Introduction
L’abondante production scientifique autour de la question de la variation linguistique au sein des disciplines comme la dialectologie, la sociolinguistique et la linguistique historique, témoignent de l’intérêt que ce phénomène suscite dans la linguistique moderne. L’hétérogénéité et la variété interne aux langues ainsi que le caractère irrémédiablement changeant de celles-ci sont aujourd’hui des faits avérés grâce aux nombreux travaux produits notamment dans le cadre des études variationnistes. Or, si l’on s’intéresse de plus près aux éléments qui constituent l’objet d’étude de ces travaux variationnels, on constate que les différents niveaux d’analyse linguistique n’ont pas toujours reçu la même attention. En effet, tandis que le niveau phonologique occupe une place privilégiée comme champ d’analyse de la variation – et ce depuis les travaux fondateurs de W. Labov –, le niveau lexical semble avoir suscité un moindre intérêt.
Les raisons de ce moindre développement des travaux concernant la variation lexicale sont à chercher dans la définition même attribuée à la notion de variable linguistique, « different ways of saying the same thing ». En effet, celle-ci s’avère problématique pour rendre compte de phénomènes d’alternance au niveau lexical, mais aussi syntaxique, comme le fait remarquer Gadet (1992, 12). Cette situation explique également le fait que la sociolinguistique soit devenue, comme le soutient Moreno Fernández (2009, 32), presque par nécessité épistémologique, une fervente défenseure de l’existence de la synonymie, au moins au niveau du discours.
Les unités auxquelles s’intéresse cet article constituent des variantes lexicales. Malgré certaines nuances et particularités, elles partagent le fait d’exprimer une même notion sémantique qui correspond aux degrés intermédiaires du continuum de la modalité épistémique, c’est-à-dire à des notions comme le doute, l’hypothèse et la possibilité. Du point de vue de leur fonctionnement, ces unités partagent aussi le même statut catégoriel, ce sont des locutions adverbiales. Or, la présente étude ne s’occupe pas de l’analyse des conditions d’alternance dans le discours de ces unités, mais du rôle que jouent certains facteurs de variation dans les processus de changement linguistique qu’elles ont connus et qui leur ont permis d’acquérir leur fonctionnement actuel comme modalisateurs de doute.
Ces différents facteurs de la variation correspondent aux paramètres qui peuvent motiver les différences internes au sein des langues. Depuis Coseriu, on distingue généralement trois types fondamentaux de différences : a) Les différences diatopiques, à savoir des différences en fonction de l’espace géographique ; b) Les différences diastratiques, soit des différences selon les strates socioculturelles de la communauté linguistique, et c) Les différences diaphasiques, qui correspondent aux différentes modalités d’expression (cf. Coseriu 1981, 303). Comme le même linguiste l’a exposé, ces différences correspondent respectivement à trois types d’unités, de systèmes linguistiques plus ou moins unitaires « dans le sens contraire », c’est-à-dire dans le sens que ces systèmes présentent une certaine homogénéité, ils constituent des « langues » au sein d’une langue historique donnée. Ainsi, en l’absence d’une diversité linguistique de type spatiale dans la langue, on parle de dialecte ; lorsque les unités prises en compte ne se correspondent qu’avec une seule strate socio-culturelle, on peut identifier un niveau de langue ; et enfin les unités de modalité expressive, en l’absence de variation, configurent les styles (familier, littéraire, etc.). Ces trois éléments – dialectes, niveaux de langue et styles – coexistent dans une langue historique et configurent le diasystème. Or, au sein d’un dialecte, on peut trouver des différences diastratiques et diaphasiques ; au sein d’un niveau de langue, il peut y avoir des différences diatopiques et diaphasiques ; et enfin, un style peut présenter des différences diatopiques et diastratiques. Les limites entre les différents types de variation sont floues et ceux-ci peuvent interagir de manières diverses.
Compte tenu des relations d’interaction qui peuvent exister entre les différents types de variation, nous envisageons d’illustrer la manière dont certains de ces facteurs favorisent les processus de changement linguistique à travers le cas des modalisateurs de doute. Pour mener à bien cette tâche, la première partie de cet article s’occupe de la relation entre variation et changement linguistique ; la deuxième partie s’attache à montrer le rôle que joue la variation diastratique – mais aussi diatopique et diaphasique – dans le processus de changement des locutions adverbiales puede que et a lo mejor ; et la troisième partie consiste en l’analyse du rôle exercé par le facteur de la variation diatopique – en interaction avec les variations diastratique et diaphasique – dans le processus de changement qui s’achève avec l’acquisition du fonctionnement comme modalisateur de doute des locutions capaz que, de repente et de pronto.
Variation et changement linguistique
Le rapport entre les notions de variation et de changement linguistique est étroit, et l’on pourrait dire de causalité. Pour qu’un changement puisse se produire, il est indispensable qu’il y ait, d’un point de vue synchronique, une possibilité d’élection dans la langue. Comme l’explique Company Company (2003, 14), le choix peut répondre à des situations différentes : deux locuteurs peuvent exprimer un même contenu avec des formes différentes (la prima de María face à su prima de María) ; un même locuteur peut avoir le choix entre deux formes pour exprimer un même contenu (señora, ¿la ayudo? vs. señora, ¿le ayudo?) ; ou encore, un même locuteur peut utiliser des formes différentes pour exprimer un même contenu selon la situation de communication (su prima de María dans un contexte informel, vs. la prima de María dans un contexte formel).
Lors d’une situation de variation, si la fréquence d’usage de l’une des deux formes s’impose sur l’autre devenant « obligatoire », la possibilité d’élection peut finir par disparaître, entraînant d’un point de vue diachronique la consolidation d’un changement. La variation débouche alors sur un changement linguistique, mais il ne s’agit nullement d’une conséquence nécessaire. Il y a de nombreuses situations de variation qui n’aboutissent pas en changement. C’est pour cela qu’il est souvent rappelé que les changements linguistiques présupposent l’existence préalable d’une situation de variation, alors que le phénomène de la variation ne permet pas de prédire un éventuel changement linguistique. Comme le soutient Caravedo (2003, 39), variation et changement constituent deux phases interconnectées du processus évolutif des langues.
Le type de changement linguistique connu par les unités dont on s’occupe ici montre l’acquisition du fonctionnement comme modalisateurs épistémiques des unités hétérogènes – deux parmi elles, capaz que et puede que, ont leurs origines dans des constructions verbales, tandis que les autres, a lo mejor, de repente et de pronto, proviennent de syntagmes prépositionnels. Ces locutions ont, néanmoins, connu des processus de changement semblables que l’on peut identifier comme des phénomènes de lexicalisation, dans lesquels ont intervenu – et interviennent encore – des facteurs de variation.
La définition de la lexicalisation comme :
le processus diachronique par lequel une expression complexe, c’est-à-dire une unité qui s’obtient de la combinaison d’autres unités plus simples au moyen d’un procédé grammatical, devient figée, et rentre dans le répertoire lexical de la langue et dans la mémoire des locuteurs, disponible pour des emplois ultérieurs (Elvira 2015, 169)1
nous permet de comprendre que les locutions adverbiales qui nous occupent sont des unités dont les valeurs comme modalisateurs de doute doivent être mémorisées par les locuteurs pour les employer, puisqu’elles ne sont pas compositionnelles, c’est-à-dire que ces valeurs ne résultent pas de la combinaison des différentes parties d’une expression complexe. Or, comme le montrent leurs signifiants, ces locutions adverbiales fonctionnaient initialement comme des unités complexes. Il est encore, en effet, possible d’identifier au sein de ces locutions les unités simples qui se combinaient par de procédés grammaticaux, comme la préposition a avec l’article neutre singulier lo et l’adjectif comparatif mejor dans la locution adverbiale a lo mejor, dont le sens n’est pas prédictible aujourd’hui à partir de la somme de ses composants.
Le type de changement qui permet le passage d’une unité complexe à une unité holistique, dont le sens est global, n’est pas normalement abrupt, mais il consiste le plus souvent en un long processus d’ambiguïté et d’alternance. Qui plus est, dans les cas dont nous nous occupons, le processus de changement qui fait fonctionner ces expressions comme des modalisateurs épistémiques n’est pas le premier qu’elles connaissent, mais le deuxième pour la plupart.
En effet, si l’on prend l’exemple de de pronto, à partir de son emploi comme unité compositionnelle, qui contient la préposition de et l’adjectif pronto, il acquiert un premier sens global, celui d’adverbe de soudaineté, « soudain », à travers un premier processus de lexicalisation qui le permet de fonctionner en tant que locution adverbiale intégrée à la structure syntaxique de la phrase. Ce n’est qu’après un deuxième processus de lexicalisation que l’adverbe de soudaineté acquiert le rôle de modalisateur épistémique, sa valeur devient encore moins transparente et plus idiosyncratique, et sa portée s’élargie à l’ensemble de la phrase. La locution commence ainsi à fonctionner comme élément périphérique. Dans ce cas précis, la nouvelle valeur n’entraîne pas la disparition de la valeur de départ, qui coexiste avec celle-ci et qui est encore la seule valeur possible dans plusieurs variétés de l’espagnol, dont la péninsulaire.
Comme le montre aussi l’exemple de de pronto, la variation des unités que nous étudions se produit à des niveaux différents : on retrouve premièrement une forme de variation diachronique, en tant qu’une unité acquiert un nouveau sens à travers un processus qui s’étend dans le temps et qui peut être relativement long ; deuxièmement, il y a un phénomène de variation diatopique, car la nouvelle valeur n’est adoptée que dans certaines variétés géographiques ; et enfin, il faut prendre en compte aussi le fait que les facteurs de variation relevant de la strate et du style peuvent également jouer un rôle dans ce processus, puisque l’innovation ne se produit pas de façon homogène dans l’ensemble des classes socioculturelles ou socio-économiques ni dans tous les contextes.
Ainsi, même si la suite de ce travail, à des fins pratiques, essaye de cibler les principaux facteurs de variation qui interviennent dans des processus de changement précis, nous sommes consciente que ces différents facteurs ne sont pas faciles à dissocier, ils interagissent et se trouvent interconnectés dans la pratique.
La variation diastratique dans les processus de changement de puede que et de a lo mejor
La variation diastratique, appelée aussi verticale, socio-culturelle, ou encore socio-économique, selon les critères pris en compte pour identifier les différentes strates configurant une communauté linguistique, peut jouer un rôle déterminant dans la consolidation ou l’aboutissement de certains processus de changement. En effet, comme le montre le cas des locutions adverbiales de doute puede que et a lo mejor en espagnol, une variété diastratique peut avoir un caractère particulièrement innovateur et favorable aux changements, entraînant notamment l’apparition dans ces variétés des processus de changement plus aboutis.
En ce sens, les sociolectes qui se situent en bas de l’échelle sociale, et qui sont associés aux styles informels, sont habituellement plus innovateurs. Ce type de variétés s’avèrent ainsi spécialement intéressantes du point de vue de l’évolution et de la consolidation des processus de changement. Ainsi, comme le montrent les sous-parties suivantes, les processus de lexicalisation connus par les unités puede que et a lo mejor reflètent des stades d’évolution plus avancés dans ces variétés.
Puede que
La forme puede que est recueillie comme une locution adverbiale par le Diccionario de la Lengua Española – dorénavant DLE – (RAE 2014, s. v. « poder ») qui la présente comme équivalente des adverbes acaso et quizá. Cette locution fonctionne plus spécifiquement comme un modalisateur épistémique qui exprime un doute ou une hypothèse du locuteur par rapport au propos qu’elle modifie :
(1). El que viene detrás de ti puede que tenga mejor suerte (Juan Marsé, Rabos de lagartija, 2000, CREA).
La locution adverbiale puede que provient de la phrase puede ser que, qui, après s’être associée à l’expression de la modalité épistémique, perd sa compositionnalité permettant la perte de l’élément ser sans que le sens global de la construction ne soit pas modifié essentiellement (Elvira 2009, 229-230). Puede que connaît ainsi un processus de lexicalisation par lequel il devient une forme fixe, qui perd les propriétés morphologiques des verbes et qui ne se construit pas selon des règles de la grammaire, puisque le verbe poder n’admet pas une subordonnée en fonction de sujet, si ce n’est dans cet emploi.
Puede que peut ainsi apparaître dans des contextes propres aux adverbes de doute, comme dans les réponses aux questions avec les adverbes de polarité sí et no, comme le montre (2) :
(2). ¿Van a venir? / –Puede que sí, puede que no.
Comme nous l’observons ci-dessus, les formes puede que sí, puede que no peuvent être employées pour répondre à une interrogation totale – ¿Van a venir? –, de la même manière que l’on aurait pu employer quizá sí, quizá no avec le même sens, ce qui confirme le fonctionnement de puede que comme adverbe de doute. Or, dans certaines variétés, le processus de changement de puede que ne s’est pas arrêté à ce stade, puisque l’adverbe peut se présenter sous la forme que l’on trouve dans les exemples suivants :
(3). Pueque ya se me haya enfriado mi café x estar twitteando XD (Twitter, @sesshomaru2803, 12 mai 2015).
(4). En cambio, si nos ponemos a trabajar en paz, pueque pronto quiten el acordonamiento al pueblo
(Felipe Santander, Y, el milagro, 1984, Mexique, théâtre, CREA).
Les deux exemples présentent la forme réduite pueque, une variante de puede que, qui est retrouvée à des endroits divers du point de vue géographique. En effet, certains spécialistes la localisent dans des variétés américaines et d’autres dans la Péninsule2. La forme pueque ne semble donc pas spécifique à une variété diatopique, c’est-à-dire à une localisation déterminée, mais son emploi est plutôt lié à l’appartenance du locuteur à une catégorie socio-culturelle basse et notamment aux registres familiers et à l’oral, soit à des contextes d’une certaine informalité. Ces caractéristiques rendent très difficile la tâche de trouver des exemples écrits, ce à quoi nous avons essayé de remédier en recourant à des plateformes comme Twitter ou à des œuvres théâtrales, où l’on peut trouver cette informalité, de manière authentique ou recréée.
La variante pueque a connu un processus d’érosion phonique, ainsi que la fusion et l’univerbation de son signifiant. Ces phénomènes sont étroitement liés au processus de lexicalisation, à tel point que, comme le dit Prévost (2006, 135), l’unification des différents composants d’une expression est « au cœur du processus de lexicalisation, et même considérée par certains comme LE mécanisme caractéristique de la lexicalisation »3. C’est-à-dire que du point de vue de la forme, pueque se trouve à un stade plus avancé du processus de lexicalisation que puede que.
Ainsi, dans le cas de la réduction en pueque, les variétés qui emploient cette forme réduite présentent, aussi, un état plus développé du point de vue du fonctionnement syntaxique de l’unité, car elle remplit des emplois caractéristiques des adverbes de doute que la forme puede que n’est pour l’instant pas capable de remplir. En ce sens, pueque peut, notamment, être utilisé comme énoncé autonome :
(5). VISITANTE: Bueno, tal vez el hijo diera mal el nombre o los empleados lo pueden haber anotado mal.
MUJER: Pueque.
(Ynclán, Gabriela, Erial de espera, 2009, Mexique, théâtre, CREA).
Dans ce type de processus de changement, l’univerbation correspond à une étape avancée, car elle consolide le fait que l’ensemble d’éléments qui composent l’expression de départ est devenu une unité. Or, si le changement s’est produit assez tardivement, c’est-à-dire une fois que la société usagère de la langue en question s’est donné les moyens et les institutions pour établir des normes relatives, entre autres, à l’écriture de la langue, et notamment à l’orthographe, il devient plus difficile de trouver le phénomène de l’univerbation de façon graphique, en dehors de ces variétés diastratiques. Ces variétés de la langue, moins influencées par les moyens normatifs, peuvent donc afficher des états plus avancés d’un processus de changement, ce qu’illustre non seulement l’exemple de pueque, mais aussi d’autres formes, comme a lo mejor.
A lo mejor
Le rôle de a lo mejor comme locution adverbiale de doute n’est recueilli par le dictionnaire de la Real Academia Española que depuis la fin du XXe siècle, quand sa valeur est définie comme « la incertidumbre o posibilidad de algo » (RAE 1984, s. v. « mejor »). Actuellement, et ce depuis le Diccionario de la RAE de 1992 (21e éd.), la locution est considérée synonymique de quizá et tal vez, tout comme puede que.
Le syntagme a lo mejor, composé de l’adjectif comparatif mejor, substantivé par l’article neutre lo et précédé de la préposition a, fonctionne initialement en tant que superlatif relatif. Il connaît un premier processus de lexicalisation aux alentours du XVIIe siècle qui le fait fonctionner comme une locution adverbiale qui exprime des notions comme l’imprévisibilité et la soudaineté, et c’est à partir de ces valeurs qu’il acquerra son fonctionnement actuel comme modalisateur de doute à travers un nouveau processus de lexicalisation qui se consolide au XXe siècle. Comme le montre l’exemple suivant, la locution a lo mejor peut ainsi depuis la première moitié du XXe siècle être employée pour répondre à des questions, pouvant modifier les adverbes de polarité sí et no.
(6). ¡Cómo nos tira ese cartel de las estaciones! ¿Se me habrá ocurrido por eso? A lo mejor sí (Rosa Chacel, Estación. Ida y vuelta, 1930, CREA).
Le processus de changement connu par a lo mejor a résisté à l’univerbation graphique en ce qui concerne l’emploi normatif de la langue, ce qui est sans aucun doute dû au fait que le changement est relativement récent, il s’est produit une fois que les principales normes orthographiques de la langue espagnole étaient bien consolidées. Néanmoins, certains éléments nous permettent d’affirmer que l’univerbation s’est tout de même produite concernant la façon dont la forme est ressentie par les locuteurs. En effet, non seulement on retrouve sur le net de nombreuses consultations des internautes à propos de la façon correcte d’écrire l’adverbe, en un mot ou en trois4, mais aussi des occurrences de a lo mejor écrites en un seul mot :
(7). Alomojó le doy una alegría a mi madre y m’afeito (Twitter, @_0ta_, 24 février 2018).
(8). Alomojor lo borre… ni idea no me acuerdo. (Twitter, @OmFetty, 18 janvier 2018).
Ces formes, qui présentent les phénomènes d’univerbation, d’assimilation du son e, qui devient o, et de la perte dans le premier cas de la consonne finale, constituent un cas assez complexe du point de vue sociolinguistique. Les formes alomojó et alomojor appartiennent à des variétés diastratiques basses et à des contextes d’informalité, c’est-à-dire à des styles familiers et populaires, mais elles ont déjà été employées publiquement dans des situations caractérisées par leur formalité. C’est le cas de certains hommes politiques, parmi lesquels, pour citer un cas récent, se trouve Pablo Casado5. L’actuel président du Partido Popular, alors vice-secrétaire de communication du gouvernement populaire, a employé la forme « alomojor » lors de sa conférence de presse du 9 octobre 2017. Cette prononciation a déclenché le fait que cette forme soit désormais employée de façon ironique, notamment dans les réseaux sociaux :
(9). Alomojó este caso es solo uno más de tantos. Alomojó es que es algo habitual. Alomojó es que cualquiera puede tener un título universitario mientras tenga amigos en las administraciones. Alomojó por eso los títulos no tienen valor y en España lo que cuenta es el cuñaismo. (Twitter, @Kikenobi, 23 mars 2018).
Dans l’exemple, le twitteur reprend la forme alomojó de façon ironique pour dénoncer la situation révélée par le « caso master » selon lequel, celle qui était alors la présidente de la communauté de Madrid du Partido Popular, aurait obtenu un master de façon irrégulière.
L’emploi d’une forme initialement liée à une strate sociale basse et à des contextes d’informalité, par des locuteurs appartenant à priori à des strates sociales élevées et dans des contextes d’une formalité proéminente, entraîne le fait que la présence de la forme en question soit ressentie comme inappropriée dans ces discours. La forme alomojor – ou alomojó – devient alors objet de commentaires, fonctionnant ainsi comme stéréotype (cf. Labov 1972, 314). Cela permet aussi une utilisation « détournée » de l’expression avec des objectifs précis – dans le cas présent, critiquer ou attaquer la personne qui l’aurait employée initialement ou des personnes de son entourage. Tout cela fait preuve de la conscience des locuteurs concernant l’association de certaines formes avec des caractéristiques non linguistiques.
En somme, ce que montrent les cas de pueque et d’alomojó sont des étapes plus avancées dans le processus de changement des expressions puede que et a lo mejor, car elles ont connu les phénomènes d’univerbation et de détérioration phonique. Si les formes pueque et alomojó se diffusaient, elles pourraient se constituer comme de véritables nouvelles expressions qui ne renverraient plus à leurs origines, ou qui s’en détacheraient plus que ne le font les formes puede que et a lo mejor. Néanmoins, le fait que les variantes pueque et alomojó proviennent des couches sociales qui ne sont pas tenues pour prestigieuses est un facteur défavorable à leur diffusion, qui les stigmatise, c’est pourquoi ce changement pourrait ne jamais se répandre dans l’ensemble des variétés de l’espagnol.
La variation diatopique dans les processus de changement de capaz (que), de repente et de pronto
La variation diatopique se rapporte aux différences au sein d’une même langue selon l’espace géographique où elle est employée. Ce type de variation reçoit également le nom de variation horizontale – par opposition à la variation verticale ou diastratique – et c’est en raison de ces différences que l’on peut identifier des dialectes ou des variétés régionales d’une langue. Concernant le cas de l’espagnol, étant donné la large implantation de cette langue dans des continents différents, la variation diatopique est particulièrement riche, on trouve ainsi des différences remarquables, notamment au niveau lexical.
Les différences dialectales au niveau du lexique ont des origines variées. Les emprunts occasionnés par les contacts entre les langues et les archaïsmes constituent deux des causes principales, mais on trouve également des processus d’évolution internes qui peuvent ne s’accomplir que dans certaines variétés d’une langue. C’est ce type de phénomène que nous permet d’illustrer le cas de l’évolution de capaz que, de repente et de pronto.
Capaz que
Capaz que est une locution adverbiale qui connaît aussi les variantes es capaz que, capaz de que ou tout simplement la forme adverbiale capaz. Elles fonctionnent toutes comme modalisateurs épistémiques :
(10). Claro, a veces pienso: capaz que pasan los años y si yo quedo sola capaz que no puedo tener un hijo. Y yo quiero tener un hijo…pero no sé si quiero tener un marido. Pero bueno, capaz que mañana aparece el amor de mi vida y quiero estar todo el día pegoteada con él, pero hoy por hoy estoy bárbara estando sola (Guambia, 453, 23-3-2004, Uruguay, presse, CREA).
(11). Tenía la mente en blanco. Está bien, no, y es capaz que le aviso y vengo y igualito la tiene en blanco, porque uno como que se corta. (CSMV, texte MDB5FA, formalité : basse, audience : interlocuteur, canal : face à face, Venezuela, oral, CREA).
Cette valeur est recueillie par le DLE (RAE 2014, s. v. « capaz »), qui spécifie qu’il s’agit d’une expression familière et américaine. Les travaux spécialisés (Santos Río 2003, Fuentes Rodríguez 2009 et notamment Kany 1994) soulignent que cette locution est employée dans la plupart des pays de l’Amérique latine, ce que nous avons pu confirmer au moyen de CREA, qui montre plus précisément que l’emploi de capaz que comme modalisateur épistémique est spécialement fréquent en Argentine, au Chili, en Uruguay et au Mexique, tandis que cette fonction ne semble pas usitée dans la variété de l’espagnol péninsulaire.
En effet, en espagnol péninsulaire, capaz fonctionne comme un adjectif dont les valeurs principales sont celles de la capacité spatiale « qui peut contenir » et de la capacité comme habileté « qui peut réaliser une action ». Ces valeurs, dont on peut supposer que la deuxième dérive de la première – même si comme l’indique Grández-Ávila (2010, 16-17) les deux se superposait déjà dans le latin capax – coexistent toujours avec la nouvelle fonction, celle de modalisateur épistémique que l’expression a développée dans des variétés de l’espagnol américain. Ainsi, la nouvelle fonction comme modalisateur de capaz n’a pas entraîné la disparition des valeurs et rôles adjectivaux du terme, auxquels il s’est joint6.
La valeur épistémique de capaz est attestée dans des variétés de l’espagnol américain depuis, au moins, la fin du xixe siècle, où Rufino José Cuervo, ayant trouvé ce type d’emploi en Colombie et au Mexique, s’interrogeait dans ses Apuntaciones críticas sobre el lenguaje bogotano (1867, §420) sur son origine et proposait une filiation péninsulaire, soutenue par l’exemple suivant :
(12). Y asi otras varias especies, que no es capaz me acuerde de todas, por ser muchísimas (Medina Conde, Carta cuarta y última del sacristán de Pinos de la Puente, 1764, Espagne).
L’exemple montre, en effet, un emploi de capaz avec la valeur de « possible », mais qui n’indique pas le doute. La valeur exprimée par la phrase es capaz dans ce contexte correspond mieux à la notion de modalité épistémique objective, développée par Lyons (1977, 797-799). Au moyen de ce type de modalité, le locuteur n’exprime pas ses croyances ou ses pensées, mais il dit qu’il sait qu’il existe (ou qu’il n’existe pas) une possibilité, et cela est présenté comme un fait objectif. En revanche, la valeur de doute relève de la modalité épistémique subjective (cf. Lyons, ibid.) qui consiste, quant à elle, en l’expression d’une estimation ou d’une supposition subjective par rapport à la vérité d’un évènement donné. Ces deux types de modalité se distinguent aussi par des propriétés syntaxiques-sémantiques, dont notamment le fait qu’à la différence de la modalité épistémique objective, le versant subjectif ne peut pas se trouver dans la portée de la négation – et c’est ce que l’on trouve dans l’exemple péninsulaire, où capaz est nié. Ainsi, comme le soutient Hengeveld 1988 (apud Nuyts 2001, 61), seule la modalité épistémique objective possède un pôle négatif en plus du pôle positif. Ce fait est aussi mis en rapport avec la nature grammaticale du modalisateur : tandis que les adverbes de modalité – qui ne peuvent pas être niés – expriment toujours la modalité subjective, les adjectifs – qui admettent d’être niés – expriment la modalité objective (Kiefer 1984 et Hengeveld 1988).
Ainsi, la valeur épistémique objective semble être la seule présente dans les emplois péninsulaires, où le terme capaz avec une valeur de possibilité fonctionne comme adjectif et peut être nié. Le processus évolutif est donc allé plus loin dans les variétés américaines où capaz a développé aussi la capacité de transmettre la modalité épistémique subjective et fonctionne comme adverbe. Ainsi, capaz (que) peut dès lors apparaître dans des contextes propres à son nouveau rôle, comme dans la périphérie de la phrase – placé à la fin d’un énoncé, par exemple – ou modifiant les adverbes sí et no :
(13). I. : eeh // es como copiar en un escrito en un presencial // vos a un presencial vas copiás en un escrito / tenés un profesor enfrente que te va a ver copiando capaz
E. : claro
(I : homme, 21 ans, études secondaires, étudiant, Montevideo ; E : femme, 33 ans, études supérieures, professeure, Montevideo, Uruguay, PRESEEA).
(14). I. : sí todos los que van a/ hacen veterinaria van para ahí porque <entre_risas> queda enfrente y están acostumbrados </entre_risas>
E.: claro / y porque son tranquilos capaz que
I. : sí/ capaz que sí
(I : femme, 25 ans, études secondaires, étudiante, Montevideo ; E : femme, 31 ans, études supérieures, professeure, Montevideo, Uruguay, PRESEEA).
Néanmoins, Santos Río (2003, s. v. « capaz que ») fait remarquer que l’emploi de capaz que pour exprimer le doute, c’est-à-dire la modalité épistémique subjective en termes de Lyons, existe en Espagne, mais il serait restreint à des emplois populaires et dialectaux, ce qui montre à nouveau l’interaction des différents facteurs de variation. Étant donné ces restrictions d’emploi de capaz que dans la Péninsule, la tâche de trouver des témoignages écrits de capaz ou capaz que exprimant le doute s’avère difficile. Cela coïncide avec l’affirmation de Rodríguez Espiñeira (2014, 214), qui soutient que la plupart des emplois de es capaz que retrouvés depuis le XVIIIe siècle proviennent des pays américains.
Ainsi, ce que montre le cas de capaz (que) est le début d’un processus de changement dans une variété de l’espagnol, la péninsulaire, dans laquelle, à partir de ses valeurs de capacité spatiale et ensuite de la capacité comme habileté relevant de la modalité déontique, l’expression s’est chargée d’une valeur épistémique – à travers son emploi dans des contextes propices à cette valeur – qui lui permet d’exprimer la possibilité, soit la modalité épistémique objective. Or, ce début de processus semble avoir entraîné une situation de variation qui n’a pas abouti en espagnol péninsulaire – ou seulement dans des contextes très restreints –, tandis que, au contraire, le processus de changement s’est accompli et connaît une diffusion relativement large dans certaines variétés de l’espagnol américain, dans lesquelles capaz (que) s’est consolidé comme modalisateur épistémique pouvant exprimer des notions comme le doute et l’hypothèse.
Le cas de capaz (que) montre que la prise en compte du facteur de la variation est fondamentale pour rendre compte de l’évolution non toujours homogène des langues, ce qui s’applique également à l’évolution des locutions de repente et de pronto.
De repente et de pronto
Les locutions adverbiales de repente et de pronto se rapportent initialement à la notion de soudaineté, elles signifient « soudain », « tout à coup ». Or, dans plusieurs variétés diatopiques de l’espagnol, comme dans certains pays de l’Amérique Latine et dans l’espagnol des Îles Canaries, ces locutions ont acquis une autre valeur, celle de modalisateurs épistémiques, qui coexiste avec leur valeur de départ. Comme le montrent les exemples suivants, de repente et de pronto équivalent dans ces contextes à des adverbes de doute comme quizá ou tal vez :
(15). A veces he pensado que de repente es un maricón reprimido, ¿sabes?
Zoe lo mira con cierto disgusto y dice:
No digas estupideces, Gonzalo. A Ignacio le gustan las mujeres, es obvio que le gustan, se casó enamoradísimo de mí y todavía me adora.
(Jaime Bayly, La mujer de mi hermano, 2002, Pérou, CREA).
(16). ¿El que jugó en este Prejuvenil es el mejor golf que ha mostrado en su carrera? -Yo creo que fue bastante bueno, de pronto no el mejor, pero sí el más significativo. (El Tiempo, 19/05/1997, Deportes, presse, Colombie, CREA).
Le type de changement connu par ces deux locutions est relativement fréquent d’un point de vue interlinguistique. Dans un premier temps, à partir de l’expression de la soudaineté, c’est-à-dire de leurs rôles comme adverbes de célérité, ils acquièrent la possibilité d’exprimer la basse fréquence de réalisation d’un évènement, avec la valeur de « parfois ». Ce changement est rendu possible par un processus métonymique : les évènements qui arrivent de manière imprévue sont inattendus, tout comme ceux qui n’arrivent que rarement, d’où la connexion entre les deux notions. Dans un deuxième temps, l’emploi de de repente et de de pronto avec la valeur de « parfois » dans des contextes hypothétiques finit par s’associer à l’expression de la modalité épistémique à travers un processus métaphorique cette fois-ci : les évènements qui n’arrivent que rarement n’ont pas beaucoup de probabilités de se réaliser. Ainsi, l’idée de la basse probabilité dérive de l’expression de la basse fréquence de réalisation d’un évènement.
En ce qui concerne l’extension géographique de ces changements linguistiques, le DLE (RAE 2014, s. v. « de repente » ; s. v. « de pronto ») attribue la valeur de « posiblemente » à ces locutions dans des zones qui se circonscrivent à la République Dominicaine, à l’Uruguay et au Venezuela dans le cas de de repente, et à la Colombie dans le cas de de pronto. Ces limites varient selon la source consultée (cf. aussi Kany 1994, 353-354), mais cela n’empêche pas de constater que les cas de de repente et de pronto montrent une situation de variation similaire à celle de capaz (que), puisque ces expressions fonctionnent aussi comme modalisateurs épistémiques dans seulement certaines variétés de l’espagnol.
Néanmoins, à la différence du cas de capaz (que), plus répandu comme modalisateur épistémique que de repente et de pronto, ces deux cas sont liés non seulement à des variétés diatopiques précises, mais aussi à des strates sociales et à des styles ou contextes déterminés. Comme le montrent leurs occurrences sur CREA, les emplois de de repente et de de pronto exprimant le doute ou l’hypothèse apparaissent presqu’exclusivement dans des documents oraux, caractérisés par leur informalité, et dans des contextes familiers.
Il n’est pas étonnant que ce soit dans des contextes informels que le processus de changement soit propulsé, puisque ces styles sont habituellement les plus innovateurs, comme nous l’avons observé également concernant les exemples de puede que et de a lo mejor. En revanche, les raisons du succès du processus de changement des expressions de repente et de pronto – ainsi que de capaz (que) – dans seulement certaines variétés diatopiques restent incertaines.
Il faudrait expliquer pourquoi ces changements se sont produits seulement dans des variétés américaines, et non dans l’espagnol péninsulaire, c’est-à-dire pourquoi le changement n’est-il pas commun à l’ensemble des variétés diatopiques de l’espagnol. En ce sens, Rojas Gallardo (2008), qui s’est intéressé à de repente dans l’espagnol chilien, suggère plusieurs hypothèses, parmi lesquelles on peut souligner le fait qu’il pourrait y avoir des facteurs psycho-sociaux qui motiveraient une plus grande fréquence d’emploi de l’atténuation linguistique – et les modalisateurs épistémiques en constituent un moyen d’expression – dans l’espagnol américain, face à l’espagnol péninsulaire. Ces facteurs ont été expliqués dans des sociétés comme la chilienne par la différente stratification sociale et par l’influence indigène (Puga 1997).
Ces hypothèses ouvrent des pistes de recherche suggestives pour continuer à questionner la façon dont interagissent, premièrement les différents facteurs de variation et, deuxièmement, l’ensemble de ces facteurs avec les processus de changement linguistique.
Conclusion
L’analyse de certains aspects de l’évolution des locutions adverbiales puede que, a lo mejor, capaz (que), de repente et de pronto prenant en compte des facteurs variationnels nous a permis notamment de mieux saisir des états différents d’un processus de changement et de constater la consolidation de certains phénomènes dans seulement quelques variétés. Dans le cas précis des modalisateurs de doute, le langage populaire se montre, en général, plus innovateur, mais rencontre des problèmes de diffusion en raison du manque de prestige. Au contraire, le fait qu’un changement connaisse une grande diffusion dans une certaine variété diatopique pourrait être mis en rapport avec le type de société usagère de la langue, dans laquelle, si l’innovation provient des couches populaires, cela pourrait indiquer que celles-ci auraient plus de poids – elles seraient moins marginalisées – ou qu’elles retrouveraient moins de freins de la part des institutions.
Enfin, à travers l’étude de ces cinq locutions adverbiales, nous avons pu observer certains exemples de la façon dont les variétés diastratiques et diatopiques – mais aussi diaphasiques – interagissent et jouent des rôles fondamentaux dans les processus de changement linguistique.