L’inscription inégale des abolitions de 1794 et de 1848 dans la mondialisation de l’histoire : le Tout et l’Autre

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Paul Blanquart

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Paul Blanquart, « L’inscription inégale des abolitions de 1794 et de 1848 dans la mondialisation de l’histoire : le Tout et l’Autre », Archipélies [Online], 10 | 2020, Online since 15 December 2020, connection on 29 March 2024. URL : https://www.archipelies.org/821

Introduction

Il y a deux problématiques. La première : « Nous sommes autres, comment nous lier ? », et c’est 1794. La seconde : « Vous êtes des nôtres, tout va bien désormais entre nous », et c’est 1848. C’est cette dernière qui est aujourd’hui célébrée, effaçant la première, et ce n’est pas innocent. Jacques Chirac, président de la République, ne s’est-il pas saisi de l’occasion pour magnifier « l’intégration à la française ? » Je voudrais poser cette question : dans l’actualité de notre fin du XXe siècle, à propos de laquelle on parle de mondialisation, n’y a-t-il pas une différence d’impact entre ces deux événements ? La planète est aujourd’hui une, notre défi est celui de la société-monde. Est-ce que la problématique 1794 et la problématique 1848 nous orientent de la même façon quant à la société-monde ? Évidemment non. Derrière leur opposition, il s’agit de l’antagonisme entre la « globalisation » et l’universalité. Et seule l’universalité, en filiation révolutionnaire et démocratique, est porteuse d’une alternative viable aux maladies de la modernité.

1. Les deux abolitions

Mettons d’abord en situation les deux abolitions. La première est déjà réalisée en 1793 par les Noirs insurgés de Saint-Domingue, proclamée par eux (au Cap, le 24 août), enregistrée ensuite par les commissaires civils (Sonthonax pour le nord, le 29 août ; Polverel pour l’ouest et le sud, le 21 septembre) qu’ils venaient de sauver militairement de l’offensive des colons. Le nord, où il n’y a donc plus d’esclaves, mais des citoyens libres et égaux, élit le 23 septembre des députés qu’il envoie à la Convention. Dans quel but ? Y faire légaliser par celle-ci l’abolition ? C’est chose faite, dès lors que la Convention, le 3 février 1794, admet la députation en son sein et en reconnaît ainsi l’élection. Alors ? Concernant la séance du 4 février, Florence Gauthier, dans son intervention ici même comme dans son livre2, a des expressions très fortes : ces députés viennent proposer un nouveau contrat entre des peuples eux-mêmes nouveaux. Il s’agit d’un acte d’association, sur un pied d’égalité, entre deux peuples d’égale dignité qui viennent de conquérir, chacun de son côté, leur liberté. Et qui ont à s’unir, chacun dans sa logique, contre leurs ennemis communs : les colons français esclavagistes et leurs alliés anglais et espagnols. C’est dans cette nouvelle façon de se lier, entre entités inédites et pour des objectifs nouveaux, que la Convention s’inscrit par son décret.

En 1848, il s’agit de tout autre chose. Il y a bien des révoltes d’esclaves dans les colonies françaises, qui vont parfois jusqu’au projet de prise de souveraineté. Mais elles n’ont pas encore gagné. Anticipons sur les événements, se dit-on alors du côté français, afin de garder la main. À dire vrai, en fait d’anticipation, nous avons déjà pris beaucoup de retard par rapport à d’autres qui risquent fort de se réserver la main pour eux seuls : les Anglais. Voici plus d’un demi-siècle qu’Adam Smith l’a écrit : « L’expérience de tous les temps et de toutes les nations s’accorde pour démontrer que l’ouvrage fait par des esclaves, quoiqu’il paraisse ne coûter que les frais de leur subsistance, est au bout du compte le plus cher de tous ». En avant, donc, pour la relève de l’esclavage par le salariat. Ce salariat que la première génération haïtienne libre refusait tout autant que l’esclavage ! Au 1er janvier 1838, l’affaire de l’esclavage est complètement réglée pour les Anglais. Et, côté français, on ne cherchera pas à revenir sur l’abolition de 1848, contrairement à ce qui s’était passé pour celle de 1794. Pourquoi ? Si on veut être dans le coup de la nouvelle situation que domine l’Angleterre, il faut bien s’y faire reconnaître : d’où le nécessaire accord avec elle concernant l’abolition, et d’abord celle de la traite. Et ainsi reconnus du reste des nations (et sans nous polariser sur le sucre puisque, à partir de 1830, nous avons la betterave), nous pourrons nous ouvrir, nous Français, des « routes nouvelles » pour la puissance, pour le négoce. Par exemple, vers l’Amérique espagnole devenue indépendante. Mais aussi vers l’Afrique noire, vers Alger. Nouvelle problématique : pour coloniser à nouveau, il nous faut être respectables ; et la respectabilité internationale requiert que l’on abolisse l’esclavage. Abolir pour conquérir : l’émergence et le déploiement de cet argument ont été bien mis en valeur par Francis Arzalier3. Ainsi, c’est par la nécessité morale d’y libérer les esclaves (il est vrai blancs et chrétiens) que Chateaubriand préconise dès 1811, dans L’itinéraire de Paris à Jérusalem, des croisades en terres d’islam, et en 1816, une expédition contre Alger. Voici donc la première guerre d’Algérie promue œuvre d’humanisme ! Vingt ans plus tard, certains exploiteront ce génial filon en proposant la libération des esclaves des Antilles pour permettre à ceux-ci d’aller à leur tour libérer l’Afrique de l’esclavage… avec les Français dans leurs bagages ! Quel beau retournement, qui n’a rien de désintéressé. Oui, réjouissez-vous esclaves, car par l’abolition de l’esclavage vous êtes des nôtres !

Comme il est fort, cet Occident, et malin. En 1794, il y a vraiment une discontinuité, une rupture. Il y a le surgissement d’un autre qui dit non, et qui pose la question : êtes-vous maintenant prêts à envisager un nouveau type de relations, un universel qui soit de l’entre autres ? En 1848, quoi qu’il en soit de la noblesse des intentions de tel ou tel, il s’agit contextuellement non d’une altérité, mais d’une mêmeté, d’une nouvelle version du même, par laquelle l’autre est récupéré nôtre.

2. Le même

Le même : une nouvelle version du Tout-Occident. Puisque nous sommes aux Amériques, je renvoie à l’acte fondateur de l’Occident en ce lieu, à cette note écrite par Christophe Colomb, en novembre 1492, dans le journal de bord de son premier voyage, au large de Cuba : « Il pourrait y avoir en ces contrées un lieu de commerce pour toute la Chrétienté et principalement pour l’Espagne, à qui tout doit être assujetti ». Une machine-totalité se met là en place, faite d’un jeu à trois acteurs inséparables : la Chrétienté, c’est-à-dire la religion, la façon de penser ; l’État espagnol, c’est-à-dire le politique, la façon d’organiser ; le marché, c’est-à-dire l’économique, la façon de produire. Et l’histoire de cette machine sera celle du déploiement de ce potentiel matriciel en diverses figures, suivant le déplacement de dominante entre ces trois acteurs toujours liés. Je retrouve les trois âges de la domination mentionnés par Alain Anselin à la fin de son intervention : par l’esclavage, par le salariat, par la précarité. Car cela donne pour vous, Noirs, les trois figures successives du Tout : vous y êtes intégrés esclaves ; puis assimilés travailleurs ; enfin exclus dedans.

2.1. Intégrés esclaves

Intégrés esclaves d’abord : c’est la première façon pour vous d’être pris, absorbés par cette machine. Toute totalité nie l’autre. Elle le détruit, ou le dévore. Si elle lui fait place, ce ne peut être qu’en elle. Et, pour commencer, à un niveau subalterne. Totalité symbolique, la Chrétienté fonctionne au cercle, ce qui requiert un centre et sécrète une organisation interne hiérarchisée. Le cercle, c’est le mythe, récit ou texte, ici la Bible et ses innombrables commentaires, qui fait entrer tout événement, chaque activité, dans un code hors duquel la vie est impossible. Tout est par conséquent déjà pensé, sensé. Colomb ne découvre pas, mais interprète ce qu’il rencontre à la lumière de ce qu’il sait d’avance, au travers de la grille de ses autorités qui s’en trouvent ainsi confirmées. Il n’entend pas les noms que les natifs se donnent à eux-mêmes : puisqu’il doit être en Inde, ils sont Indiens ! Et c’est à lui qu’il revient de baptiser ces îles selon son livre : San Salvador, Santa Maria de Concepción, etc. Le centre, c’est Jérusalem, où est ancré le mythe. Il est confisqué par les musulmans infidèles qui, à partir de cette position, s’efforcent de réduire en l’encerclant le territoire chrétien : les voici aux portes de Naples, de Vienne. Il faut donc reconquérir le cœur de la Terre Sainte, en contournant les assiégeants pour les prendre à revers : tandis que les navigateurs portugais tentaient la route du sud, celle des côtes africaines, pour faire la jonction avec le légendaire prêtre Jean d’Abyssinie, Colomb part vers l’ouest, à la recherche du Grand khan de Cathay (la Chine), dont Marco Polo avait jadis vanté les sympathies chrétiennes. Mais s’engager ainsi hors d’Europe, c’est pour la Chrétienté inclure en son cercle élargi des populations jusque-là extérieures. Quel sort leur faire ? On pouvait bien sûr s’inspirer de l’expérience espagnole : à Tolède, au Moyen-Âge, chrétiens, musulmans et juifs avaient pu vivre ensemble. Mais c’était selon une hiérarchie. On se conformait alors à un schéma antique fort répandu, l’unité d’ordre, valable pour les sociétés comme pour les réalités de l’univers, comme pour les dieux. Schéma pyramidal : inégaux, les êtres et les cultures se répartissent sur une échelle de cercles concentriques ou de degrés superposés, l’étage du bas étant attribué aux esclaves, ces vaincus avec qui on ne peut même pas parler (barbares, aux incompréhensibles borborygmes).

Structurée de la sorte, la totalité symbolique (la Chrétienté) fait évidemment le jeu de la souveraineté politique (ici l’État espagnol) et du marché (l’or). La croix, l’épée et l’or forment système, s’épaulent mutuellement. La papauté légitime le pouvoir des rois très catholiques en Amérique, à condition qu’ils évangélisent celle-ci. Mais tout cela requiert de l’or, qu’on va trouver en faisant travailler des esclaves, dans les mines puis les plantations. Le trio est en fait un quatuor : la croix, l’épée et l’or font boucle par l’esclavage, d’abord des Indiens, puis des Noirs. On vous intègre donc ainsi.

2.2. Assimilés travailleurs 

Assimilés travailleurs : deuxième façon pour vous d’être des nôtres, dans une deuxième figure du Tout-Occident. Nous sommes ici au cœur de la problématique 1848, de ce qu’elle noue. Dans l’équilibre interne de cette totalité à trois composantes, le politique prend la dominante, et la raison devient française : en se faisant moderne, l’État se soumet la religion (gallicanisme) et l’économie (colbertisme). On passe ainsi – il y faudra certes du temps – de la hiérarchie à l’homogénéisation, 1=1=1=1, c’est-à-dire tous pareils. Vous allez devenir citoyens, et vous en êtes heureux : fini l’esclavage ! À ce propos, une anecdote me paraît fort significative. Lorsque De Gaulle vint en Martinique, à la vue des églises, des bureaux de poste et des écoles, comme en France, il s’écria : « Ah ! que vous êtes français ! ». Il paraît que beaucoup d’entre vous se sont trouvés inquiets d’entendre : « Ah ! que vous êtes foncés ! », ce qui vous rappelait de bien mauvais souvenirs. Mais non, vous disait-il, vous n’êtes pas autres, vous êtes comme nous ! Mais cela veut dire quoi, être comme nous ?

Puisqu’il s’agit de la France, parlons de Descartes, forcément. Premier principe : du monde clos à l’univers infini. Dans la représentation du monde, la hiérarchie qualitative aristotélicienne, échelle de « natures » différenciées, laisse la place à une étendue homogène, une matière toujours la même, livrée à la mathématique. Second principe : la distinction entre cette étendue et le sujet. Celui-ci va traiter de cet espace neutre, dont il est maître et possesseur, par la raison géométrique. C’est ce que fait Louis XIV, nouvelle façon de s’organiser socialement, inséparable de cette nouvelle façon de penser : volonté et raison, le Roi édifie son royaume par ses ingénieurs-administrateurs, en un jardin « à la française ». C’est l’État qui fait la nation, par le quadrillage techno-administratif du territoire et de ses populations : l’ENA, déjà ! La pyramide antique et féodale, à fondement symbolico-religieux, est remplacée par une mécanique : une élite-sujet y fait marcher, selon ce rationnel moderne, un peuple assujetti par normalisation. On peut se demander si la Révolution française ne fut pas prise par cette raison-là. Ce n’est pas seulement dans les bâtiments matériels de la Royauté que la République jacobine logera, mais aussi dans ses monuments intellectuels. France une et indivisible, étendue en tous points identique, et tous égaux au sens de tous les mêmes : 1=1=1=1, en effet. L’identité française, dont on nous rebat les oreilles, mérite bien son nom : elle est une mêmeté (du latin idem : le même), en elle on est assimilé (du latin similis : pareil). En désigner les citoyens comme « individus » n’arrange rien : en grec, on dit « atomes » (qui ne peuvent être coupés), ce qui renvoie aux particules élémentaires d’une matière toujours la même. Jadis les différences étaient affirmées inégales. Comme on veut désormais l’égalité, on supprime les différences : ça se tient. Mais une telle logique va entraîner pendant longtemps, jusqu’à aujourd’hui, l’impossibilité de tenir ensemble égalité et liberté.

En attendant, voilà qui va accompagner et permettre le passage de l’esclave au travailleur. En son rôle dominant, l’État se combine avec l’industrie, nouvelle façon de produire. De la mécanique à la thermodynamique, de Descartes à l’idéologie de progrès de la République : la société est une machine à vapeur qui, captant toutes les énergies (finance, intelligence, main d’œuvre), avance sur les rails d’un avenir radieux. Ni serf, ni esclave, l’ouvrier vend « librement » sa force de travail. Et nous nous retrouvons en ce moment charnière de 1848 : ici, tout comme en métropole, on crie, comme nous l’a dit Myriam Cottias, « Vive la France, vive le travail ! ». À Paris, dans les Ateliers nationaux, on ne donne de l’argent que contre du travail, fut-il inutile. Ce travail ici dégradé par l’esclavage, et qu’il faut revaloriser : à la Martinique, les autorités organisent une « fête du travail », un « prix du meilleur travailleur », etc. Pour que la machine marche, il faut mettre tout le monde au travail, en évitant cependant les dégâts qui compromettraient son bon fonctionnement : les premières générations ouvrières mouraient jeunes et en masse, comme c’était le cas des esclaves. Ainsi émerge progressivement l’État social, très lié au développement de la société salariale. Le techno-administratif innerve le travail et son organisation par les grilles de salaires et les politiques sociales, grâce auxquelles un statut nouveau est assigné à chacun. Dans le cas des Martiniquais, quel est-il ? Ou bien vous travaillez directement à la machine, mais comme il n’y a guère d’industrie ici, il vous faut traverser l’océan, et c’est le BUMIDOM. S’il y a du génie dans l’île, il est plus littéraire que génie ingénieur ! Ou bien vous restez ici, et vous vivez alors de l’État providence, de ses allocations, de ses transferts sociaux, contribuant à la machine industrielle par la consommation. Vous voici clients du droit, et non pas à son origine. Quand on interroge, au hasard des rencontres : c’est quoi, le droit ? On vous répond le plus souvent : c’est le droit à ceci, à cela, c’est ce qu’on va percevoir à des guichets. Pauvre Révolution française ! Êtes-vous citoyens, ou bien achetés, d’une nouvelle manière ?

2.3. Exclus dedans

Et on arrive à aujourd’hui. Troisième figure de la totalité occidentale : exclus dedans. L’économique seul a pris la dominante, au point de devenir toute la pensée, toute l’organisation sociale. Ce qui met en crise la combinaison précédente de l’État et de l’industrie, et donc l’État social. On entre dans la mondialisation, la « globalisation » comme disent plus justement les Anglo-saxons, due à la mise en flux de tout (intelligence, argent, technique, populations, etc.). Je parle à ce propos de logique trans-, car les anciennes frontières sont traversées. Jusqu’à celles qui nous touchent le plus personnellement. Frontières du psychisme, qui caractérisaient l’individu classique : à force d’être branché, à la manière d’un porteur de walkman, je ne sais plus si c’est moi qui habite ma tête, ou quelque chose d’autre qui me décervèle. Limites du corps propre : capable d’ubiquité grâce aux nouveaux moyens de communication, il se déterritorialise, se dématérialise, jusqu’à se faire absorber par de l’image. De plus en plus appareillés par la technique, au risque du clonage, nous sommes aussi modélisés par les nouveaux modes de gestion qui visent essentiellement à l’optimisation des circulations. L’automatisation des flux de production à fin de productivité engendre le chômage, en même temps qu’elle accélère l’entubage par la consommation téléguidée. Bref, nous voici zombifiés, virtualisés, désœuvrés, formatés. En trans- (en transe ?), c’est-à-dire vides et flottants, possédés et passifs, manipulés de toutes les façons.

L’organisation sociale qui correspond à un tel fonctionnement est claire. On parle de société duale : en effet, il y a d’un côté les maîtres des flux qui bouclent le système (le globalisent) en vue de leur puissance ; de l’autre, les flués-floués. Et vous êtes de la seconde catégorie. Flués-floués, vous pouvez l’être de manière soft, cool : ah ! qu’on est bien sur la plage, avec allocations, télévision et jus de fruits ! Ou bien vous vous révoltez contre cette logique, mais en étant déjà rendus trop impuissants par elle : certains des vôtres, surtout parmi les jeunes, le sont alors de façon hard, en en rajoutant encore sur le shoot, jusqu’au suicide. On parle beaucoup aujourd’hui d’exclusion. Le mot n’est pas très juste, car la situation qu’il désigne n’est pas extérieure à la circulation des flux. En fait, c’est d’être pris par elle, par cette nouvelle machine-totalité, que vous souffrez. On demande aux travailleurs sociaux d’insérer. Mais dans quoi ? Dans ce qui existe ? C’est fait : vous êtes exclus d’être dedans. Exclus au point de vous effacer, de vous évanouir comme des fantômes : votre île va-t-elle être engloutie par les flots ? L’assimilation vous a vraiment piégés : si elle vous a permis de vivre de l’assistance, qu’adviendra-t-il de celle-ci lorsque la mondialisation l’aura emporté sur ce qu’il reste de la France-État ? Voici que, sous la légèreté clinquante de la consommation, la peur tenaille.

3. Alors, que faire ?

Alors, que faire ? Retour à 1794. Je ne suis pas toi, je ne suis pas comme toi, je suis autre. Je ne suis pas dedans, dans ce tout que tu es. Pour autant, je ne me coupe pas de toi, je viens à la Convention proposer un nouveau type d’alliance : que pouvons-nous faire ensemble ? Au cours de ce colloque, on a parlé du nègre marron d’aujourd’hui. Ce qu’il nous faut, c’est un nègre marron créatif. Pas celui qui n’en finit pas de s’enfoncer dans les mornes et les bois, à la recherche d’une identité d’origine et à part, dans un trou bien à lui et dont il ne faudrait plus sortir : on l’a bien vu ces derniers temps, où que ce soit, les ethno-nationalismes et les intégrismes religieux n’apportent pas de solution à nos problèmes. Mais un marron moderne, qui vient à la Convention pour y dire : je veux être libre, tu veux te libérer, comment pouvons-nous faire ensemble pour vivre tous sans être mêmes ? Une nouvelle façon de s’organiser : non plus la logique trans-, globalisante ; mais une logique d’inter-, d’entre autres. Cette nouvelle logique, elle était bien à l’œuvre en 1794 ; Florence Gauthier nous a montré une gravure d’alors : sur l’Atlantique, entre sa rive haïtienne et sa rive française, était posé pour faire le lien un bonnet phrygien, ce symbole de la liberté. Il ne bouchait pas le trou océanique, ne fusionnait pas ses deux bords pour en faire un seul tout continental. Cela, ce sera 1848 : tu es des nôtres ! Pour autant, il empêchait ce trou d’être une fracture sismique, impossible à franchir, et renvoyant chacun chez soi (nous n’avons rien à faire ensemble !). Car il unissait les deux rives par la liberté de chacune, en stimulation réciproque : créativité du jeu de l’entre.

On avait déjà connu quelque chose de ce type, au xiie et au xiiie siècles, avec la Méditerranée, cette mer du milieu des terres. Med- : entre. Trois grands mondes-cultures la bordent : l’Occident chrétien, le Sud arabo-musulman, le judaïsme. Ce n’est ni en la comblant, ni en en faisant un fossé infranchissable qu’ils connurent tous trois un grand moment de civilisation, mais par les navigations, les va-et-vient entre les côtes. Qu’on pense à la circulation de la pensée grecque antique qui, portée par les Arabes de Bagdad à Fès puis à Séville, influencera le cordouan Averroès et son correspondant juif Maïmonide, avant de remonter avec leurs commentaires jusqu’à l’université chrétienne du Paris de Thomas d’Aquin. Voilà qui entraînera la production de grandes œuvres apparentées mais pas moins autres. Pas moins musulmanes, juives ou chrétiennes, mais nouvellement musulmanes, nouvellement juives, nouvellement chrétiennes. Parce qu’elles se parlaient, s’entretenaient, se trouvaient donc inter-essantes.

On dit que nous sommes à l’âge de la communication. Nous le sommes en effet, mais celle-ci est un champ de bataille. Marchera-t-elle au trans-, ou à l’inter- ? Dans le premier cas, elle produira toujours plus d’exclusion interne. Dans le second, elle sera l’agent de la démocratie. Contrairement à ce qu’il en advint avec la Révolution française détournée par la mêmeté, la démocratie requiert que l’on soit tous égaux et différents, c’est-à-dire singuliers et non pas formatés. Elle se définit donc ainsi : par tous entre autres. Car l’on est tous alors actifs, maîtres des flux, non plus clients mais à l’origine de la société et du droit. Parce qu’on est tous alors intéressants, c’est-à-dire chacun important pour les autres, non pas identiquement mais également, pas de la même façon mais aussi bien. Voilà qui rejoint l’épistémologie contemporaine. Après la mécanique et la thermodynamique des siècles précédents, elle est aujourd’hui dominée par les sciences de la vie et de l’intelligence. Or, ce que celles-ci nous donnent à penser, c’est que, dès le niveau cellulaire, la frontière par laquelle l’organisme vivant se distingue et se constitue dans son autonomie est aussi ce par quoi il est en relation d’échange avec le milieu environnant : on le voit bien avec la peau qui, à la fois, est ce qui sépare et ce qui relie, un entre organe de la respiration. Dans le cerveau, les neurones et leurs flux électriques ne sont pas soudés en continu : ils sont interrompus par les synapses, écarts intermédiaires grâce auxquels quelque chose de nouveau est produit par le jeu des relations. La vie, l’intelligence, c’est du dialogique : y vont de pair disjonction et conjonction, différence et unité. Pour que la Martinique ait un avenir, elle doit répondre à l’exigence du développement local. On ne peut plus attendre celui-ci de l’État, devenu impuissant du fait des flux mondiaux, et dont on a vu du reste plus haut ce qu’il avait fait de vous. S’agit-il alors de s’enfermer dans son île, de se couper de toute circulation ? Non : chaque lieu a à devenir intéressant en créant de la singularité qui l’originalise sur le réseau des échanges. Produire de la singularité, c’est le fait du jeu de l’entre. On ne peut se singulariser que dans le cadre de relations, on n’est un singulier qu’au regard de ceux auxquels on est lié. Et alors on les intéresse, on ne les laisse pas indifférents. Je rejoins par là certains thèmes de ce qu’il y a de meilleur dans votre littérature.

Conclusion

Je conclus. Une grande œuvre est à faire, par les uns et les autres : une nouvelle façon de penser, inséparable d’une nouvelle façon de s’organiser et d’une nouvelle façon de produire. Opposer l’inter- au trans-, faire gagner le premier sur le second, c’est passer du global (global leaders se nomment eux-mêmes les actuels maîtres des flux) à l’universel. Celui-ci tient ensemble l’unité et la diversité. Entre autres, on n’est pas identiques, assimilés, mais singularisés. Et une singularité n’est jamais fixe : ce serait retomber en identité, et la vogue actuelle de ce mot est une calamité. Elle est au contraire remétabolisation continuelle, incessante réinvention de soi. Nous avons, vous et moi, à nous réinventer différents d’aujourd’hui, pour ouvrir l’avenir. Pour avancer dans cette voie, qui est celle de l’intelligence et de la vie, pour travailler à une société-monde qui soit sans dualisation ni exclusion, il est fort important de se placer dans la filiation de 1794. Pas dans celle de 1848.

1 Ce texte est un document, communication inédite du sociologue et philosophe Paul Blanquart au colloque international Des résistances aux abolitions 

2 Florence Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en révolution, 1789-1795-1802, Paris, PUF, 1992, pp. 229-236.

3 Francis Arzalier, « Les mutations de l’idéologie coloniale en France avant 1848 : de l’esclavagisme à l’abolitionnisme », dans Les abolitions de l’

1 Ce texte est un document, communication inédite du sociologue et philosophe Paul Blanquart au colloque international Des résistances aux abolitions : 1848 dans l’histoire, organisé par l’anthropologue Alain Anselin du 4 au 9 mai 1998 au Lamentin (Martinique).

2 Florence Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en révolution, 1789-1795-1802, Paris, PUF, 1992, pp. 229-236.

3 Francis Arzalier, « Les mutations de l’idéologie coloniale en France avant 1848 : de l’esclavagisme à l’abolitionnisme », dans Les abolitions de l’esclavage 1793-1794-1848, Paris, Presses universitaires de Vincennes/UNESCO, 1995, pp. 299-308.

Paul Blanquart

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