Introduction

Olga Hel-Bongo et Muriel Gomez-Perez

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Olga Hel-Bongo et Muriel Gomez-Perez, « Introduction », Archipélies [En ligne], 15 | 2023, mis en ligne le , consulté le 29 avril 2024. URL : https://www.archipelies.org/1452

Ce numéro d’Archipélies souhaite examiner la question de la transmission intergénérationnelle des savoirs et des pratiques en sciences humaines et sociales aux Antilles, au Maghreb et en Afrique subsaharienne. La transmission intergénérationnelle des savoirs et des pratiques amène à se poser la question de la légitimité de l’objet des savoirs, des savoir-faire, des savoir-être et des savoir-vivre, et de leur pertinence dans différents contextes culturels et socio-économiques. La transmission peut se faire d’un pays à un autre, d’une culture à une autre, d’un individu ou d’une génération à l’autre. Elle se complexifie lorsque liée à des phénomènes migratoires, à des situations d’exils, à des traumatismes historiques ou individuels impliquant, bien souvent, des conflits de mémoires (Mudimbe, 1994 ; Bisanswa, 2000) ou des pertes mémorielles. Se pose dès lors la question de la conservation du passé, glorieux ou honteux, de la défaillance, de l’oblitération voire de l’ignorance de faits relatifs à une histoire personnelle, intime, familiale, nationale, transnationale ou collective souvent vécue comme douloureuse à l’échelle de plusieurs générations. Se pose aussi la question d’une possible ou impossible transformation des valeurs au sein d’une société donnée, par esprit d’ouverture ou de conservatisme du passé face aux savoirs, aux pratiques et aux normes transmis de parents à enfants, d’enseignants à élèves, de grands-mères à petites-filles. Dans quelles conditions est-il légitime de préserver une culture, des traditions ? Est-il possible de les conserver tout en les transformant conformément à l’univers contemporain des nouvelles générations ?

Que ce soit en littérature, en histoire, en anthropologie et en socio-démographie, les auteurs du numéro questionnent ces aspects et la manière dont des individus, des familles et des communautés doivent composer avec des mutations de tous ordres qui affectent nos sociétés contemporaines. Quelles adaptations exigent de telles transformations ? Sont-elles possibles ou souhaitées ? Quels nouveaux modes de transmission des savoirs de toute nature proposent les écrivains et les chercheurs en sciences humaines ? Quels sont, enfin, les nouveaux défis de pensée et les nouvelles façons de faire et de dire qui s’imposent aux individus, mettant parfois à risque leur capacité à gérer de tels changements ?

Plusieurs écrits se sont penchés sur les cadres institutionnels (école, métier) et les acteurs s’y rapportant (professeur, maître), sur les politiques éducatives, les usages des savoirs locaux (Lewandowski, 2016) et des langues (Tourneux, 2011) et sur le rôle des lettrés et des cadres (du précolonial à nos jours) pour traiter de la transmission et de la circulation des savoirs en Afrique, des liens entre savoirs et pouvoirs où s’enchâsse l’articulation entre l’écrit et l’oral (Gary-Tounkara et Nativel, 2012). Le lien entre circulation des savoirs et apprentissage a aussi fait l’objet d’études qui examinent les processus d’hybridation dans les systèmes de scolarité et de formation officiels ou informels (Jankowski et Lewandowski, 2017). Vus notamment à travers la perspective du rapport colonial ou dans des contextes de mondialisation, ces processus d’hybridation impliquent souvent une normalisation des savoirs en vue de leur reconnaissance (Moity-Maïzi, 2015)D’autres études ont porté sur la construction des savoirs dans les relations intergénérationnelles en situation migratoire (Le Gall et Meintel, 2011 ; Vatz Laaroussi, 2009), en distinguant trois processus de transmission : le mode linéaire (entre grand-mère, mère et petite-fille), le mode circulaire (transmission directe entre la grand-mère et la petite-fille) et le mode de la « transmission rupture » lorsqu’un des membres se trouve en situation de « marginalisation, d’impuissance ou de manque de reconnaissance » (Vatz Laaroussi et al., 2012 : 152). Ces divers éléments rendent compte de deux paramètres fondamentaux, l’espace et le temps, pour analyser la complexité du processus de transmission.

Tout en s’inscrivant dans le sillage de ces publications, le présent numéro privilégie un regard qui se situe au carrefour de plusieurs disciplines des sciences humaines et sociales : littérature, histoire, anthropologie et socio-démographie. Différentes études de cas, tirées de minutieuses enquêtes qualitatives sur le terrain en Afrique de l’Ouest, sont proposées, en ciblant différents profils sociaux : des jeunes filles casamançaises issues de milieux défavorisés (Nathalie Mondain), des femmes et des hommes travaillant dans la restauration, le monde de la mode et de la peinture, celui des cheffes d’entreprise à Lomé (Togo) (Charlotte Vampo et Fatoumata Ouattara), ou des responsables religieux hautement visibles dans l’espace public à Abidjan (Côte d’Ivoire) (Issouf Binaté). Outre ces enquêtes, il est proposé, dans ce dossier, une analyse souvent fine d’œuvres littéraires issues du champ antillais, maghrébin et africain. F. Simasotchi-Bronès montre que le récit des grands-mères de Maryse Condé et de Gisèle Pineau, toutes deux guadeloupéennes, permet de lever le voile sur le silence de l’histoire esclavagiste oblitérée par l’histoire coloniale ; C. Jedidi révèle les expériences migratoires douloureuses, la méconnaissance des origines et le vécu occulté des minorités chez la romancière marocaine Kaoutar Harchi et le romancier algérien Samir Toumi ; et A. Metoukson montre que le processus d’ostracisation des femmes chez Léonora Miano provient du déni de leur autorité et de la rupture subséquente et problématique avec le mythe fondateur du nyambéisme qui assurait un équilibre social et spirituel au sein du clan des Mulongos au Cameroun.

Dans la logique de transmission des normes, des pratiques et des savoirs, la plupart des articles soulignent le rôle de plus en plus important, voire central, que jouent les femmes. Comme le soulignent C. Vampo et F. Ouattara, les mères ont le poids de la responsabilité d’être de bonnes éducatrices, de transmettre les savoir-faire pratiques, pour œuvrer à la mise en ménage, à l’enfantement et plus largement à la cohésion et à l’honneur de la famille. Par extension, les mères, tantes ou voisines sont les garantes d’une permanence des normes et de leurs injonctions notamment dans le cadre du mariage et de l’enfantement et sont, dès lors, « les plus dures en cas d’écart à la norme ». N. Mondain démontre, quant à elle, dans le cadre d’un projet pédagogique alternatif à l’école publique à Ziguinchor (Casamance, Sénégal) que les mères et les tantes veillent, le mieux qu’elles peuvent, à accompagner les filles à poursuivre leur scolarité malgré les contraintes économiques et domestiques fortes. I. Binaté souligne, dans son article, que les femmes participent de plus en plus à la mise en visibilité de l’approche pédagogique et prédicatrice du beïtu (poème entonné sur un rythme mélodieux lors de séances de prêches à l’occasion d’événements sociaux comme les obsèques, les mariages et les baptêmes) et d’un savoir-faire porté par les maîtres des écoles coraniques en Côte d’Ivoire. Ceci s’explique par le fait qu’elles participent à la « revitalisation des écoles coraniques traditionnelles » et font de plus en plus entendre leurs voix. Les articles de F. Simasotchi-Bronès, C. Jedidi et A. Metoukson montrent le rôle déterminant des femmes dans les sociétés marocaine, algérienne, guadeloupéenne et camerounaise grâce aux aïeules, à la lignée et à la sororité entre femmes, à la complicité et aux récits matrilinéaires qui se tissent entre petites-filles et grands-mères.

Au-delà de l’importance des femmes, une pluralité d’acteurs est identifiée à travers ces logiques de transmission. Pour N. Mondain, le projet pédagogique connaît une certaine réussite dans la mesure où une interaction se produit entre le corps enseignant, les jeunes filles et les membres de leur famille (parents et cercle élargi). Les pères ne sont pas en reste, dès lors qu’ils peuvent jouer un rôle de soutien moral, notamment en cas de parcours scolaires non linéaires, voire interrompus face aux « coups durs » de la vie. C. Vampo et F. Ouattara rappellent l’importance des hommes (oncles, pères, amis) et des Églises comme les transmetteurs de la norme du mariage et de l’enfantement.

Les aînés sont aussi des acteurs de premier plan dans la transmission des savoirs et des pratiques. Selon A. Metoukson et F. Simasotchi-Bronès, L. Miano, M. Condé et G. Pineau attribuent aux ainées de leurs romans le rôle de gardiennes de la mémoire. C. Vampo et F. Ouattara confirment la place des aînées dans les savoirs autour de la maternité. I. Binaté montre dans quelle mesure des aînés ont œuvré à la relégitimation d’un savoir religieux et d’éducation issu des écoles coraniques à Abidjan, et ce, en rendant visible des savoir-faire grâce à l’utilisation des réseaux sociaux en plein essor depuis les années 2000.

À travers différents processus de transmission sont analysées les logiques des relations intergénérationnelles et les effets originaux à la fois sur les trajectoires de vie individuelles, sur les dynamiques familiales et sur les appartenances communautaires. Ainsi, faisant état du poids et de la perpétuation des normes du mariage et de l’enfantement de génération en génération, C. Vampo et F. Ouattara soulignent les processus de « transmission diffuse » de ces dernières et par extension des pressions, railleries et stigmatisations auxquelles font face les célibataires et les individus sans enfant. Les transmissions intergénérationnelles de ces normes sont émaillées de tensions, de prise de distance, d’actions d’accommodement, dès lors que les individus, en décalage avec ces normes, passent par plusieurs ressentis (dépression, isolement, frustration) et stratégies (ruse, mensonge, dissimulation). Des individus « en marge » des normes sociales imposées décident même de résister à celles-ci en « (les) mettant à distance pendant un temps », de repenser l’ordre de priorité (avoir un travail, poursuivre des études avant le mariage) ou de préférer le célibat face à une « nouvelle charge de travail impliquée par la mise en union ».

Ces tensions prennent une tournure tragique dans le roman de l’écrivain algérien Samir Toumi, L’Effacement. Il est question, selon C. Jedidi, d’une rupture de transmission entre une génération au passé glorieux et une génération perdue, celle du narrateur et de son frère, qui se cherchent et vivent une crise identitaire, sans héritage autre que le devoir de ressasser, par devoir de mémoire, l’héroïsme de la figure de leur père, ancien combattant pendant la guerre d’indépendance de l’Algérie. Dans le récit familial et autobiographique Comme nous existons de l’écrivaine et sociologue marocaine Kaoutar Harchi, C. Jedidi montre que les parents de la narratrice ne parviennent pas à lui transmettre l’amour qu’ils ont pour leur pays, le Maroc, du fait que leur fille, née en France, a grandi dans le détachement de sa famille élargie.

Outre les ruptures dans la transmission intergénérationnelle, les continuités des savoir-faire et des savoir-être sont aussi abordées par les auteur.e.s du numéro. Dans son analyse des romans L’Exil selon Julia de Gisèle Pineau et Victoire, les saveurs et les mots de Maryse Condé, F. Simasotchi-Bronès montre que les grands-mères des narratrices ont réussi à transmettre un puissant héritage à leur petite-fille, devenue écrivaine. L’audace de Pineau et de Condé tient dans la revendication d’un matrimoine provenant de leur grand-mère de condition sociale modeste, en sautant la génération de leur mère, pour se laisser insuffler par elles l’art de conter et de cuisiner. F. Simasotchi-Bronès creuse dans le sillon de ces deux actes tout un pan de l’histoire individuelle et collective des femmes guadeloupéennes qui se lit, selon elle, en trame de fond de ces deux romans et dans le contexte plus élargi des autres romans autofictionnels et autobiographiques des autrices.

N. Mondain identifie un triple processus assurant la fluidité dans les transmissions des savoirs : la transmission intragénérationnelle via l’autoréflexion par les enseignants de leurs trajectoires de vie pour mieux adapter leur pédagogie à des filles issues de milieux pauvres ; la transmission intergénérationnelle d’une pédagogie entre enseignants et filles qui ne passe plus par des liens traditionnels d’autorité pour instaurer une estime de soi de la part des jeunes ; et la transmission des rapports de réciprocité et de collaboration qui voit le jour entre tous les acteurs de différentes générations, incluant notamment les familles des filles scolarisées.

La dimension (auto)réflexive se retrouve également dans les romans de M. Condé, G. Pineau, K. Harchi, S. Toumi et L. Miano. À travers les récits de leurs aïeules, les narratrices prennent conscience de leurs trajectoires et du silence sur des pages d’histoire liées à l’esclavage, à la colonisation ou à la dimension du sacré. C’est en effet à travers le récit familial que G. Pineau remonte à l’histoire antillaise par l’enrôlement des soldats antillais pendant les deux guerres mondiales, que Samir Toumi relate l’héroïsme des anciens combattants pendant la guerre d’indépendance en Algérie, ou que Léonora Miano met en exergue l’agentivité des aînées africaines pour retrouver l’équilibre spirituel détruit par l’intrusion coloniale et par la domination patriarcale.

Les continuités de la transmission des savoirs et des pratiques sont aussi visibles dans l’article de I. Binaté qui se penche sur la manière dont l’usage du numérique permet d’instaurer un jeu de compétition et d’interrelation entre des élites issues de générations différentes formées dans deux systèmes scolaires distincts (l’école coranique et la madrasa). Des passerelles se créent entre les élites dans la mesure où les aînés œuvrent à la revalorisation de savoirs traditionnels locaux longtemps marginalisés par les autorités coloniales et étatiques. Les jeunes souscrivent à cette revalorisation à travers l’usage des réseaux sociaux tels que Facebook. Ce processus permet à l’approche pédagogique du beïtu d’irradier dans l’espace public et d’être connecté aux enjeux sociétaux et identitaires vécus par la communauté musulmane à Abidjan.

En définitive, l’enjeu du numéro est de favoriser un dialogue entre écrivain.e.s et chercheur.es en sciences humaines et sociales en vue d’identifier des stratégies discursives et comportementales qui permettent une saisie différentielle de la nature, des modes et des impacts de la transmission, de ses ruptures voire de son absence, entre générations et entre individus.

Bisanswa, Justin Kalulu, Conflit de Mémoires. V.Y. Mudimbe et la traversée des signes, Frankfurt am Main, IKO-Verlag für Interkulturelle Kommunikation, 2000.

Gary-Tounkara, Daouda et Nativel, Didier, L’Afrique des savoirs au sud du Sahara (XVIe-XXIe siècle). Acteurs, supports, pratiques, Paris, Karthala, 2012.

Jankowski, Frédérique et Lewandowski, Sophie, « Apprendre, se positionner, créer : l’hybridation des savoirs au Sud » Autrepart 2, n° 82, 2017, pp. 3-16.

Le Gall, Josiane et Meintel, Deirdre, « Liens transnationaux et transmission intergénérationnelle : le cas des familles mixtes au Québec » Autrepart n° 57-58, 1-2, 2011, pp. 127-143. 

Lewandowski, Sophie, Savoirs locaux, éducation et formation en Afrique, Paris, Karthala, 2016.

Moity-Maïzi, Pascale (dir.), Savoirs et reconnaissance dans les sociétés africaines, Paris, Karthala, 2015.

Mudimbe, Valentin-Yves, Les corps glorieux des mots et des êtres. Esquisse d’un jardin africain à la bénédictine, Montréal/Paris, Humanitas/Présence Africaine, 1994.

Tourneux, Henry, La transmission des savoirs en Afrique. Savoirs locaux et langues locales pour l’enseignement, Paris, Karthala, 2011.

Vatz Laaroussi, Mihèle et al., « De la transmission à la construction des savoirs et des pratiques dans les relations intergénérationnelles de femmes réfugiées au Québec » Novelles pratiques sociales vol. 25, n° 1, automne 2012, pp. 137-156.

Vatz Laaroussi, Michèle, « L’intergénérationnel dans les réseaux transnationaux des familles immigrantes : mobilité et continuité » L’intergénérationnel : regards pluridisciplinaires (A. Quéniart et R. Hurtubise éd.), Rennes, Presses de l’École des hautes études en santé publique, coll. « Lien social et politiques », 2009, pp. 158-176.

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