Sur les traces de son individualité : la transmission intergénérationnelle dans Comme nous existons de Kaoutar Harchi et L’effacement de Samir Toumi

Chedlia Jedidi

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Chedlia Jedidi, « Sur les traces de son individualité : la transmission intergénérationnelle dans Comme nous existons de Kaoutar Harchi et L’effacement de Samir Toumi », Archipélies [Online], 15 | 2023, Online since 09 June 2023, connection on 07 October 2024. URL : https://www.archipelies.org/1454

Cet article se propose d’examiner la façon dont la transmission intergénérationnelle de la mémoire aboutit à une (re)constitution de l'identité. Les deux romans de Kaoutar Harchi et de Samir Toumi examinent la recherche d’individualité au sein d'un cadre familial régenté par l'ordre social et impacté par deux contextes de vie fondamentalement opposés. La mémoire et le souvenir sont au cœur d'un processus de transmission qui se trouve rompu et figé dans le cas du roman L'effacement de Samir Toumi et réajusté à une nouvelle réalité de partage de savoirs et des expériences communautaires dans le récit autobiographique Comme nous existons de Kaoutar Harchi. En étudiant le cas de la transmission intergénérationnelle en situation (post) migratoire et (post)coloniale, il nous faut tenir compte de l’élaboration identitaire complexe d’une génération par rapport à une autre et de la construction subjective qui en résulte. Il s’agit dans cet article de comprendre comment le questionnement qui a été initié sous forme de quête dans le cas de l'auteure Kaoutar Harchi et d’une thérapie dans le cas de l’écrivain Samir Toumi a généré deux attitudes opposées par rapport à l'objet de la transmission et quels en ont été les enjeux et les différentes manifestations.

This article aims to examine how the intergenerational transmission of memory leads to a (re)constitution of identity.
The two novels by Kaoutar Harchi and Samir Toumi examine the search for individuality within a family framework ruled by the social order and impacted by two fundamentally opposed life contexts. Memory and remembrance are at the heart of a process of transmission which is broken and frozen in the case of Samir Toumi's novel
L'effacement and readjusted to a new reality of sharing knowledge and community experiences in the autobiographical narrative Comme nous existons by Kaoutar Harchi.
By studying the case of intergenerational transmission in a (post) migratory and (post)colonial situation, we must take into consideration the complex identity development of one generation in relation to another and the subjective construction that results from it. This article aims to understand how the questioning that was initiated in the form of a quest in the case of the author Kaoutar Harchi and a therapy in the case of the writer Samir Toumi generated two opposing attitudes to the subject of the transmission and what were the issues and the different manifestations.

Introduction

Traiter le thème de la transmission intergénérationnelle revient d'abord à le situer dans son contexte spatio-temporel particulier. Dans le cas des deux œuvres à l’étude dans cet article, soit les romans Comme nous existons de Kaoutar Harchi et L’effacement de Samir Toumi, il convient de prendre en compte respectivement le contexte (post) migratoire vacillant entre le Maroc et la France et (post) colonial algérien ainsi que le contexte lié à la trajectoire qui va organiser et façonner l'élaboration identitaire. Impliquer ces perspectives permet de prendre en charge les dynamiques qui travaillent le texte de l'intérieur. En effet, on ne peut évoquer la transmission intergénérationnelle sans mesurer les jeux de pouvoir en place qui régissent les vecteurs de transmission et/ou de contrôle et qui peuvent générer des tensions et des écarts entre les générations.

L’article se propose d’examiner la façon dont la transmission intergénérationnelle de la mémoire et sa gestion aboutit à une (re)constitution de l'identité individuelle et/ou collective. Les deux textes mettent en relief deux processus de transmission et deux relations filiales aux antipodes l'une de l'autre influencés par une mémoire familiale et collective qui joue le rôle de marqueur des dynamiques intergénérationnelles.

1. Comme nous existons de Kaoutar Harchi

1.1. Rétablir le récit familial

Le récit autobiographique Comme nous existons  de l’écrivaine et sociologue Kaoutar Harchi est centré autour du cheminement de l'auteure couvrant une période s’étalant de son enfance à son âge de jeune adulte dans le quartier de l’Elsau à Strasbourg. Le récit qui prend place dans la France des années 1990 /2000 et qui revisite les souvenirs de l'écrivaine, enfant d'immigrés marocains, est jalonné par des rencontres décisives qui ont eu une incidence sur sa vie, par des expériences formatives qui ont aiguillé sa pensée et par des événements sociopolitiques marquants qui amorcent l'éveil de la jeune fille à la violence sociale et au regard de l'autre la renvoyant à un parcours d'immigré qui n’est pas le sien et à un ailleurs dont elle n'est pourtant pas issue. Le récit qui revient sur les années de formation de l’écrivaine gravite autour des deux figures centrales que sont sa mère « Hania » et son père « Mohamed » décrits comme étant les architectes de son avenir. L’histoire familiale donne à voir le quotidien des immigrés et de leurs descendants, confrontés à la question de l'altérité, mais témoins aussi des solidarités communautaires. Les portraits de trois générations se dressent au fil du récit exposant ainsi la dynamique intrafamiliale et la façon dont chaque génération fait face à la violence sociale à laquelle elle est confrontée selon qu’elle est née au Maroc, comme cela a été le cas des grands-parents, qu’elle subit le parcours migratoire pour le cas des parents ou qu’elle hérite de cette mobilité sociale malgré elle pour ce qui est de l’auteure à travers la transmission des origines.

L’histoire personnelle de l’auteure qui se dessine est ponctuée d’événements constitutifs de sa pensée de jeune adulte. Cette histoire se trouve aussi confrontée à des dynamiques sociopolitiques qui font émerger une histoire et une mémoire collective qui vient se greffer à sa trajectoire.

La rencontre de la jeune fille avec le récit familial s'est faite par l'entremise du visionnage du film de mariage des parents. Le chapitre initial met en scène l'auteure-enfant qui observe ses parents visionnant le film de leur mariage qui avait eu lieu à Casablanca en 1984. Ce regard qui voyage entre le passé et le présent, entre l'observation du film et l'observation des parents qui se regardent dans le film installe une mise en abyme du regard. Le souvenir du mariage qui se donne à voir appartient à une parcelle de passé qui a précédé l’existence de l’auteure et qu’elle cherche à faire coïncider avec l’image des parents qu’elle a toujours connue afin de renouer le lien avec ce « nous » du passé : « Une partie de moi chercha à se retrouver en cette image d’eux venue du passé. C’est ce que je voulais, espérais : me perdre dans la joie de mes parents, être joyeuse avec eux, que la joie, une fois, soit notre lien » (Harchi 2021 : 10).

Cette scène de la double observation est primordiale à partir du moment où elle permet à la jeune fille de prendre conscience de l'existence d'une histoire qui l’a précédée, mais qui lui échappe et enclenche un désir de restitution de la mémoire et le besoin de se reconnaître à travers ses parents en rétablissant le lien entre le présent et le passé. Ces images venues d’un autre temps représentent les traces d’un passé qui sera mobilisé et mis à disposition d’une identité à restituer. L’inauguration de cette quête est pavée d’ambivalence et régie par une double dynamique entre appartenance et désappartenance : « Je fus émue de les reconnaître. C’étaient leurs voix, c’étaient eux. […] C’était avant moi, je me dis, cela m’a précédée. Mes parents, une fois, furent jeunes, insouciants, et je l’ignorais. Hania et Mohamed éprouvèrent un enjouement, je pensai, et moi, je n’étais pas là. » (Id.)

Pierre Nora souligne l’importance de la dimension générationnelle dans la construction de la mémoire, comparant les communautés d'expériences historiques ou de générations à des «  lieux de mémoire » à plus forte raison dans un contexte migratoire. Ces lieux de mémoire détiennent un « capital de pouvoir » que représente le savoir du passé (Nora 1979 :10). Mais dans le cas de l’auteure, l’évocation des grands-parents, affectueusement appelés Ma et Ba, ainsi que le passé des parents, Mohamed et Hania, est traversée par la négation assimilée dans le récit à un vide à combler et à une présence à soi tributaire d’un pan d’histoire manquant (et) qui fait vaciller l’identité entre le réel et l’irréel. Le titre du chapitre « J’ignore » donne le ton et met en lumière une mémoire familiale déficiente à reconquérir et une histoire fragmentée à reconstituer :

J’ignore son prénom, le prénom du père de Hania. Je l’appelais simplement Ba. De lui, beaucoup de choses me sont inconnues : le lieu et l’année de sa naissance, l’histoire de son enfance, tout de sa vie au Maroc à l’époque coloniale puis après l’Indépendance. […] J’ignore son prénom, le prénom de Ma, la mère de Hania, l’épouse de Ba. Sa trajectoire m’est la plus inconnue de toutes. […] De la vie de Ma, je ne sais que ces quelques choses. […] Et puis de l’histoire de Hania, ma Hania, arrivée en France à l’âge de sept ans, là encore, je ne possède que quelques bribes d’informations (Harchi 2021 : 16-18).

Ce paragraphe est particulièrement révélateur par la façon dont il met l’accent sur la méconnaissance du passé familial, l’incompréhension qui en découle et la difficulté par là même à mettre en place une quête de soi qui passe par la quête du nous. Le relais intergénérationnel est rompu, car lacunaire, ce qui rend la reconquête mémorielle et la réappropriation de l’histoire difficile. La transmission de la mémoire pose aussi un problème en lien direct avec la dynamique entre le pays d’origine, soit le Maroc, et le pays d’accueil qu’est la France. Dans son article intitulé La mémoire des migrants marocains. Entre transmission et lutte pour la reconnaissance, Piero-D. Galloro explique que dans toute transmission de mémoire, le facteur d’historicité est primordial sans quoi « la transmission reste problématique parce que l’histoire familiale fait défaut » (Galloro 2013 : 28), ce qui peut être à l’origine de crispations identitaires.

Dans cette même perspective d’une transmission intergénérationnelle problématique, nous pouvons émettre l’hypothèse que l’expérience traumatique de la colonisation vécue par les grands-parents ainsi que le deuil résultant de la rupture familiale inhérente à l’expérience de l’émigration vécue par les parents sont intrinsèquement liées au refoulement du trauma dans le contexte migratoire (post)colonial relatif à la famille de l’auteure. Dans ce sens, un silence drape l’expérience marginale que vivent les parents de l’auteure qui, en vue de préserver leurs enfants, taisent les sacrifices, l’expérience d’exclusion, l’adversité extérieure, les difficultés pécuniaires, en somme la vie « de nécessité et de lutte qui organisait [les] existences postcoloniales » (Harchi 2021 : 91). Les traumas liés à l’expérience de l’exil et la marginalité vécue alimentent la peur qui semble décider de tous les projets de la famille et impacter toutes les décisions relatives à l’avenir de leur fille. Cette angoisse permanente, inscrite dans la vie des parents, Hania et Mohamed, est transmise bien malgré eux et inconsciemment à leur enfant :

Telle était son expérience de mère arabe, dans ce pays. Une expérience de la peur […]. Enfant, j’ai été exposée à la peur de ma mère et j’ai eu peur à mon tour. C’est peut-être pour cela que je n’ai jamais rien osé dire à Hania. Par peur d’aggraver la peur. […] jamais dans l’enfance je n’ai su ce que Hania et Mohamed craignaient à ce point qu’il nous arrive, mais je le craignis beaucoup. (Ibid. : 28).

Les termes employés sont particulièrement significatifs et l’insistance sur ce que l’auteure décrit comme l’« expérience de la peur » illustre la fragilité de l’existence liée à la migration. La peur qui envahit la vie des parents, générée par la fragilité d’une situation financière instable et une intégration difficile, s’infiltre dans la vie de la jeune fille. Le sentiment de la peur est alimenté par la violence subie par les groupes racisés. Il régit l’incertitude, la méfiance et la crainte de « parler, répondre, lutter » (Ibid. : 42) à défaut de quoi ils pourraient être inquiétés ou « chassés » du pays. Même si les parents sont installés en France depuis l’âge de sept ans, ils sont malgré tout accablés par l’impression de devoir prouver la légitimité de leur existence et de leur présence parmi les Français. C’est le cas du père de l’auteure qui dans chacune de ses conversations avec les voisins : « […] cherchait à justifier notre présence […] en ce pays, cette France, cette impression que nous n’étions pas véritablement à notre place, que, pour nous, rien n’était encore gagné […] privés de la garantie ultime – le privilège bourgeois, le privilège blanc – que nous ne serions jamais chassés. » (Ibid. : 25) La mobilité sociale semble en effet être une tare indélébile que les parents de l’auteure trainent derrière eux.

Face à cette peur ressentie, « Hania » et « Mohamed » déploient ce que l’auteure décrit comme étant une « infra-résistance » qui se manifeste sous forme d’une discrétion à toute épreuve, soit la pratique d’une résistance qui ne se dévoile pas et ne prétend aucunement menacer l’ordre dominant. Mais ce silence est difficilement assimilable par la jeune fille qui perçoit la peur des parents, mais peine à en saisir la portée : « Quelque chose d’une peur d’exister traversait leur existence et guettait la mienne, menaçait de l’imprégner au point de ne plus distinguer la vie de la politesse, la gentillesse de l’obéissance aveugle, l’affirmation de soi de la discrétion » (Ibid. : 42-43). Si pour les parents résister équivaut à riposter à la violence sociale par le silence au risque d’accumuler les non-dits, pour la jeune fille, la discrétion des siens s’apparente plus à de l’assujettissement.

Mais la résistance des parents se manifeste aussi en veillant à entretenir l’union des relations familiales, car « dans les moments les plus traumatiques de l’expérience minoritaire s’élabore un nous » (Hammou 2020 : 11-12). En effet, la solidarité consolide les liens familiaux d’abord au sein de la famille même de l’auteure où elle est érigée en pacte : « ce pacte d’être une famille à laquelle rien ne devait arriver » (Harchi 2021 : 28), car ils ont en partage « l’existence minoritaire [qui] donna le sentiment que, bien que vivant chez les autres, entre nous, nous étions chez nous » (Ibid. : 89-90). L’auteure assiste aussi à l’entraide et la générosité dont font preuve les parents qui mobilisent des efforts considérables d’ordre financier pour rendre visite à la famille restée au Maroc lors des vacances estivales, veillant au maintien des liens familiaux transnationaux. Ces derniers assurent aussi la cohésion familiale en prenant soin et en rendant des visites régulières aux grands-parents. Mais les parents ne réussissent pas à transmettre leur attachement au pays à leur fille. Contrairement à ce besoin que manifestent les parents de consolider les liens familiaux avec les proches au Maroc afin d’assurer l’équilibre familial, la jeune fille inscrit son expérience du retour au pays natal de ses parents dans la distance et le détachement. L’auteure revient sur l’épisode du retour comme un événement majeur dans la vie de ses parents qui préparaient le départ avec soin et vivaient la perspective du retour au Maroc comme un « jour de fête ». Pour l’auteure, au contraire, il s’agit d’un départ vers une destination avec laquelle elle n’a aucun attachement :

Quand je fus au Maroc […] je voulus le dire. Dire : allez, ça suffit, je rentre chez moi. […] Je me revois encore dans ce salon où de nombreux membres de ma famille étaient réunis. Ne souhaitant pas me mêler à ces inconnus, je demeurais assise en bout de canapé, éloignée de Hania et de Mohamed, […] tandis qu’eux, m’oubliant, oubliant la famille que nous formions, semblaient faire corps, entre rires et embrassades, avec cette autre famille qu’ils retrouvaient après des années de séparation. (Ibid. : 70).

Les deux attitudes posées face à face mettent en relief les différents contextes qui régulent le rapport des générations avec le pays d’origine. Alors que les parents retrouvent une part d’eux-mêmes en rejoignant le lieu qui les a toujours habités, l’auteure tient le rôle d’observatrice. N’ayant pas vécu, à l’instar des parents, de fracture avec le pays d’origine, la jeune fille manifeste des réserves quant à sa présence au Maroc et à l’interaction qu’elle devrait partager avec les membres de sa famille élargie. Mais elle assiste à la nouvelle dynamique familiale qui s’organise devant ses yeux et à la transformation des parents qui recouvrent pendant le temps des retrouvailles leur joie de vivre et leur insouciance d’antan.

1.2. Rétablir l’histoire transnationale de France

C’est en interrogeant le récit familial et en essayant d’en redessiner les contours qu’un questionnement est porté sur l’histoire transnationale de la France.

Essayer de comprendre la résilience dont les parents font preuve en France, de connaitre les différentes strates qui composent son histoire familiale et de saisir les dynamiques que le Maroc et la France ont entretenues en termes d’immigration amène l’auteure à (re)considérer l’appartenance, non plus selon son inscription dans une nation, mais selon sa construction sur la base d’une réalité transnationale. Cette réflexion autour de l’histoire transnationale implique d’abord de revenir sur la représentation de l’identité, de la famille et de la communauté que génère la mobilité.

Un épisode traumatique en particulier va déclencher le processus de réflexion autour de la différenciation. Quand son enseignante offre à l’auteure un livre différent des autres élèves, c’est la dédicace qui est frappante et signe l’écart entre le « nous » inclusif et le « vous » exclusif. Dans le chapitre intitulé « Être faite exception », l’auteure revient sur cette adresse que lui a faite son professeur : «  à ma petite arabe qui doit connaître son histoire. […] Elle répéta : c’est important, vraiment, il faut que tu lises ce livre. C’est l’histoire des tiens » (Ibid. : 75-77).

L’écart structure d’ailleurs le récit en chapitres et rappelle que l’existence du nous (« Notre présence », « Où nous ne vivons pas », « À notre recherche », « Ce qu’on nous promet », « Comme nous existons ») est érigée face à la présence des autres (« Leur haine », « Ces yeux si bleus », « L’autre sang », « Les garçons blancs »). Cet écart se creuse encore quand l’enseignante demande à la jeune fille de présenter le livre devant sa classe de terminale et de parler aux élèves de [ses] origines, de sa culture, de sa religion et pour terminer de prononcer aussi quelques mots dans sa langue maternelle. Cet exercice peut sembler ordinaire mais il est marqueur de différence et a pour effet de souligner la rupture et la distinction entre les Francais de souche et ceux considérés comme des étrangers. En insistant sur le caractère supposément différent des origines, de la culture et de la religion de la jeune fille, c’est la différence qui est mise en avant puisqu’on lui refuse une francité qui ne souffre aucune ambiguïté et on la renvoie à la mobilité sociale de ses parents et des disparités sociales qui ne sont pas siennes. Le sociologue Patrick Simon reléve dans son étude sur « l’identité minoritaire et l’école » de « nombreuses indications [qui] signalent un durcissement des stéréotypes et un renforcement de la ségrégation scolaire qui produisent des effets sur les trajectoires des descendants d'immigrés » ( Simon 2003 : 40). L’exhibition de l’altérité, le renvoie systématique à la différence attribuable intrinsèquement à l’origine des parents et l’insistance sur la divergence de la jeune fille basée sur une apparence particulière et un nom à consonance arabe dit toute la violence de la négation d’appartenance.

Née en France, ayant grandi en France et maniant avec difficulté quelques bribes de l’arabe dialectal marocain, la jeune fille est pourtant aussitôt renvoyée à des origines ethniques supposées et à une appartenance sociale spécifique reposant sur la perception de l’autre. Cette altérisation est le lieu où se greffent, à son corps défendant, des imaginaires et des fantasmes qui la placent dans un processus d’exotisation. Face à ce phénomène d’assignation identitaire, la jeune fille ressent toute la violence symbolique de la domination et le traitement différencié que l’institution scolaire lui inflige, d’où une négation de soi qui se traduit en termes de honte, d’agression et d’intrusion : « Dans ce face-à-face inégal, je me sentis, un bref instant, être faite exception tel un corps, isolé, minoré, mon corps en jeu, un corps en soi, face aux clones, aux majoritaires. Et j’éprouvai cela : qu’on m’exposait, qu’on m’exotisait » (Ibid. : 79).

La jeune fille bute contre des formes de perception qui régissent la production de l’altérité et des formes figées de considérations sociales qu’elle ne maitrise pas. Elle se trouve de fait soumise et prise en étau entre une identité nationale fantasmée et une chosification alimentée par un discours par lequel elle est définie et dans lequel elle se retrouve enfermée : « ces mots qui parlaient de moi, qui me définissaient, me limitaient, disaient moins qui que ce que je semblais être, et que ces personnes en viennent, alors, non pas à me croire, moi, mais à croire ces mots » (Ibid. : 88).

Une autre expérience de discrimination sociale que l’auteure qualifie d’expérience obscure, essentielle, absolue et équivoque a pourtant précédé. Dans le trajet pour la nouvelle école, la jeune fille franchit les frontières de la cité populaire vers le centre-ville de Strasbourg. Dans cette traversée qui fait coexister deux mondes, la jeune fille fait l’expérience du désir de conformisme dans un espace où la présence de la différence peine à s’ajuster aux représentations françaises. Cet épisode donne lieu à la rencontre entre celles que l’auteure perçoit comme Le modèle, soit des filles blanches aux yeux bleus, aux cheveux clairs, élégamment vêtues et sa personne ainsi qu’une autre jeune fille formant à elles deux « une parenté par l’apparence » (Ibid. 35) :

l’une d’elles, la cheffe du groupe, la plus grande, celle à l’œil le plus clair, je m’en souviens, un clair transparent, se rapprocha brusquement de nous et nous demanda si c’étaient nos cheveux qui sentaient comme ça.
Comme quoi, je demandai.
Comme l’huile, répondit-elle. Et d’ajouter : il faudrait les couper, ces cheveux. Peu à peu, toutes les filles se mirent alors à répéter ces mots : couper, il faut tout couper. Puis, dans un même mouvement, elles se penchèrent sur nous et commencèrent à toucher nos cheveux, à jouer avec, à enrouler quelques boucles autour de leurs doigts, à examiner la texture des mèches, jusqu’à en renifler quelques-unes (Ibid. : 34).

S’identifiant depuis toujours aux comédiennes de séries télévisées françaises qu’elle aimait regarder, elle voyait dans ce groupe de jeunes filles un modèle d’apparence et un désir d’appartenance. Face à cette apparence, appréhendée comme un marqueur d’exclusion et se retraduisant socialement comme tel, s’organisent deux univers sociaux et deux groupes d’appartenance, soit les Français d’un côté et tous les autres de l’autre.

Dans cet épisode, la symbolique des cheveux et de leur perception n’est pas anodine. Elle trahit une croyance ethnocentrique persistante et dévoile les standards normatifs de beauté qui régissent une discrimination capillaire ainsi que l’infériorisation et la déshumanisation qui en découlent. Le rapport aux cheveux s’inscrit dans l’histoire esclavagiste et coloniale qui a faconné les diktats de la beauté. Il s’agit d’une thématique répandue dans la littérature sur l’identité raciale et dans le registre identitaire diasporique (Sméralda 2014, Prince 2009, Zackodnik 2010, Amadieu 2016, Grenier 2013, etc.).

Poser cette différence dévoile une perception alimentée par la production de la différence culturelle de ce à quoi doit se conformer l’apparence normée. La rencontre de ces deux groupes sociaux représente le conflit de deux identités collectives et de deux considérations sociales radicalement opposées. Ces pratiques de racialisation et de démarcation sociales que la jeune fille subit témoignent de la présence d’un corps social qui la rejette et nie par là même l’appartenance de l’histoire transnationale à l’histoire de la France. L’auteure précise d’ailleurs à ce propos : «  À ce niveau-là se joue quelque chose de très politique, avec cette idée que nos récits sont un supplément au roman national, et que ce roman est aussi une histoire transnationale. »1

Entre le vécu familial et le vécu scolaire s’inscrit donc une ambivalence. Soucieux de la réussite scolaire de leur fille, les parents de la narratrice sacrifient leur faible revenu et misent sur le capital culturel de leur enfant. Si l’école qui se veut un espace égalitaire dotée d’une fonction intégratrice produit l’expérience de la marginalisation, pour les parents, et plus précisément pour la mère de l’auteure, elle représente un relais comparable à une famille qui prendrait soin de sa fille et s’assurerait de lui transmettre le savoir nécessaire. La mère voit dans l’école un idéal qui garantira un avenir à son enfant et lui offre la promesse d’une ascension sociale. Elle adhère ainsi à un objectif d’inscription à une trajectoire ascendante :

Cette image de ma mère qui, faisant le ménage quotidien, s’enquiert de moi, du bon développement de ma scolarité, est ancrée en moi. Elle dit la foi de ma mère en l’institution, en ce que l’institution faisait de sa fille, en ce qu’elle lui promettait d’avenir. Jamais ma mère ne se demanda ni ne me demanda quel serait cet avenir. Elle se satisfaisait de l’idée d’avenir, de l’idée qu’un avenir, pour moi, existait. C’était l’avenir. Ma mère vivait dans l’illusion de la grandeur, de l’égalité de l’institution scolaire. […]. Le sourire de ma mère à chaque évocation de l’école trouvait sa source là, dans cette joie, la joie immense, de se croire relayée. De croire que l’école prendrait le relais […] (Harchi 2021 : 75-76).

Répondant à des « frayeurs toutes maternelles » (Ibid. : 27) la mère « plaçait » la jeune fille dans une école au sud puis la « déplaçait » vers un collège catholique privé dans une logique qui fait correspondre l’éloignement des quartiers populaires à la bonne réputation des institutions scolaires. Ce que l’auteure décrit comme étant un placement en institution (Ibid. : 24), vécu comme un exil scolaire qui l’écarterait de ses amis et de sa famille, fait partie en réalité d’un ensemble de modalités d’intégration entrepris par les parents. Cette entreprise de l’éloignement et de contournement initiée par les parents se fonde sur l’intériorisation de l’idée de domination sociale qui régit la hiérarchisation d’un monde perçu comme supérieur à un autre. En effet, Hania, la mère de l’auteure oppose le nord de l’Elsau, dans lequel ils habitent, au Sud où vivent ceux qu’elle appelle envieusement « les gens de là-bas » (Ibid. : 23) qui logent dans des résidences pavillonnaires et occupent de belles maisons individuelles arborées de jardinets et de parkings privés. Une allée pavée marque la frontière entre ces deux espaces qui se font face, mais ne se mélangent pas. Selon ce que la mère « entendait à longueur de journée à la radio et à la télévision » (Ibid. : 27), leur espace du nord est considéré comme «  trop dangereux » et mal fréquenté puisqu’y habitaient les jeunes garçons arabes « que l’on disait saccageant et détruisant tout sur leur passage » (Id.). Le discours que tiennent les médias trahit une « haine des garçons arabes, des arabes tout court » (Ibid. : 28). À force d’insuffler la crainte et de propager les mensonges sur l’insécurité et la violence qui régneraient dans leur voisinage, la famille de l’auteure succombe à ce discours de haine et finit par avoir peur de la minorité raciale à laquelle elle appartient et vers laquelle est dirigée cette haine.

Socialisée dans cet environnement dépréciatif qui normalise la marginalisation de l’altérité, la jeune fille intériorise ce rapport de domination et son corollaire de différence et de minorisation:

[…] j’avais fini par croire en l’ordre des choses, j’avais fini par ratifier cet ordre supposant l’existence de mondes inférieurs et de mondes supérieurs. Plus encore, j’avais adhéré à cette image de moi-même, toute faite de violence, […] l’image qui n’aurait jamais dû être mon image, mais qui l’a été […] (Ibid. : 98).

Cette quête pour sonder les strates de la mémoire des siens a ainsi éclos avec des images parvenues d’un passé qui a précédé l’auteure, s’est posée violemment avec l’injonction identitaire au sein de l’institution scolaire et s’est imposée à elle avec force dans le giron de ce qu’elle appelle sa « communauté de l’expérience ». C’est lors de cette dernière étape que l’auteure s’inscrit dans un rapport réflexif avec la domination qu’elle vit. En effet, une tragédie survenue au sein de la communauté minoritaire va changer les choses et enclencher des solidarités structurantes.

Cherchant à fuir la police, deux jeunes issus des minorités raciales trouvent la mort. La police rejette la faute sur les parents qualifiés de parents démissionnaires. L’expérience du deuil aiguise une situation de conflit qui agira comme révélateur de l'affirmation du groupe en tant que communauté partageant les mêmes violences et essuyant les mêmes injustices au quotidien. Elle agira aussi comme passerelle sur les relations entre la mère et la fille puisqu’elles prennent part ensemble à la marche contre la violence qu’organisent les mères, car « la violence, nous dit Harchi, a réussi au moins ceci : refonder le rapport entre les mères et les filles, créer entre elles les ingrédients d’une sororité tendre et agissante. » (Lyamlahy, 2022).

Cette expérience de la communauté soude le « nous » intrafamilial de l’auteure, étreint le « nous » collectif qui verse dans le politique et enclenche la prise de conscience que la subjectivité est habitée et traversée par le « nous » de ces minorités raciales. Ainsi, de l'expérience de l'intime portée par le moi individuel vers le point de rencontre des expériences minoritaires régi par le moi collectif, l'écriture du roman navigue entre la première personne du singulier vecteur de la quête de soi et la première personne du pluriel en charge de la mémoire collective.

1.3. Une transmission par la lecture et dans l’écriture

De la (con)quête du récit familial et de ses traumas à la découverte du récit transnational marginal et vers la naissance, dans la violence, du récit communautaire, la transmission des expériences partagées prépare le terrain pour une prise de parole à venir et une prise de contrôle de la transmission à travers la réappropriation de son histoire.

Ce moment mobilisateur est la lecture du livre La Double absence du sociologue Abdelmalek Sayad. Cet ouvrage retrace l’histoire migratoire, pose la question des relations de domination et pense la réflexivité des dominés permettant à l’auteure de comprendre que malgré l’exclusion expérimentée, sa famille, comme beaucoup d’autres, avait sa place dans la société :

[…] ce que m’offrit Abdelmalek Sayad […], ce fut entrapercevoir la possibilité d’une autonomie, libres que nous aurions été, Hania, Mohamed et moi, et bien d’autres encore, de rompre avec la politesse et de détruire tous les masques, toutes les dissimulations et toutes leurs sources. […] je me devais de comprendre ce qu’Abdelmalek Sayad avait compris de lui-même, de ces hommes, de ces femmes avec lesquels il s’était longuement entretenu, ce qu’il avait compris, en somme, de nous et de là, enfin, accéder au principe de nos vies, découvrir la vérité, la seule qui vaille, la nôtre, supérieure à tout […]. Je ressentis le besoin de savoir et ce savoir se devait d’être utile, pratique, efficace. […] [j’ai] le souvenir d’avoir été aidée par Abdelmalek Sayad à tuer la honte pour toujours, au point de ne plus éprouver la honte, ni la honte d’avoir eu honte, éprouver simplement l’amour des miens et des miennes au cœur du grand monde qui est, aussi, le nôtre. (Harchi 2021 : 90-92).

Le livre de Sayad participe à la compréhension du passé et travaille à déblayer les décombres autour d’une mémoire enfouie et jusque-là empreinte de mystère. Il indique une orientation et un chemin à suivre pour mettre en lumière le lien intrafamilial : « Ç’aurait pu n’être qu’un texte ordinaire […], mais ç’aurait été compter sans cette prédisposition inscrite en moi, de longue date, à vouloir comprendre Hania et Mohamed, à espérer me comprendre moi-même, comprendre cette piété familiale qui nous liait les uns aux autres. » (Ibid. : 89) L’ouvrage lève aussi le voile sur le parcours migratoire que les grands-parents et les parents ont dû emprunter. La rencontre avec ce texte lui offre les outils pour ouvrir des brèches là où se dressaient des remparts. Il représentait pour l’auteure la promesse d’esquisser les trajectoires migratoires et de restaurer la mémoire en vue de récupérer la : « cartographie de notre vie. La carte grâce à laquelle je pus partir à notre recherche. » (Ibid. : 91)

Si les grands-parents et les parents de l’auteure ont tu ce passé difficile constitutif de leur vie par pudeur ou par peur, la lecture du livre d’Abdelmalek Sayad a su mettre des mots sur la douleur et les désillusions qui balisent le parcours migratoire. En correspondance avec la célèbre formule de l’historien Marcus Lee Hansen relative aux différentes générations de l’immigration : « ce que le fils veut oublier le petit-fils veut se le rappeler » (Hansen 1938 : 9), l’auteure ressent le besoin d’exhumer, de disséquer et de revisiter son héritage culturel. La transmission de la mémoire s’est véritablement enclenchée grâce à la lecture du livre de Sayad puisque l’auteure a pu verbaliser le passé des siens, son vécu personnel et l’expérience collective afin de penser un récit au pluriel. Pour Kaoutar Harchi, cette lecture qui a aiguisé son désir de comprendre le passé a aussi permis de sceller le vécu avec son choix de formation en s’orientant vers la sociologie à l’université. Le travail sociologique met à nu les faux-semblants et les barrières et rend visibles les classements et les hiérarchies la dotant ainsi des outils nécessaires pour appréhender le corps familial et social.

Mais la rencontre avec le livre d’Abdelmalek Sayad ne participe pas seulement à recouvrir les traces d’un passé. Cet écrit arrive surtout à combler une représentation lacunaire. En effet, l’auteure comprend que l’expérience de violence à laquelle elle a été confrontée a été le lot de tous ceux qui ont emprunté la trajectoire migratoire et qu’il existe d’autres manières de se voir. La production de connaissances relative à l’histoire des mouvements et des dynamiques migratoires qui a été possible grâce à cette lecture va favoriser la valorisation de l’identité issue de l’immigration et permettre d’évacuer et de déconstruire le sentiment de honte sociale.

En vue d’interroger la mémoire des siens, l’auteure décide, lors de ses premières années à l’université, de thématiser les vécus occultés de la minorité en écrivant un roman. L’acte d’écrire représente pour elle « une contribution collective, ultimement vouée à parler de nous, de cette famille que nous étions, qui appartenait elle-même à un groupe historique, une classe très grande, la plus nombreuse, pauvre, violentée. » (Harchi 2021 : 130). Elle travaille ainsi à transformer en écriture l’observation initiale de l’expérience des parents ainsi que l’existence minoritaire dont elle est témoin tout autant que l’expérience de la communauté.

Les visées de l’écriture et son impact relèvent tout d’abord d’un ordre personnel puisqu’ils régissent le sentiment de fierté qui se traduit par le replacement du nom de famille dans un espace visible et légitimé, soit pour l’auteure « en haut d’une couverture », afin de justifier et donner du sens au sacrifice des parents. L’écriture qu’entame l’auteure est aussi aiguisée par un but didactique visant à contrer l’oubli et à affirmer l’existence du « nous » familial, politique, historique et moral transmettant par là même la conscience de l’identité et la légitimité de l’existence et de la présence des vies dominées sur le sol français. Rendre visibles ces existences permet aussi de proposer d’autres répertoires de représentation et de transmettre à son tour une mémoire reconstituée et enfin assimilée aux communautés minoritaires futures. L’acte d’écrire est enfin le point de convergence où la subjectivité de l’auteure rencontre les subjectivités minoritaires et où la transmission atteint son but ultime à savoir la transformation :

 Il fallait écrire, rendre compte de tout ce qui avait été vécu, dit, entendu, éprouvé, car ce n’est que pour cela que tout était arrivé : pour que j'en fasse état, un jour. Et que jamais rien de nous, comme nous existons, ne disparaisse. […] voici alors ce que j’ambitionnai : que l'objet de l'écriture, la matière première du roman que je proposerais, un jour, à une maison d'édition, ne soit rien d'autre que l'objet de ma mémoire. Qu'il y ait, entre l'acte d'écrire et l'acte de vivre, une forme de confusion volontaire. Que l'écriture serve la vie plus que l'inverse. Que par l'écriture, d'une certaine manière, je devienne mon propre objet. Sujet et objet. […] je concevais l'écriture comme une contribution collective, ultimement vouée à parler de nous. (Ibid. 128-130).

Ainsi, si la lecture a permis de regagner l’estime de soi, l’écriture a alimenté un pouvoir d’action nécessaire à l’engagement de la quête de mémoire.

1. L’effacement de Samir Toumi

1.1. Les contours du récit familial

L'œuvre de Samir Toumi tourne autour d’un personnage quadragénaire qui prend en charge la narration. Ne se définissant que par sa filiation, le narrateur demeurera anonyme tout au long du roman, se laissant porter par une vie sans ambitions et sans désir. Il est le fils du commandant Hacène, hissé au rang de héros national de la guerre de libération et haut fonctionnaire ayant activement participé à dessiner les contours de l’Algérie indépendante. Un an après la mort de son père, le narrateur constate qu’il ne voit plus son reflet dans le miroir. Le mal qui finit par lui être diagnostiqué, soit le ‘’syndrome de l’effacement’’, semble être un mal qui frappe spécifiquement la génération postindépendance et plus particulièrement les descendants d’anciens combattants. Ces effacements sont dus, selon le thérapeute qu’il s’était empressé de consulter, à une « post-mémoire » qui désigne une mémoire transmise par des parents ayant survécu à des événements traumatiques : « Une transmission intergénérationnelle, au sein d’une même famille, des traumatismes dus à la guerre de libération nationale, ou même des problématiques relatives à l’éducation » (Toumi 2016 :16). Tourmenté par le souvenir obsédant de son défunt père, l’état mental du personnage se détériore. Il commence par avoir des hallucinations, passe par des périodes où son identité se confond avec celle de son père, perd tous ses souvenirs et finit par totalement sombrer dans la folie en étant convaincu qu’il est le commandant Hacène et qu’il est bien vivant.

La rupture entre les deux générations que représentent le père et le fils, à savoir la génération de la guerre de libération et la génération postindépendance, est d’ailleurs palpable dès le début du roman. En témoigne la dimension interactive quasi inexistante entre les parents et les enfants. En effet, lors des fréquentes réunions entre anciens moudjahidines2 conviés dans leur maison, les parents échangent avec leurs invités sur les souvenirs de guerre ainsi que sur la situation de l’Algérie indépendante, mais les enfants ne sont jamais invités à prendre part à ces rencontres ou même à y assister et avaient pour consigne de se retirer et de se confiner dans leurs chambres. De même, lors des vacances rassemblant les élites de la société, les ainés et les jeunes ne se mélangeaient pas, chacun vaquant à ses occupations respectives.

Après la mort du père, la mère s’est aussi murée dans la dépression et le silence ne communiquant que rarement avec ses fils. Cette distanciation mise en place a généré un écart entre les deux générations évoluant dans deux univers qui ne convergeaient jamais d’où une altération de la relation intergénérationnelle.

La transmission du récit national de la guerre d’indépendance algérienne voue le personnage-narrateur à n’être rien d’autre que le ‘’fils de’’. Les personnes pivots de la transmission, soit les parents, ne sont pas dans une logique de transmission. Constituant une classe sociale exclusive nommée les « historiques de la Révolution » (Ibid. : 45), adulée par tout un pays et évoluant en marge du reste de la population, les familles de ces anciens combattants et révolutionnaires devenus ministres, diplomates ou ambassadeurs vivent isolées dans une bulle où ne sont admis que quelques heureux élus.

Le passé glorieux du père du narrateur, héros de l’histoire nationale, constitue un héritage familial encombrant qui étouffe l’identité de ce dernier jusqu’à se substituer à elle. Le personnage grandit, comme toute sa génération, bercé par la légende qui entoure les exploits des ainés et la glorification des martyrs à qui ils doivent la libération du pays. Le récit familial se confond ainsi avec le récit national.

1.2. Une génération absente du storytelling

Écrasée par le culte voué à un passé qui les fige et les empêche d’avancer, cette fraction de la jeune population tente de se construire une identité singulière. Mais la conscience de son individualité bute contre un récit hégémonique dont sont corollaires une infériorisation systématique et un manque d’estime et de confiance en soi. En témoigne l’obsession du père pour la légitimité révolutionnaire et la reconnaissance portées par des valeurs comme la dignité et l’honneur qui ponctuent le roman. Les deux personnages du père et du frère ainé du protagoniste, Fayçal, se confrontent dans un rapport de force illustré dans un face-à-face entre la rigidité cadavérique de la mémoire figée du père qui veut s’assurer une pérennité et les conduites de résistance empruntées par les générations suivantes représentées par le frère. Ainsi, le frère du narrateur, qui est le seul à exprimer l’envie d’avancer et d’évoluer, même si ses tentatives sont aussitôt avortées, est constamment rabaissé par le père et perçu comme « […] indigne de reprendre le flambeau de [son] illustre géniteur. Il est à l'image des natifs de sa génération, si peu à la hauteur de leurs valeureux parents » (Ibid. : 204).

À la suite de la mort du père, les deux frères héritent de la mémoire encensée de celui qui a participé à libérer le pays. Tout leur entourage leur rappelle inlassablement le grand combattant qu’était le commandant Hacène et qu’ils doivent désormais être les dignes représentants de la mémoire du père qu’ils se doivent d’honorer. Les accomplissements du père sont tellement glorifiés qu’ils donnent l’impression qu’ils ne seront ni surpassés ni même égalés. La jeune génération se contente d’être la gardienne du récit collectif et d’une mémoire exclusiviste tels les réceptacles des exploits passés, vidés de toute substance et de tout désir d’avancer et de changer ce qui est.

La transmission de la mémoire nationale de la guerre d’indépendance algérienne marquée par les exploits passés des combattants condamne la mémoire à l’enlisement. L’identité nationale qui est alimentée par « la mythologie guerrière » (Alcaraz 2017 : 132) écrase de son poids toute tentative d’évolution et de mutation. La mémoire collective construite sur le passé des martyrs tient lieu d’histoire officielle et fige la mémoire individuelle. Le passé supplantant ainsi le présent et le futur, aucune place n’est accordée aux générations suivantes. C’est dans ce sens que le conflit entre les générations se cristallise autour de l’objet de la transmission à savoir : un « savoir-être ». Mais, soucieux de revaloriser et de transmettre une légitimité révolutionnaire menacée d’oubli dans une Algérie indépendante qui peine à dessiner un projet de vivre-ensemble, l’objet de la transmission n’est pas porteur de transformation, critère pourtant indispensable à son évolution, à son adaptation et à son implantation. En effet, en reniant la différence de l’autre, la génération du père rejette l’idée de « la transmission comme une base transformable et nécessairement transformée. » (Lahaye 2007 : 51) et ignore la dimension dialogique qu’exige l’objet de la transmission qui est porté autant par celui qui transmet que par celui qui intègre.

Dans ce jeu des chaises musicales, aucun nouvel entrant n’est admis et la génération suivante est invitée et surtout condamnée à un ressassement continuel rejouant des rôles déjà comblés par les anciens et figés dans un espace saturé par la mémoire d’une génération passée :

En public, Fayçal mimait en les reprenant les attitudes de notre père. Il avait l'habitude, lors des soirées entre copains, de raconter les mêmes histoires que lui, en fumant de gros Havanes. Fayçal reproduisait les gestes du Commandant Hacène, utilisait les mêmes termes, usait des mêmes intonations, comme un danseur perfectionniste répétant sa chorégraphie. Il lui arrivait même de rouler les « r », et de tousser à l'image de son modèle. À chaque fois que je voyais Fayçal entrer dans ce personnage, j’éprouvais une grande peine et je finissais par me lever, terrassé par ce spectacle.  (Toumi 2016 : 84-85).

Le canal de transmission (Moore 2001 : 287) passe ici par l’imitation des ainés perçus comme le modèle ultime et parfait. Dans sa préface à l’ouvrage d’Emmanuel Alcaraz intitulé Les lieux de mémoire de la guerre d’indépendance algérienne, Aissa Kadri parle d’un culte sélectif des martyrs à la base des tensions identitaires de génération postindépendance. Pour elle, l’ouvrage démontre la manière dont « une représentation officielle, expurgée, mythifiée de la mémoire s’est construite » et de quelle façon « le transfert du culte mémoriel de la Grande guerre du temps de l’Algérie coloniale a été adapté aux nouveaux codes en vigueur dans l’Algérie indépendante avec en tout premier lieu le culte des héros nationaux de la guerre de libération. » (Alcaraz 2017 : 12).

Sous l’emprise de l’influence patriarcale, le narrateur fait face à une dépossession de soi et une impossibilité à habiter son propre discours, ce qui témoigne de la difficulté de se définir en dehors du père et d’occuper une vie qui « ne se déployait qu'en fonction de lui, qu'à partir de lui. » (Toumi 2016 : 99).

1.3. Rupture de transmission et perte mémorielle

Avançant au rythme des souvenirs rapportés au thérapeute, le roman vacille entre passé et présent, entre présence et absence, entre réel et irréel. Ce va-et-vient illustre une rupture entre l’Algérie d’hier et l’Algérie d’aujourd’hui, entre une génération considérée comme le ciment de la nation et une génération perdue dans les aléas de l’histoire. Ce vacillement va au fil des pages se focaliser sur une mémoire glorieuse révolue qui constitue le moteur de l’écriture et qui met en lumière la crise identitaire d’une société incapable de regarder vers le présent et de s’engager vers le futur, enlisé dans les souvenirs d’un passé mythifié.

 L’écriture froide et compassée répond à l’univers intérieur étriqué du protagoniste. Frappé de mutisme, imperméable à toute émotion et indifférent à ce qui se passe autour de lui, le personnage-narrateur se meut au sein d’un univers social se résumant à une mère triste et dépressive depuis la mort de son mari et à une fiancée et un collègue avec qui il n’interagit pas. Observant une solitude sans faille et s’astreignant à une routine abrutissante, le personnage évolue dans un vide vertigineux ponctué par la répétition:

Me lever le matin, prendre ma voiture, aller au travail, rédiger mes notes de synthèse, faire mes courses, rentrer à la maison, dîner avec ma mère, l’embrasser sur le front, rejoindre mon lit, dormir au son de France 24, dire bonjour et au revoir, limiter les contacts, économiser les mots, sourire, hocher la tête, se taire, être le fils-sans-histoires, le fils-poli, le fils de mon père… (Toumi 2016 : 183).

Sans aucune ambition ou initiative et d’une passivité désarmante, il se laisse porter, exécute les ordres qu’on lui assigne à son travail et comble les désirs du père qui prend les rênes de sa vie et de son futur : « […] mon père avait décidé que je deviendrais diplomate. […] mon père a arrangé mon recrutement (Ibid.: 19), et cela ira jusqu’au choix de sa fiancée : « […] mon père voulait absolument que je l’épouse » (Ibid. : 34). Son identité est aussi énigmatique au lecteur qu’à lui-même. Chaque question du thérapeute interrogeant son ressenti ou son caractère le plonge tantôt dans le désarroi et la colère de ne pas pouvoir articuler et verbaliser ses sentiments et à d’autres moments le laissent indifférent. Ce qui donne lieu à une énonciation hésitante, ployant sous une mémoire lacunaire.

Le vide et l’effritement identitaire sont générés par l’exposition depuis l’enfance à ce référentiel de la lutte idéalisée qui tend à invisibiliser et à effacer la contribution des générations suivantes, cantonnées à évoluer dans l’ombre des immortels ainés. Tenter d’exister en dehors du mythe fondateur des anciens combattants, risquer de regarder vers le futur ou de se réapproprier l’Histoire serait interprété comme une tentative de dépassement et équivaudrait à vouloir effacer le passé ce qui serait considéré comme un manquement à son devoir et une trahison envers la mémoire des martyrs. C’est dans ce sens que le personnage, se résignant à l’allégeance envers le père et à la mémoire des ainés, l’avoue: « […] Je faisais honneur à mon père en me faisant oublier de mes pairs. » (Ibid. : 20). Décrit par sa mère comme effacé et sans histoire (Ibid. : 50) le protagoniste fait honneur au nom et à la mémoire de son père en étant le fils-sans-histoires (Ibid. : 151).

Le narrateur tente pourtant de s’émanciper et de se créer une individualité en se coupant de sa routine et en entamant un voyage à Oran. Lors de ce voyage, il découvre un monde de sensations encore inconnues et fait des rencontres qui font naitre en lui un déluge de sentiments inexplorés qui contrastent avec sa vie à Alger, soit l’attirance, la sensualité, l’amitié, un appétit insatiable et l’envie de vivre. Mais cette initiative, pourtant prometteuse, se solde par un échec et il retombe aussitôt dans son état initial de passivité suivi d’une dérive qui le conduit droit à l’asile. Les épisodes hallucinatoires pendant lesquels il converse avec son père mort finissent par une crise psychotique où les deux identités se confondent, le fils devenant le père. Ce dernier, immortel, finit par reprendre sa place parmi les vivants. Évoquant les confidences que le narrateur fait au défunt père sur le mal qui le ronge, il raconte :

Lorsque je lui ai confié que je n'avais plus de reflet, il m'a répondu que ce n'était pas utile, car je l'avais, lui. Il était mon reflet, celui de mon corps et de mon âme. Il l'avait toujours été, d'ailleurs. Quand j'ai évoqué mes absences et la disparition de tous mes souvenirs, il a haussé les épaules. Tu as les miens, m’a-t-il rétorqué, ils sont bien plus riches et intéressants. J'ai une guerre à t'offrir, une fabuleuse victoire, et la construction d'un immense pays, que demander de plus ? Je te les donne, mes souvenirs, ils sont tiens. » (Ibid. : 213).

La glorification des moudjahidine éclipse toute tentative de transformation. Les personnages que le lecteur rencontre au fil du roman ne voient dans le protagoniste que les exploits passés du père qu’ils se plaisent à évoquer mettant en avant une mémoire mythifiée et de plus en plus expurgée des strates qui la constituent. La disparition du reflet et les effacements mémoriels qui s’ensuivent sont les premiers symptômes d’une crise identitaire qui atteint bientôt son paroxysme quand le protagoniste qui se retire peu à peu au profit du défunt père commence à fusionner avec lui. La présence encombrante du père et l’effacement graduel du fils donnent lieu à une fracture identitaire illustrée par une scission énonciative je/il indécidable qui se solde par l’évincement du fils et la résurrection du père :

Je suis seul, avec papa. Je l'écoute me parler de lui, de la guerre, de mon courage, du sien. Je le regarde, il est mon miroir, je prends ses mots, ils deviennent miens […] Il n'y a plus que moi et je sais enfin qui je suis. Je suis vivant. Je suis fort et invincible. Je suis le commandant Hacène, glorieux moudjahid de l'armée de libération nationale, valeureux bâtisseur de l'Algérie indépendante. ((Ibid. :214).

Pour les aînés le savoir et le pouvoir se confondent, d’où une altération de la logique de transmission. Nous assistons ainsi à la transmission manquée d’une génération qui refuse de laisser la place à la jeunesse et dont les morts ont plus d’influence et de présence que les vivants.

Conclusion

Les deux textes de Kaoutar Harchi et Samir Toumi donnent à observer les différentes formes de transmission intergénérationnelles à l'œuvre au sein de familles qui deviennent un observatoire privilégié des dynamiques sociopolitiques en place. L'étude de ces œuvres permet de constater ce que peut la transmission en termes de connaissance et de contribution active à l'histoire et ce dont elle prive parfois, soit le pouvoir de dire ‘’je’’ au profit d’un vous qui exclut ou d’un nous collectif qui broie les singularités.

Le roman autobiographique de Kaoutar Harchi Comme nous existons montre comment la transmission intergénérationnelle d’une histoire familiale lacunaire génère un désir de quête de mémoire. Elle se solde par la nécessité de transmettre par l’acte d’écrire une histoire enfin récupérée dans une logique de partage de savoirs et des expériences communautaires.

En revenant sur son parcours, l’auteure démontre de quelle façon le processus de transmission intergénérationnelle interagit avec les dynamiques sociopolitiques en place. Le rapport entre les générations se tisse au gré de la réalité sociale et des écarts quant à l’organisation de la résistance qu’elle soit passive, telle que les parents la conçoivent en pays étranger où il est conseillé de se soumettre, ou qu’elle se manifeste en une résistance portée par tout un corps communautaire qui se doit de se redresser afin de ne pas céder à l’aliénation qui le guette. La transmission intrafamiliale est aussi liée à l’histoire familiale et ce qu’elle recèle de traumatismes. Pour la famille de l’auteure, il s’agit du facteur de mobilité qui intervient dans son contexte social et la blessure de l’arrachement au pays natal ainsi que la hantise de compenser la faiblesse du capital économique en misant sur le capital culturel transmis à leur enfant. Mais la violence a permis de consolider les rapports entre la mère et la fille qui, main dans la main, ont marché ensemble pour manifester leur colère face aux injustices qui s’exercent sur les minorités.

Dans L’effacement, Samir Toumi met en place un univers fictionnel où la transmission, au lieu de participer à consolider les liens, génère un conflit de générations. Dans ce roman, le vécu traumatique de la guerre est transmis à la génération suivante, mais le récit communiqué a été manipulé par le pouvoir en place qui réécrit l’histoire en dressant une image magnifiée des anciens combattants. Le legs d’une mémoire fabriquée participe à une crise identitaire de la génération postindépendance qui fait face à une mémoire déconnectée des réalités de l’Algérie indépendante. Appelée à être les dignes héritiers de la révolution algérienne, la génération du protagoniste est priée de ne pas tenter une remise en cause du récit national mythifié transmis et de n’être en ce sens que les porteurs d’une histoire figée. Nous assistons ainsi à la transmission manquée d’une génération qui dans son incapacité aux interactions condamne ses successeurs à la perte mémorielle.

Les deux textes invitent à un exercice d’introspection et de restitution régissant chacun un modèle de transmission intergénérationnelle distinct. Entre symbiose et concurrence des générations, entre une fierté d’être soi et une impossibilité d’être soi, entre adopter une posture révolutionnaire ou buter contre une réappropriation de l’histoire avortée, l’enjeu de la transmission a dans les deux cas été aiguisé par une tentative d’individualisation que l’aboutissement soit porteur d’un processus de résilience ou qu’il s’achève par la mort du sujet. Installée dans un contexte migratoire et postcolonial, la transmission a fait face à des traumatismes refoulés qui ont conduit le personnage à une prise en charge de la quête de mémoire, mais aussi à des pertes mémorielles où le constat d’échec de la transmission s’est manifesté par un phénomène de substitution des personnalités.

1 Hakem Tewfik, « Lydia Ourahmane, Kaoutar Harchi et Lina Soualem : des récits de famille qui manquent au roman national », [en ligne]. https://www.

2 Moudjahid désigne celui qui a combattu la colonisation française pendant la révolution algérienne amorcée en 1954. L’indépendance de l’Algérie

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1 Hakem Tewfik, « Lydia Ourahmane, Kaoutar Harchi et Lina Soualem : des récits de famille qui manquent au roman national », [en ligne]. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/affinites-culturelles/lina-soualem-kaoutar-harchi-et-lydia-ourahmane-les-recits-de-famille-qui-manquaient-au-roman-national-2693636

2 Moudjahid désigne celui qui a combattu la colonisation française pendant la révolution algérienne amorcée en 1954. L’indépendance de l’Algérie obtenue en 1962, les Moudjahidine sont perçus alors comme ceux qui ont libéré l’Algérie du joug colonial français et ont à ce titre constitué l’élite en Algérie.

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