il est solidaire également), ne faudrait-il pas, pour tenter de définir au mieux ces « héros », renoncer à la logique du continu pour privilégier celle du discontinu ?
L’ambivalence constitutive de ces figures de l’oxymore paraît, en effet, dédoubler les valeurs en additionnant sans les dissocier deux systèmes normatifs contraires et réversibles, dans un va-et-vient entre des polarités également attractives entre lesquelles aucun choix n’est opéré ni opérable. De fait, parler de « héros de la marge » (et non pas de « anti-héros » ou de « pseudo-héros »), c’est avant tout légitimer une forme de pensée du « duel », où le continu n’exclut pas le discontinu, l’homogène, l’hétérogène. Prendre le pari de définir des personnages comme des héros de la marge, c’est en effet, croire en la pertinence d’une définition qui se fonde sur la co-présence de paradigmes contradictoires et qui, comme telle, se prononce en faveur de positivités relatives. En évoquant, dans mes propos antérieurs, la possibilité d’une lecture du héros de la marge, à partir de la notion de « décentrage », j’avais entrepris de re-définir la « marge » comme un centre en devenir, et le « centre » comme une marge « auto-centrée », c’est-à-dire que je me proposais de superposer à une pensée du lieu – statique – (où les êtres sont ou ne sont pas), une pensée de l’espace – dynamique – ou topologie grâce à laquelle il s’avérerait possible d’appréhender les notions de « marge », de « centre » et de « héros » dans leur réversibilité.
Selon une telle logique, le héros de la marge apparaît en premier lieu comme une figure problématique, non immédiatement lisible, car marqué au sceau d’une opacité fondatrice. Tenir que le centre est une marge « auto-centrée » et la marge, un centre en devenir, c’est engager un processus de relativisation du « centre » dont l’effet premier est de provoquer l’explosion quasi anarchique de nouveaux « centres », et en conséquence, l’éclatement des systèmes normatifs. On en revient au problème des grilles de lecture pertinentes, « grilles » dont la superposition et l’entrecroisement sont précisément les seules conditions d’existence de ce « héros ». Il s’ensuit, et j’en viens à mon deuxième point, que cette coexistence de « grilles » et donc de systèmes normatifs différents, voire contradictoires, font du « héros de la marge », moins une figure de la lisière qu’une figure de la territorialité impossible. En effet, en se définissant à partir de l’ensemble des valeurs disponibles dans le polysystème des « normes », ce « héros » investit tous les espaces possibles sans s’enraciner véritablement dans aucun, ce qui le conduit, selon un mouvement tout à la fois continu et discontinu, à projeter chaque espace dans un autre et à déplacer incessamment les centres. J’en viens alors à mon troisième critère définitoire : la polysémie du personnage. La déconstruction permanente des centres et leur projection dans des espaces marginaux, appelés à devenir centraux, fait de ce personnage, une figure de la quête, en constant déplacement, car en devenir permanent.
Si les trois critères ainsi dégagés, à savoir, opacité, polysémie et déterritotialité peuvent contribuer à la formulation d’une certaine définition du « héros de la marge », et faciliter ainsi l’identification de cette figure par le lecteur, ils ne résolvent en rien le problème des modalités d’écriture de ce personnage problématique. C’est ce point que je me propose d’explorer maintenant.
2. Écrire le héros de la marge
2.1. Écrire le héros
La meilleure façon de dégager les mécanismes d’écriture des héros de la marge, c’est sans doute de s’intéresser aux procédures qui président à l’écriture du « héros » classique ou dans notre perspective, héros héroïque. Reprenant l’analyse sémiologique du héros que propose Philippe Hamon dans Texte et idéologie, Vincent Jouve en rappelle les points forts :
[L] e héros se définit comme point de convergence de trois facteurs : la logique narrative (le héros organise l’espace interne de l’œuvre en hiérarchisant la population de ses personnages), le principe projectionnel (le héros est le personnage auquel le lecteur s’identifie) et le système de valeurs qui imprègne tout texte (le héros est celui qui défend l’idéologie dominante)1.
Jouve en vient ainsi à se demander s’il ne conviendrait pas de distinguer trois types de héros : « le héros structural (protagoniste), le héros projectionnel (le vecteur de sympathie) et le héros idéologique (le porteur de valeurs)2 ». La construction du héros structural relèverait de procédures de mise en relief, le personnage ainsi désigné occupant le premier plan narratif, soit parce qu’il est le narrateur-protagoniste (récits du « je »), soit parce qu’il est le personnage focalisateur (sujet de perception et de sensation), soit parce que, plus généralement il joue un rôle clé dans le système textuel. La construction du héros idéologique (qu’on pense au Cid Campeador), dans la perspective classique, serait liée, quant à elle, à des procédures de surqualification par lesquelles ce « héros » est présenté comme le porteur des valeurs sociales positives : courage, générosité, exploits, force de caractère sont alors autant de traits le caractérisant, traits inscrits au niveau stylistique au moyen de procédés aussi divers que l’adjectivation positive, les figures de l’hyperbole ou encore le statut d’agent causateur (représenté par sa position de sujet des verbes d’action). La construction du héros projectionnel répondrait à un savant partage de territoire entre « relief » et « plat », c’est-à-dire entre procédures de « surqualification » (valeurs positives) et « sous-qualification » (valeurs négatives), visant à représenter le personnage comme un héros traversé d’impuissance, c’est-à-dire comme un « homme » plus que comme un dieu.
2.2. Écrire le héros de la marge
Dès lors, quelles relations établir entre les modalités de définition du « héros » héroïque et celles du héros de la marge ? Considérons tout d’abord le héros structural. Son trait distinctif est sa lisibilité immédiate comme protagoniste, du fait de cette insistance du scripteur à le présenter comme personnage « privilégié ». Le surcroît de lisibilité de ce héros s’oppose donc en quelque sorte à l’opacité fondatrice du héros de la marge. En effet, l’une des raisons du caractère problématique, ou opacité du héros de la marge, c’est de ne pouvoir être identifié directement comme « protagoniste », c’est-à-dire de ne pas être immédiatement remarquable. On peut donc en déduire que les mécanismes de construction du « héros de la marge » reposent sur des procédures de neutralisation des hiérarchies entre personnages principaux et personnages secondaires. Ainsi, si pour renforcer grammaticalement la position privilégiée du « protagoniste », ce personnage est mis de façon systématique, à l’échelle de la phrase ou du paragraphe, en position de sujet grammatical des verbes de mouvement, de sensation et de perception, un des moyens de limiter cette posture de choix consistera à l’inverse à placer plusieurs personnages dans cette même position, de façon à ce qu’aucun d’entre eux n’occupe clairement le premier plan. De même, cette logique de partage des pouvoirs fait que la surfonctionnalité constitutive du héros héroïque n’est pas retenue comme trait définitoire pertinent du « héros de la marge », sauf dans les cas où cette surfonctionnalité s’avère nécessaire à la conquête du « centre » textuel par un personnage qui en occupait au départ les marges.
C’est le cas dans La Célestine du couple Calixte-Mélibée et du personnage de Célestine qui se partagent le premier plan. Si, en général, comme l’explicite Philippe Hamon, le couple lié par des liens d’amour « définit le pôle d’attraction principal du système des personnages » (p.88), la surfonctionnalité attribuée, dans cette œuvre, au personnage de Célestine constituera le moyen par lequel ce personnage a priori secondaire pourra conquérir le centre du texte, jusqu’à être perçu comme « héros éponyme ». Or, cette surfonctionnalité ne se vérifie pas tout le long de l’œuvre, puisque Célestine meurt à l’acte X, c’est-à-dire dans la première moitié du texte, le relais étant pris par Areusa, appelée alors à occuper un second premier plan.
Dans le Lazarillo de Tormes, si Lazare semble, de toute évidence, occuper quantitativement le devant de la scène et se présenter comme le personnage principal, cette place privilégiée paraît, en revanche, remise en cause à chaque fois qu’il est « patient », plutôt qu’agent de l’action, un des traits pertinents du héros traditionnel étant précisément d’avoir la maîtrise de son destin. On pourrait en dire autant du narrateur-protagoniste du Libro de buen amor, plus enclin à suivre sa nature pécheresse qu’à en triompher par la mise en exergue de valeurs « héroïques » ou de Pepe Carvalho dans Los mares del sur, moins occupé à exécuter le programme narratif prédéfini par sa fonction de « détective » qu’à se laisser guider par son programme « biologique ».
Dans tous les cas, transparaît une écriture du brouillage, c’est-à-dire une écriture qui, tout en s’appuyant sur les traits définitoires du héros structural (surfonctionnalité, surfocalisation…), déconstruisent ces traits en jouant du « relief » et du « plat » pour rendre ce « héros », tantôt anodin, tantôt remarquable, tantôt plat, tantôt « bombé », tantôt secondaire, tantôt principal.
Examinons ensuite le héros idéologique, c’est-à-dire le héros qui coïncide avec le code de la morale sociale et qui, comme le rappelle Jouve, « suppos[e] un narrateur idéologiquement très présent » (p.254). Ce « héros » modèle, construit à partir d’un lieu idéologique unique, celui d’un centre, perçu comme absolu, est solidaire de valeurs sociales qui ne relèvent que d’un seul et même système normatif, ce qui, au plan textuel, implique l’intervention d’un narrateur (c’est-à-dire d’un « il ») dont le rôle est de cautionner explicitement le monde axiologique construit par le texte comme le seul monde possible. Dans La chanson du Cid par exemple, les interventions du narrateur en faveur du Cid ont pour fonction de désigner sans ambiguïté ce dernier comme le porteur des valeurs sociales légitimes.
On voit comment la transparence idéologique de ce type de héros – transparence qui fait de lui un « héros » monosémique – contredit la polysémie, constitutive du héros de la marge qui, pour se construire, a besoin, non pas de la caution d’une source évaluatrice en surplomb, mais plutôt d’un perspectivisme relatif ou total. Il suffit d’évoquer le monde dialogique de La Célestine pour prendre la pleine mesure de la force heuristique de cette dimension polyphonique. Considérons quelques points de vue portés sur le personnage de Célestine. À l’acte I, l’entremetteuse, présentée par Pármeno comme un personnage plat, impuissant « une vieille pute alcoolique », est vue par Calixte comme qui détient les clés de son destin (p.116) – personnage en relief – . À l’acte XII, Sempronio, aidé en cela de Parmeno, la traite de « vieille avare, tenaillée par la cupidité, tandis qu’à l’acte XV, Elicia qui pleure la mort de Célestine la décrit comme la mère qui la choyait, la protégeait, la rendait honorable « (p. 296). On pourrait à l’envi multiplier les exemples renvoyant à une construction qui relève de l’entrecroisement de points de vue divers et contradictoires, perçus comme autant d’instances évaluatrices légitimes. Cette vision polyscopique a pour effet de rappeler que toute évaluation a une « source », un point d’ancrage et que, comme telle, elle relève d’un système normatif « relatif » et non pas absolu. En conséquence, l’utilisation conjointe de sources évaluatrices différentes, et donc de systèmes normatifs contradictoires, permet de définir le « héros » comme un personnage qui occupe simultanément des espaces discontinus qu’il projette successivement les uns dans les autres : espace du « héros » impuissant et non conforme à l’idéologie dominante (vieille pute alcoolique), espace du héros surpuissant (détient les clés du destin d’autrui), espace du héros anti-héroïque (personnage cupide et vil), espace de l’héroïsme plat, mais conforme à l’idéologie dominante (image de la mère généreuse).
En suivant une logique similaire, on pourrait aborder le narrateur-protagoniste du Libro de buen amor comme un personnage construit sur la base de deux programmes narratifs contradictoires, l’un lié à la quête du salut (polarité théologique), l’autre à celle du plaisir (polarité érotique), soit la construction d’un univers où un sujet ne joue pas nécessairement qu’un rôle. De même que le traître se dédouble en jouant simultanément, vis-à-vis de l’actant sujet, le rôle d’adjuvant et d’opposant, le narrateur-protagoniste du Libro se dédouble en un « je », adjuvant au programme du « salut » et en un « je » opposant, comme pour rappeler que tout homme est un « mixte de corps et d’homme, dans sa totalité bonne et mauvaise » (p. 134, penser l’entre-deux). Ce bicentrage ou co-présence de normes contradictoires permet alors de mettre en exergue ce que l’on pourrait appeler un « perspectivisme intérieur », né du dialogue entre les « je ».
Ces déplacements symboliques, d’un pôle à l’autre, prennent dans les œuvres la forme de déplacements géographiques incessants : le héros de la marge est souvent, à l’échelle de la phrase, en position grammaticale de sujet des verbes de mouvement. Ces déplacements, parce qu’ils fondent la « deterritorialité » constitutive d’un héros qui s’introduit partout sans s’enraciner nulle part (qu’on pense à la figure de l’entremetteuse, à la figure du détective, aux errances du picaro, aux déambulations d’Ernesto) rendent problématique l’identification du héros de la marge comme « héros projectionnel ». Si, en effet, les multiples déplacements de ces héros correspondent à autant d’implantations dans des espaces normatifs contradictoires, comment susciter l’engagement émotionnel d’un lecteur qui ne les jugera sympathiques que par à-coups, c’est-à-dire de façon discontinue ?
Pour déjouer une telle difficulté et attirer la sympathie du lecteur envers ce type de « héros », l’auteur cherche généralement à créer un conflit entre la dimension idéologique de l’œuvre et sa dimension esthétique. Des procédés tels que l’humour, l’ironie, l’amphibologie, en maintenant à une certaine distance le pôle idéologique, jouent un rôle clé dans la mise en place d’un pôle esthétique, capable de susciter le rapport émotionnel entre le « héros » et le lecteur.
On s’aperçoit alors que l’« héroïté » du héros de la marge relève alors moins de l’héroïsme que du cynisme ou de la fonction critique : qu’on pense à l’archiprêtre évoquant son aventure avortée avec Cruz (sópome el clavo echar/el comio la vianda e a mi fazié rumiar) ou élaborant son autoportrait ; qu’on évoque Célestine brossant le portrait de sa vie ou Lazare racontant ses déboires ou encore Pepe Carvalho brûlant ses livres, partout, la foi dans l’héroïsme triomphant semble être morte.
L’opacité du héros de la marge renvoie alors à cette perte de confiance dans la transparence du monde, sa « deterritorialité », au refus de s’enraciner dans le « centre » illusoire d’un idéalisme réducteur ; sa polysémie à la volonté de construire des « modèles » qui soient plus conformes à la complexité problématique de la réalité.
De fait, dans l’expansion « de la marge », peu importe que le « de » marque l’origine (le héros procède de la marge), la destination (il est « héros » pour la marge) ou l’appartenance (il appartient à la marge) ; peu importe que le héros soit perçu comme un « marginal héroïque », un héros non héroïque ou pseudo-héroïque, puisqu’en définitive, c’est le héros qui choisit d’explorer l’inventivité des marges, pour marginaliser le « centre » et l’héroïsme triomphant.