Nous voulions que cette revue soit un instrument qui permette à la Martinique de se recentrer1.
Nous nous étions aperçus qu’il n’y avait rien dans ce domaine !
Absolument rien !
Nous pensions qu’un tel programme serait de nature à aider les Martiniquais à acquérir une certaine conscience d’eux-mêmes.
Aimé Césaire2
Introduction
Créé en 1941 par Aimé et Suzanne Césaire (alors enseignants au lycée Schœlcher de Fort-de-France) en collaboration avec leurs amis René Ménil, Aristide Maugée, Georges Gratiant et Lucie Thésée, Tropiques peut être considérée comme une revue littéraire et culturelle de renom, en tant qu’étape fondatrice de l’émergence d’une modernité littéraire antillaise. À peine âgés de 30 ans au moment de la rédaction, Aimé et Suzanne Césaire, accompagnés de René Ménil, lui insufflent une pensée forte et un regard critique sur le contexte socio-poétique et sur l’avenir des Antilles. Publiée quatre fois par an, Tropiques compte deux volumes de quatorze numéros. Chacun contient entre cinq et dix essais et poèmes, plus rarement des nouvelles, notes ou revues. Les articles portent principalement sur la culture de la diaspora noire (africaine, antillaise, haïtienne, noire américaine), la poésie française, doudouiste ou noire américaine, la philosophie, l’anthropologie, la peinture et la psychanalyse. Tropiques « tire son épingle du jeu » par rapport aux revues précédentes telles que Légitime Défense et L’étudiant noir du fait de l’accent mis sur la littérarité des textes, l’habileté discursive et l’audace des auteurs3. Pluridisciplinaire et savante en son endroit, elle adopte tous les tons et accents : exotique, lyrique et pédagogique pour transmettre un savoir et faire œuvre de littérature. Mais Tropiques se relève, en son envers, très engagée, subversive et pamphlétaire. Pour en prendre la mesure, il convient de retracer le contexte rédactionnel et de réception de la revue, puis les stratégies de résistance qu’empruntent les auteurs pour déjouer la censure.
Dans sa préface au livre Le grand camouflage, rassemblant les sept essais épars déjà publiés par Suzanne Césaire dans Tropiques4, Daniel Maximin jette une lumière sur le contexte de production de la revue.
En ce temps-là (les années 40), le monde était en guerre mondiale, et les très petites Antilles invisibles à Hitler étaient loin d’être épargnées par Pétain. C’était « le temps de l’Amiral Robert » à la Martinique, « le temps Sorin » à la Guadeloupe, du nom des deux gouverneurs délégués par le pouvoir de Vichy, organisant une « occupation française », imposant l’ordre fasciste à coups de décrets d’épuration, d’internements, de déportations au bagne de Guyane, et d’exactions de tout ordre contre la population, avec l’alliance de certains colons, et la puissante force de répression de centaines de fusiliers de la marine française réfugiée aux Antilles avec l’or de la Banque de France. À quoi va s’ajouter une situation de misère accrue et de grave pénurie occasionnée par le blocus des Alliés et une quasi-autarcie, où plus rien n’arrivait de l’extérieur, ni nourriture, ni combustibles, ni livres, ni cahiers. Mais loin de rester silencieusement soumises, les Antilles entrèrent rapidement en résistance, à l’image du petit état haïtien déclarant la guerre à Hitler avant les États-Unis, avec le sentiment aigu de participer à une internationale antifasciste5.
1. Combler un vide
La Martinique vit ainsi coupée de tout contact européen. Elle dépend de ses seules ressources intellectuelles : « Faute de livres, de revues et de journaux français, la vie intellectuelle se trouvait notoirement affaiblie, dans un pays qui, en temps normal déjà, ne faisait que refléter les idées de la métropole6. » Les contributeurs n’en rédigent pas moins de nombreux textes. « Leur publication a été soumise à la censure préalable de Vichy jusqu’en mai 1943, date à laquelle un refus d’imprimer fut notifié aux rédacteurs de la revue qui furent contraints d’en suspendre la parution jusqu’à l’écroulement du régime de Pétain aux Antilles7. » Les autorités de Vichy décèlent des germes subversifs dans la revue. La bourgeoisie antillaise se sent attaquée dans son suivisme culturel8. Sous la pression du gouvernement, les imprimeurs cessent d’éditer la revue, mais celle-ci continue de paraître malgré tout, aidée par la montée en force des alliés et les sabotages de 1944 contre le régime pétainiste aux Antilles, si bien que la diffusion de la revue persiste jusqu’en 1945.
Le terme de « grand camouflage » exprime bien les conditions d’écriture de la revue. En effet, il s’agit pour Suzanne Césaire et les collaborateurs de Tropiques, de révéler sans en avoir l’air, l’histoire et le présent de la civilisation antillaise dans ses moments les plus dramatiques. La dynamique des textes de Tropiques pourrait se résumer ainsi : feindre l’exotisme littéraire (et saboter du même coup ces écrits de poètes régionalistes et doudouistes jugés aliénés9), et démanteler la « Raison » coloniale, perçue par les contributeurs comme une compromission scandaleuse des institutions religieuses, étatiques ou littéraires dans les pires crimes, méfaits et injustices de l’histoire de l’humanité (traite, esclavage, commerce triangulaire, génocides10) ; enfin, vouloir justifier ces crimes au nom de la chrétienté, de la civilisation et de la servitude légitime des esclaves indiens et noirs.
La « lettre à monseigneur Varin de la Brunelière, Évêque de Saint-Pierre et de Fort-de-France », datée du 20 avril 1944 et signée Aimé Césaire, illustre l’habileté du discours critique de Tropiques. Alors que le sommaire inscrit simplement le mot « lettre », le corps du numéro restitue le nom de son destinataire. L’omission est de taille et bien sûr, délibérée. Comme le soutient Sartre, taire, c’est encore dire, et être engagé11. Le lecteur un peu averti se doute que l’adresse à un évêque ouvre une brèche à une potentielle critique de l’institution religieuse, ce qui se confirme à la lecture de l’essai proprement dit de Césaire citant Saint-Paul, prétendument abolitionniste : « Serviteurs, obéissez à ceux qui sont vos maîtres selon la chair, avec crainte et tremblement, dans la simplicité de votre cœur comme du Christ12 ». Césaire commente ce verset avec ironie avant de s’en prendre à l’Église au complet : « Singulier abolitionniste, en vérité, ce Saint qui dit à l’esclave, « Reste esclave13 ». […] « Mais il y a mieux. Non seulement l’Église, ajoute Aimé Césaire, n’a pas su ou voulu combattre l’esclavage moderne, mais elle a encore grandement contribué à sa naissance, à son épanouissement et à sa durée14. » Un long extrait de sa lettre jette aux oubliettes l’exotisme littéraire pourtant entendu :
Il me tarde d’en arriver à la question capitale de l’esclavage des nègres. À vous entendre, l’Église a pris position contre l’esclavage des nègres, nettement, clairement, énergiquement. Je dis non. En réalité, pendant quatre siècles l’Église s’est fort bien accommodée de notre esclavage, à nous les nègres. Et si nous sommes à l’heure qu’il est des hommes libres, ce n’est pas à elle que nous le devons. Bien entendu, un pape par siècle vient faire quelques jérémiades sur les malheureux « frères noirs ». Paul III au 16e siècle, Urbain VIII et Innocent X, au 17e siècle, Benoît XIV au 18e siècle, Grégoire XVI au 19e siècle.
Vous voyez comme tout s’arrange. Une fois par siècle (c’est long, un siècle), le pape condamne en termes plus ou moins voilés. Sa conscience satisfaite, il ferme les yeux et se croise les bras. Les filles de l’Église, car toutes les nations européennes sont plus ou moins filles de l’Église, font la révérence à un Pape à la fois si consciencieux et si commode, si hautement intègre et si accommodant, et les armateurs, les colons, les négriers, en toute tranquillité d’âme et de conscience, peuvent continuer leur commerce lucratif. Voilà comment l’Église nous a défendus. Et c’est pour cela que vous voulez que nous vous disions merci.
Impuissance de l’Église dira-t-on peut-être. Erreur. C’est de son indifférence qu’il faut parler. Que voulez-vous ? Nous les nègres, nous étions le client qui ne paie pas, celui en faveur duquel il est inutile de déployer toutes ses ressources15.
2. Conscientiser, éduquer : « entraîner les Martiniquais à la réflexion »16
On voit ce que la revue peut recéler de réellement compromettant. À se demander si les deux dernières lignes du dernier paragraphe ne soulignent pas une représentation toujours en vigueur, quelque quatre-vingts ans après. Les titres des articles de Tropiques inscrivent, dans leur ensemble, un désir autant qu’un déni. Désir de plaire au censeur en exaltant dans les coins stratégiques de la revue17 (titre et début d’article) ce qui se doit d’être vu des autorités gouvernementales (« faune et flore de l’inconscient », « folklore antillais », etc.) ; déni et sabotage d’un ordre imposé grâce à un dispositif énonciatif savamment maîtrisé des contributeurs (nommons-les simplement pour l’instant : l’amorce, le retard, le leurre18, le blocage19 et le détour20). Ces procédés ont pour but de dissimuler, contourner, déjouer ou saboter la censure, même par la voie d’une auto-censure (procédé bien connu de l’excusatio, où l’on s’accuse pour mieux s’excuser).
L’exotisme de la revue n’est donc qu’un leurre apparent. La faune et la flore disent, certes, un réel antillais, auquel vient se greffer des réalités plus essentielles, énoncées par contre sans ménagement et sans détour. Le contraste entre le montré et le caché est saisissant. Aristide Maugée, beau-frère d’Aimé Césaire, s’en prend par exemple ouvertement aux « saprophytes de la culture », soit aux écrivains doudouistes qui, selon lui, s’éloignent d’eux-mêmes et de leur culture.
Point de ville. Point d’art. Point de poésie. Pas un germe. Pas une pousse. Ou bien la lèpre hideuse des contrefaçons. En vérité, une terre stérile et muette.
Ainsi Tropiques voit les Antilles en 1941. Il ne s’agit plus de “se croiser les bras, en l’attitude stérile du spectateur”, mais de modifier son destin. Notre mission ? Participer, nous aussi, au concert du monde.
Nous ne voulons plus être les saprophytes de la culture21.
Suzanne Césaire prolonge la réflexion de Maugée sur la problématique identitaire aux Antilles, en s’en prenant à une cible précise de manière plus satirique et virulente :
Et maintenant, un retour sur nous-mêmes.
On sait où nous en sommes ici, à la Martinique. Notre tâche d’homme, la flèche de l’histoire nous l’indiquait vertigineusement : une société tarée en ses origines par le crime, appuyée en son présent sur l’injustice et l’hypocrisie, rendue par la mauvaise conscience peureuse de son devenir, doit moralement, historiquement, nécessairement disparaître22.
On remarquera l’absence des mots traite, esclavage, assimilation, sous la plume de Suzanne Césaire. Pourtant, ces trois temps dramatiques de l’histoire de la civilisation antillaise sont omniprésents dans l’esprit du lecteur, et dans Tropiques au complet. Le silence sur l’esclavage ne dit-il pas au mieux le silence de l’Église, le silence de la honte et de la culpabilité, celui des injustices sociales contre le prolétariat noir exploité, ou enfin, celui de « l’hypo-crisie » ? Le mimétisme est ici de facture littéraire et non culturaliste. En effet, il ne s’agit pas tant d’imitation servile aux valeurs culturelles blanches23, mais de dénonciation par la stratégie littéraire du reflet. Le silence des contributeurs, ou leur façon d’écrire et de dire par le silence, mime l’action qu’ils condamnent chez les oppresseurs. Non seulement on tait une chose pour la dire, mais on la tait pour mieux dire un silence plus grave encore, qui lui, mérite d’être clamé haut et fort. La stratégie ne manque pas de style. Le texte de Césaire mire ainsi et commente tout à la fois le silence coupable des partisans de la traite et de l’esclavage. Tropiques lance par ce biais les prémisses de ce que nous nommons, dans la critique actuelle, le métatexte (comme essai), alliance d’un jeu de réflexivité et de reflet24. Dans le même ordre d’idées, Daniel Maximin, par exemple, écrit :
« Loin de rester silencieusement soumises, les Antilles entrèrent rapidement en résistance, à l’image du petit état haïtien déclarant la guerre à Hitler avant les États-Unis, avec le sentiment aigu de participer à une internationale antifasciste25 ».
Il prend alors pour exemple les mots d’ouverture de Césaire issus du premier numéro de Tropiques, que Césaire publia deux ans plus tôt sous une forme un peu différente et plus poétique dans Cahier d’un retour au pays natal :
Il n’est plus temps de parasiter le monde, c’est de le sauver qu’il s’agit. Il est temps de se ceindre les reins comme un vaillant homme. Où que nous regardions, l’ombre gagne. L’un après l’autre, les foyers s’éteignent. Le cercle d’ombre se resserre, parmi des cris d’hommes et des hurlements de fauves. Pourtant nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre. Nous savons que le salut du monde dépend de nous aussi. Que la terre a besoin de n’importe lequel d’entre ses fils. Les plus humbles26.
3. Jeu d’ombre et de lumière
L’image de l’ombre rappelle un procédé cinématographique utilisé par Rachid Bouchareb dans son film Indigènes27. Le réalisateur franco-algérien montre par une projection d’ombre qui gagne du terrain sur la carte de l’Europe jusqu’où les Alliés avancent dans leur résistance contre les troupes allemandes. Ici, l’inverse se produit. L’ombre parasite le monde des Antilles pétainistes. Puisqu’il importe pour les membres de la revue de résister par les mots aux forces obscures et « de se ceindre les reins comme un vaillant homme », comme l’écrira Césaire dans Cahier d’un retour au pays natal, l’heure de la grande « dissidence28 » a sonné. La dissidence, rappelle Maximin, est :
« Le nom que prendra le puissant mouvement de Résistance aux Antilles, par quoi l’on désigne les actes des milliers d’Antillais échappés en canot vers les iles anglaises de Dominique et Sainte-Lucie, première étape de jonction avec les Alliés et les représentants de la France libre, avant de rejoindre le New Jersey où se constituèrent les bataillons antillais de la France libre (les Free-French) et de s’embarquer pour participer aux combats de la libération de l’Afrique du Nord à l’Italie, puis la remontée du Rhône jusqu’à la libération de Strasbourg29. »
Strasbourg, point de chute de la citation de Maximin, est aussi celui du film de Bouchareb. Hasard objectif comme l’écrivait Breton ? Sans doute, si l’on se souvient de Strasbourg comme étant la ville de capitulation des Allemands, terrassés par des tirailleurs algériens, ce que relate précisément la fiction historique de Bouchareb. L’avancée en résistance décrite par D. Maximin reflète elle aussi avec exactitude l’intrigue du film de Bouchareb. Les trois témoignages artistiques convergent vers l’expression d’une même réalité : le devoir de résister, que la résistance soit réelle (sur le champ de bataille), imaginaire et symbolique (dans le terrain du langage et de l’idéologie).
La revue Tropiques ainsi mène son combat à travers une campagne de dénonciation vigoureusement codée. Suzanne Césaire était chargée d’apporter les articles au service d’information de l’Amiral Robert, qui contrôlait le contenu des articles. Elle demandait du papier à l’imprimerie, et le lieutenant la recevait, acquiesçait dans l’ensemble au sommaire bien présentable qu’elle lui proposait. Il importait donc pour les contributeurs de ne pas trop en dire dans les sommaires, d’où les titres lacunaires de la lettre d’Aimé Césaire à l’évêque de la Brunelière et la « misère d’une poésie » de John Antoine Nau. Le sommaire de l’ensemble des numéros se contente, comme le souligne Maximin, « de brillantes leçons pour classes terminales sur Mallarmé, Péguy, Alain, Maeterlinck, Debussy, Lautréamont, propices à calmer les esprits des élèves frondeurs30, d’exotiques présentations de l’âme africaine31 ou de l’hindouisme32, des contes animaux créoles ou cubains33, de savants inventaires de botanique tropicale et du folklore34 ». Autant de clichés dont les contributeurs n’auront, en réalité, que faire, hormis le désir de transmettre au sujet antillais une réalité plus prégnante et plus essentielle.
La puissance des analyses critiques qu’on peut lire sur Mallarmé ou sur Lautréamont, par exemple, commentées par Aimé Césaire, de même que la reprise habile et créative de la strophe ducassienne des « beau comme » par Lucie Thésée, renouvellent un dire et un faire poétique proprement antillais. La critique de Maximin serait d’ordre phatique, et chose vise à souligner l’importance du détour utilisée par les collaborateurs de la revue. Tropiques est supposée ne pas faire de politique, et ne s’occuper que de folklore. Ses thèmes et ses motifs entrent dans un code enrobé de fleurs de rhétorique en des lieux stratégiques des écrits (le milieu des essais et des poèmes, le plus souvent, sinon la fin des numéros où figurent des notes sur la revue). Ces figures de rhétorique « étaient destinées dans le contexte politique du moment, avec un clin d’œil en direction du lecteur antillais, à exprimer la pensée des écrivants tout en la masquant aux yeux des autorités de Vichy35. » Ménil insiste sur le fait qu’« une absence hante ces textes » : « Pétain et son régime sont dénoncés mais ne sont pas nommés. Ils sont donc présents, mais dans un acte d’écriture qui les expulse systématiquement des textes et laisse leur place vide36. »
Comment ne pas ici songer à la stratégie d’écriture dont se prévaut Montaigne dans ses Essais ? L’humaniste de la Renaissance procède aussi par « allongeails », c’est-à-dire par prolongements narratifs, rejetant dans les marges de ses essais les excès « crotesques » issus de ses propres folies ou rêveries tout droit sortis de son imaginaire. Mais la folie sert aussi d’artifice à Montaigne. À travers elle, l’essayiste veut, sous prétexte de laisser libre cours à son imagination, critique et ébranle en réalité des certitudes en vigueur à la Renaissance37. La primauté de la Raison sur l’émotion et sur l’imagination, l’obsession pour le Centre (comme la citation des Anciens comme modèles) au détriment d’une excentricité qu’il revendiquera en sourdine, pour lui-même). De Montaigne à Tropiques, la ligne du temps est longue, comme celle de l’esclavage, mais il s’agit encore et toujours de devoir résister à un « ordre du discours », pour reprendre la pensée de Foucault, en cachant ses hérésies légères, non plus dans les marges du texte (titres, paratexte, bas de page comme le fait Montaigne), mais dans le corps même de l’écrit. L’audace des collaborateurs consiste à dire et à taire au même moment leur prise de position au centre même de leur texte, sans le moindre ménagement.
Ainsi en est-il de l’ombre, leitmotiv de la revue comme des poèmes de Césaire, qui fait écho à la lumière des idées sur l’art, la philosophie, la psychanalyse, la poésie, véhiculées par la revue. « L’accueil fait à Tropiques ne saurait nous surprendre. Ne croyant pas aux conventions immédiates, nous n’attendions rien des ombres dociles38 », soutient Aristide Maugée. Ici, les ombres pourraient désigner le peuple antillais mort, éteint, défait, après des siècles d’esclavage et de domination. Que le texte d’ouverture du premier volume mette en exergue cette citation de Césaire (« Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant », clin d’œil à la « lettre du voyant » de Rimbaud) n’est pas anodine. Une invitation à la lecture « entre les lignes » nous est tendue pour « remplir les blancs et les silences, interpréter les symboles, les ellipses, les antiphrases39 » des textes de la revue. Engels écrivait que la censure oblige de choisir un mode d’expression aussi abstrait que possible. Ne devrions-nous pas ajouter : aussi banal que possible ? Le poème liminaire écrit par Césaire respecte le code en choisissant d’écrire sur le paysage antillais. Césaire y parle bien de soleil, à la strophe 1 : « Les cent purs-sang hennissant du soleil, parmi la stagnation », mais l’on voit bien que le soleil contient sa part d’ombre40, dans l’énoncé « parmi la stagnation » rappelant l’immobilisme des Antilles sous le joug assimilationniste après l’abolition de l’esclavage. La vague d’assimilation s’est répercutée sur la culture, où les auteurs imitaient la Métropole pour se racheter une humanité, croyant ainsi s’éloigner de la soi-disant « barbarie nègre ». Plus tard, dans ce « Fragment » poétique, Césaire y parle de brumes (strophe 2), de fleurs (strophe 3), d’air (strophe 4) puis revient au paysage avec :
Sa lumière
Ses aurores
Ses rivières et ses haies
Ses arcs-en-ciel41.
On croirait lire un poème doudouiste. Il n’en est rien, puisque des métaphores recouvrent et enrobent d’« effets de style et de pensée » les mots cachés, « que la lecture “voyante” et instruite doit pouvoir identifier42 ». Césaire ajoute donc : « À mesure que se mourait toute chose, Je me suis, je me suis élargi – comme le monde – et ma conscience plus large que la mer !43 ». La figure de l’hyperbate (« et ma conscience plus large que la mer ») rappelle le style poétique de St-John Perse, mais une vision poétique nouvelle s’inscrit, qui sera formulée des années plus tard à travers la notion d’antillanité d’Édouard Glissant44 : « J’éclate. Je suis le feu, je suis la mer. Le monde se défait. Mais je suis le monde !45 » Dans les « respirations touffues de vieillards imberbes46 », ne faudrait-il pas lire l’oppression des hommes ? Et que dire de la question rhétorique : « Mais comment ne pas bénir, telle que ne l’ont point rêvée mes logiques, dure, à contrefil lézardant leur pouac,… la gerce lucide des déraisons ? ». Le poète ne semble-t-il pas s’en prendre à la « raison » occidentale ? S’immiscerait donc ici une critique de l’ethnocentrisme européen, voire même de l’universalisme, conscient et inconscient, de la Ratio occidentale sur les autres cultures qui ne sont pas faites à son image. Le poète priorise une hérésie toute ducassienne qu’est le contre-discours parodique pour insuffler son message dans une énonciation métaphorique abstraite.
Il faut donc en finir, pour les contributeurs de la revue, avec une imitation et une domination collectives, même en littérature, science de l’imaginaire, pour que celle-ci puisse s’auto- féconder dans une écriture vraie, plus authentiquement antillaise : « Et j’entends l’eau qui monte, la nouvelle, l’intouchée, l’éternelle, vers l’air renouvelé » écrit le poète, Aimé Césaire. L’authenticité ne se trouve pas encore dans l’idée de nation, comme le suggérera le roman de Glissant La lézarde, mais dans une vision universelle des droits de l’homme.
Les mots tus et dits de Tropiques se décodent donc plus aisément qu’il n’y parait, une fois qu’on en saisit la dynamique interne des deux tomes. Les mots se défont alors de leur parure, dénudant la matière ampoulée des récits pour laisser entrevoir (rappelons-nous la « Lettre du voyant » de Rimbaud) une clarté neuve, une force vive, et corrosive de la critique, de l’humour et de l’ironie. Des mots sont là pour signifier qu’un sous-langage se met en branle au sein même du langage. Comment se sortir de ce magma de surimpositions ? Les « indices-mémoriels » que sont la mer, les volcans, les jarrets, la sueur, élevés au rang de topoï de la littérature antillaise, permettent d’entreprendre ce décodage de lecture. Ils narrent bien chacune des étapes de l’esclavage, du bateau négrier (« la mer humant la paix sacrificielle où s’enchevêtrent nos râles47 ») au labeur des plantations (« entendez-vous parmi le vétiver le cri fort de la sueur ?48 ») ; les mots du poète racontent toute l’épopée esclavagiste, de l’insurrection des esclaves (« Les volcans tirent à bout portant les villes par terre, dans un grand bris d’idoles49 »), en passant par les articles du Code noir (« La grisaille suinte à mes yeux, alourdit mes jarrets50 »), et le génocide de millions d’hommes déportés aux Antilles (« La route, Oh ! La route par les doigts et les paumes de la Mort51 »).
Plus discrètement que la prosopopée de la Mort « fauchant à larges andains52 », la ruse du poète consiste à jouer sur l’interversion de lettres trompant la vigilance du censeur. Ainsi de la fleur qui devient :
Une flueur de cadmium, avec, géantes élevures
expalmées de céruse, de blanches mèches
de tourmente
Cette « Flueur » vient dénoncer, comme dans un jeu surréaliste, la terreur revêtue d’une blancheur faussement innocente :
Essentiel paysage !
Taillés à même la lumière, de fulgurants nopals,
Des aurores poussantes, d’inouies blanchoiements53.
Comme le suggérait Léon Gontran Damas dans ses poèmes « Blanchi », « Nuit Blanche » et « Solde », où sont les Noirs dans ce paysage ? À Césaire de répondre, après Damas qui s’exclamait : « Rendez-les moi, mes poupées noires54 », que « Le ciel baille d’absence noire !55 », « ô ardentes lactescences !56 ». Mais ce paysage blanc, qui encerclait aussi la mort de Toussaint Louverture dans les geôles du Jura français enneigé57, est faussement immaculé, car il s’avère ici aussi teinté de rouge assimilable au sang : « Qui se perd et se déchire et se noie dans les ondes rougies du Siloé ?58 »
Conclusion
Tropiques contient des « pépites de vérité59 » doublées d’une grande poéticité des images. Maximin affirme avec raison que la revue doit être considérée comme « la plus importante revue littéraire des Antilles, malgré sa diffusion et sa durée limitée par les circonstances60 ». Elle se situe dans la mouvance d’autres productions antillaises d’importance qui désiraient aussi faire entendre une parole neuve sur la civilisation noire dans le monde. Mais elle se distingue de la Revue du monde noir par sa verve critique et sa maturité littéraire.
Comme la Revue du monde noir, fondée par les sœurs Nardal de 1930 à 1932, Tropiques constitue un recueil consistant de textes divers sur la culture, la politique, la littérature, la sociologie et les arts. Mais contrairement à son aînée, elle ne peut plus être jugée rétrospectivement assimilationniste et exotique par les membres d’une autre revue beaucoup plus engagée contre l’aristocratie blanche, Légitime Défense, fondée en 1927 par de jeunes martiniquais de 23 ans (dont René Ménil, Étienne Léro, Jules-Marcel Monnerot, présents aussi dans la Revue du monde noir). À croire que la révolte contre l’exploitation d’un prolétariat noir et contre le racisme s’étiole, au fil du temps, pour laisser place à des considérations plus artistiques. Signe que le monde s’humanise malgré tout, et qu’il n’est point vrai que l’œuvre de l’homme est finie, comme le disait Césaire à la fin de Cahier d’un retour au pays natal. Tropiques affirme ses idées subversives de manière plus subtile que Légitime Défense dont l’attaque était frontale et lui valut une censure immédiate aussitôt après sa publication. Rappelons-en brièvement les mots de la préface : « Parmi les immondes conventions bourgeoises, nous abominons très particulièrement l’hypocrisie humanitaire, cette émanation puante de la pourriture chrétienne. Nous haïssons la pitié. Nous nous foutons des sentiments. »
Une parenté plus grande se fait ainsi sentir, selon nous, avec L’Étudiant noir, fondée en 1937 et ayant pour collaborateur Aristide Maugée, Aimé Césaire, L.-S. Senghor, Paulette Nardal, Gilbert Gratiant, Léon Gontran Damas (qui en fut le secrétaire de rédaction) et avec le recueil Pigments de L.-G. Damas61, publié la même année à compte d’auteur, avec le secours de ses amis Senghor et Césaire. Tous réfléchissent, avec audace à la question nègre, autrefois développée dans la revue La dépêche africaine62.
En somme, l’apport singulier de Tropiques par rapport aux revues qui l’ont précédée et l’ont fait naître, consiste à taire pour mieux dire une œuvre littéraire, poétique et critique, au lieu de mettre l’accent comme autrefois sur les revendications politico-sociales explicites. La littérature antillaise naît, par conséquent, dans un champ intertextuel où les mêmes collaborateurs et secrétaire de rédaction, d’une revue à l’autre, mènent une lutte qui se transforme au gré des vicissitudes du champ politique, social, culturel et artistique. Mais un même marronnage intellectuel les meut et les unit autour de l’importance de promouvoir ce droit fondamental à l’écoute et au respect de la dignité humaine et de la parole pour tous.