Introduction
Appréhender le conflit d’identité entre Haïti et la République dominicaine à travers les manuels scolaires d’histoire et de géographie, revient à analyser un aspect important de la construction socio-politique des citoyens de ces deux pays qui occupent la même île. Il s’agit de questionner la portée de la transmission des savoirs à travers l’école pour mieux saisir les oppositions construites entre les identités nationales haïtienne et dominicaine. L’école a pour but de former et socialiser les citoyens. Elle peut favoriser ou non les rapprochements, renforcer ou non les conflits.
Selon Émile Durkheim, l’école est une machine qui façonne l’individu, et ce à des fins de socialisation. Il explique ainsi que :
L’éducation est l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer chez l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné (Durkheim 2002 : 9).
Pour sa part, Pierre Bourdieu considère que l’école favorise aussi l’inégalité sociale, car le système scolaire « est un des facteurs les plus efficaces des conservations sociales, en ce qu’il fournit l’apparence d’une légitimation aux inégalités sociales » (Bourdieu 1966 : 325). L’école sert donc à « formater » l’homme, c’est-à-dire qu’elle le prépare selon un modèle précis, véhiculé notamment par les manuels scolaires.
En ces pays jadis dominés (Haïti et République dominicaine), les systèmes scolaires sont calqués sur les modèles éducatifs des ex-colonisateurs, en l’occurrence la France et l’Espagne. Or ces modèles éducatifs ont pris naissance dans des violences esclavagistes se fondant sur l’extermination, le pillage, la division, la haine. Si l’histoire et la géographie sont des disciplines qui participent de la construction identitaire d’une nation, et que les manuels scolaires de ces disciplines servent à véhiculer des valeurs tant sociales que culturelles, comment comprendre alors le sentiment de haine existant entre Haïtiens et Dominicains ? Et en quoi ces manuels peuvent-ils participer de cette opposition d’identités ?
Nous tenterons de comprendre ces conflits à partir des ouvrages pédagogiques qui traitent l’histoire et la géographie d’Haïti et de la République dominicaine2, en nous appuyant sur ce propos du sociologue dominicain Carlos Andújar (2007 : 17), qui soutient que :
L’identité est précisément l’ensemble des valeurs à la fois sociales et culturelles qui se forgent au fil du temps, constituant un support dans la mémoire sociale des êtres humains qui forment une communauté et un sentiment d’appartenance (trad.3).
Le concept d’identité renvoie à tout type d’affinité et d’appartenance, à tout lien « d’auto-compréhension et d’auto-identification », affirme Rogers Brubaker (2001 : 66), soit aux valeurs morales, patriotiques, politiques, civiles, aux croyances, aux formes d’expression, de personnalité de toute communauté dans la représentation de Soi face à l’Autre.
À partir d’une démarche didactique et d’une méthode quantitative, nous ferons d’abord une observation des évolutions des constructions d’identités de ces pays à travers le temps. Nous aborderons ensuite la question d’une démarche différente de ces constructions, démarche visible dans les manuels étudiés. Enfin, nous questionnerons l’enseignement du passé violent.
1. Le poids du passé dans les évolutions des constructions identitaires en République d’Haïti et en République dominicaine
Les oppositions identitaires entre République d’Haïti et République dominicaine se perpétuent de génération en génération. Pourtant, Matías Bosch Carcuro, directeur exécutif de la Fondation Juan Bosch en République dominicaine (Bosch Carcuro 2015 : 1), note que :
le peuple dominicain et le peuple haïtien ne sont pas condamnés à vivre subordonnés à la doctrine du conflit. Il n’y a aucune raison historique qui les a opposés dans leurs identités, leurs cultures, leurs manières de vivre ensemble, leurs valeurs ou leurs aspirations (trad.4).
Il y a lieu de remarquer que la colonie Saint-Domingue française et la colonie du Santo Domingo español ont été comme deux « sœurs siamoises ». Toutefois, en devenant la République d’Haïti et la République dominicaine, elles ont choisi des constructions identitaires les menant dos-à-dos, comme deux faces d’une même pièce. La proclamation de l’indépendance d’Haïti (l’ancienne colonie Saint-Domingue française) en 1804, a fait de cette partie de l’île une rivale puissante de l’autre versant. La proclamation de l’indépendance dominicaine en 1844 résulta de troubles politiques entre la République d’Haïti et le Santo Domingo español. De cette histoire de violence et de guerre émane la construction d’une haïtiannité liée à l’africanité, opposée à une dominicanité liée à l’hispanité. Pourtant, ces identités sont toutes deux liées à la fois à l’Afrique et à l’Europe, comme le souligne, parmi d’autres, le Dominicain Carlos Andújar, qui rappelle que : « notre identité a pour références ancestrales l’Afrique et l’Europe » (trad.5) (Andujar 2007 : 19). Mais les deux républiques se sont trouvées plongées dans un tel antagonisme que les manuels scolaires d’histoire et de géographie haïtiens s’opposent à la République dominicaine en choisissant de ne pas étudier leur histoire commune, et en évitant, dans bien des cas, de citer son nom.
Dans beaucoup d’autres livres qui étudient l’histoire d’Haïti et de la République dominicaine, les auteurs montrent deux pays enferrés dans des conflits identitaires qui se perpétuent, pour ne citer que le Manual de historia dominicana de Frank Moya Pons et la République d’Haïti et la République dominicaine du Dr. Jean Price-Mars. D’après Moya Pons, les manifestations du 1er et du 16 janvier 1844 des Trinitaires dans la partie orientale (l’actuelle République dominicaine), ont eu pour but de se séparer de la France et de se rebeller contre Haïti. Il explique que :
Ces deux manifestations sont devenues la dernière expression de la population orientale considérée comme totalement différente de la population haïtienne, notamment en ce qui concerne ses caractéristiques culturelles de base : la langue, la race, la religion et les coutumes domestiques… (trad.6) (Moya Pons 1981 : 277).
L’une des causes du conflit identitaire entre les deux pays concernés, présente dans les manuels scolaires de collège et de lycée, est la colonisation, qui a laissé une marque dans la mentalité de beaucoup, et l’idée que les Nègres ne sont pas des êtres humains comme les Blancs. Selon Jean Price-Mars, Maximo Coicou Henriquez, éminent professeur dominicain, spécialiste de l’histoire haïtiano-dominicaine, déclare, dans le premier tome de son Histoire de Santo Domingo, que :
le Nègre haïtien – même au point de vue économique – n’est pas un agent d’échange puisqu’il ne produit et ne consomme que médiocrement. Du point de vue social, il n’est pas resté le sauvage tiré des forêts de l’Afrique, le sauvage étant la plante humaine originale, il est devenu « le barbare » que son maître d’autrefois a dépouillé de sa façon d’être native sans y substituer quelque chose d’autre. De là le comportement « baroque » de tout barbare et l’hétérogénéité de l’âme haïtienne (cité par Price-Mars 2009 [1953] : 100).
Ceci est l’un des exemples du fait que certains auteurs dominicains encouragent ce conflit identitaire dans leurs écrits, en se prévalant de la suprématie raciale d’un « Nous-Blancs » hérité de la période coloniale.
Pour mieux décrypter ces constructions identitaires en opposition, il importe de souligner l’évolution entre union et désunion à partir de ce qui est enseigné dans les écoles haïtiennes et dominicaines. Remontons à la genèse de cette histoire, quand Christophe Colomb ouvrit un nouveau chapitre de l’histoire du monde lors de son arrivée le 5 décembre 1492 à Haïti, Quisqueya ou Bohio, partie d’un « Nouveau monde ». Rappelons qu’Haïti est un nom donné par les indigènes et que ce nom signifierait, selon les Haïtiens : Grande Terre, Terre haute et Terre montagneuse, et pour les Dominicains, Tierra Madre (Terre Mère), terre que Colomb appela lui-même Hispaniola (tiré de l’espagnol La Española, soit la Petite Espagne). Cette dernière aura eu pour capitale Isabela (Isabelle), considérée comme première « ville du Nouveau Monde », construite en 1493 par Christophe Colomb. Ce dernier retourna en Espagne et laissa son jeune frère, Bartolomé Colomb, gouverneur d’Hispaniola, lequel allait fonder en 1496, au sud du fleuve Ozama, la Nueva Isabela (Nouvelle Isabelle). Lorsque cette dernière fut détruite par un ouragan en 1502, elle fut reconstruite par le gouverneur Nicolás Ovando et cette capitale devint ensuite Santo Domingo, nom de l’actuelle capitale du pays voisin d’Haïti.
Le passé colonial est d’un grand poids dans l’élaboration des manuels scolaires des deux républiques, d’autant que les manuels contemporains insistent sur la période coloniale. Dans ces manuels d’histoire et de géographie, tout commence cependant par l’évocation d’un lieu commun : Isabela (Isabelle), ville pionnière d’Hispaniola. C’est une ville à laquelle ces manuels accordent beaucoup d’importance. Autrement dit, les deux pays font mention de cette capitale pour montrer qu’au début de l’époque coloniale, l’île d’Hispaniola avait une même capitale ou une seule ville. À ce titre, le manuel dominicain de 6e souligne : « dans la première décennie de la colonisation de notre île, deux villes importantes ont été fondées : La Isabela et Santo Domingo » (trad.7) (El equipo de investigaciones pedagógicas de Editorial Santillana 2010 : 71). Et dans le manuel haïtien de classe de 7e, nous pouvons lire : « Colomb fonda alors la ville de la Isabelle en l’honneur de la reine Isabelle de Castille (actuellement localisée près de la ville dominicaine de Puerto Plata) » (Emmanuel 2011 : 62). En ce sens, il apparaît que tant les manuels d’Haïti que ceux de République dominicaine valorisent une histoire initiale commune, à travers le fait qu’ils ont en quelque sorte un même lieu de départ.
Hispaniola, l’une des riches colonies du « Nouveau Monde », avec ses mines d’or, ses épices… est donc une colonie espagnole. En raison de sa richesse, elle ne tarde pas à attirer aventuriers et nouveaux colons qui cherchent fortune. C’est ainsi que dès 1626, des colons français, hollandais et anglais débarquèrent et livrèrent bataille aux Espagnols. Des frontières furent en conséquence tracées. En 1697, par le traité de Ryswick, la France prend possession du tiers de l’île, sa partie occidentale, la partie orientale reste à l’Espagne. D’où, dès lors, l’existence de deux colonies dans l’ex-Hispaniola : celle de Santo Domingo (pour les Espagnols) et celle de Saint-Domingue (pour les Français).
Dans le manuel dominicain de la classe de 6e par exemple, nous remarquons qu’après la guerre, il y eu un échange commercial entre ces colonies. Nous pouvons lire à cet égard : « une période d’échanges commerciaux, de produits manufacturés et de bétail a débuté entre la colonie française de Saint-Domingue et la colonie espagnole de Saint-Domingue » (trad.8) (El equipo de investigaciones pedagógicas de Editorial Santillana 2010 : 91). Cela indique que des relations ont eu lieu entre ces colonies, notamment au profit de leurs métropoles. Toutefois, la délimitation des deux territoires posa problème et la guerre reprit. En 1777, un autre Traité, du nom d’Aranjuez, permit d’établir officiellement de nouvelles frontières entre les deux colonies. Enfin, en 1795, par le traité de Bâle, l’Espagne accorda la partie orientale de l’île à la France. Cette dernière sera chassée de la partie occidentale de l’île en 1804 par les esclaves révolutionnaires saint-dominguois. L’île est alors partagée entre la République d’Haïti et la colonie de Santo Domingo. Ensuite, cette dernière fut soumise à une période de troubles qui déboucha, en 1809, sur l’expulsion des Français qui s’y étaient installés, et de nouveau placée sous juridiction espagnole, avant d’être libérée par ses colons locaux pour constituer brièvement l’Estado Independiente de Haití Español (l’État indépendant d’Haïti espagnol). Cette dénomination, qui reprend en partie celle d’Haïti, témoigne alors d’une certaine cohésion entre les deux entités. Mais ce nouvel État sera dissout, annexé et occupé pendant vingt-deux ans par le président haïtien Jean-Pierre Boyer, de 1822 à 1844. Depuis la séparation de l’entité hispanophone d’avec Haïti, l’île s’est constituée en deux États : la République d’Haïti et la République dominicaine, chacun revendiquant sa propre identité nationale.
2. Une démarche différente de construction identitaire entre les deux versants de l’île, visible dans les manuels scolaires d’histoire et de géographie
La construction des identités nationales interagit dans l’enseignement. En raison des luttes identitaires et politiques entre les deux pays en question, il ressort, lorsque nous tentons d’appréhender l’évocation que chaque pays fait de l’autre, que la situation est assez opaque. Dans le manuel haïtien de la classe de 7e, il est souligné que la République d’Haïti et la République dominicaine forment une seule et même île, bien qu’elle soit divisée politiquement et administrativement : « Mon pays Ayiti, fait partie d’une île comprenant deux États : la République d’Ayiti et la République dominicaine » (Emmanuel 2011 : 131). Pourtant, ce même manuel tend à oublier l’Autre dominicain car l’altérité dominicaine n’y est pas traitée ou fort peu. Rien de la république voisine n’est évoqué en profondeur dans ce manuel contenant pourtant plus de 160 pages. Il y a tout de même des exceptions. Les manuels scolaires de niveau lycée font mention de la partie Est de l’île lorsqu’est rappelée la politique d’expansion qu’y mena Jean-Jacques Dessalines, soit la « Campagne de l’Est » (Emmanuel 2010 : 59). Le nom du pays voisin est encore mentionné quand il est question du soulèvement contre la domination de Jean-Pierre Boyer en 1843. En guise d’illustration, le manuel de Terminale contient l’affirmation suivante : « l’échec de l’Est fut total et le pays devint indépendant sous le nom de République dominicaine » (Emmanuel 2010 : 132). Dans des parties relevant de la géographie et dans celles qui abordent les conflits frontaliers, la République dominicaine est également citée. L’intitulé : « La Question Dominicaine » (Emmanuel 2010 : 160), est repris deux fois pour souligner que certains chefs d’État haïtiens qui précédaient le président Guillaume Fabre Nicolas Geffrard (janvier 1859-mars 1867) ont toujours évoqué l’idée d’une « mer pour frontière ». Après le sous-titre : « Relation avec la Dominicanie » (Ibid. : 202), il est noté que deux conventions ont été signées, en 1880 et 1882, avec la République dominicaine, pour la reprise des rapports entre les deux États, sous la présidence haïtienne de Lysius Salomon. Et ce sous-titre précède l’évocation du massacre de 1937 (Ibid. : 239).
En conséquence, les manuels d’histoire et de géographie d’Haïti du niveau collège, dont certains comportent, nous l’avons vu, plus de 150 pages (et ceux de lycée, plus de 250 pages), n’évoquent guère la République dominicaine, que ce soit dans les textes ou à travers les iconographies. Et quand c’est le cas, c’est plutôt pour mentionner les expansions qu’Haïti y mena ou les faits de tension entre les deux entités. À noter également que le nom du pays voisin est cité quelques fois dans la partie relevant de la géographie, surtout dans des cartes de demi-îles utilisées, sans donner lieu néanmoins à une représentation physique détaillée du pays voisin. Cela semble montrer à quel point Haïti défend plutôt la division que le vivre-ensemble. Les manuels scolaires d’Haïti omettent donc sciemment la République dominicaine. L’Autre dominicain est nié et cela ne favorise guère l’entente. La non-représentation de l’histoire commune de ces deux anciennes colonies, ou pour le moins, l’oblitération relative de la République dominicaine dans les manuels d’Haïti, sont autant de silences sur des évènements ou des personnages historiques, ce qui pourrait donner l’impression que se cultive ici une sorte de vengeance.
À l’inverse, les manuels dominicains s’intéressent à l’histoire d’Haïti. Ils indiquent, par exemple, que la stratification raciale de Saint-Domingue et la déterritorialisation des Africains ont été un lourd prix à payer pour la Saint-Domingue française. Nous pouvons lire dans le manuel dominicain de la classe de 6e que :
Au XVIIIe siècle, Saint-Domingue vivait au milieu d’une inégalité sociale fondée sur la discrimination raciale. [...]. L’impact de l’importation d’esclaves noirs influe de manière significative sur la composition raciale de ce qui sera plus tard la nation haïtienne (trad.9) (El equipo de investigaciones pedagógicas de Editorial Santillana 2010 : 93).
Une étape-clé de l’histoire de cette île eut lieu, rappelons-le, quand la colonie de Saint-Domingue française prit son indépendance, le 1er janvier 1804. Ce fut peu après, pour la nouvelle République d’Haïti, l’occasion d’un changement radical de statut : le passage de l’état d’ancienne colonie à celui de colonisateur. La République d’Haïti lutta alors contre les Espagnols pour que la colonie du Santo Domingo español se libère de la domination espagnole, mais aussi pour l’annexer, quand Jean-Pierre Boyer, sous prétexte d’unité de l’île, domina la partie hispanophone. Dès lors, une inimitié s’enracina entre les deux entités, comme le souligne le manuel d’histoire dominicaine du niveau 7e : « le traitement reçu par les Dominicains des autorités haïtiennes a contribué à la séparation entre les deux nations » (trad.10) (El equipo de investigaciones pedagógicas de Editorial Santillana 2014 : 90).
Nous pouvons remarquer par ailleurs, que des manuels dominicains traitent soigneusement de l’indépendance haïtienne, lorsque qu’y est indiqué, par exemple, que :
la Révolution Haïtienne est la première révolution en Amérique qui montra la nécessité sociale de l’abolition de l’esclavage. Cette révolution culmina en 1804, avec la proclamation de la liberté de tous les esclaves » (trad.11) (El equipo de investigaciones pedagógicas de Editorial Santillana 2010 : 127).
Un autre manuel dominicain de 6e année (El libro de Ciencias Sociales de sexto) reprend le même thème :
La Révolution haïtienne a été la seule lutte des esclaves terminée avec succès. Haïti a été le premier pays d’Amérique latine à devenir indépendant. C’était aussi le premier où l’esclavage a été aboli et où l’égalité de tous les êtres humains a été reconnue (trad.12) (Hernández Grullón et Hernández Polanco 2000 : 121).
C’est une représentation qui valorise la République d’Haïti, suggérant qu’elle représente la mère de la liberté des Nègres esclavagisés. Mais notons que ces mêmes manuels choisissent de ne pas évoquer les périodes récentes de l’histoire d’Haïti. N’est-ce pas alors une façon de perpétuer une forme d’opposition ? Et ce même manuel de 6e dominicain semble dans l’erreur quand il enseigne que l’indépendance d’Haïti a garanti la liberté de « tous les êtres humains ». D’autant que le manuel de Terminale d’Haïti rappelle, lui, que l’article 12 de la première constitution haïtienne stipule « qu’aucun Blanc, quelle que soit sa nation, ne mettra le pied sur le territoire à titre de maître et n’en pourra acquérir à l’avenir aucune propriété » (Emmanuel 2010 : 54).
Les manuels dominicains retracent la gouvernance de Jean-Pierre Boyer sous l’angle d’une « invasion haïtienne ». À titre d’exemple, dans un texte évoquant la domination haïtienne, nous pouvons visualiser deux iconographies intitulées : « Scène de l’occupation haïtienne » et « Route de l’invasion de Boyer » (trad.13) (El equipo de investigaciones pedagógicas de Editorial Santillana 2014 : 88). Ce chapitre portant sur le rappel de la période de Jean-Pierre Boyer, montre à quel point cet épisode fut traumatique pour les Dominicains14. Ce trauma ne contribue-t-il pas à enraciner l’inimitié des élèves dominicains envers Haïti ?
Pourtant, les nationalistes dominicains et haïtiens ont eu à partager des épreuves semblables, à savoir les occupations américaines en République dominicaine (1916-1924) et en Haïti (1915-1934). Concernant l’occupation étatsunienne, le manuel dominicain de la classe de 8e, souligne que : « les nationalistes et le mouvement ouvrier naissant se sont unis » (trad.15) pour se débarrasser de l’occupant nord-américain (El equipo de investigaciones pedagógicas de Editorial Santillana 2008 : 48). Concernant Haïti, ce même manuel dominicain affirme que :
dès le début de l’invasion, il y eut des mouvements de résistance des élites urbaines et des intellectuels, il y eut des mouvements de résistance armée, de caractère paysan et populaire, surtout dans le nord et le nord-est d’Haïti… (trad.16) (El equipo de investigaciones pedagógicas de Editorial Santillana 2008 : 101).
En revanche, si les manuels haïtiens, comme celui de la classe de 9e, consacrent de nombreuses pages à l’évocation de l’occupation nord-américaine en Haïti, ils n’évoquent guère l’occupation de l’autre partie de l’ex-Hispaniola.
Il importe encore de noter que ce manuel fait mention de la terre voisine surtout pour évoquer le massacre d’Haïtiens en 1937 à la frontière de Dajabón (l’opération perejil – persil17). Nous y lisons à cet égard : « après les massacres d’Aysiens ordonnés par Trujillo, c’est le gouvernement de Vincent qui empoche le montant de l’indemnité… » (Emmanuel 2009 : 118).
En 1937, le président Rafael Leónidas Trujillo y Molina concrétisa un discours identitaire mortifère qui construisait la dominicanisation – l’élaboration de l’identité dominicaine – sur un racisme anti-noir qui culmina avec l’assassinat de milliers d’Haïtiens (20 000 ?) sur la rive dominicaine de la rivière Dajabón séparant les deux pays. Dans un manuel scolaire dominicain de 8e, il est admis que :
avec le déni de notre héritage africain, la dictature a exploité au maximum les contradictions historiques avec le peuple haïtien. [...], et en 1937, il a proclamé la dominicanisation de la frontière […]. Cette propagande a créé des conditions favorables pour justifier qu’en octobre de cette année, en 1937, Trujillo ordonnera le massacre des Haïtiens dans les zones frontalières (trad.18) (El equipo de investigaciones pedagógicas de Editorial Santillana 2008 : 66-67).
Les manuels scolaires dominicains du niveau lycée étudient, entre autres, les différents conflits politiques entre les deux pays, comme les diverses invasions haïtiennes en République dominicaine. À propos d’un envahissement qui a eu lieu sous le gouvernement de Jean-Jacques Dessalines, le manuel de Tercero de Bachillerato explique ceci :
cette invasion est due principalement à la préservation et à la protection de l’État haïtien naissant, aux idées de Dessalines sur l’indivisibilité de l’île et à son désir d’expulser les Français de l’Est pour étendre sa domination à toute l’île (trad.19) (El equipo de investigaciones pedagógicas de Editorial Santillana, 2013 : 40).
Par ailleurs, l’enseignement de la période de domination de Jean-Pierre Boyer sur la partie Est est détaillé dans les manuels dominicains.
Les manuels scolaires, d’un côté comme de l’autre, soulignent combien ces deux sociétés se sont violemment confrontées. Il convient de se demander si le ressassement de ce passé heurté renforce le ressentiment ou permet la réconciliation.
3. L’enseignement du passé violent à Hispaniola et ses conséquences
C’est à travers l’école, appareil idéologique par excellence, que les États modèlent les citoyens de demain, en leur proposant, dans les manuels scolaires d’histoire et de géographie, une méthode de pensée accentuant un certain nombre de perceptions et de réactions selon une intentionnalité particulière.
Les manuels scolaires haïtiens et dominicains semblent en guerre. Le manuel scolaire du Tercero de Bachillerato dominicain parait chercher à culpabiliser la République d’Haïti tout en essayant de valoriser la République dominicaine. C’est ce qui ressort d’un texte de l’historien dominicain Frank Moya Pons inscrit dans ce manuel, qui stipule que :
la Nation dominicaine n’est pas née avec un discours de fondation raciale ou raciste, car pour être dominicain, au début et tout au long de l’histoire, il n’a jamais été nécessaire de définir le Blanc, le Créole, le Noir ou le Jaune, mais d’être simplement né sur cette terre. En revanche, dans les constitutions haïtiennes, la pleine nationalité était définie en fonction du statut racial… (trad.20) (El equipo de investigaciones pedagógicas de Editorial Santillana, 2013 : 35).
En considérant que la nation haïtienne est fondée sur la race alors que la nation dominicaine ne le serait pas, ce manuel dominicain ne veut-il pas enseigner qu’Haïti est plus raciste que la République dominicaine ? Un manuel haïtien de classe Terminale, en revanche, ne veut-il pas enseigner, sans autre questionnement, qu’il existe en terre voisine une idéologie raciste ? Citons son propos :
Il se développe dans un tel contexte, une idéologie anti-haïtienne au niveau de la classe dominante dominicaine et le gouvernement dominicain s’engage dans une politique de blanchiment de sa population (Emmanuel 2010 : 242).
Dominicanisation contre haïtianisation ? Les manuels de chaque pays chercheraient en fin de compte à culpabiliser l’autre versant de l’île en élaborant des discours identitaires conflictuels. Ces manuels présentent souvent une version unilatérale qui rend les élèves incapables d’esprit critique. La réflexion sur la participation de l’école, par le biais des manuels, au conflit d’identitaire de l’ex-Hispaniola, laisse à penser que certains manuels participent de la perpétuation du racisme, de la discrimination, de l’opposition, du rejet… Et parfois même en dépit de bonnes intentions. Le passage suivant d’un manuel dominicain de 7e témoigne sans doute de ces bonnes intentions :
Ainsi, notre identité nationale s’est enrichie de l’héritage culturel de nos aborigènes, ainsi que des influences de pays tels que l’Espagne ou la France, et des Noirs d’Afrique qui ont laissé un héritage indélébile dans notre culture (trad.21) (El equipo de investigaciones pedagógicas de Editorial Santillana 2014 : 54).
Reste à savoir pourquoi parmi les héritages culturels, est-il souligné que celui de l’Afrique est indélébile ? On peut se demander alors si les héritages culturels européens sont effaçables dans la culture dominicaine. Dans cette même veine, soit la valorisation des héros noirs et l’oubli des héros blancs, dans le manuel dominicain de 6e : El libro de Ciencias Sociales de sexto, nous pouvons lire ceci :
Au moment de notre indépendance, le mélange des ethnies était très fort, donc les mulâtres se sont intégrés sans problème à la lutte pour l’indépendance. Parmi les leaders les plus importants, il y avait des Noirs : Francisco del Rosario Sánchez, Gregorio Luperón, Ulises Heureaux et les frères Puello, entre autres, ont participé à ces luttes (trad.22) (Hernández Grullón et Hernández Polanco 2000 : 115).
Pourquoi, dans ce mélange d’ethnies, les noms des figures emblématiques dominicaines ne sont-elles pas toutes mis en exergue ? Il est surtout question des efforts des chefs mulâtres et/ou des leaders noirs dans la formation de la nation dominicaine. Ce faisant, ne risque-t-on pas d’opposer les groupes dominicains catégorisés comme mulâtre et/ou noir à celui dit blanc, en enseignant aux apprenants les efforts des uns et en oubliant ceux des autres dans la lutte contre le régime haïtien au XIXe siècle ?
Dans ce même manuel dominicain de 6e, l’histoire d’Haïti est largement enseignée en s’appesantissant sur le conflit d’identité des deux peuples et en dénonçant, notamment, le racisme dominicain à l’égard des Noirs en général et envers les Haïtiens en particulier. Cette intention peut se comprendre car le problème est réel. Néanmoins, cette façon de faire ne constitue pas un appel à la réconciliation et ne semble aboutir qu’à opposer la population voisine à celle d’Haïti ou qu’à contribuer à perpétuer la haine envers le peuple haïtien. Le texte suivant en témoigne également :
Le système racial et politique de l’apartheid qui existait en Afrique du Sud, l’extrême sud du continent africain, est une expression du racisme dans le présent. Pareil pour le traitement reçu par les Latino-Américains aux États-Unis et sur le continent européen, ainsi que par les Haïtiens sur notre territoire de la part de certains Créoles. Pourtant, à l’heure actuelle, nous maintenons un certain rejet envers la population noire et principalement celle de nationalité haïtienne. Cette attitude a été cultivée par le gouvernement, à l’époque où Rafael Leónidas Trujillo et Joaquín Balaguer nous dirigeaient. Malgré la disparition des deux, nous continuons dans une situation similaire (trad.23) (Hernández Grullón et Hernández Polanco 2000 : 115).
De plus, ce manuel se demande « Pourquoi dans notre pays rejetons-nous les Noirs ? » (trad.24) (Ibid. : 116). Sa réponse est la suivante : « Être libre signifiait affronter les Haïtiens [en 1844]. Mais [aujourd’hui,] ils ne représentent plus un danger pour notre indépendance » (trad.25) (Ibid. : 147). Dénoncer à ce point le comportement anti-noir et/ou anti-haïtien, n’est-ce pas ajouter de l’essence sur le torchon qui brûle entre deux pays et être, au final, contre-productif ? La radicalité de ce manuel a indigné des acteurs politiques dominicains.
Il est à noter par ailleurs, que les manuels dominicains commettent parfois des erreurs en évoquant l’histoire d’Haïti. Celui de la classe de 6e année enseigne par exemple que : « L’île d’Haïti (aujourd’hui Santo Domingo) a servi de base d’opération pour conquérir et coloniser le reste du continent » (trad.26) (Ibid. : 25). Or l’île d’Haïti ne peut pas se réduire à Santo Domingo. Autre exemple, un manuel dominicain de 7e note que : « Le 1er janvier 1804, l’indépendance d’Haïti est proclamée et Dessalines est élu président du nouvel État haïtien » (trad.27) (El equipo de investigaciones pedagógicas de Editorial Santillana 2014 : 42). Et le manuel de 6e tente d’expliquer à son tour, qu’« Après l’indépendance haïtienne, Dessalines a été élu président, cet ancien esclave est celui qui a remplacé Toussaint à la tête de la cause des Noirs » (trad.28) (Hernández Grullón et Hernández Polanco 2000 : 80). Or Jean-Jacques Dessalines n’a jamais été élu président d’Haïti. Il s’est nommé d’abord « gouverneur général à vie », puis est proclamé empereur.
En 2015, en raison de lacunes pédagogiques, d’une représentation historique d’Haïti considérée comme erronée, et surtout de la dénonciation du racisme dominicain dans le manuel de 6e précité, un scandale a éclaté quant à l’utilisation de certains textes d’histoire dans les écoles dominicaines. Des Dominicains ont considéré que ce manuel n’explique pas réellement les processus historiques de manière séquentielle, que les textes n’y sont pas correctement contextualisés, qu’il en découle une distorsion de la vérité et des lacunes impardonnables pouvant inciter les apprenants à croire que la République dominicaine est un pays raciste. Son retrait fut donc demandé29 (Pantaleón 2015 : 1).
Ce manuel scolaire contient certes des données historiques erronées. Mais la demande de son retrait par les autorités dominicaines fut davantage fondée sur le fait qu’il a condamné l’anti-haïtianisme dominicain et qu’il s’est montré, en somme, trop favorable à Haïti. Il fut remarqué, à propos de ce livre, que « dans ce texte, les enfants sont invités à dessiner et colorier le drapeau haïtien, à apprendre les noms des rivières d’Haïti et à écrire une poésie sur le leader haïtien Toussaint Louverture » (trad.30) (Ibid. : 1), ce que déplore l’ancien secrétaire à l’éducation, Ivelisse Prats de Pérez. De plus, le président du Parti Chrétien de la Réforme Sociale (PRSC), Federico Antún Batlle, fut de ceux qui demandèrent, d’une façon plus générale, aux autorités du ministère de l’Éducation nationale dominicaine, de retirer les manuels d’histoire trop favorables à Haïti et présentant une version « distordue » de l’histoire de la fondation de la nation dominicaine. Les manuels tels que ceux des classes de quatrième, de cinquième et de sixième années, contiendraient une « distorsion aberrante et anti-nationaliste » (Antún Batlle 2020 : 1) des faits historiques relatifs à la création du peuple dominicain. De l’avis d’Antún Batlle, ces ouvrages pédagogiques introduits dans le système éducatif par le gouvernement précédent, « en sont venus à “l’audace et à l’abus” de vouloir effacer ou faire disparaître la véritable histoire de la lutte menée par les patriotes dominicains pour obtenir l’indépendance d’avec Haïti » (trad.31) (Ibid. 2020 : 1). Il fut donc demandé de retirer ces manuels de l’enseignement dominicain parce qu’ils aborderaient peu le sacrifice et le sang versé par les héros et martyrs dominicains, tandis qu’ils enseignent des contenus trop en faveur d’Haïti. Les points tels que « la période de la lutte pour l’indépendance d’avec Haïti, la domination de Jean-Pierre Boyer, la question de race et du rejet des Noirs par les Dominicains… » y sont en effet développés et dénoncent clairement le comportement raciste dominicain à l’égard des Haïtiens.
L’exaltation de la rébellion du cacique Henry (Cacica Enriquillo) à travers l’ouvrage dominicain Enriquillo, est un autre exemple de ce traitement conflictuel, car cette exaltation fut mise au service d’une idéologie raciste sous le régime trujilliste.
L’œuvre intitulée (Enriquillo), dont la première édition date de 1878, est utilisée comme livre obligatoire dans les écoles. Ce livre, [Enriquillo], est extrêmement raciste, très bien élaboré, très bien structuré, avec un très beau langage ; mais le message qu’il véhicule est raciste (trad.32) (Equipo de Investigación de la Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales 2005 : 65),
dénonce un Dominicain sous couvert d’anonymat. Le phénomène raciste dominicain, surtout dirigé vers l’Haïtien, est profondément enraciné. Le Dominicain Carlos Andújar explique qu’une recherche sociologique a été menée au sein de la communauté dominicaine par l’Équipe Oné-Repé, autour du préjugé anti-haïtianiste dans la ville de Santiago en février 1992, et que, parmi les personnes interrogées, 89 % ont reconnu avoir une mauvaise opinion des Haïtiens. Il déclare que les trois quarts des interrogées pensent que les Haïtiens sont « noirs », « inférieurs », « pauvres et ignorants », « sorciers » « en mauvaise santé » et « mauvais » » (trad.33) (Andújar 2007 : 118). Et le sociologue d’en conclure :
nous vivons en tournant le dos à la Caraïbe, parce que nous ne voulons pas nous voir comme noirs et, plus encore, voir que la noirceur en nous est haïtienne […] et nous nous croyons plus blancs que l’Espagnol, ce qui constitue un véritable obstacle à la rencontre avec nous-mêmes (trad.34) (Ibid. : 26).
La défense d’une suprématie blanche fantasmée ou d’un « Nous-Blancs » comme marque de la « dominicanité » est exacerbée et constitue un véritable obstacle à l’harmonie entre les deux républiques. D’autre part, le sort des immigrés haïtiens en République dominicaine s’en trouve impacté.
Les manuels scolaires d’histoire étudiés s’intéressent aux périodes sensibles du passé, pas aux rejets contemporains. Pourtant tout est lié. L’enseignement du passé violent, comme la domination prédatrice de Jean-Pierre Boyer (1822-1844) et le massacre des Haïtiens perpétré en 1937 par Rafael Trujillo, influent de toute évidence sur les dérapages actuels. Ainsi, la remise en question de l’identité et de la citoyenneté dominicaines des descendants d’immigrants haïtiens en terre voisine, dont les prémices remonteraient à 1991, sous la présidence de Joaquín Antonio Balaguer Ricardo35, a débouché en 2013 sur la sentence TC/0168/13, jugement pris à l’encontre de l’Haïtiano-dominicaine Juliana Dequis (ou Deguis) Pierre, dont le nom aurait été enregistré irrégulièrement au bureau d’état civil dominicain, selon le Tribunal Constitutionnel. Ce jugement tranche :
Que l’appelante Juliana Deguis Pierre a été enregistrée irrégulièrement devant le bureau de l’état civil de Yamasá « […] comparaissant comme la fille de NATIONAUX HAÏTIENS » Que la législation dominicaine est claire et précise puisqu’elle établit « QUE CEUX NÉS SUR LE TERRITOIRE DE LA RÉPUBLIQUE DOMINICAINE NE SONT PAS NÉS DOMINICAINS ». Que, depuis 1844, la constitution a établi qui était dominicain, principe qui a été maintenu depuis la réforme de mil neuf cent vingt-neuf (1929) sans aucune altération jusqu’à aujourd’hui (trad.36) (Tribunal Constitucional 2013 : 6-7).
À partir du cas de Juliana Deguis Pierre, qui n’aurait été enregistrée à tort comme dominicaine par le bureau d’état civil dominicain, a commencé en 2013 une discrimination institutionnalisée, organisée puis généralisée, soit une sorte de chasse aux sorcières à l’encontre des descendants d’immigrants, surtout si ces derniers sont descendants d’haïtiens. Le professeur Matías Bosch Carcuro note à ce propos :
Près de 30 000 personnes supplémentaires, descendantes d’un parent immigré étranger et d’un parent dominicain, n’avaient toujours pas d’acte de naissance en 2012. Il est estimé que 129 000 personnes, depuis la fin des années 1990, ont été soumises à des politiques et des procédures qui leur enlèvent le droit à l’identité et à la nationalité, avec pour critère exclusif d’être enfants d’immigrés, surtout si leur nom est « haïtien ». Un acronyme épouvantable a été utilisé pour marquer les documents de ces personnes : « HH » : fils d’Haïtien (trad.37) (Matías Bosch Carcuro 2015 : 1).
Même si ces descendants de migrants haïtiens ont fait partie du peuple dominicain et ont contribué au développement matériel, économique, culturel et spirituel du pays, la décision du tribunal constitutionnel voulut priver de la nationalité dominicaine ceux nés à partir de 1929. Cela laisse à penser que les esprits dominicains demeurent profondément imprégnés de la peur de la « noirceur », et donc de l’Haïtien. Pire, en raison de la situation actuelle critique d’Haïti sur les plans économique et, plus encore, sécuritaire, cette peur de l’Haïtien s’exprime désormais sans réserve. Dernier épisode de cette phobie, le 3 novembre 2021, le président de la République dominicaine, Luis Abinader, décida de suspendre le renouvellement automatique de visa pour les étudiants haïtiens. Il exige dorénavant que les autorités examinent scrupuleusement toute demande de visa de ce type afin qu’aucun membre de gang n’entre en République dominicaine, ni quiconque lié à d’autres secteurs à risque
Conclusion : prôner le vivre-ensemble par la voie de l’enseignement de l’histoire ?
Puisque le passé permet de regarder le présent, l’enseignement de l’histoire peut prôner le vivre-ensemble. Mais l’histoire peut également être utilisée comme un instrument de perpétuation du ressentiment. Quand nous lisons le travail de Julie Saada intitulé Enseigner le passé violent : conflit, après-conflit et justice à l’école (Saada 2014 : 9), nous comprenons que l’enseignement de l’histoire est un vecteur ambivalent de mémoire collective, qui joue un rôle prédominant dans la définition identitaire d’un groupe. Saada explique que cet enseignement peut viser à organiser la réconciliation « par le bas », c’est-à-dire en modifiant les relations qu’entretiennent d’anciens ennemis, au sein d’une même nation ou entre nations différentes. Cela se fait alors dans l’optique de remplacer une culture de violence par une culture de paix. Mais Saada rappelle également que l’enseignement de l’histoire est conservateur, c’est-à-dire qu’il a pour fonction de perpétuer la structure des régimes en place et donc leurs orientations.
Dans notre étude, la réconciliation est loin d’être évidente. Dans les manuels scolaires observés, l’oubli de l’autre ou la provocation à la haine prévalent, malgré quelques tentatives maladroites de contrition. Si nous considérons que l’enseignement proposé dans les manuels scolaires sert l’idéologie du pouvoir en place, il importe dès lors de se demander dans quel but se fait cet enseignement du passé d’Haïti et de République dominicaine. N’est-ce pas pour perpétuer la rancune plutôt que de remédier aux distensions entre les deux peuples ? Il revient aux acteurs pédagogiques de deux pays concernés de choisir ce qu’ils doivent enseigner et comment le faire. Mais à l’instar de ce qu’affirme Marc Ferro, la façon d’imprégner les enfants de l’histoire peut induire des tensions : « ne nous y trompons pas : l’image que nous avons des autres peuples, ou de nous-mêmes, est associée à l’histoire qu’on nous a racontée quand nous étions enfants. Elle nous marque pour l’existence entière » (Ferro 1982 : 9). Haïti et la République dominicaine, après être devenus indépendants, semblent avoir choisi la négation ou le rejet de l’Autre. Trois évènements historiques fondent cette attitude : l’invasion haïtienne de 1822, le massacre de perejil de 1937 et la sentence TC/0168/13 de 2013.
L’analyse des manuels scolaires d’histoire et de géographie montre qu’il existe une représentation plutôt apaisée de la relation qu’entretenaient les deux peuples lors de la période coloniale. Pour ce qui a trait aux périodes plus récentes, l’analyse montre au contraire une représentation en opposition des deux populations. Dans les deux cas, il s’agit de constructions. Mais la seconde construction est dommageable au vivre-ensemble de ces deux groupes sur une même île.