Dire son identité en français, au croisement entre langue première, seconde et étrangère. L’apport d’une approche sociolinguistique « située »

Roberto Paternostro

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Roberto Paternostro, « Dire son identité en français, au croisement entre langue première, seconde et étrangère. L’apport d’une approche sociolinguistique « située » », Archipélies [En ligne], 10 | 2020, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.archipelies.org/817

Cet article étudie la complexité de la relation entre langue et identité à travers des exemples de discours tirés de deux enquêtes distinctes. D’une part, nous aborderons la réalité sociolinguistique des jeunes Parisiens, dont le discours peut donner lieu à des interprétations divergentes de leur identité, en fonction notamment de la perspective adoptée lors de l’analyse. D’autre part, nous évoquerons le cas des jeunes Francophones vivant en Suisse italienne, où le français est également une langue nationale. Leurs discours témoignent d’identités et d’appartenances plurielles, parfois difficiles à cerner. L’approche utilisée pour l’analyse est essentiellement « située ». Elle tentera d’aller au-delà d’une interprétation « externe », et se concentrera davantage sur les points de contact, afin de mettre en évidence le fil conducteur qui relie les différentes facettes de leurs pratiques sociolinguistiques et de décloisonner leur interprétation

This article examines the complexity of the relationship between language and identity through examples of discourse taken from two separate surveys. On the one hand, we will talk about the socio-language reality of young Parisians, whose discourse may give rise to divergent interpretations of their identity, depending in particular on the perspective adopted during the analysis. On the other hand, we will illustrate the case of young Francophones living in the Italian-speaking region of Switzerland, where French is still a national language. Their speeches testify to plural identities and affiliations, sometimes difficult to identify. The approach used for the analysis is essentially “situated”. It will attempt to go beyond an “external” interpretation, and will focus more on the points of contact, in order to highlight the common thread that links the different facets of their sociolinguistic practices and decompartmentalize their interpretation.

Introduction

Dans cet article nous nous intéressons à la complexité qui caractérise les relations entre langue(s) et identité(s). Nous le ferons par le biais de l’analyse d’exemples d’entretiens issus de deux enquêtes de terrain distinctes, menées à des moments et pour des objectifs différents, mais qui peuvent avoir – nous le verrons – des points communs. Dans un premier temps, nous aborderons la réalité socio-langagière de jeunes Parisiens (Paternostro 2016a), dont le discours peut donner lieu à des interprétations divergentes de leur(s) identité(s), en fonction notamment du regard que l’on adopte lors de l’analyse. C’est le cas de Cédric, qui, revenant d’un long séjour hors de France, témoigne d’une certaine prise de distance par rapport aux pratiques langagières de ses amis, qui autrefois lui étaient si familières, et se pose en interprète de leurs significations multiples, notamment aux yeux de celles et ceux qui les regardent de l’extérieur. Dans un second temps, nous nous intéresserons aux jeunes Tessinois francophones (Paternostro 2020), dont les pratiques langagières laissent émerger une situation propre à des locuteurs bilingues français-italien, vivant dans une région italophone d’un pays – la Suisse – où le français est une langue nationale1. Il s’agit de locuteurs qui parlent français à la maison, et parfois même en dehors, mais qui sont scolarisés en italien et qui suivent les cours de français langue étrangère avec d’autres élèves non francophones. Leurs discours témoignent d’identités et d’appartenances plurielles, parfois difficiles à cerner par un regard externe. L’approche retenue pour notre analyse sera essentiellement « située » (Eckert 2008). Elle tentera de dépasser une interprétation « externe », qui tend à renfermer les locuteurs dans des pré-catégorisations socio-démographiques (âge, sexe, origine, etc.), typique de la première vague du variationnisme (voir Eckert 2012), et mettra davantage le focus sur les points de contact – les « interstices » –, afin de mettre en valeur – de l’intérieur – le fil rouge qui lie les différentes facettes des pratiques socio-langagières et des implications socio-identitaires des locuteurs en question, tout en permettant d’en décloisonner l’interprétation.

1. Langue(s) et identité(s) : quelles relations ?

Dans l’étude des relations qu’entretiennent langue(s) et identité(s), le chercheur est d’emblée confronté à un écueil, à savoir l’impossibilité d’appréhender l’identité d’un individu au travers d’un regard externe et objectif, sans courir le risque d’apparaître « impertinent » et éthiquement discutable. Toute tentative d’objectivation provenant de l’extérieur étant donc à écarter, il s’agit davantage de considérer la manière dont les individus définissent eux-mêmes leur(s) identité(s). C’est là qu’interviennent la langue et les pratiques discursives, en tant que voie d’accès privilégiée, si l’on émet l’hypothèse que ce que l’on dit de soi-même et les moyens de le faire révèlent de manière plus ou moins intentionnelle l’identité du porteur du discours. Evans (2015 : 3), à propos du rôle que joue la langue dans ses relations avec l’identité, affirme que « […] language not only reflects and expresses relations, ideas and information but also actually plays a large part in constructing them. […] Identities are both created through language and expressed by language »2. La langue ne se limiterait pas à refléter l’identité, car elle en est en même temps l’origine et l’expression. En effet, poursuit Evans, elle érige des frontières, qu’elles soient géographiques ou sociales, tout en offrant la possibilité de les franchir et de donner libre cours à l’expression de l’identité (voir Evans 2015 : 4). Ainsi, exprimer son identité dans et par le discours tiendrait à un jeu de frontières, érigées ou franchies, qui offre au locuteur l’occasion de se (dé)voiler.

Au niveau théorique, l’analyse des relations entre langue(s) et identité(s) est un champ d’études pluridisciplinaires, qui implique différents domaines : linguistique, sociolinguistique, didactique des langues, sociologie du langage, anthropologie, etc. À l’intérieur de ces domaines, cette analyse peut être abordée de plusieurs points de vue : analyse du discours (Benwell & Stokoe 2007) ; analyse conversationnelle (Markee 2000) ; analyse narrative et théorie du positionnement (Bamberg 2004) ; performativité (Butler 1990) ; socialisation langagière (Bayley & Schecter 2003) ; acquisition L2 (Regan & Ni Chasaide 2009).

En ce qui concerne la sociolinguistique, qui est le domaine dans lequel s’inscrit la présente étude, trois axes principaux peuvent être retenus :

  1. Un axe dit « sociolinguistique », qui étudie la relation langue(s)-identité(s) par le biais d’une approche ethnométhodologique (Rampton 1998 ; Mendoza-Denton 2008). Cette approche, de type qualitatif, se caractérise par la remise en question de la nature essentialiste des catégories variationnistes utilisées pour définir l’identité socio-langagière des locuteurs et par l’appréhension de l’appartenance à des groupes sociaux comme étant dynamique, subjective et évoluant dans des réseaux socio-culturels changeants (Block 2007).

  2. La « deuxième vague » des études variationnistes (Eckert 2012 ; Milroy 1987 ; Sankoff 1980), selon laquelle l’identité socio-langagière se négocie dans les interactions inter-locuteurs, dans des contextes multiples et évolue constamment.

  3. La linguistique « variationnelle », d’expression européenne (Gadet 2017 ; 2018 ; Candea et al. 2019), qui reprend la remise en question des catégorisations socio-démographiques du variationnisme tout en ajoutant la prise en compte de la proximité/distance communicationnelle (Koch & Oesterreicher 2001) dans l’appréhension de la dynamique de construction socio-identitaire des inter-locuteurs. C’est dans ce troisième axe que s’inscrit également l’approche dite « située » (Cadet & Guerin 2012 ; Guerin 2008), qui adopte une analyse de la variation et des pratiques langagières en situation/en contexte, au travers d’un regard décloisonné sur les catégorisations traditionnelles telles que forme standard, langue maternelle, langue étrangère, etc.

Ces trois axes se rejoignent donc dans la remise en question des catégories socio-démographiques, propres du variationnisme, qui peuvent s’apparenter à ce regard externe et objectivant que nous évoquions en ouverture, et dans le choix épistémologique d’approcher la relation langue(s)-identité(s) dans son contexte d’émergence, selon une logique de réseaux inter-locuteurs, favorisant une analyse qui s’ancre dans l’observation de pratiques in situ susceptibles de (dé)voiler quelques aspects des identités socio-langagières des locuteurs concernés.

Ces catégorisations « externes » des locuteurs, sur la base de leur sexe, de leur âge, de leur statut socio-professionnel ou de leur origine géographique, peut en effet donner l’illusion de praticité, car elles semblent permettre la comparaison « objective » des productions langagières des locuteurs concernés. Or, en réalité, cette opération de pré-catégorisation n’a pour effet que de pré-orienter l’analyse, car elle présuppose qu’à profil égal correspondent des productions égales, et, en définitive, d’empêcher l’accès au « sens » que les locuteurs eux-mêmes ont voulu attacher à leurs pratiques. À ce propos, Eckert (2008) suggère que les traits variationnels ne sont pas porteurs de signification en eux-mêmes, mais qu’ils sont « situés », dans le sens où ils trouvent leur(s) signification(s) en contexte, dans des pratiques socio-langagières. Ceux-ci fonctionnent en tant que « ressources », pouvant actualiser un certain style, à savoir non pas différentes façons de dire la même chose, mais plutôt plusieurs façons d’être, qui incluent des choses à dire potentiellement différentes. Finalement, les traits variationnels s’organisent en constellation de significations interconnectées, pouvant actualiser l’une ou l’autre signification en fonction de paramètres contextuels.

Les exemples d’entretiens, issus de deux enquêtes de terrain, présentés ci-dessous, nous permettront d’illustrer l’apport de cette approche « située » sur l’analyse des pratiques socio-langagières et leurs implications socio-identitaires.

2. Le cas de l’« accent de banlieue »

Les catégorisations d’« accent » et d’« accent de banlieue » nous paraissent particulièrement pertinentes pour illustrer la manière dont une approche sociolinguistique « située » peut contribuer à porter un regard autre sur des pratiques socio-langagières pouvant être interprétées différemment en fonction du point de vue que l’on adopte pour analyser ce phénomène.

Les travaux du groupe d’intérêt Accents, Discriminations et Idéologies (Candea et al. 2019)3 attirent l’attention sur le fait que la notion d’« accent » renvoie souvent à « un ensemble flou et hétérogène de traits phoniques », qui est invoqué « dans les discours ordinaires autant, voire plus, pour ce qu’il symbolise que pour sa réalité phonétique » (Candea et al. 2019 : 3). Dès lors, l’« accent » est moins à considérer comme un phénomène objectif qu’une catégorisation externe, pouvant se transformer en un stigmate social, lorsque celui-ci est pointé du doigt comme étant une pratique marquée, par des acteurs se considérant eux-mêmes comme des locuteurs « sans accent ». Pour ces auteurs la consistance empirique de l’accent peut donc être remise en question, dans la mesure où « il représente le résultat d’une construction idéologique, culturelle et sociale qui opère dans différentes sphères (sociales, institutionnelles, médiatiques, etc.) » (Candea et al. 2019 : 4). L’accent est, en définitive, « une catégorie qui peut être négociée, voire réappropriée, par les personnes concernées » (Candea et al. 2019 : 4).

Dans Paternostro (2016a), nous avions nous-même avancé que ce que l’on nomme habituellement « accent de banlieue » et qu’on associe à des locuteurs « jeunes », « banlieusards » et « issus de la migration », partage en réalité de nombreux traits phonétiques du français « ordinaire » (Gadet 1997). Ce ne sont donc pas les traits phonétiques eux-mêmes qui véhiculent la perception d’un tel « accent », mais plutôt leur cumul et leur dynamique dans des situations données. D’où l’importance d’une étude de ce phénomène in situ, qui tienne compte à la fois, des inter-locuteurs et de leurs profils, mais avant tout de ce qui se joue dans l’interaction et de la manière dont ses participants la co-construisent.

Cette étude s’inscrit dans les travaux du projet Multicultural Paris French (MPF) (Gadet 2017), qui vise à documenter des évolutions en cours dans le français parisien, l’émergence d’un vernaculaire urbain contemporain, ainsi que les effets sur le français en contact avec les langues de l’immigration. Dès son origine, l’équipe du projet a cherché à allier réflexions théoriques et aspects méthodologiques afin de mettre sur pied un protocole d’enquête et de recueil de données pertinent par rapport à l’approche sociolinguistique retenue4. L’un des apports majeurs issus de la collecte et de l’analyse du corpus MPF concerne la prise de conscience que les parlers jeunes de la région parisienne ne peuvent pas être considérés comme une « langue » à part entière, distincte du français ordinaire, pratiqué par les locuteurs dans leur fonctionnement quotidien (Gadet 2017). Ces parlers correspondent plutôt à un ensemble de pratiques spécifiques et contextualisées, mais pas « exceptionnelles », qui ont moins à voir avec l’âge ou l’origine géographique des locuteurs qu’avec la dynamique propre de ces échanges. Elles permettent également l’observation de positionnements identitaires particuliers, dans et par les interactions, qui prennent tout leur sens dans les pratiques socio-langagières elles-mêmes.

Un extrait5 du corpus qui nous paraît particulièrement représentatif pour notre réflexion concerne les dires de Cédric, qui témoignent du double regard qu’il porte sur les pratiques linguistiques des jeunes Parisiens :

Cédric6 : Donc là m- la banlieue j’ai quand même pris de grandes distances depuis ces depuis ces années-là (.) donc j’ai essayé de changer ma (.) ma façon de parler aussi parce que j’avais pris de mauvaises habitudes.
Enq : C’est vrai ? <lesquelles> ?
Cédric : <Oui> (.) bah de parler comme un banlieusard quoi (.) après c’est peut-être mon père qui nous a (.) qui nous a tout le temps dit attention ne parlez pas comme des banlieusards alors qu’en fait on est banlieusards hein.
Enq : <Et qu’est-ce que tu as gommé> par exemple ?
Cédric : L’intonation (.) là tu vois je te parle je sais que c’est pas naturel (.) ça le devient mais ça n- ça c’est pas naturel si je te si je te parlais comme quand je parle à des gars du foot.
Enq : Hum hum.
Cédric : Ça va être plus (.) mais j’en sais rien moi tu as vu euh (.) employer pas faire des phrases super bien construites (.) avoir ce ton là (.) tu vois ? plus direct (.) plus euh (.) en fronçant les sourcils tu vois il y a il y a aussi la les mi- toutes les mimiques qui vont avec les mains.
Enq : Hum hum.
Cédric : Tu vois quand tu veux appuyer une idée bah tu y vas quoi (.) c’est presque avec le corps.
Roberto : D’a<ccord>.
Cédric : <Et> euh (.) et le fait de moins parler comme ça (.) mon retour en Australie de d’Australie quand j’ai revu mes am- certains certaines connaissances on va dire (.) putain ça m’a choqué là j’ai vu le.
Enq : [Rire].
Cédric : La différence ah ouais (claque des doigts) avant putain je parlais comme ça quoi.
Enq : [Rire].
Cédric : Et tu vois j’étais beaucoup plus agressif en fait (.) ça paraît agressif mais ça l’est pas quand tu viens de banlieue (.) quand tu viens de banlieue tu sais qu’il est en train de s’exprimer sur un truc (.) il est pas content mais il est pas (.) utra-énervé ton interlocuteur tu sais tu t- (.) tu sens ça tu t’énerves pas quoi en fait (.) tandis que moi je sais (..) que si je te présente un ami (..) qui parle déjà assez agressif tu tu vas te dire ouais mais il est pas qu’est-ce qui se passe là ? (.) il va t’expliquer des trucs il va te faire (en imitant) je sais pas moi.
Enq : [Rire].
Cédric : C’est-à-dire qu’ils ont du mal à contrôler leurs émotions internes tu vois ils ont une certaine haine (.) et euh (.) s’ils te parlent d’un sujet euh (.) qui les touche un peu ils vont ils vont gueuler quoi ils vont (en riant) wouah.
Enq : [Rire].
Cédric : Voilà (.) voilà donc parler euh là je te parle j’essaie d’être plus mesuré de faire en sorte d’être compris de tout le monde et pas (.) inspirer une (.) tu vois une espèce de peur pas une peur mais une wouah (.) il est énervé lui tu vois ? parce que moi c’est ça que je ressentais c’est ça x parfois.
Enq : [Rire].
Cédric : Tu vois des gens qui s’expriment et qui sont en train de brailler dessus quoi wouah calme-toi (en riant) (.) tu vois ?
Enq : [Rire] d’accord.

Dans ce long extrait, quatre éléments nous paraissent pertinents pour notre analyse :

  1. « la banlieue j’ai quand même pris de grandes distances […] alors qu’en fait on est banlieusards » ;

  2. « à mon retour d’Australie quand j’ai revu certaines connaissances […] ça m’a choqué j’ai vu la différence ah ouais avant je parlais comme ça quoi » ;

  3. « j’étais beaucoup plus agressif en fait (.) ça paraît agressif mais ça l’est pas quand tu viens de banlieue (.) quand tu viens de banlieue tu sais qu’il est en train de s’exprimer sur un truc » ;

  4. « ils ont du mal à contrôler leurs émotions internes tu vois ils ont une certaine haine (.) et euh (.) s’ils te parlent d’un sujet euh (.) qui les touche un peu ils vont ils vont gueuler quoi ils vont (en riant) wouah ».

Cédric, jeune étudiant universitaire originaire des Hauts-de-Seine, témoigne d’un parcours particulier. Il a grandi en banlieue, mais son père, d’origine algérienne, l’a toujours mis en garde vis-à-vis des dangers du communautarisme. Cela n’a pas empêché Cédric de se chercher et d’essayer d’appartenir à telle ou à telle autre « communauté », notamment pendant la période de son adolescence, dans le cadre scolaire ou dans la cité où il habitait. Néanmoins, son parcours de vie l’amène à toujours remettre en question ses choix. De nature curieuse, Cédric décide de partir en Australie pour une longue période où il alterne des expériences de travail et de voyage, ce qui lui permet de prendre de la distance. Dans cet extrait, il nous livre « sa » vision des pratiques socio-langagières des jeunes parisiens. Sa prise de distance, qui est marquée dans son discours par un clivage entre les pronoms « je » et « ils », lui permet de porter un regard double sur lesdites pratiques : d’une part, il s’approprie les stéréotypes récurrents qui interviennent dans les discours ordinaires à propos de l’accent de banlieue, notamment en ce qui concerne la perception d’une certaine agressivité ; d’autre part, il est en mesure de relativiser ces stéréotypes et de conclure qu’en réalité « ça paraît agressif mais ça l’est pas quand tu viens de banlieue ». Car, de l’intérieur, il reconnaît que dans ce qu’on appelle « accent de banlieue » il n’y a souvent que de l’« émotion » ou de l’emphase. Cette double appartenance (identité ?), à la « banlieue » et aux « autres », marquée par l’emploi du pronom « on » (« on est banlieusards en fait… »), lui confère une certaine souplesse qui lui permet d’adopter à la fois un point de vue étique (extérieur, le point de vue de l’observateur) et émique (intérieur, le point de vue de l’informateur), au sens de Pike (1967). Les traits associés à l’« accent de banlieue » constituent ainsi des ressources pouvant être actualisées dans le discours et qui acquièrent tout leur sens dans le contexte de l’interaction, compte tenu de ce qui se joue entre les interlocuteurs. Finalement, l’expérience de Cédric nous montre que le clivage « français standard »/« français de banlieue » n’a pas lieu d’exister, car la langue actualisée par des locuteurs communément catégorisés comme « banlieusards » demeure en réalité toujours du « français ». Ce qu’un regard externe perçoit comme « distinct » et « opposé » est en fait perçu par un regard interne comme un continuum, mouvant et changeant – certes –, mais souple et adaptable, en fonction de la nature des échanges, des situations de communication, des relations entre les locuteurs, etc.

3. Le cas des élèves « francophones » en Suisse italienne

Afin d’élargir le champ d’analyse de contextes tels que la région parisienne, où le français est majoritairement parlé en tant que « langue maternelle » (FLM) ou « première » (FL1), à des contextes où le français est essentiellement présent en tant que « langue seconde-étrangère » (FLE/S), nous allons nous intéresser à un autre public particulier : des élèves7 dits « francophones », que nous appellerons ainsi par souci de brièveté, mais qui sont en réalité des locuteurs bi-plurilingues, issus de familles mixtes, qui peuvent parler deux voire plusieurs langues et ont appris le français en famille et dans le cercle restreint de leur première socialisation. Ils possèdent le français en tant que langue « ordinaire » (Gadet 1997), en le pratiquant dans les échanges quotidiens avec l’un ou l’autre membre de la famille et/ou de l’entourage proche. Ces élèves habitent et grandissent en Suisse italienne, dans une région linguistique à dominante italophone, dans laquelle le français jouit cependant d’un statut spécifique et joue un rôle important d’un point de vue politique, social, culturel et professionnel (voir Paternostro 2016b ; 2017). Ils sont cependant scolarisés en italien et celui-ci constitue aussi la langue véhiculaire pour les échanges entre élèves dans leurs pratiques sociales de tous les jours. Dans cette constellation de langues et de pratiques langagières, le français est souvent peu présent dans l’espace public et n’est étudié qu’à partir de la troisième année du primaire, notamment sous sa forme orale, dans des activités d’éveil. L’écrit est abordé de manière plus systématique seulement à partir du collège. Par conséquent, les élèves francophones n’apprendront pas à écrire en français avant la préadolescence, à moins que des initiatives privées soient prises par les familles.

Le parcours de ces élèves francophones présente, selon nous, plusieurs affinités avec la situation des jeunes de la région parisienne, notamment en ce qui concerne le clivage qui peut être perçu, si l’on approche cette problématique par un regard externe, entre le français ordinaire, parlé dans le cercle familial, et le français « scolaire », appris dans un cadre formel. En effet, même si les cours de FLE/S semblent se caractériser par un enseignement moins normatif que celui du FLM/FL1 (voir Guerin 2010), ces élèves sont sans doute amenés à se confronter à l’écart qu’il peut y avoir entre leurs pratiques ordinaires et la langue qu’il leur est demandé d’actualiser à l’école. Cet écart peut être appréhendé en termes de « distance » communicationnelle, au sens de Koch & Oesterreicher (2001), ce qui pose les bases pour l’apprentissage de formes de langue auxquelles les interlocuteurs ont recours lorsqu’ils ne peuvent pas s’appuyer sur un ensemble partagé de savoirs et d’expériences (Gadet & Guerin 2008). Cet écart est réel, car ces élèves ont jusque-là pratiqué le français majoritairement dans des situations mettant en jeu une certaine « proximité », mobilisant des formes de langue sélectionnées lorsque les interlocuteurs peuvent s’appuyer sur un ensemble partagé de savoirs et d’expériences. Il s’agit d’une situation similaire à celle que vivent les jeunes de la région parisienne, si l’on considère que le français « scolaire », auquel eux aussi sont confrontés à partir du moment où ils quittent le cercle restreint de la famille pour intégrer l’école, correspond à la forme « standard » et « légitime », face à laquelle ces locuteurs se retrouvent en porte-à-faux.

Élève 1 [E1]
Enq
est-que vous vous considérez plutôt francophone italophone ou les deux ?
E1 euh les deux.
Enq les deux ?
E1 ouais.
Enq qu’est-ce qui permet de faire la différence entre les deux ?
E1 non c’est ouais c’est plutôt que que j’ai tout ma famille en là-bas mais je me vois pas de partir quand même xx du coup le Tessin c’est où j’habite et où j’habiterai jusqu’à quand je vais à l’Uni j’irai à l’Uni mais là-bas c’est toujours la famille du coup c’est je peux pas faire une différence ici il y a les amis je peux pas les changer j’arrive pas à les changer.
Enq donc vous êtes les deux à la fois quoi.
E1 ouais.

Élève 3 [E3]
Enq
[…] si je vous posais la question euh quelle est votre langue première (.) qu’est-ce que vous diriez ?
E3 le français.
Enq français ?
E3 oui.
Enq d’accord (.) et le français par rapport aux deux autres langues que vous parlez (.) l’italien et le suisse-allemand (.) parmi ces trois langues est-ce que vous diriez qu’elles sont toutes sur un pied d’égalité <ou c’est différent> ?
E3 <non> c’est quand même différent (.) le suisse-allemand je- c’est pas une langue que j’aime beaucoup alors (.) je la parle moins aussi.
Enq d’accord (.) et l’italien ?
E3 l’italien c’est (.) environ comme le français.
Enq d’accord (.) mais vous diriez pas que vous êtes italophone ?
E3 boh (.) l’italiano lo scrivo comunque meglio.
E3 (trad.) je sais pas (.) l’italien je l’écris mieux quand même.
Enq eh perché hai fatto la scuola (.) fin dalla scuola primaria (.) ma in che lingua sogni?
Enq (fr) bah parce que tu l’as fait à l’école (.) dès l’école primaire (.) mais tu rêves dans quelle langue ?
E3 quello in francese <xxx>.
E3 (trad.) ça c’est en français <xxx>.
Enq <sempre> in francese sogni?
Enq (trad.) tu rêves toujours en français ?
E3 Sì.
E3 (trad.) oui.
Enq
sempre ?
Enq (trad.) toujours ?
E3 sì sì.
E3 (trad.) oui oui.
Enq et en ce qui concerne les réflexions les pensées c’est mélangé ou c’est plutôt l’un ou l’autre ?
E3 ça dépend aussi à qu’est-ce que je pense.
Enq d’accord (.) ça dépend (.) par exemple (.) vous arrivez à voir un domaine où vous pensez en français et un domaine où vous pensez en italien ?
E3 non ça c- ça je <xxx>.
Enq <c’est> difficile à dire.
E3 oui.
Enq d’accord.

La plupart de ces élèves est bilingue français-italien. Ces deux langues étant des langues nationales suisses, il est intéressant de noter qu’elles ne peuvent pas être associées, l’une au pays d’origine, l’autre au pays d’accueil, comme cela est souvent le cas en région parisienne, aire géographique institutionnellement monolingue. Le français est ainsi souvent associé au village ou au Canton d’origine des parents et à la maison (espace physique), ou encore à la famille (groupe social). L’italien est davantage parlé dehors (espace physique) et est associé aux amis (groupe social). La langue qu’ils parlent et à laquelle ils s’identifient, c’est la langue dans laquelle ils pensent ou ils rêvent, mais surtout elle « dépend » du contexte et des interlocuteurs.

Élève 4 [E4]
Enq
quelle est votre langue maternelle ? <qu’est-ce que vous diriez> ?
E4 <italien>.
Enq l’italien ?
E4 oui.
Enq c’est clair pour vous que c’est <l’italien> ?
E4 <oui> j’ai toujours parlé avec mes copains en italien j’ai (.) j’ai presque jamais parlé français avec un ami.
Enq hum hum.
E4 sauf euh à l’école primaire j’avais un copain d’école qu’il était venu de Neuchâtel.
Enq hum hum.
E4 et il parlait pas italien mais c’est le seul cas <(.)> que je me> rappelle.
Enq <d’accord> et euh à l’extérieur c’est-à-dire quand vous êtes pas à la maison c’est tout le temps l’italien ?
E4 non [rire] je parle anglais [rire].
Enq d’accord dans quels contextes ?
E4 par exemple avec XXX je parle presque toujours en anglais <parce que> lui il le parle bien moi j’arrive assez bien à le parler j’aime aussi l’anglais comme langue et c’est pas trop difficile dire les choses qu’on dit tous les jours.
Enq <d’accord>.
E4 et euh (.) non mais français je le parle presque jamais avec mes copains mais à l’extérieur de la Suisse oui quelque fois par exemple quand j’étais à Hawaï cet été.
Enq hum hum.
E4 là j’avais par- il y avait un garçon de Lyon <et lui> parlait français avec lui je parlais français <mais> on arrivait bien aussi à parler anglais seulement que (.) ça c’est comme avec un Italien je parlais italien (rire)
Enq d’accord en fait on peut dire que finalement vous vous assumez votre identité plurilingue ? vous parlez plusieurs langues et puis en fonction de <du contexte> vous parlez la <langue> qui vous convient le mieux
E4 <oui>.

L’élève 4 constitue une exception, car il se considère avant tout italophone, même s’il n’évoque pas la langue familiale. L’italien, en effet, c’est la langue qu’il parle avec les amis et c’est « sa » langue. Dans le même temps, il assume son identité « plurilingue », qu’il explicite en fonction du contexte et de l’interlocuteur. Ainsi des langues « étrangères », n’appartenant pas au cercle amical ou familial peuvent être sollicitées pour des raisons diverses et variées : les loisirs, l’amusement, l’envie d’apprendre. Cette identité plurilingue est changeante, adaptable, car elle permet au locuteur de puiser dans son répertoire différentes ressources à actualiser en fonction des besoins et des situations. C’est le cas par exemple de l’élève 3, qui porte un prénom pouvant se prononcer de manière différente en fonction de ses trois langues premières (français, allemand, italien), tout en gardant la même graphie. Cet élève est appelé différemment suivant la langue dans laquelle se déroule l’interaction : Andrea en italien, Andreas en allemand et André en français8.

Élève 3 [E3]
Enq
et vous en fait donc vos camarades vous appellent Andrea (.) hein (.) votre mère elle vous appelle comment ?
E3 André parce qu’on parle français.
Enq André parce qu’à la maison vous parlez français.
E3 oui.
Enq d’accord (.) et vous-même qu’est-ce que vous dites (.) quand on quand on vous demande comment vous appelez qu’est-ce que vous dites ?
E3 ça dépend en quelle langue je parle.
Enq d’accord (.) donc à l’école vous dites toujours ?
E3 Andreas.
Enq Andreas (.) et avec les francophones vous dites ?
E3 André.

Cette alternance de prénoms, qui implique à la fois les langues et l’identité, ne semble pas déranger notre informateur. Au contraire, cela a l’air de plutôt l’amuser. Elle produit, à notre sens, une certaine cohérence entre la langue sélectionnée, le contexte et l’interlocuteur et, de ce fait, s’avère une ressource « fonctionnelle », en adéquation avec une identité plurilingue.

Élève 1 [E1]
E1 des fois c’est pas que je comprends pas c’est que euh on utilise des mots différents pour nous exprimer en au à XXX c’est c’est à XXX c’est vraiment un petit (.) c’est un maintenant un gros village mais c’est toujours une langue un peu euh je dirais pas scolaire alors des fois je on je vois pas vraiment ce que ce qu’on dit en français comme je le dis moi je le dirais en xx d’une autre manière.

Élève 2 [E2]
Enq
entre le français que vous avez l’habitude de parler à la maison et puis le français que vous avez fait ici à l’école (.) quel a été l’impact (.) vous avez remarqué une différence ?
E2 bah à la maison j- je parle souvent en français (.) et l’éco- à l’école je le fais aussi.
Enq d’accord (.) et vous diriez que c’est le même français que vous faites ?
E2 euh oui (.) un p- ici un peu plus difficile.

Tous les élèves perçoivent une différence entre le français parlé à la maison et le français étudié à l’école. L’élève 1, par exemple, se rend compte que parfois il dirait les choses différemment, car dans son Canton d’origine la langue est plutôt « pas scolaire ». Pour l’élève 2, le français appris à l’école est plus difficile. On peut noter que cet élève affirme « parler » français à la maison alors qu’à l’école il dit « faire » du français. L’emploi du verbe faire « objective » la langue et pose une certaine distance. Le français de l’école serait plus difficile, car il y a une distance à combler pour se l’approprier, contrairement au français de la maison, qui est immédiatement disponible.

Dans d’autres extraits, que nous ne reproduisons pas ici par manque d’espace, l’élève 1 associe spontanément le français de l’école à la grammaire et à ses fiches de révision. Il se rend compte qu’avec du travail supplémentaire, il aurait pu obtenir de meilleurs résultats. Néanmoins, il est intéressant de remarquer que son « échec » relatif – car il a tout de même eu de bonnes notes – est lié à l’écart qui existe entre les formes de langue qui lui viennent à l’esprit spontanément et la norme scolaire, qui ne correspond donc pas à ce que l’on pourrait considérer comme la norme d’usage. L’effort demandé par l’étude de la « grammaire » a clairement été sous-estimé. L’élève 2 trouve le français de l’école difficile, car il doit se confronter à des activités inhabituelles telles que la lecture, la compréhension de texte, l’analyse littéraire. En définitive, ce n’est pas le français qui lui pose problème, mais le contact avec les textes et l’écrit scolaire.

L’analyse de certains extraits issus de notre enquête exploratoire auprès des élèves francophones du Tessin montrent que si ces derniers possèdent déjà de bonnes compétences en français et qu’ils n’ont donc pas forcément besoin de travailler certains aspects de la langue de la même façon que les camarades non francophones qu’ils côtoient en classe de FLE/S, le rapport que les élèves francophones entretiennent avec la langue française les amène à un positionnement plus nuancé. Ils ont conscience de parler français à la maison et en ce sens de se différencier des non francophones. Pourtant, ils ont l’impression que face au français « scolaire », ces différences s’amenuisent, notamment en fonction du travail sur la langue qui leur est demandé. Comme les non francophones, en effet, qui sont appelés à appréhender une langue qui leur est « étrangère », les francophones aussi sont censés, dans une certaine mesure, apprivoiser une langue qui met une certaine distance par rapport à l’usage qu’ils en font à la maison.

Ces extraits semblent donc suggérer que bon nombre d’a priori sont à remettre en question et nous poussent à reconsidérer les points de convergence et de divergence entre francophones et non francophones face au français enseigné à l’école. Les élèves francophones et non francophones pourraient davantage être considérés comme étant sur un pied d’égalité face au français « scolaire », avec néanmoins des spécificités qui méritent d’être prises en compte9.

4. Discussion : une approche linguistique de l’« entre-deux » ?

Les cas que nous avons évoqués dans cet article, celui de l’accent dit de banlieue et celui des francophones tessinois, même s’ils relèvent de situations très différentes, ont en commun le fait qu’il y est question, dans les deux cas, d’individus que l’on peut qualifier d’« interstitiels ».

La notion d’interstice, étroitement liée à l’espace, est propre à la sociologie et à l’anthropologie (Rémy 2015 ; Auger 1992), mais aussi à l’urbanisme et à la géographie (Rey 2015). Le numéro des Carnets de Géographes 7/2014 (Le Gall & Rougé 2014), consacré aux espaces de l’entre-deux, définit les zones interstitielles comme des espaces incertains et « différents » par rapport aux étendues dans lesquelles ils s’inscrivent. Des espaces de jonction, de transition et/ou de rupture, qui voient se déployer des pratiques témoins de leur altérité, difficiles à appréhender, car ancrés dans le provisoire et en même temps porteurs d’une signification qui va bien au-delà d’une transition ou d’un passage, une voie d’accès privilégiée à la complexité (Morin 2014).

Une approche interstitielle du français – en tant qu’approche « située » – permettrait avant tout de mettre l’accent sur les zones de transition et de recoupement entre les multiples catégorisations existantes. Ce positionnement dans l’entre-deux aurait l’avantage de rendre compte de la complexité des spécificités sociolinguistiques des locuteurs et éviterait de les enfermer dans des pré-catégorisations qui limiteraient voire biaiseraient l’interprétation de leurs pratiques langagières.

La prise en compte de leurs réalités ne saurait se faire sans l’abandon d’une vision rigide et cloisonnée, qui imposerait d’adopter l’une ou l’autre catégorie interprétative, empêchant ainsi de saisir toute la complexité qui la caractérise. Une approche cloisonnée, en effet, met en relief les spécificités, mais ne permet pas de faire ressortir les ressemblances. Elle produit un effet de clivage, qui oblige à choisir l’une ou l’autre catégorie interprétative, et – de ce fait – correspond rarement à la complexité des situations telles que vécues par les locuteurs eux-mêmes. Une approche décloisonnée et/ou « située », en revanche, met en relief les points de contact, sans effacer les spécificités. Elle produit un effet de décloisonnement, qui permet de considérer en même temps l’une et l’autre catégorie interprétative, ce qui correspond davantage à la complexité des situations concrètes de ces locuteurs.

Ainsi, dans cette perspective, l’accent dit de banlieue n’est pas à catégoriser comme étant complètement autre par rapport à un accent considéré comme « standard », car il s’inscrit dans un continuum où son altérité – pourtant présente – s’estompe, à condition de sortir d’une interprétation binaire (banlieue vs. non banlieue ; standard vs. non standard) et d’élargir son regard en prenant en compte la diversité des formes et des usages, caractéristique du français en usage. De la même manière, les francophones du Tessin, malgré leur rapport « privilégié » avec le français, ne sont somme toute pas totalement éloignés de leurs camarades non francophones, car face à la langue de l’école, francophones et non francophones sont appelés à combler la « distance » qu’implique, dans une certaine mesure, tout parcours d’appropriation de l’altérité.

Conclusion

Au terme de notre parcours autour de la complexité qui caractérise la relation langue(s)-identité(s), les deux cas présentés dans cet article nous ont aidé à mieux comprendre à quel point la langue constitue une voie d’accès privilégiée à l’appréhension des enjeux liés à l’identité des locuteurs. Les jeunes Parisiens, d’une part, et les élèves francophones tessinois, d’autre part, nous témoignent que le rapport que ces locuteurs entretiennent avec leur(s) langue(s) peut s’avérer plus nuancé qu’on ne le pense. Des pratiques langagières communément associées à l’agressivité et à la violence peuvent en réalité cacher d’autres significations, davantage en lien avec l’emphase et l’expression des émotions, et traduire l’implication des locuteurs dans leur discours et dans les idées qu’ils défendent. Des profils bi-plurilingues, qui échappent à toute catégorisation univoque et cloisonnée, tels que les élèves francophones tessinois, peuvent en fait ne pas s’avérer très éloignés de leurs homologues non francophones, car les deux groupes se retrouvent dans une situation qui n’est pas très différente face au français « scolaire ». En définitive, c’est grâce à une approche décloisonnée, « située » dans l’entre-deux, que ces parallélismes peuvent être établis de manière plus explicite, donnant lieu à une interprétation non clivée, en mesure de thématiser la complexité au lieu de l’enfouir et de la nier.

1 Pour une description du paysage sociolinguistique helvétique et du statut que le français revêt dans des régions non francophones telles que le

2 « […] Le langage ne se limite pas à refléter et à exprimer des relations, des idées et des informations, car en réalité il joue un rôle plus

3 https://accents.hypotheses.org/

4 La collecte du corpus MPF, qui se fait en région parisienne depuis 2010, auprès de populations « jeunes » connaissant des contacts multiculturels

5 Conventions de transcription des exemples : (.) indique une pause ; <> indiquent un chevauchement de tours de parole. Les commentaires, les rires

6 Corpus MPF, Roberto3a, Cédric.

7 Nous qualifions ces locuteurs d’« élèves » francophones parce que nous nous sommes confrontés à ce genre de public lors de notre expérience d’

8 Nous rappelons qu’il s’agit d’un prénom d’emprunt, afin de préserver l’anonymat des informateurs. Par conséquent l’exemple donné ne s’avère pas très

9 La perception de cette distance entre le français ordinaire et le français dit scolaire est partagée par bien d’autres populations d’élèves en

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1 Pour une description du paysage sociolinguistique helvétique et du statut que le français revêt dans des régions non francophones telles que le Tessin, nous renvoyons à Paternostro (2016b ; 2017).

2 « […] Le langage ne se limite pas à refléter et à exprimer des relations, des idées et des informations, car en réalité il joue un rôle plus important en ce qu’il permet de les construire. […] Les identités sont donc à la fois créées et exprimées par le langage ». La traduction est la nôtre.

3 https://accents.hypotheses.org/

4 La collecte du corpus MPF, qui se fait en région parisienne depuis 2010, auprès de populations « jeunes » connaissant des contacts multiculturels réguliers, privilégie la proximité communicative : aucun enregistrement n’a été fait avec des inconnus (liens de réseau, histoire conversationnelle antérieure). C’est pourquoi le recueil est le fruit du travail d’une équipe de 24 enquêteurs, qui ont joint 230 locuteurs différents, provenant de 28 communes d’Ile-de-France et de 4 arrondissements parisiens. En fonction de leurs caractéristiques linguistiques et langagières audibles (et non sur des critères socio-démographiques), les enregistrements ont été classés en 3 catégories : entretiens traditionnels, entretiens de proximité et événements écologiques (sans enquêteur). Le corpus recueilli comporte 133 enregistrements en février 2019, de durées entre 6 et 153 mn. Environ 1 100 000 mots ont été transcrits sous Praat, pour 78 heures d’enregistrements, transcrits, révisés plusieurs fois, traduits quand il y a lieu, anonymisés. Le corpus est disponible pour le téléchargement à l’adresse suivante : www.ortolang.fr/market/corpora/mpf.

5 Conventions de transcription des exemples : (.) indique une pause ; <> indiquent un chevauchement de tours de parole. Les commentaires, les rires et les bruits figurent entre crochets ; x = syllabe inaudible ; X = marque d’anonymisation ; - marque une amorce. La transcription se fait par l’orthographe standard. Les formes non canoniques éventuellement produites ne sont pas « corrigées ».

6 Corpus MPF, Roberto3a, Cédric.

7 Nous qualifions ces locuteurs d’« élèves » francophones parce que nous nous sommes confrontés à ce genre de public lors de notre expérience d’enseignant de FLE/S au Tessin, dans plusieurs lycées du Canton. C’est donc dans le contexte scolaire que nous avons eu affaire à eux et que nous avons eu l’occasion de les interviewer. Il s’agit d’une enquête exploratoire, qui s’est déroulée en 2018, et qui nous a permis de recueillir les propos de 5 informateurs au moyen d’entretiens semi-dirigés. Pour plus de détails, voir Paternostro (2020).

8 Nous rappelons qu’il s’agit d’un prénom d’emprunt, afin de préserver l’anonymat des informateurs. Par conséquent l’exemple donné ne s’avère pas très pertinent en ce qui concerne la graphie-phonie, contrairement au vrai prénom de l’élève.

9 La perception de cette distance entre le français ordinaire et le français dit scolaire est partagée par bien d’autres populations d’élèves en France métropolitaine, en outre-mer et dans d’autres espaces francophones dits périphériques (Canada francophone, Belgique, Suisse, Afrique du Nord, Afrique sub-saharienne, etc.). Voir, Bellonie & Guerin (2020) ; Pégaz Paquet & Cadet (2016).

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