Introduction
Il existe à la Martinique, à la Guadeloupe, à La Réunion et à Maurice, des lieux-carrefours où se croisent et s’unissent les courants culturels les plus divers. Tombes de saints, langue créole, cuisine, cérémonies, gestuelle du quotidien, façons d’habiter, rapports à la mort, aux morts, musique, image de soi face au monde extérieur : tous ces lieux du social, et bien d’autres, disent la convergence qui crée l’unité de chaque société sous la multiplicité des origines et la diversité des apparences.
Moins visible que les différences, qui sont immédiatement accessibles au regard, cette unité s’exprime aux frontières des dogmes, des règles, des normes ; elle se traduit par des souplesses inattendues et des contradictions assumées.
On a toutefois beaucoup simplifié cette réalité, en la recouvrant du terme devenu très général de « métissage », employé dans des sens et appliqué à des situations multiples. Alors que, dans la fournaise culturelle des îles, les choses anciennes fondent et deviennent méconnaissables, ce qui se produit est un alliage dont les composantes ont disparu au profit d’un métal nouveau. C’est cet alliage qui est le cœur de cette créolité, que les hasards de l’histoire ont fait naître sur ces terres.
Le monde actuel, marqué par la mobilité des personnes, des biens et des idées, voit lui aussi émerger en son sein bien des lieux-carrefours, des rencontres et des fusions. Les terres créoles ont alors inspiré un cadre d’analyse à certains de ceux qui tentent de comprendre cette évolution, et l’exemple créole les a poussés à conclure que le monde nouveau est « créolisé » ou en voie de « créolisation ».
Ce passage, d’un enracinement dans des terres et des sociétés bien précises à un ensemble vaste et disparate, a entraîné dans la façon de concevoir « créolité » et « créolisation » des distorsions, voire des contresens. Il a toutefois contribué à éclairer la dynamique des sociétés en proposant un cadre intégrateur qui échappe aux classifications traditionnelles.
Dans une réflexion générale sur la « créolisation », nous devons donc d’abord remonter aux sources, pour ne pas affaiblir nos concepts, puis tenter ensuite de tracer les lignes de ce qui pousse à l’emploi de « créolisation » comme métaphore de processus qui se déroulent lorsque des sociétés semblent converger en échangeant des apports multiples. On verra que s’impose alors une réflexion plus ample, qui dépassant les processus de créolisation — tels qu’entendus dans ce sens métaphorique — concerne les contradictions de l’évolution des sociétés dans un temps long.
1. La créolisation, voie vers la créolité
Nous devons d’abord examiner le concept de créolisation dans son histoire et dans les faits qui lui ont donné naissance. Car, même si la mode, en lui donnant mille échos, peut faire penser qu’il vient seulement d’émerger, en réalité, ni le terme ni le concept tel qu’on l’entend dans les pays créoles ne sont nouveaux.
Colons ou esclaves, ceux qui étaient nés dans les terres lointaines et qui y étaient fixés, sont très vite apparus comme différents de leurs proches ancêtres et de tous ceux qui étaient restés sur les continents d’origine, et ils en avaient clairement conscience. Le terme « créole », apparu très tôt, ne signifiait pas seulement le fait d’être né dans les Amériques, mais il impliquait ce changement et l’enracinement dans de nouvelles terres.
Quant au terme de « créolisation », destiné à désigner le processus qui conduit à devenir « créole » et à s’interroger sur les forces qui conduisent à ce changement, sa première occurrence en français semble dater de 1884, à l’occasion d’un débat entre des membres de la société d’anthropologie de Paris (de Quatrefages, 1884). On sait que le terme de « race » n’avait pas alors le sens restrictif et étroitement biologique qu’il a pris ensuite. Il renvoyait plutôt à « population » et il englobait l’ensemble des caractéristiques physiques, culturelles et sociales d’une population donnée. Cela sous-entendait qu’il existait un lien de causalité réciproque entre ces caractéristiques, et que tout ce qui, venu de l’extérieur, agissait sur l’une d’elles, retentissait sur les autres, entraînant dans la population un changement global. C’est pour qualifier le processus de ce changement à la suite de l’implantation dans les Amériques que fut alors créé le terme de « créolisation ».
Le très célèbre anthropologiste (on disait alors ainsi) de Quatrefages (1884 : 381) fit état d’une lettre reçue d’un M. Lévy disant :
« Le travail que je voudrais voir entreprendre et auquel je pourrais contribuer, je crois, c’est l’étude de ce qu’à défaut de mieux j’appellerai la créolisation, qui n’a jamais, je crois, été abordée comme elle devrait l’être et sans laquelle toutes les études sur le métissage des races humaines me paraissent devoir être frappées de stérilité […] »
Parlant des transformations des populations fixées en Amérique, il affirmait :
« J’en suis arrivé à reconnaître à première vue un Blanc né aux Antilles de parents blancs ; de même pour le Noir né en Amérique de parents africains. »
De Quatrefages commente :
« Le mot créolisation, employé par M. Lévy pour désigner l’ensemble des modifications de tout genre qu’entraîne pour l’Européen sa transplantation dans une contrée éloignée, me semble heureusement imaginé et de nature à être adopté. Le passage que je viens d’emprunter à la lettre de M. Lévy ne renferme que des affirmations générales, il est à désirer que le voyageur fasse connaître les faits de détail qu’elles résument. Mais, dès à présent, il est permis de faire remarquer combien elles concordent avec les appréciations de divers voyageurs ».
Plus loin, il mentionne les Yankees, les Noirs comme les Blancs dans les États du sud des États-Unis, les Créoles australiens et néo-zélandais :
« C’est ce que j’ai exprimé depuis longtemps en disant que chaque race de l’ancien continent, de l’Europe en particulier, était représentée aux colonies par une race dérivée. […] Nous assistons au début de la formation de races nouvelles ».
Quant à l’explication de ces changements, un membre de la société, M. Janvier, propose quelques hypothèses :
« On pourrait soutenir que, en Haïti, la race noire s’est transformée autant sous l’influence du milieu climatologique que sous celle des mélanges ethniques et du travail intellectuel. […] Depuis que les Haïtiens sont devenus indépendants, depuis seulement quatre-vingts ans, l’instruction publique a singulièrement progressé dans ce pays et, par suite, a opéré des changements notables dans la physionomie générale de la population. […] Enfin, la décisive influence de la politique, de la lutte pour le pouvoir ne doit pas être oubliée. […] C’est surtout en Haïti qu’on peut observer la créolisation de la race noire ».
Selon les partenaires de ce débat, les changements sont dus à trois ordres de facteurs :
1— « L’homme noir d’Haïti vit dans une île […] dont le climat ne ressemble que peu au climat du continent dont il est autochtone ». Les thèmes du relief, du climat, de la végétation sont jugés primordiaux, à une époque où l’influence du milieu sur le développement des civilisations était un axiome peu contredit.
2 — En soulignant que ces changements étaient liés au développement de l’instruction publique, la réflexion faisait une grande place à ce que nous nommerions le changement culturel.
3 — « Il faut enfin tenir compte du mélange des sangs ». Le métissage apparaît comme l’un des trois piliers de la créolisation.
Même si cette pensée est très marquée par l’écho d’Aristote, ou de Montesquieu, quant à l’influence déterminante du milieu, il ressort finalement des notions qui ont leur parallèle dans les débats actuels : environnement — dynamique culturelle — métissage.
Certains aspects du débat sont certes périmés : la vision biologique des changements, l’absence de distinction entre le culturel et le biologique, et finalement une pensée qui distingue mal le niveau des individus de celui de la société. Mais l’essentiel est déjà là, dont avant tout l’intuition qu’il s’élabore du nouveau, via de nouvelles relations au monde (environnement) et à la culture, et à travers le lien fort entre créolisation et métissage.
On ne doit pas se dissimuler que certaines des imprécisions des siècles passés se retrouvent dans des positions adoptées de nos jours ; elles semblent plus idéologiques que scientifiques dans certaines approches qui surestiment l’influence du milieu, et surtout dans la rémanence masquée du biologique au fondement du culturel, lors de généralisations ambiguës de l’emploi de « métissage » (Benoist, 1996).
Cette créolisation « dans les Amériques » est d’emblée liée à un territoire donné, à une histoire particulière. Il en va de même pour son aboutissement, la créolité. N’oublions pas que la « créolité », celle du moins des auteurs de langue française, est en continuité avec cette « antillanité » qu’Édouard Glissant avait placée au centre de ses premières réflexions, au temps de la revue Acoma. Le bonheur du terme tient à ce qu’il porte en lui à la fois une spécificité et une historicité. Il concerne une civilisation bien particulière, ancrée en des lieux qui lui sont propres. Le passage à « créolité », qui a sans doute fait un peu gagner en généralité, et qui a donné au concept une portée plus générale, a ouvert vers des espaces américains et indianocéaniques, sans s’éloigner de cette spécificité ni de cette historicité.
Le grand écrivain cubain Alejo Carpentier (1975) avait déjà bien senti cette réalité lorsque, se référant à un premier séjour au Venezuela, qui avait eu lieu en 1945, il écrivit :
« J’en vins à comprendre peu à peu ce grand continent, je le vis comme une unité […] Grâce au contact avec la criolledad ; la conscience de la criolledad vénézuélienne. »
C’est en effet sur la définition de soi-même que le regard de la créolité semble le plus porteur d’innovation. Il place au premier plan le fait que l’identité se situe dans un mouvement et un devenir partagé, dans un projet et non dans des racines. Les racines, selon l’image de Glissant, ne sont pas des entités resserrées sur elles-mêmes, qui isolent, mais deviennent des rhizomes : elles courent à fleur de terre, captent et drainent ce qu’elles rencontrent en chemin. Ainsi est-ce le présent qui est fondateur, un présent perpétuel, dans lequel le remaniement ne cesse pas. La créolisation, c’est ce mouvement, cette dynamique évolutive de la créolité.
On est loin des acceptions plus récentes qui généralisent la notion de « créole », et en font un terme générique pour tout ce qui est métis, issu de confluences et de rencontres. Il s’agit au contraire de cerner une identité, une unité, une spécificité, un « nous ». Un « nous » fluide, un « nous » qui se transforme, mais qui se situe dans un « ici », que l’emploi comme suffixe des termes « créole » ou « pays » souligne bien. Être créole, c’est avant tout être de ce pays, de cette terre, y puiser tout ce qu’elle offre, d’où que cela provienne. Et cela, non pour se démembrer, mais bien pour intégrer tout apport en soi, et avec lui se construire sur sa terre. À mesure que cette pensée de la créolité a pris forme, elle est devenue le fondement d’un enracinement qui dépasse les aliénations de la référence aux ailleurs, aux origines, et qui, sans les renier, les enracine dans la terre nouvelle.
Raphaël Confiant1 exprime fort bien cette idée lorsqu’il écrit :
« De moins en moins donc, les Antillais regardent vers les “pays d’avant”, vers l’Ancien Monde (Europe, Afrique, Asie) pour considérer le pays réel, c’est-à-dire la Martinique et la Guadeloupe. Ils tentent de le penser dans son environnement géographique naturel, celui de la Caraïbe, et non selon les seuls liens tissés avec les anciennes (ou toujours actuelles) métropoles coloniales. Ils se rendent compte du même coup que le terme “créole” dans ses déclinaisons anglophones, hispanophones et lusophones, quoique différentes entre elles, non seulement n’a jamais cessé d’être employé, mais recouvre peu ou prou tout ce qui est “indigène” ou “local”. »
Il est temps de se tourner vers le réel, pour éviter le piège d’un discours enfermé sur lui-même et voir la créolisation en action lors d’un bref détour par l’île Maurice.
Nous sommes quelque part sur le plateau central de l’île, à faible distance de l’autoroute et de l’université. Une petite maison, comme il y en a tant à Maurice, qui semble toujours en chantier et qui ne sera sans doute jamais finie, quelques dépendances, un garage-atelier, des voitures qui doivent servir de réserve de pièces détachées. À proximité, à l’opposé de la route, un petit bâtiment, qui est un temple tamoul.
S..., garagiste, guérisseur, prêtre tamoul, est très accueillant. Ce petit homme d’une quarantaine d’années, au regard brillant et mobile dans un visage quelque peu empâté, aime parler de lui-même, de ses neuf mois d’études, de sa passion pour la science, du don de guérison qui lui a été révélé lorsqu’il était adolescent, de sa foi en un surnaturel qui ne se limite à aucune religion particulière, mais qui puise dans toutes2.
Et là, sans le savoir, il nous plonge dans la créolité qui fait l’essence de son être et de sa pensée, alors que jamais il ne songerait à se dire « créole ».
Que fait-il lorsqu’une personne vient lui demander secours ?
« Je fais ce que toute personne peut comprendre. Supposez : un Indien fait ça dans la branche indienne ; un musulman lit le Coran. Un Tamoul dit toute sa prière en tamil. C’est difficile. Les autres ne comprennent pas.
Alors je fais un peu ma prière en clair. Je la fais d’une façon que tout le monde comprend, tout le monde, de n’importe quelle nation. Pourquoi ils me comprennent ? Je ne leur fais pas accepter quelque chose qu’ils ne pourraient jamais faire… je fais ce qu’ils connaissent déjà. Je le fais dans leur manière. Voilà pourquoi ils sont contents.
Imaginons un Créole qui vient ici. Jamais je ne lui dis qu’il faut prier Mini ou Kateri. Non : je transfère ça ! Saint-Georges, Saint-Michel, la Vierge… La personne qui vient suit comme ça. »
« Je donne aux gens la confiance : où ils sont, c’est ce qui est bon. Ils n’ont pas à changer. […] Parce que si une personne comprend ce qu’elle fait, si elle va dans l’église où elle connaît la façon de faire la prière, c’est bien. Vous allez la faire quitter pour la faire venir dans un autre testament ? D’une autre manière ? Vous allez déranger tout. Je suis contre ça, tout à fait ! […] Quelle Bible dit “Quittez votre Dieu !” ? »
Il explique ensuite qu’il parle religion avec les gens, parce que c’est ce qu’ils croient, mais que lui s’adresse à la science. Il ne prie pas les esprits, mais ce qui fait le monde : la terre, le feu, l’eau et le vent. Et il les adjure de purifier ce qui affecte la personne malade, et de la remettre dans le droit chemin de la nature. Cette façon de dire la modernité et de rejeter dans l’ombre les héritages porteurs de conflits fait de cet homme-carrefour l’un des tisserands de la créolité. D’autres la tissent par la musique, par l’invention linguistique, et cela conduit à une civilisation à la fois largement ouverte et profondément enracinée, une créolité qui porte en elle, dans les conditions mêmes de son émergence, les luttes et les humiliations, les implantations de tous sur des terres nouvelles, et finalement la recherche tâtonnante d’une unité compatible avec les tensions de cette histoire.
La créolisation, telle que vécue dans ces terres et ces îles d’Amérique qui ont donné naissance au terme même de « créole » est donc clairement un processus de construction qui chemine de conflit en conflit, qui transcende des oppositions fortes, et par lequel s’édifient et s’enracinent des sociétés et des cultures nouvelles. Elle offre pour référence l’avenir et non le passé, ce qu’elle construit et non ce dont elle hérite. Car, procédant de la rupture radicale qu’ont été les conditions de leur émergence, les sociétés créoles n’ont d’autre choix que de se créer, tout retour aux sources les disloquerait.
2. Délocaliser la créolisation ?
Le glissement du terme « créolisation » vers un usage bien moins spécifique, se traduit par son application à un monde contemporain où semblent s’effondrer les cloisonnements hérités de l’histoire et où une perméabilité croissante rend fluides les communications et les interpénétrations. Cela donne au concept de créolisation une tout autre ampleur. Écoutons l’un des premiers à avoir abordé cette question. Il voit dans les interconnexions qui se multiplient, la cause d’une mise en réseau de « ceux qui s’engagent plus systématiquement dans l’intégration culturelle — dans des synthèses, dans le syncrétisme, dans ce que sous certaines conditions l’on désignerait comme créolisation » (Hannerz, 1992 : 45). Les sociétés « créoles » ne sont plus des exceptions, mais seulement l’aboutissement particulier d’un processus général qu’elles ont préfiguré : la créolisation.
Mais, peut-on vraiment délocaliser la créolisation ? Que se passe-t-il lorsqu’on la transfère hors d’espaces créoles porteurs d’une histoire sociale et migratoire bien spécifique ? Sommes-nous en face d’un point de vue qui élargit la théorie et qui qualifie un processus observable ou d’un effet de mode durant lequel tous s’emparent d’un mot, d’un concept, et le redisent à l’infini dans un prêt-à-porter qui s’adapte à peu près à tout ?
Car il existe déjà bien des outils d’analyse pour comprendre les transformations actuelles des sociétés et des cultures, dans un monde où les idées, les individus et les biens voyagent et se transplantent avec une facilité et une intensité dont on peut penser qu’elles n’ont jamais été aussi grandes. En fait, ce n’est pas d’aujourd’hui que voyagent et s’échangent les idées, les biens et les gens. Ce n’est pas non plus d’aujourd’hui que sont décrites et analysées les questions relatives à la diffusion des cultures, aux remaniements sociaux liés aux migrations humaines, aux faits d’interpénétration de civilisation, de syncrétisme, d’acculturation, de transculturation. Faire appel, à ce niveau de généralité, à « créolisation » pourrait se réduire à un renouvellement du vocabulaire sans grande innovation théorique, et c’est peut-être le cas en ce qui concerne strictement la recherche sociologique. Nous pouvons laisser ouverte la discussion à ce sujet, car le plus intéressant est ailleurs.
L’emploi de « créolisation » à propos du monde contemporain ne part pas de là, en effet ; il relève avant tout d’une représentation du monde, d’un projet sur le monde qui pose comme perspective à nos sociétés l’idéal d’être « créolisé ». Dans un mouvement général de la pensée, on rejette le rigide, le pur, le contraint, pour valoriser le fluide, le mélangé, le métissé. On se trouve ici en harmonie avec ce qui se passe dans d’autres champs de la pensée (pensée de la complexité, pensée systémique, etc.). Et c’est là que s’enracine le choix. À la différence des approches antérieures, l’utilisation du concept de créolisation traduit le fait que l’on s’interroge moins sur le point de départ des transformations ou sur la façon dont les changements remanient l’état présent des cultures et des sociétés qu’à la forme qu’aura le monde en devenir. C’est elle qui vient supplanter le monde basé sur les valeurs anciennes. Ce qui passe au premier plan, c’est ce qui s’édifie, c’est une émergence qui fera table rase du passé, ou qui, tout au plus, n’y puisera que des matériaux pour sa propre édification, c’est un monde radicalement nouveau, comme un hybride est nouveau face à ceux qui l’ont précédé.
Ainsi, lorsque la « créolisation » n’est plus la « formation de ce qui est créole », elle devient le processus de construction d’une culture mondialisée, de recomposition d’un monde qui, jusque-là pluraliste, deviendrait « post-pluraliste », un monde où
« ce qui était stable devient mobile, où les unités culturelles s’effritent et se recomposent. […] Un véritable espace global d’interconnexions culturelles et de dissolutions devient alors imaginable : les authenticités locales se rencontrent et s’amalgament » (Clifford, 1988).
Entendue en ce sens, la créolisation, détachée des lieux auxquels elle doit son nom, est la dynamique de ces espaces d’interconnexion. Elle prend alors place parmi les processus de changement des civilisations, lorsque leur remaniement sous l’effet de leur rencontre atteint une telle intensité qu’il remet radicalement en cause ce qui a précédé. Elle sous-entend également que s’ouvre ainsi un chemin vers une unité « post-pluraliste » qui transcende puis abolit les particularismes et leurs oppositions.
Réalité, mythe, ou idéologie ? Parvenus à ce point, il devient nécessaire de prendre quelque hauteur et de passer à des temps historiques plus longs. Quittons donc un moment les aires créoles, et tournons-nous vers une zone où depuis des millénaires les civilisations se confrontent, s’affrontent et se mêlent : la Méditerranée. Quel lieu en effet témoigne mieux de rencontres et d’interpénétration de cultures, et cela au très long cours, à travers une documentation écrite qui n’a nulle part son égale ?
Son histoire culturelle semble offrir toutes les conditions de l’emploi du concept de créolisation. Raphaël Confiant exprime clairement les arguments qui vont dans ce sens :
« En Méditerranée, les cultures se sont mélangées, se sont métissées. Alors qu’en mer des Caraïbes, les cultures se sont rencontrées beaucoup plus tardivement, à partir du xviie siècle seulement. Il y a eu un mélange, mais sans uniformité, une espèce de juxtaposition des cultures. De même, au niveau individuel, chez nous, les gens sont porteurs de pans de cultures différents, sans que ces différences ne se mélangent complètement. C’est passionnant de voir comment le brassage des cultures en Méditerranée s’est opéré de façon différente. Mais je pense que les nouvelles donnes des échanges interculturels, des brassages des peuples, de l’émigration massive, transforment la méditerranéité dans le sens d’une néo-créolité. » (Confiant, 1999).
Certes, la Méditerranée a été la Mare nostrum des Romains. À une époque où la navigation était un moyen majeur de déplacement, elle fut, au cœur de l’Empire romain, le carrefour entre ses rives. Les éléments propres à chacune des cultures diffusaient au long des canaux d’un réseau complexe. La perméabilité culturelle des civilisations leur faisait accepter les apports venus des autres rives. Les langues, les religions, les musiques, mais aussi les lois et les formes d’organisation sociale se sont diffusées, croisées, mélangées ; ce qui venait de loin a été peu à peu approprié, incorporé ; l’histoire des religions en est un bon exemple.
On est loin de la civilisation antillaise qui s’est édifiée à la façon dont Robinson a aménagé son île : celle-ci a dû s’adapter à une terre inconnue, elle n’a pas pu insérer pièce par pièce les apports venus d’ailleurs dans une construction déjà existante ; ils n’ont été que les matériaux disparates de sa propre construction, une construction originale.
Mais cette représentation, ne comporte-t-elle pas une certaine dose de naïveté ? Cette « créolisation » se poursuit-elle tant que rien ne la contraint à s’arrêter, ou bien porte-t-elle en elle-même un terme ? Ses nouvelles valeurs sont-elles irréversibles ? Notre réflexion ne peut s’arrêter en chemin.
3. Au-delà de la créolisation
L’au-delà de la créolisation nous est aussi enseigné par la Méditerranée, en raison de la profondeur historique qu’elle offre. Son exemple montre que ces échanges et ces interpénétrations, qu’on les qualifie ou non de créolisations, n’ont pas conduit à l’unité. Qu’ils aient eu lieu dans la guerre ou dans la tolérance, les échanges ont certes créé des ponts ; ils ont participé à des mises en commun. Mais ils ont aussi construit, de proche en proche, des différences, qui tenaient à la diversité des flux et aux frontières des empires, tandis que les grandes ruptures historiques qui se sont succédé au long des millénaires ont brisé les grandes entités dont les fragments se sont à nouveau individualisés et confrontés…
Car lorsque des brassages ont renouvelé des sociétés, celles-ci ont tendu à se raidir face à ce qui aurait par la suite continué à les transformer. Les courants d’échange qui avaient introduit des apports nouveaux ont pris figure de menace d’altération. Orthodoxie des religions, fixation des langues, durcissement des frontières, inégalités et hégémonies ont changé le regard sur le mélange, le fluide, l’ouvert, et leur ont donné la figure de maux à combattre. On en arrive alors à une règle générale : le produit des mélanges tend à se durcir en pureté identitaire. Ce qui a été acquis est certes incorporé, approprié ; l’ouverture au monde en a permis l’entrée, que cette ouverture se soit produite par l’effet d’un choix ou du moins d’une acceptation, ou par celui d’une contrainte ou de la violence. Toutefois, même si l’ouverture se poursuit dans certains domaines, elle est accompagnée ou suivie de fermeture par un de ces effets de balancier dont l’histoire nous offre bien des cas. Les peuples d’émigrants, une fois installés, freinent l’arrivée d’autres migrants, les religions syncrétiques se replient dans l’opposition à leurs voisines. Et c’est alors qu’on recherche des racines, que l’on construit un mythe d’origine et que l’on écarte ce qui nuirait à l’homogénéité que fonde ce mythe.
Ce mouvement inéluctable, ces remous et contre-courants, doivent nous tenir à l’abri de l’imaginaire d’une créolisation linéaire et sans aspérité, et encore plus nous faire comprendre que si les fusions sont fréquentes, elles sont tout aussi fréquemment suivies de coupures à l’abri desquelles une identité se conforte en s’opposant à ce qui l’entoure.
Les rives de la Méditerranée ont connu ces crispations et elles en témoignent encore. Dialectique dont Bromberger écrit fort justement, à propos de l’évolution des civilisations méditerranéennes, que
« la créolisation des usages et les crispations narcissiques (“ethniques”, religieuses, nationales), qui forment l’horizon des sociétés méditerranéennes contemporaines, définissent une situation paradigmatique pour l’anthropologie d’aujourd’hui » (Bromberger, 2001).
Il en va de même sur les « terres créoles », où le processus de créolisation n’augure pas d’une fusion générale et irréversible qui pourrait gommer les particularités locales. Les contrastes et les oppositions entre les îles des Antilles ne nous donnent-ils pas un excellent exemple de cette universelle dialectique ? La créolisation se heurte là à son terme : ce qui est né du mélange tend à l’oublier à mesure qu’émerge une nouvelle identité. Un jour, le métis devient le nouveau pur, et exclut ce qui n’est pas conforme à lui. Ce que le mélange a construit n’a chance de durer que si le mélange est un jour freiné, et, ce jour-là, les portes se ferment. La créolité elle-même ne se met-elle pas à définir son orthodoxie ? Des crispations identitaires font refuser que se poursuivent les mélanges originels, qui semblent la menacer s’ils se poursuivaient. Pensons au « génocide par substitution », cette expression troublante d’Aimé Césaire. Car la créolité se trouve, par la conscience même qu’elle prend de soi, « devoir tracer une frontière faisant exister un domaine qui lui revienne en propre » (Giraud, 1997 : 802).
La créolisation apparaît alors comme un processus, particulier mais temporaire, d’ouverture et d’incorporation qui permet la croissance, l’évolution, la construction d’une société. Mais elle ne saurait être dissociée de ce qui la suivra et qui nécessairement inversera ce processus.
Conclusion
La question de la créolisation nous donne une leçon qui la dépasse et qui touche à toute l’histoire des sociétés et des cultures humaines. La créolisation n’est ni une exception ni un aboutissement de cette histoire. Elle en est une phase qui prend, selon les temps et les lieux, des figures dissemblables, mais qui garde les mêmes fonctions : dégager l’horizon du barrage des valeurs anciennes et permettre l’entrée de ce qui permettra de construire une nouvelle société. De la même façon que le métissage biologique est l’une des forces majeures de l’évolution biologique des espèces, la créolisation est une force, capable, en réunissant des apports disparates, d’engendrer des configurations nouvelles. Mais celles-ci n’ont d’avenir que si elles peuvent se cristalliser. Pour cela, les sociétés qui semblaient les plus ouvertes construisent leur identité en se refermant. Le mouvement de l’histoire nous montre ainsi l’alternance entre l’homogénéité et le mélange, et nous enseigne qu’ils sont un couple solidaire.