« Autrefois, on voyait Dieu plus souvent »

Jean Benoist

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Jean Benoist, « « Autrefois, on voyait Dieu plus souvent » », Archipélies [En ligne], 11-12 | 2021, mis en ligne le 15 décembre 2021, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.archipelies.org/1025

Issu de la remarque qui a donné son titre à l’article, ce texte présente les effets de la modernisation technique, économique et des changements culturels sur le religieux hindou réunionnais. Aux cultes populaires du quotidien se substituent des formes moins locales de la religion. Mais cela se fait au prix d’un éloignement qui laisse ouverte la voie à de nouveaux cultes et à des sectes.

Stemming from the remark which gave its title to the article, this text presents the effects of technical, economic modernization and cultural changes on the Hindu religion in Réunion. Popular everyday cults are replaced by less local forms of religion. But this comes at the cost of a distance which leaves the way open for new cults and sects.

Introduction

Il arrive que le message d’une phrase « sans importance », dite au hasard d’une conversation, éveille bien des échos. Pour l’anthropologue, le recueil de telles phrases apporte une moisson souvent plus riche que les entretiens, les questionnaires ou les observations. C’est ce que tente d’illustrer cet article.

En octobre 2012, quand nous nous sommes retrouvés, à la Réunion, dans sa maison des Hauts de Saint-Gilles, je connaissais depuis plus de trente ans celui qui m'a dit : « Autrefois, on voyait Dieu plus souvent ».

Et presque aussitôt, ces trente années ont hanté notre dialogue. Elles avaient vu mourir les vieux prêtres tamouls de la tradition villageoise, dont son père ; disparaitre les cases anciennes, et le quartier s’était transformé en un village moderne ; on croisait plus de voitures que de piétons sur les anciens chemins, désormais goudronnés ; l’avenir des jeunes n’était plus sur la plantation mais dans ce que leur promettait l’école. Les familles s’étaient dispersées à travers l’île et au-delà. Les plages n’étaient plus guère le lieu des cérémonies matinales mais celui du tourisme…

1. Divin effrité

Il m’avait dit cette phrase alors que nous revivions l'époque où, dans les Hauts de La Saline et de Saint-Gilles, ils étaient nombreux ceux qui « voyaient Dieu ». Et qui, au fond, ne l'avait jamais vu ? Pas sous sa forme le plus transcendante, certes, mais dans les multiples manifestations de sa présence qui saupoudraient de divin la nature environnante et les maisons des gens : images épinglées à la cloison de bois d'une case, plante dont on savait qu’elle demandait un soin spécial ou une offrande avant qu'on n'en récolte l'écorce ou la feuille, prières muettes qui accompagnaient les tisanes, statuettes, pierres sacrées, lieux et heures où le surnaturel était proche. Et cela que l'on soit de tradition chrétienne, indienne, ou malgache. Tout se combinait dans cet ensemble créole qui sait si bien faire un système unique avec des fragments venus de toutes parts, faire une civilisation comme certains construisent un nid à partir de branchages, de feuilles, de matériaux ramassés çà et là, qui, une fois agencés, ont un style unique.

Ce divin effrité n'était certes pas conforme à ce qu'en attendaient les représentants des grandes religions, qui ne savaient pas y voir une sanctification du monde, à ras de terre. Mais quand « l'esprit » descendait sur tel vieil homme et parlait par sa bouche, c'est Dieu lui-même qui se manifestait. Quand la tombe d'un saint prêtre, d'un héros local, voire d'un bandit, était le siège de promesses exaucées, ou de miracles, c'était aussi une forme de démultiplication du divin. « Voir Dieu », pour mon interlocuteur, c'était tout cela. Sans l'expliciter, il comprenait que ces « croyances populaires » étaient une forme immédiatement accessible à tous d'une incarnation du divin dans les choses du monde de tous. Et de diffusion de son pouvoir, d'une dilution de ce pouvoir du divin dans certaines personnes, celles qui étaient capables de remettre de l'ordre en chassant des esprits mauvais, en disant des prières, en bénissant une case ou une voiture.

De tout cela, personne ne ricanait, personne n'avait « honte ».

2. Enchantement du monde

C'est à la Réunion que je pensais en écrivant ces lignes, mais aussitôt, les Antilles sont venues se placer en toile de fond. Là aussi le monde a su être « enchanté » par la présence au quotidien du surnaturel dans les choses et dans les êtres. Et là aussi, la modernité a jeté sa lumière crue sur ce qui appartenait à l'ombre, et en l'éclairant, elle l'a dévoré ; elle a accru les contrastes en effaçant les passages progressifs entre ce qui était du monde visible et ce qui était d'un autre ; et peu à peu, elle a refoulé cet autre. Sans le détruire toutefois, mais en le repoussant, en le cantonnant à des moments et à des lieux qui lui sont propres, et en le balayant, du moins en apparence, du quotidien. Entre école et supermarché, entre bureau et autoroute, entre télévision et foires commerciales, quelle place pour l'ancien enchantement du monde ? Chaque chose à sa place et en son temps : le soin ? à l'hôpital et à la pharmacie ; les difficultés de la vie ? aux services sociaux ; le divin ? à l'église ou dans un temple…

L'Église catholique accompagne ce mouvement : on pourchasse la Vierge de la Rivière des Pluies, on appelle le regard à se tourner vers Dieu et à se détourner des reliques ambiguës de certaines églises ou de certains cimetières. On met en doute les miracles et on laisse sans écho l'appel qui les a fait surgir. Dans les temples hindous, on suit la même voie. On enseigne que le divin n'aime plus les sacrifices animaux ; les « gourous » venus des ancêtres sont déconsidérés ; les chants, les prières, les rythmes de tambour qui s'adressaient à la foule d'esprits et de divinités qui atterrissaient dans des statues, dans des pierres, sur des arbres, auprès de points d'eau, sont condamnés.

Tout ce qui fut utile au quotidien, tout ce qui était « pragmatique » dans les cultes (« je demande à Dieu, et il accorde »), est dévalorisé chez les Chrétiens comme chez les Hindous, et refoulé dans les zones du non-dit chez les Musulmans. Cela au profit d'une autre dimension du religieux, celle que les prêtres annoncent et que les gens les plus aisés disent suivre. Une dimension avant tout transcendantale (« je prie Dieu, par respect, pour l'honorer, parce que j'ai la foi, sans rien demander ») et qui répond plus aux grandes interrogations sur le sens de la vie et de la mort qu'aux réalités du ras du sol, qui sont pourtant celles auxquelles on continue de se heurter quotidiennement. Et cela s'accompagne d'une mise en scène souvent ostentatoire. Ce qui manifeste le plus le fait religieux (les apparences des édifices, les cérémonies publiques, le retour à des langues sacrées) devient alors un enjeu social, le champ d'une lutte entre les nantis. Dans ce jeu, le politique et l'identitaire avancent masqués sous l'apparence du religieux. Un religieux aux enjeux profanes, des enjeux qui ne concernent en rien ceux sur lesquels pèse le malheur du monde, et qui sont dépouillés de ce qu'ils avaient su créer.

3. Nouvelle version du passé

Du moins telle est l'apparence. Mais en ce domaine, rien n'est tranché à jamais. Et sous ce qui semble devenir son silence, le sacré le plus immédiatement présent dans le quotidien connaît d'intenses surgissements. Nouvelles formes du religieux qui occupent la place que libère le recul des cultes populaires, ou résurgences des acquis jugés condamnés, dans une société toujours plus traversée par des courants d'échanges.

Disons tout d'abord qu'il ne faut pas confondre le discours et la réalité. La « présence » du divin sous ses formes les plus modestes est loin d'avoir autant disparu que les apparences semblent le dire. Les esprits se perchent toujours à six heures et à minuit sur certains arbres, les « trois-chemins » sont toujours aussi pleins de dangers, et dans les cimetières, certains lieux, certaines tombes, ou la grande « Croix-Jubilée », ouvrent des tunnels secrets vers un monde autre.

Mais tout cela, on le dit moins, on le fait passer de la sphère du public et de l'évident à la sphère du privé et du confidentiel, voire du réprimé, puis à cet ensemble oublié que l'on garde inconsciemment comme une aspiration. Alors certains bricolent les restes du passé, en mettant bout à bout des prières et des rites venus de çà et de là. Ce que l'un abandonne, l'autre le récupère et le place dans sa propre niche de croyance, en ébauchant de nouvelles combinaisons… Car il faut bien agir quand le malheur est là et quand la société prend ses distances avec ce qui fut la présence protectrice du surnaturel. La croyance devient une sorte de pèlerinage interculturel, allant de Kali à Notre Dame de la Délivrance, des images saintes aux pentacles achetés par correspondance. On suit là un chemin bien connu : face à la contrainte des puissants qui imposent leur langue, leur religion, leur manière de vivre, leur façon de construire une famille, on prend au passage ce qui est imposé, mais on ne jette pas ce qu'on avait. La créolité n'est-elle pas avant tout apte à se reconnaître par l'unité qu’elle construit avec des éléments disparates ? Dans la caldera du volcan culturel créole, on lance ce que l'on a sous la main, et le produit de la fusion s'y élabore lentement... De ce qui semble à d'autres un bric-à-brac, émerge peu à peu une nouvelle légitimité. Mais il faut que beaucoup de temps passe pour qu'on oublie le mélange originel et pour que l'on atteigne l'illusion d'éternité que portent en elles une langue ou une culture. En matière de religion, le délai est long entre les brassages initiaux et l'illusion de l'éternel, du parfait, du pur, de l'orthodoxe. Or à La Réunion ou aux Antilles, le temps n'a pas encore passé. Si bien que l'on perçoit plus les sources mélangées que l'avenir qui s'apure.

Création dérisoire ou lente émergence de nouveaux cultes ? On ne saurait le dire, car la voie purement locale recroise un courant bien plus puissant, celui des nouveaux cultes d'inspiration biblique (« Salut et Guérison », « Témoins de Jéhovah », « Adventistes du septième jour », etc…). Ils ont l'avantage de restaurer le contact personnel et collectif avec le surnaturel tout en semblant se rattacher à la modernité. Ils ont de surcroît une légitimité venue d'au-delà des mers et appuyée sur la sacralité du Livre. On se « convertit » alors, pour fuir le mal, pour retrouver une religion accessible et purificatrice, pour entrer dans une communauté, mais surtout pour faire revenir vers la Terre un divin qui s'était trop éloigné. Certes, la possession curatrice vient-elle autrement qu’autrefois, et le Saint-Esprit a pris la place des esprits de l’Afrique et de l’Inde – et aussi celle des Saints des villages – mais on retrouve ce qui était familier, sans la distance ni l'abstraction que prêchent les prêtres des « grands » cultes.

La « conversion » écrit en réalité une nouvelle version du passé, une version qui prend la suite des anciennes croyances. La continuité à laquelle on aspire se donne l'apparence d'une rupture, d'un progrès, d'une ouverture : en fait, on réintègre l'essentiel du passé sous une forme acceptable de nos jours.

Et à nouveau, enfin, on peut voir Dieu plus souvent.

Benoist, Jean Un développement ambigu St Denis de la Réunion, FRDOI, 1983, 195 p.

Benoist, Jean Paysans de la Réunion Aix/Paris, PUAM/CNRS, 1981, 100 p.

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