Alexis Léger, natif de la Guadeloupe qu’il quitta définitivement au seuil de l’adolescence, fut l’un des plus grands poètes du xxe siècle sous le beau et énigmatique pseudonyme de Saint-John Perse. Il est l’auteur d’une œuvre exigeante, parfois hautaine, qui, à première vue, paraît chanter la geste de l’Occident conquérant. Quoi de plus normal, pourrait-on penser, venant d’un descendant de ces colons français (dits « Békés ») qui occupèrent, à compter du début du xviie siècle, nombre d’îles de l’archipel des Antilles ? En effet, Perse a célébré, dans Éloges (1911) notamment, son éveil au monde sur « l’Habitation Bois-Debout » parmi les « poules noires » (servantes) qui accouraient au moindre claquement de doigts pour servir avec déférence leurs maîtres blancs. Puis, il s’est fait, devenu adulte et ayant visité le monde, notamment la Chine, le héraut des civilisations majeures, celles qui ont eu l’ambition d’en imposer non seulement à leurs voisins, mais aussi à l’univers entier. Parmi elles, la gréco-latine occupe, bien évidemment, la toute première place.
Le philosophe martiniquais Émile Yoyo, dès 1975, questionna cette perception du poète dans un texte resté célèbre, Saint-John Perse et le conteur, à travers lequel il opéra une comparaison entre la poésie de Perse et celle d’Aimé Césaire, son presque contemporain, pour aboutir à la conclusion que si le discours persien semble ouvertement suprématiste, à l’inverse du discours césairien qui se veut anticolonialiste et universaliste, le style de l’auteur d’origine blanche créole est incomparablement plus enraciné dans la réalité créole que celui de l’auteur nègre du Cahier d’un retour au pays natal (1939). Cette position critique de Yoyo, qui constitua la toute première tentative de rapatrier l’œuvre de Perse dans le giron de la littérature antillaise, souleva d’interminables polémiques qui ont eu pour effet positif de réévaluer les jugements portés sur l’œuvre de ce dernier. De poète entièrement dévoué à la cause de l’occidentalité, Perse finit par révéler des aspects bien plus complexes de sa personnalité et de sa poésie dès l’instant où l’on accepte un instant de ne pas le considérer comme une sorte de Claudel né par hasard sous les Tropiques.
Le CRILLASH a voulu continuer sur cette voie en organisant une journée d’étude sur le thème de l’imaginaire et de l’idéologie dans la trajectoire persienne, thème qu’ont exploré tour à tour André Claverie, Samia Kassab, Jean Bernabé et Raphaël Confiant. A. Claverie, s’interrogeant sur « La poétique de l’histoire dans l’œuvre de Saint-John Perse », s’efforce de montrer comment le poète se donne pour tâche, de « recréer une nouvelle forme de ferveur, d’éloge et de sacré… », dans un monde (le xxe siècle) traversé par des conflits d’une telle barbarie qu’ils ont fini par faire douter l’homme de lui et de ce qu’il a bâti sous le nom de Civilisation. C’est donc « à la poésie de prendre le relais des utopies religieuses de l’espérance ». D’être une « vision prophétique du présent », d’en vivre intensément le drame. Et ce faisant, l’écriture de Perse est à resituer dans la pensée de la déconstruction (Nietzsche, Derrida, etc.) qui s’emploie à contester le logocentrisme occidental en remettant en question l’individu rationnel de la modernité. Ainsi, A. Claverie relit donc Éloges non plus comme une pure célébration de l’ordre plantationnaire, mais comme une résiliation des stéréotypes et mythes coloniaux, une « prise de congé définitive avec le monde colonial antillais »
Samia Kassab, pour sa part, s’interroge sur la représentation de la langue chez Saint-John Perse, décelant chez le poète ce que la psychologie nomme une « double conduite contradictoire », puisque d’un côté l’auteur d’Anabase glorifie celle-ci « de manière dionysiaque », alors que d’un autre côté il tient un discours normatif, faisant l’éloge d’une langue pure, non mélangée. S. Kassab entend le terme « représentation » dans un triple sens : celle de la langue comme corps géologique et érotique (« la lourde phrase humaine pétrie de tant d’idiomes »), réactivant les archaïsmes, redécouvrant les étymologies, accueillant les apports extérieurs comme une bienfaisante pollinisation ; ensuite comme conception stylistico-éthique allant dans le sens d’un refus du métissage linguistique et d’une crainte de la babélisation ; enfin comme rhétorique, puisque la parole est un lieu d’exercice du pouvoir social et se doit donc d’avoir une pleine maîtrise d’elle-même, tenant en ses marges tout ce qui peut entraîner turbulences, fissures et « perte du nom », ce nom que Perse s’est fait fort d’« habiter ».
Jean Bernabé tente, à son tour, de démontrer que le concept de « créolité », tel qu’il a été défini dans l’Éloge de la Créolité, rend compte de certains aspects de la démarche persienne à l’endroit des Antilles en ce qu’il met l’accent sur la nécessité d’inventorier l’« archive émotionnelle » de chacun des peuples qui ont participé à la construction de cette société « bricolée » (Lévi-Strauss) qu’est la société créole. Analysant le poème « Midi, ses fauves, ses famines… » d’Amers, J. Bernabé y décèle une sorte de récit épique en trois temps : conquête ; mise en place de la domination ; défaite et décadence (« Et l’homme au masque d’or se dévêt de son or en l’honneur de la mer »). Suivi d’une renaissance par le biais du mélange entre l’ancien maître et cette figure métamorphique de la mer que sont les « filles noires et sanglantes ». Derrière le lyrisme sacral de Perse ne se cacherait-il pas une (auto-)critique de la geste occidentale ?
Raphaël Confiant, enfin, va méditer sur la quête de ce que Perse appelle « l’antique phrase humaine ». Le poète n’est pas du tout en quête de la langue originelle, adamique, comme l’ont fait maints prédécesseurs, mais nous invite à errer dans « des langues très lointaines », dans « les plus vieilles couches du langage ». Pour R. Confiant, la poésie de Perse se pose ainsi en anti-Évangile dans la mesure où elle ne dit point « Au commencement était le verbe », mais bien « Au commencement était la phrase » : « Moi, j’ai pris charge de l’écrit, j’honorerai l’écrit » (Amers). C’est par son biais que le poète tente d’approcher une manière d’au-delà du langage, quand celui-ci n’était que purs sons, sifflements, chuintements, au temps des « plus hautes tranches phonétiques », ce qui fait de la poésie persienne une quête de l’obscur éclat du phonème, moment où les sons se joignent pour se différencier, s’opposer et que, peu à peu, surgit le sens. Dans sa linguistique imaginaire et son désir de remonter « ce pur délice sans graphie où court l’antique phrase humaine », Perse rejoint la philosophie de la Déconstruction et la notion d’« archi-écriture » c’est-à-dire le déjà-là de l’écrit dans toute parole, remettant ainsi en cause le logocentrisme occidental.
Ces réflexions croisées nous proposent une lecture renouvelée de l’œuvre du prix Nobel de littérature (1960), prouvant s’il en étant besoin le caractère inépuisable, comme éternellement recommencé, des grands textes, ceux dont l’ambition dépasse le moi de l’auteur ou son lieu d’origine pour embrasser l’entier du monde.