Gerry L’Étang et Victorien Permal signent tous deux chez HC Éditions un ouvrage de cent quarante-quatre pages (glossaire, références et annexes compris). Le titre Zwazo est accompagné d’un sous-titre, Récit de vie d’un prêtre hindou commandeur d’habitation à la Martiniquei, qui annonce très clairement la teneur du texte.
L’ouvrage est préfacé par Jean Benoist, Professeur d’anthropologie émérite à l’Université d’Aix-Marseille III, dont on connaît les nombreux travaux sur les cultes hindous créoles, tels Offrande aux exilés (1961), un film documentaire sur le culte hindou de Martinique, ou encore Hindouismes créoles (1998).
C’est dire à quel point le livre Zwazo nous introduit au cœur même des pratiques et des imaginaires de l’hindouisme à la Martinique, à travers le récit de vie d’un prêtre, Antoine Tangamen dit « Zwazo » (1902-1992), qui se raconte le long de quelques quatre-vingts pages. À travers son témoignage qui couvre presque un siècle de l’histoire de la Martinique, ce sont nombre d’événements historiques et sociaux qui sont ainsi scrutés à la lumière de ce regard lucide et distancié : la catastrophe de 1902, les Seize de Basse-Pointe, mais aussi les relations « interethniques » entre Nègres, Békés et Indiens. Zwazo peut ainsi être légitimement considéré comme un grand témoin, d’autant plus respecté qu’il est investi d’un pouvoir symbolique reconnu et incontestable : il est détenteur des secrets des rituels hindous et représente donc une sorte de passeur entre le monde d’ici-bas et le monde des dieux de l’Inde.
C’est donc toute une partie de l’histoire de la Martinique, encore souvent trop méconnue, que ce texte d’une grande sobriété, nous livre : les conditions de l’arrivée des Indiens à la Martinique dans la seconde moitié du XIXe siècle, le rejet virulent qu’ils subirent de la part des Nègres, leur progressive créolisation, et surtout, leurs rapports si attachants à leur terre-mère, de plus en plus lointaine au fil du temps. Si, dans le récit de Zwazo, le dialogue avec les divinités hindoues revêt une telle importance, c’est précisément parce que les cérémonies cultuelles deviennent le vecteur principal de la relation entre les Indiens créolisés et leurs ancêtres, demeurés là-bas.
Dernier tamoulophone de Martinique, Zwazo qui, de toute son existence, n’a jamais accompli le voyage vers l’Inde, a néanmoins conservé vivante la mémoire du tamoul, langue qu’il a pratiquée sur place, à la Martinique, autant qu’il l’a pu. On ne s’étonnera guère, du fait des lois implacables du contact linguistique, que peu à peu le tamoul et le créole aient développé des zones d’interférences, signe d’une créolisation non plus seulement culturelle mais aussi linguistique.
On sait gré aux deux auteurs de leur approche méthodologique, et de la manière dont ils ont conçu ce récit de vie qui, tout en étant résolument biographique, fait la part belle à la dimension ethnographique. On y retrouve ce que Pineau et Le Grand (2002 : 5)ii disent à propos du récit de vie, comme forme de « recherche et construction de sens à partir de faits temporels personnels ». Il serait donc tout à fait illusoire de croire que nous nous trouvons face à un récit spontané. Gerry L’Étang ne nous confie-t-il pas, dans les parties liminaires, que « Une fois ces données collectées, il fallut les traiter » (p. 16), ce qui suppose, ainsi qu’il le rapporte lui-même, de transcrire sur papier les enregistrements effectués, d’ordonner le récit, et dans ce cas précis, de le traduire du créole au français, tout en organisant un appareillage critique de notes des plus conséquents ?
L’importance du travail effectué par les auteurs se doit ainsi d’être soulignée, d’autant que la clarté du récit et sa facture d’ensemble témoignent de la qualité d’une médiation auctoriale, qui n’a de cesse d’analyser et de construire les faits, afin de les restituer en tant que « totalité intelligible » (Legrand, 1993).
Comme nous l’avons déjà souligné, si le récit de vie de Zwazo devient en quelque sorte exemplaire de l’épopée des Indiens à la Martinique, c’est bien parce que l’exploration de cette biographique individuelle, telle qu’elle a été reconstruite par les auteurs, rend largement compte de ses inscriptions et significations sociohistoriques. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de s’émouvoir de la vie de Zwazo (encore que celle-ci, à bien des égards, ne laisse pas indifférente, dans cette sorte de tension permanente entre l’ici et l’ailleurs, entre la terre réelle et la terre rêvée), mais bien d’examiner les modalités par lesquelles cette existence témoigne des processus de socialisation et de production d’une certaine réalité historique, sociale et culturelle de la Martinique.
La difficulté et l’ampleur de la tâche ne doivent donc absolument pas être minorées : elles relèvent d’abord de la création d’une relation interpersonnelle entre le chercheur et le sujet qui sera au centre du récit de vie. Gerry L’Étang n’hésite pas à s’en faire l’écho (p. 16), lorsqu’il évoque la fin de non-recevoir que sa requête initiale a fait l’objet de la part de Zwazo. Bien heureusement, une relation de confiance s’est créée par la suite, et le consentement assez enthousiaste de Zwazo en témoigne pleinement. Il n’empêche que le rappel de ces éléments par les auteurs nous fait toucher du doigt la démarche intersubjective qui est au fondement de la réalisation d’un récit de vie. Démarche entre un sujet individuel que l’on considère comme porteur d’une expérience sociale et culturelle, et un chercheur qui entend objectiver cette expérience, au service d’une connaissance partagée avec tous.
La science côtoie alors de très près la subjectivité. Sans la dimension relationnelle, voire émotionnelle, qui s’instaure, pas de consentement ni de témoignage. On sait jusqu’à quel point ces entrevues régulières entre chercheur et sujet « biographié » créent des liens, des amitiés sincères et profondes, au point qu’il soit parfois presque impossible, pour le chercheur, de retrouver le sens de la bonne distance…
Le récit que nous livrent Gerry L’Étang et Victorien Permal n’a sans doute pas manqué, dans sa phase d’élaboration, de se heurter à ces problématiques méthodologiques et scientifiques, qu’il est magistralement parvenu à transcender. Les auteurs réussissent ainsi à nous projeter au cœur même de la vie d’un prêtre hindou – Zwazo – qui nous parle de l’Inde sans jamais cesser de nous parler de la Martinique, qui évoque ses pratiques cultuelles sans jamais dévoiler les secrets qui les protègent, le long d’un parcours de vie qui est aussi un parcours exemplaire de créolisation et de reconfiguration hindoues. En un mot, Zwazo se livre, mais Zwazo conserve son opacité et sa mystérieuse aura. Zwazo nous découvre un pan de l’histoire de Martinique souvent négligé par ceux qui estiment ne pas faire partie du groupe d’origine hindoue, comme si cette communauté hindoue créolisée n’était pas déjà inexorablement une part d’eux-mêmes.
L’esprit de Zwazo plane quelque part dans les environs de l’habitation Gradis, mais il survole dans le même temps les terres indiennes et créoles, invitant tous les lecteurs à le rejoindre, dans et par la lecture de ce texte si beau et sobre qui témoigne de son éternelle présence.