Dans sa longue « Méditation haïtienne », consignée dans la revue en ligne Sociologie et sociétés (2017)1, l’anthropologue Florence Piron défend une « épistémologie du lien », centrée sur la relation entre les âmes, les cultures et les univers sémantiques : l’épistémologie du lien « ramène l’autorité du savoir à la condition poétique de toute transmission de paroles », selon Jacques Rancière (2004)2 cité par Piron. Cette épistémologie s’oppose à celle dite occidentale, « source du positivisme », qui s’avère séparatrice et indifférente, en ce sens que sa norme d’écriture scientifique repose sur une neutralité qui écarte toutes formes de subjectivité et d’émotions dans un texte scientifique. C’est donc dans la perspective de cette épistémologie ouverte, inclusive, défendue par l’anthropologue, que je compte lire Tracées de Jean Bernabé (1942-2017), ouvrage réunissant les actes du colloque international qui s’est déroulé du 25 au 27 octobre 2017 à l’université des Antilles (Schœlcher, Martinique) et qui a été consacré au riche parcours de l’éminent grammairien et linguiste-créoliste martiniquais.
Le « don des ancêtres »
Comment entendre ces Tracées ? Dans le texte d’introduction signé par les trois universitaires – Gerry L’Étang, Corinne Mencé-Caster et Raphaël Confiant – qui ont coordonné cette somme de quatre cent dix pages, le terme est revendiqué comme une dette envers la pensée et les réflexions de René Ménil, disséminées dans la revue Tropiques, entre autres, renvoyant à l’analyse et la compréhension de la spécificité culturelle, sociale et politique des Antilles (françaises en particulier) ; il y a certainement écho également au sous-titre de Lettres créoles de Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Tracées antillaises et continentales de la littérature. Haïti, Guadeloupe, Martinique, Guyane, ouvrage dans lequel les deux romanciers et essayistes définissent ainsi le terme :
« La chose est frappante : à côté des routes coloniales dont l’intention se projette tout droit, à quelque utilité prédatrice, se déploient d’infinies petites sentes que l’on appelle tracées. Élaborées par les Nègres marrons, les esclaves, les créoles, à travers les bois et les mornes du pays, ces tracées disent autre chose. Elles témoignent d’une spirale collective que le plan colonial n’avait pas prévue »3.
Puis le terme se comprend, selon les auteurs des actes du colloque, au sens de « la fameuse ˝trace˝ créole, c’est-à-dire du chemin de traverse qu’affectionnait Edouard Glissant, qui y voyait une métaphore du combat long, difficultueux mené par l’Homme antillais de l’esclavage jusqu’à nos jours. » Enfin, les auteurs précisent que le vocable
« tracées » renvoie aux empreintes que le cheminement de Bernabé estampe. Tracées linguistiques, tracées militantes, tracées littéraires, tracées philosophiques jalonnent donc la vie de cet intellectuel dans des [terres] au destin incertain [Martinique, Guadeloupe, Guyane], dans un monde au sein duquel les nouvelles technologies ont rapproché les peuples tout en exacerbant paradoxalement les pulsions nombrilistes.4
Difficile de ne pas entendre ici la crainte de Bernabé de La dérive identitariste5, comme l’énonce le titre de son dernier essai, ultime effort de pensée en vue de réfuter la conception essentialiste de l’identité, dans un contexte migratoire mondial irritant des consciences de tous crins. À travers sa communication intitulée « La créolisation, antidote à l’identitarisme »6, Jean-Luc Bonniol rend un hommage bien mérité à l’essayiste, en explicitant clairement son intention, en revenant sur la notion d’identité : « la compréhension essentialiste de l’identité nourrit la fixité et l’absolutisme identitaires, ce qu’on peut appeler l’identitarisme, à savoir une instrumentalisation politique de l’identité, ou bien tout simplement la posture qui consiste à arborer une telle identité pour se définir et régir ses actions. »7 Donc, suivant la pensée de Bernabé, en dépassant la Créolité, la créolisation, arc-boutée sur l’interculturalisme et le polyculturalisme – plus inclusif que le multiculturalisme à l’étatsunienne – résultant du « don des ancêtres » suggéré dans son roman Le partage des ancêtres, la créolisation, dis-je, se pose en solution la plus viable à l’identitarisme. Quant au « don des ancêtres » – notamment européens et africains –, Philippe Chanson l’interprète comme « à la fois un reçu pour soi, un donné pour autrui et une donnée pour l’à-venir. »8
Décryptage d’une double image : autorité et générosité
Nous figurons la stature de Bernabé, en sous-titre de cette note, via la métaphore du « Mapou », tant dans sa dimension verticale qu’horizontale. Cette correspondance d’inspiration haïtienne mérite explication. En Haïti, le mapou – autrement appelé fromager en Martinique – ou ceiba pentadra, est grand, majestueux et magique. Habité par des esprits divers, cet arbre sacré du vodou, que les Taïnos vénéraient déjà, incarne la force et la sagesse. C’est aussi un lieu rituel de passage du monde inférieur au monde supérieur. Ainsi, cet arbre impose sa grandeur exceptionnelle aux hommes et aux femmes, tout en étant gardien de sources, symbole d’un dispensateur de vie, d’après des savoirs empiriques locaux. Par analogie, ce livre éclairant l’itinéraire extra-ordinaire de Bernabé, semble projeter la double image d’un homme faisant autorité via diverses idées novatrices, pertinentes, et faisant œuvre de générosité en tant qu’un modeste passeur, un homme de partage. Voilà donc mon projet : décrypter cette double image d’un homme-mapou.
Quand Gerry L’Étang, mon directeur de thèse, professeur d’anthropologie et directeur du Centre de Recherche Interdisciplinaire en Lettres, Langues, Arts et Sciences Humaines (CRILLASH), m’a sollicité pour cette recension relative aux Tracées de Jean Bernabé, je ne pouvais m’empêcher de penser au lien à établir entre ces actes et le « Fonds Jean Bernabé » sur lequel j’ai eu le privilège et l’enthousiasme de mener un travail initial d’inventaire et de classement, à la Bibliothèque Universitaire (BU) de l’université des Antilles (UA – campus de Schœlcher), au cours de la difficile année académique 2019-2020, dans le cadre d’un projet nommé « Patrimoine des mondes créoles ». Dans la soirée du 25 avril 2017, après la première journée du colloque Tracées de Jean Bernabé à laquelle j’ai assisté, je me suis rendu à la cérémonie de remise des prix du concours de poésie créole Kalbas Lò Lakarayib, dont l’écrivain-créoliste Hector Poullet et moi étions membres du jury. Au terme de cette cérémonie, alors que je devisais pour la première fois avec Ralph Ludwig et Hector Poullet, tous deux intervenants du colloque, amis et collaborateurs de Bernabé, j’étais loin d’imaginer que j’aurais un jour à me pencher sur les archives de ce créoliste remarquable, ayant conservé précieusement moult documents signifiants et significatifs dont certains portent évidemment la signature de mes deux interlocuteurs.
Et surtout, de découvrir dans ce Fonds, entre autres curiosités d’archives, ce fameux texte inédit – « L’ethnonyme créole « kouli », ses expansions lexicales et ses enjeux socio-symboliques » – faisant l’objet de la communication de Gerry L’Étang intitulée : « Chapé-kouli. Qui a échappé à quoi ? »9 Dans le lexème Chapé-Kouli, Bernabé avance la thèse du rajout du terme Neg manquant, afin de rétablir l’intégralité de l’expression, « Neg Chapé-Kouli », qui, dès lors, permet d’entendre que le Nègre, « grâce au métissage, a échappé à quelque chose, à l’esthétique nègre en l’occurrence »10. À l’interrogation à peine polémique de l’anthropologue, le résultat de son enquête sur la perception du terme par deux groupes, distinctivement d’ascendance indienne et africaine, le conduit à s’en remettre finalement à l’autorité tout aussi intuitive que rationnelle d’un Bernabé, qui considère la condition du Chapé-Kouli comme « discursivement constituée par le Nègre, pour le Nègre et à travers son propre regard »11. Et ce, même s’il existe en milieu indo-martiniquais une autre interprétation étymologique, en l’occurrence postérieure, selon laquelle l’expression dit que ce « métissage avait permis à l’Indien une meilleure intégration de sa descendance, que celui-ci lui avait évité un rejet social »12.
Synthèse d’un cheminement : vers le Bernabé nouveau
L’autorité et la générosité de cet « arpenteur inspiré » transpirent à travers les deux grandes parties inégales de Tracées : sept interventions de proches et amis, réunies sous la rubrique « Témoignages », contre vingt-quatre regroupées sous celle d’« Essais ». Mises à part plusieurs communications se complétant ou se répondant parfois entre elles, tout en traitant chacune un point spécifique lié aux apports de Bernabé aux champs de la créolistique, la linguistique, la littérature, l’analyse littéraire, la didactique et la traduction, je relève trois textes fondamentaux qui me semblent synthétiser nettement la vie et l’œuvre de l’homme.
D’abord, le témoignage spontané de son épouse, Marie-Françoise Bernabé, conservatrice de bibliothèque, orienté et restitué par un ancien collaborateur, Patrick Odent-Allet, documentaliste à la BU de l’UA : « Jean Bernabé : un intellectuel ouvert sur la société civile »13. La vie de la bibliothécaire et celle de l’universitaire étant superposée depuis l’année 1964 (date de leur mariage) jusqu’au 12 avril 2017 (date du décès de l’époux), c’est donc, trouée quelquefois, une grande part de la mémoire vive et vivante de cet intellectuel qui parle : de la France à la Tunisie, de la Tunisie à la Martinique, en passant par la Guadeloupe et la Guyane, dans un incessant va-et-vient, cette voix retrace un parcours de vie confondu avec la carrière universitaire, l’engagement politique et social, via plusieurs projets associatifs et différentes formes de coopérations locales et internationales. L’on découvre avec Madame Bernabé, un Jean Bernabé jeune, percevant en 1973, au lycée et à l’université de Tunis, la réalité criante de la notion de « diglossie », dans un contexte socio-politico-culturel où deux langues officielles, le français et l’arabe, sont prescrites dans l’enseignement : sans doute un moment déterminant pour son destin et son dessein de créoliste, puisque cette même année, il commence à rédiger sa thèse de 3ème cycle qui se transformera en thèse d’état, soutenue en 1982, éditée en 1983 sous le titre (court ici) Fondal-Natal14 : ouvrage monumental de 1500 pages, consacré aux créoles martiniquais et guadeloupéen, à base lexicale française, prenant appui sur la théorie de la grammaire générative de Noam Chomsky.
Ensuite, le texte de Raphaël Confiant, « Jean Bernabé : un fabricant de concepts »15, peut être également lu comme le témoignage académique d’un ami et proche collaborateur (voire un véritable complice), qui examine « de manière concise [les] différentes facettes du personnage » et qui balise son cheminement d’inventeur fécond dans le champ de la recherche, notamment de la créolistique, sans hésiter à prendre position vis-à-vis de ses virages paradigmatiques. Le texte de Confiant, riche de sa triple dimension historique, didactique et éthique, aurait pu bien s’intituler : « Accords et désaccords avec Jean Bernabé » ; celui qui a partagé avec lui et Patrick Chamoiseau, en 1989, la gloire du concept et du mouvement de la Créolité dont l’ancêtre remonte à 1975 – avec le Mensuel de la créolité que dirigeait Hector Poullet en Guadeloupe – et à 1976, avec « la grande bataille de la créolité » évoquée par Bernabé dans la préface du premier numéro d’Espace créole16, l’une des revues éditées par le Groupe d’Etudes et de Recherches en Espace Créolophone (GEREC) qu’il a fondé en 1975, après avoir participé, en Haïti, à un colloque international consacré à la graphie des créoles.
Tant que l’auteur de Fondal-Natal demeurait générativiste, tout paraissait clair. Confiant pouvait aisément comprendre la contradiction de ce « créoliste natif » qui se veut en même temps « chomskyen », parce qu’une certaine remise en question de la « neutralité axiologique » de Max Weber, dont Bernabé s’accommodait peu ou prou, était à l’œuvre dans les théories post-coloniales et décoloniales pointant du doigt l’universalisme abstrait.17 Mais son éloignement du générativisme, « au tournant du XXIème siècle », pour passer « à l’écolinguistique, puis à la linguistique cognitive et submorphémique » (les communications de Dennis Philps, Ralph Ludwig, Daniel Georges Bardury et un grand nombre de tapuscrits inédits de ses archives en font largement état18), cela désoriente Confiant et bien d’autres d’ailleurs. De même, tout en louant l’ingéniosité, l’efficacité et la capacité de Bernabé à se remettre en question en matière de création de concepts, Confiant exprime son malaise, par exemple, avec les concepts de « normation » (« création d’une norme grâce à l’activité littéraire, journalistique, scientifique, etc. ») et de « déviance optimale », qui supplante celui de « déviance maximale » (théorie-pratique d’une graphie-orthographe créole la plus éloignée possible du français, prônée par le GEREC, illustrée par les standard I de 1975 et II de 2001), dans une perspective de « souveraineté scripturale » (autre concept) : autrement dit, faire du créole un véritable outil artificiel s’éloignant de l’oralité et capable d’articuler différents discours épistémiques (histoire, sociologie, droit, etc.)19. Tout cela permet de déduire les difficultés de l’auteur de La version créole20 à adopter le standard III21 proposé par le Bernabé nouveau à travers son Obidjoul publié en 2013.
Enfin, le travail méticuleux et ambitieux d’Anne Pajard – cheville ouvrière de la bibliothèque numérique Manioc pendant plus de dix ans : « Vers une bibliographie exhaustive de Jean Bernabé ? »22 Bien que le projet de cette « bibliographie exhaustive de et sur Jean Bernabé, s’est vu jalonné de difficultés et de questionnements qui en marquent les limites et les prolongements », selon l’auteure, il n’en demeure pas moins qu’elle traduit l’ample étendue des productions d’un « humaniste créole » sillonnant et défrichant divers champs fructueux ou à fructifier. Et il y a lieu ici de noter que la matière brute de ce travail initial m’a été d’un grand secours au moment où j’élaborais l’introduction au « Fonds Jean Bernabé » qui devrait être d’accès libre en ligne, après numérisation et sélection des documents, validation et accord de Marie-Françoise Bernabé.
Cette introduction comprend une présentation générale du Fonds que j’intitule « Dans la fabrique de Jean Bernabé », une présentation de son plan de classement, une esquisse biographique et une bibliographie. Hormis les textes écrits sur l’écrivain-chercheur, celle-ci s’est assez enrichie de mes nouvelles trouvailles ; et dire qu’il y a sans doute encore des publications que je n’ai pu répertorier. Pour l’écriture de l’esquisse biographique qui s’étend sur presque cinq pages, j’ai dû recourir principalement à la restitution brute du témoignage de Madame Bernabé, à quelques échanges directs avec elle, afin de vérifier certaines dates et l’exactitude de certains sigles, et à des textes épars de Confiant préfigurant celui du colloque. Toutefois, malgré sa rigueur académique et sa mémoire prodigieuse, le romancier n’étant pas toujours aussi précis qu’un historien dans la correspondance entre certains événements et leurs dates, au lecteur de demeurer vigilant.
Entre fiction et analyse littéraire
Ecrivain-romancier, tel se manifeste le grammairien et linguiste-créoliste au grand public presqu’en fin de carrière universitaire, illustrant tardivement l’esthétique de la Créolité d’après « ses positionnements dans sa trilogie romanesque : Le bailleur d’étincelle [2002], Partage des ancêtres [2004] et La malgeste des mornes [2006] », comme le souligne Cécile Bertin-Elisabeth dans son texte d’intervention : « Onomastique et créolité dans les romans de Jean Bernabé »23. Bien qu’elle soit analysée par plusieurs esprits d’un petit cercle académique (Charles W. Scheel, Cécile Bertin-Elisabeth, Maurice Belrose, Myrtô Ribal-Rilos et Elodie Cocote, dans ces actes de colloque) et médiatique, l’on sait que la fiction de Bernabé, caractérisée par la constante réalisme magique et religieux, marginalisée comparativement à ses travaux de chercheur et d’essayiste, souffre de conquérir un espace de réception plus large, susceptible d’appréhender l’intention poétique (voire politique et philosophique : je rappelle son attachement à Plotin, dans sa réflexion sur « l’Un » et « le divers », comme en témoignent plusieurs manuscrits et tapuscrits de ses archives) et le plaisir purement personnel de l’auteur.
Et tenant compte de quelques échanges de courriel avec son éditeur – espèce lisant mieux ses livres de comptes que ceux de l’auteur qu’il publie, je sais que Bernabé était assez lucide pour écarter tout succès littéraire qui serait couronné par un quelconque prix, conscient du fait que le temps des célébrations de la Créolité était passé. Je sais aussi que la genèse de son goût pour la fiction, qui n’était qu’une manie avant de devenir une pratique véritable, sérieuse et continue, ses archives la font remonter jusqu’en 1972, avec sept états d’un [Bouliki] (manuscrits et tapuscrits) emblématique, inachevé ; ainsi que deux romans inédits : Ipamele, dont la dernière version date de 1999, exhibant un chapitre, « La malgeste des mornes », coïncidant au titre du roman de 2006, et N’en pays du Grand Kabicha, datant de 2010.
« Onomastique » : ce terme clé du titre de l’intervention de Cécile Bertin-Elisabeth, élucide, dans une perspective des « humanités créoles » hors la Créolité figeante, la problématique identitaire par la question des noms et de la nomination des personnages antillais de Bernabé, tout en évitant la dérive identitariste.24 Ce terme m’incite à considérer « l’une des grandes préoccupations de Jean Bernabé », parfaitement observée par Confiant : l’analyse littéraire25. L’analyste littéraire, c’est le romancier en devenir, sensible à certains aspects de l’œuvre de ses devancières et devanciers. L’on connaît, certes, ses « contribution[s] à l’étude de la diglossie littéraire créole-français » dans Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain et Pluie et Vent sur Télumée Miracle de Simone Schwarz-Bart, publiées dans Textes, Études et Documents (1978, 1979)26, l’une des revues du GEREC, et sa fabrication de deux concepts d’analyse opératoire devant permettre une saisie des enjeux linguistiques et identitaires dans le roman antillais : « langue indigène du récit » et « langue indigène de la réalité ». Mais ses archives me révèlent, via quelques manuscrits et tapuscrits inédits, une autre porte d’entrée pour analyser le fait identitaire dans ce type de roman, en l’occurrence, dans L’autre qui danse (1989) de Suzanne Dracius-Pinalie : l’anthroponymie ! De l’analyse anthroponymique à la création onomastique, tout est tracé pour « Chimenn / Chimène », personnage éponyme de sa nouvelle bilingue créole-français, figurant dans le recueil Drive. L’errance ensorcelée (2009)27. Chimène : née en chemin – chimen en créole – drive et dérive, c’est l’itinerrance... Et que dire de ce fromager symptomatique – ce mapou – que Chimène surnomme Papa lavi ? (Lire à ce sujet la communication d’Amandine Forgeront28)
Une intelligence inquiète en partage
Tracées de Jean Bernabé laisse imaginer, en outre, un arbre anthropomorphique géant, supportant un nombre incalculable d’esprits – disciples et collaborateurs de diverses origines – sur ses épaules (clin d’œil au titre du témoignage d’Hector Poullet29). Ces épaules ? Des branches dont certaines ne sont pas assez éclairées ici : pédagogue et didacticien, traducteur et lexicographe (lire « Considérations sur l’émotion traductive en créole » de Juliette Facthum-Sainton30), militant et politique engagé (ses archives révèlent, entre autres documents, des « Eléments pour une théorie et une pratique de l’éco-citoyenneté, pierre angulaire du MODEMAS », une proposition conséquente au Mouvement des Démocrates et Ecologistes pour une Martinique Souveraine, datant d’avril 1992), promoteur de la diffusion du créole sur internet (lire « L’ambition numérique de Jean Bernabé pour les créoles » par Fabrice Silpa31).
À l’image de Césaire en son temps, s’inspirant des travaux de Jean Price-Mars pour nourrir sa négritude et des actes de Toussaint Louverture pour construire son discours de politique autonomiste, l’Homme-Mapou s’est grandement ressourcé dans le champ haïtien à propos de la créolistique : le standard I du GEREC (1975), c’est-à-dire la première graphie standardisée du créole martiniquais et guadeloupéen, s’inspire, au départ, de l’expérience haïtienne, spécialement de la version graphique de McConnel-Laubach (1943), modifiée par Faublas-Pressoir (1950), se basant sur l’orthographe phonologique au détriment de l’orthographe étymologique, comme le rappellent en substance Ralph Ludwig, Marie-José Saint-Louis et Renauld Govain32 dans leurs textes d’intervention. Par ailleurs, le lecteur de cette recension reconnaîtra la trace du créole haïtien au niveau du titre inédit de Bernabé : N’en pays du Grand Kabicha – kabicha désignant un « somme », un court ou un « petit » sommeil, au pays de Dessalines.
Alors qu’il est plongé dans son grand sommeil à jamais, Jean Bernabé laisse la preuve d’un esprit ouvert avec lequel les communautés scientifique, pédagogique, littéraire, et que sais-je encore, n’étaient pas toujours en accord. Un esprit stipulant qu’au bout du chemin, le duel entre le français et le créole s’est transformé en duo des langues33. Un esprit prenant une forme d’autorité par le savoir et de générosité par la dispensation du savoir, jouant sa subjectivité sur le mode d’une alliance, franchement audacieuse, du solitaire et du solidaire, de l’individu et du collectif, pourvue constamment d’une intelligence inquiète en partage.