Lexicalisation des évènements de déplacement en français martiniquais et en français hexagonal

Noémie François-Haugrin

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Noémie François-Haugrin, « Lexicalisation des évènements de déplacement en français martiniquais et en français hexagonal », Archipélies [En ligne], 8 | 2019, mis en ligne le 15 décembre 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.archipelies.org/672

Cette étude de corpus compare la lexicalisation du déplacement en français martiniquais et en français hexagonal au sein des évènements de déplacement spontané non métaphorique. Les énoncés retenus proviennent de narrations élicitées auprès d’enfants martiniquais de 7 ans (n=16), d’enfants français de 7 ans (n=20), d’adultes martiniquais (n=10) et d’adultes français (n=5). Le codage portait sur le type du verbe, la présence/absence du site, la présence/absence d’une préposition spatiale introduisant le site et, le cas échéant, le type de la préposition spatiale. Au niveau développemental, l’étude met en évidence une tendance des enfants à omettre le site et une préférence pour les verbes déictiques. Au niveau dialectal, les enfants martiniquais omettent le site davantage que leurs pairs français, mais le maintiennent davantage en présence d’un verbe déictique. Enfin, on observe un usage plus fréquent des verbes déictiques chez les adultes français. Il ressort donc que les deux variétés ont des préférences distinctes pour l’encodage de la trajectoire.

This corpus study compares the lexicalization of the displacement in spontaneous non-metaphorical motion events in two varieties of French - Martinique French and mainland French. The utterances under study are extracted from narratives elicited from Martinican children (age=7; n=16), French children (age=7; n=20), Martinican adults (n=10) and French adults (n=5). The coding was applied w.r.t. verb type, the presence/absence of a spatial preposition introducing the ground and, when applicable, the type of the preposition. At the developmental level, the study reveals that children are more likely to omit the ground and use deictic verbs. At the dialectical level, Martinican children tend to omit the ground at a greater frequency than their French counterparts, but they are more likely to maintain it in association with deictic verbs. Finally, French adults show a greater usage of deictic verbs. In conclusion, the two varieties under study manifest distinct preferential patterns in the expression of the path.

J’adresse mes remerciements à mon collègue Stéphane Térosier pour son aide lors de la rédaction du résumé en anglais ainsi qu’à ma collègue Marwa Ben Hamouda pour sa relecture de l’article. Toutes les erreurs ou coquilles qui pourraient demeurer dans le texte sont de mon fait.

Introduction

Bien que le français de France – et plus spécifiquement le français parisien – soit toujours pris comme modèle de référence, les usages du français ne sont pas homogènes, car il est parlé sur plusieurs continents, dans plusieurs pays et régions. Ces variétés de français portent des « couleurs locales », c’est-à-dire des traits linguistiques, des usages qui sont spécifiques à une ou plusieurs régions et qui ne se retrouvent pas dans d’autres. Ces différences d’usage touchent tous les niveaux de la langue, aussi bien la prononciation et la prosodie que la syntaxe, le lexique, la sémantique ou le discours. Ces différences peuvent provenir d’un effet de contact avec d’autres langues parlées dans ces régions (ex : l’arabe qui influence le français du Maghreb) ou être le résultat de la persistance de certains traits aujourd’hui considérés comme archaïques (ex : la conjugaison en français acadien). Ces variations d’usage de la langue française font l’objet de moult travaux (le plus souvent sociolinguistiques), qui cherchent à documenter et à comprendre cette « variation linguistique ». Dans la présente étude (sémantique), nous nous penchons sur une variété de français caribéen – le français martiniquais – pour lequel les études linguistiques sont encore peu nombreuses. Il s’avère pourtant que ce français présente un système prépositionnel des plus intéressants, puisque certaines combinaisons verbe-préposition, impossibles en français de référence (le français hexagonal ou français de France), sont permises dans cette variété (Romani 2000, Bellonie 2007). La présence de cette caractéristique en français martiniquais nourrit notre intérêt pour l’étude des évènements de déplacement dans cette variété de français. En effet, le déplacement, qui correspond au passage d’une entité d’un lieu à un autre, fait appel aux concepts de cible, site, trajectoire et manière. Ces concepts, qui permettent de décrire la sémantique des évènements de déplacement, sont grammaticalement encodés au sein de divers éléments de la phrase : verbe, préposition, syntagme nominal, adverbe, adjectifs, etc. (Laur 1993, 47). Cet encodage grammatical, également appelé lexicalisation, présente des différences selon la langue, d’où la distinction proposée par Talmy (2000a, 2000b) de « langues à cadrage verbal », pour lesquelles la trajectoire est encodée dans un verbe, et de « langues à satellites », pour lesquelles la trajectoire est encodée dans un satellite (ex : une préposition). Cette différenciation interlinguistique a guidé les recherches subséquentes sur les évènements de déplacement (ex : Aske 1989 ; Slobin 1996, 2006 ; Pourcel et Kopecka 2006), lesquelles ont abordé le phénomène sous différents angles de vue, notamment sous celui des variétés linguistiques d’une même langue (Ibarretxe-Antuñano et Hijazo-Gascón 2012). En français, malgré la présence d’une riche littérature sur la typologie du déplacement (ex : Laur 1991, 1993 ; Sarda 2000 ; Pourcel et Kopecka 2006 ; Aurnague 2008 ; Stosic 2009), il n’existe vraisemblablement aucune étude qui se soit penchée sur la typologie du déplacement au sein des variétés du français. Au vu de ce manque, nous proposons ici une comparaison de la lexicalisation des évènements de déplacement en français martiniquais (variété peu documentée mais qui présente des traits linguistiques notables) et en français hexagonal (variété par défaut dans les études sur le français).

L’article se divise comme suit : dans la première section, nous exposons quelques caractéristiques du français martiniquais, afin de souligner l’intérêt d’étudier cette variété linguistique, puis, dans la deuxième section, nous présentons le cadre théorique de l’étude. À la troisième section, nous annonçons les objectifs de la recherche, puis nous détaillons les caractéristiques du corpus constitué (quatrième section) et nous expliquons les critères d’analyse retenus pour coder les énoncés (cinquième section). La sixième section est une présentation des résultats quantitatifs qui découlent de ces analyses et qui alimenteront la discussion à la septième section.

1. Variété linguistique à l’étude : le français martiniquais

Le français martiniquais tire ses spécificités en partie de son contact avec le créole martiniquais. Certaines caractéristiques de ce français sont partagées avec les autres français antillais (comme le français guadeloupéen) ou avec des français non antillais (comme le français acadien). Sur le plan acoustique, on observe par exemple que la consonne /r/ peut se réaliser de façon identique au français de la France hexagonale (par des fricatives ou par une vibrante) (Pustka 2012, 288), mais peut aussi s’affaiblir et être réalisée par une approximante (Pustka 2012, 300-301) (exemples (1) et (2)), par des voyelles (Pustka 2012, 302-303) (exemples (3) et (4)) ou peut ne pas être réalisée du tout (Pustka 2012, 298-299) (exemple (5))1.

(1) rocher [woʃe]

(2) mardi [mawdi]

(3) dictionnaire [diksjonɛɐ]

(4) professeur [profesœə]

(5) parler [pale]

Sur le plan lexical, les termes spécifiques au français martiniquais sont attribuables à des procédés de composition (Romani 2000, 229-240) (exemple (6)) ; à des emprunts aux langues amérindienne, anglaise, ibériques, africaines (Romani 2000, 229-240) et indienne (Cocote 2017, 64) (exemple (7)) ; et à des modifications morphologiques et phonétiques de termes français ou issus de dialectes français (Romani 2000, 229-240) (exemple (8)) :

(6) pied-mango, pied-café

(7) icaque, djobeur, migan, da, madras

(8) chapper, chatrou, zouker, manzelle

Sur le plan syntactico-sémantique, le français martiniquais affiche un certain nombre de caractéristiques qui se retrouvent dans d’autres variétés de français : on pense, par exemple, à l’usage du futur périphrastique (exemple (9)) (Roberts 2014), à l’effacement du subordonnant introduisant une complétive (Bellonie 2008, 291) (exemple (10a)), ou encore, à l’effacement du pronom anaphorique (Bellonie 2008, 292) (exemple (10b)). D’autres caractéristiques semblent plus spécifiques à cette variété : la mise en emphase par ajout de l’adverbe « même » (Bellonie 2008, 292) (exemple (11a)), par ajout du déictique « là » (Bellonie 2008, 293) (exemple (11b)) ou par réduplication (Bellonie 2008, 293) (exemple (11c)) ; la construction causative, où l’ordre des arguments est différent de la variété de français de France (exemple (12)) (Romani 2000, 252-253) ; et surtout l’usage régional des prépositions datives (exemple (13a)) et spatiales (exemple (13b)), bien différent des constructions usuelles du français hexagonal (Bellonie 2007 ; Romani 2000).

(9) je vais te montrer

(10) a. je sais elle m’aime bien (Leury 1990 ; cité dans Bellonie 2008, 291)

     b. Q : où est le pain ?

       R : j’ai déposé à la cuisine (adapté de Bellonie 2008, 292)

(11) a. c’est moi-même qui ai fait ça

     b. en bas-là que la voiture est tombée (Bellonie 2008, 293)

     c. il fait chaud chaud aujourd’hui (Bellonie 2008, 293)

(12) nous avons fait les élèves fabriquer des marionnettes (Romani 2000, 252)

(13) a. elle parle mal pour l’enfant (Romani 2000, 272)

     b. une bête qui sortait dans le trou

Au sein de ce système prépositionnel, la préposition dative « pour » a un emploi moins marqué en français martiniquais par rapport au français hexagonal. En effet, elle est abondamment employée pour indiquer le destinataire d’une action et son emploi n’ajoute pas de valeur affective à l’énoncé produit, comme ce serait le cas en français hexagonal (cf. Romani 2000, 273). En français hexagonal, l’équivalent typique de (exemple (13a)) serait « elle parle mal à l’enfant » ou, tout simplement, « elle lui parle mal ». La préposition spatiale « dans » présente, elle aussi, un champ sémantique plus large qu’en français hexagonal, puisqu’elle peut apparaître au sein de combinaisons qui y seraient interdites (exemple (13b)). Elle peut se combiner au verbe « sortir » et produire, conjointement avec ce verbe, le sens d’une disjonction initiale (le point initial d’une trajectoire, d’un déplacement). Or, pour produire ce sens, le verbe « sortir » est, en français hexagonal, généralement combiné à la préposition « de ». Les études de Romani (2000) et de Bellonie (2007), concernant l’usage des prépositions spatiales en français martiniquais, amènent à dégager plusieurs constats :

  • « sortir » n’est pas le seul verbe de déplacement avec lequel « dans » peut se combiner. L’interprétation de la combinaison dépendra du verbe avec lequel elle se trouve (exemple (14)) (Bellonie 2007) ;

  • l’usage régional de « dans » peut survenir avec des verbes qui n’expriment pas de déplacement, à l’instar des verbes statiques (exemple (15)) (Bellonie 2007) ;

  • d’autres prépositions spatiales, comme « auprès », peuvent s’associer à des verbes de déplacement et produire une combinatoire originale, inexistante en français hexagonal (cf. Romani 2000) (exemple (16)).

(14) la bête l’emmena dans un rivage (Bellonie 2007, 137)

(15) Il est resté dans la vitre (Bellonie 2007, 138)

(16) Le professeur m’a séparée auprès de ma copine (Romani 2000, 259)

Ainsi, en français martiniquais, les prépositions spatiales – associées à des verbes de déplacement – présentent déjà un usage régional. Ce constat nourrit notre intérêt d’observer la typologie du déplacement dans cette variété linguistique.

2. Cadre théorique : les évènements de déplacement

2.1 Caractéristiques des évènements de déplacement

En sémantique de l’espace, les évènements de déplacement sont des évènements dynamiques qui spécifient un changement de lieu ou d’emplacement d’une entité. Un changement de lieu indique que, pour aller du point A au point B, l’entité qui se déplace change d’espace de référence. Dans l’exemple (17), « sortir de la voiture » implique de quitter l’espace de référence initial qui est la voiture pour aller vers un autre espace (non défini dans l’énoncé (17)). Le changement d’emplacement, quant à lui, suggère que, pour aller du point A au point B, l’entité se déplace au sein du même espace de référence. Comme le montre l’exemple (18), « marcher dans le jardin » indique que l’entité se déplace mais en restant toujours dans l’espace initial qui est le jardin.

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Sur le plan linguistique, les évènements de déplacement sont généralement représentés par la présence de quatre concepts, qui sont encodés de manière variable dans différents éléments de la phrase. Ces concepts sémantiques sont :

  • La cible, soit l’entité qui effectue le déplacement (Talmy 2000a, chap. 3, 184).

  • Le site, autrement dit l’espace de référence par rapport auquel on situe le déplacement de la cible (Talmy 2000a, chap. 3, 184).

  • La trajectoire, qui correspond à la direction du déplacement (Talmy 2000b, chap. 2, 154)

  • La manière, qui spécifie une ou plusieurs informations quant à la façon de réaliser le déplacement (Talmy 2000b, chap. 2, 152 ; Stosic 2009).

Afin d’illustrer la façon dont ces éléments se retrouvent dans des énoncés, considérons les trois exemples suivants :

(19) Ellecible sorttrajectoire tranquillementmanière de(trajectoire) la voituresite.

(20) Ellecible marchemanière dans(position) le jardinsite.

(21) Ellecible gravittrajectoire + manière la montagnesite

Dans les exemples (19), (20) et (21)2 ci-dessus, la cible est encodée dans le sujet syntaxique3.

En (19) et (20), le site est lexicalisé au sein des noms « voiture » et « jardin », lesquels sont intégrés au sein de constructions transitives indirectes ; tandis qu’en (21), le site est réalisé au sein du nom « montagne », qui est intégré dans une construction transitive directe.

Dans la phrase (19), la trajectoire est exprimée par la combinaison du verbe « sortir » avec la préposition « de », ce qui exprime une disjonction d’avec le site « voiture ». Dans l’exemple (20), la trajectoire est sous-spécifiée, puisque le verbe « marcher » n’indique pas de direction en soi, mais une façon de se déplacer (« se déplacer en marchant »). Dans l’exemple (21), le verbe « gravir » indique un déplacement vers le haut, donc une trajectoire ascendante.

Dans l’exemple (19), c’est l’adverbe « tranquillement » qui transmet l’information de manière alors que, dans l’exemple (20), cette dernière est encodée au sein du verbe « marcher ». Pour finir, l’exemple (21) nous montre que le verbe « gravir » encode à la fois la trajectoire et la manière, puisque « gravir » signifie « monter avec effort ».

2.2 La lexicalisation des évènements de déplacement au sein des langues et de leurs variétés

La lexicalisation correspond à l’encodage grammatical de notions sémantiques au sein d’éléments phrastiques. Comme l’indique Talmy (2000a, 2000b), la lexicalisation des concepts de cible, site, trajectoire et manière présente des tendances en fonction du type de langue. Ces tendances ont été définies en fonction du lieu d’encodage de la trajectoire, laquelle représente une information cruciale dans la verbalisation d’un déplacement (Talmy 2000b, chap. 3, 227). Dans les langues dites à cadrage verbal, l’information de trajectoire aura tendance à être encodée dans le verbe principal, alors que l’information de manière est périphérique, puisqu’elle est encodée dans des syntagmes adverbiaux, prépositionnels ou autres, qui sont en dehors du verbe principal. Le français aura tendance à fonctionner ainsi, comme on peut le voir en (22) :

(22) Il a descendu la rue en dansant.

Dans les langues dites à satellites, l’information de trajectoire aura tendance à être encodée dans des particules rattachées au verbe (une préposition, par ex.) et l’information de manière sera mise en valeur en étant encodée dans le verbe principal. L’anglais fait partie de cette catégorie de langues, comme on peut le voir en (23) :

(23) He danced down the street.

Ces grandes tendances sont à relativiser, puisque toutes les langues ne peuvent être réparties dans ce modèle binaire (Slobin 2006, 64) et il n’est pas exclu qu’une même langue adopte diverses stratégies de lexicalisation (cf. Aske 1989, Pourcel et Kopecka 2006). Il semble alors que la lexicalisation des évènements de déplacement, et particulièrement celle de la trajectoire et de la manière, puisse être vue comme un continuum linguistique. Ce continuum s’observerait entre des langues différentes, mais aussi à l’intérieur d’une langue, puisque des variétés linguistiques sont susceptibles de lexicaliser ces éléments différemment. Ce continuum peut être perçu au travers des ressources lexicales disponibles ainsi que par rapport à la fréquence d’utilisation de ces ressources et à leur construction syntaxique (Ibarretxe-Antuñano et Hijazo-Gascón 2012). Dans les variétés d’espagnol, par exemple, il existe un continuum dans l’usage des verbes de manière, avec l’espagnol argentin en tête d’utilisation de ces verbes : argentin>chilien>madrilène>aragonais>basque (Ibarretxe-Antuñano et Hijazo-Gascón 2012, 357). L’espagnol – qui est une langue romane, comme le français – fait partie des langues dites à cadrage verbal, ce qui signifie qu’au départ, elle a peu tendance à intégrer l’information de manière dans le verbe. Cette gradation dans l’utilisation des verbes de manière montre pourtant que la constance de cette caractéristique typologique de l’espagnol dépend en partie de la variété d’espagnol parlée.

On observe aussi que le muotathal, une des variétés du suisse allemand, élabore l’information de trajectoire de façon plus complexe, ce qui n’est pas le cas pour les autres variétés de cette langue (Berthele 2004 ; cité dans Ibarretxe-Antuñano et Hijazo-Gascón 2012, 352).

Ainsi, pour appréhender la lexicalisation des évènements de déplacement, il est possible de s’intéresser à une langue donnée, mais il est aussi possible de décrire ce phénomène en distinguant les variétés de cette langue. Or, en français, il existe de nombreuses études qui proposent une description des évènements de déplacement (par ex. : Laur 1991 ; Sarda 1999 ; Pourcel et Kopecka 2006 ; Aurnague 2008 ; Stosic 2009), mais il semble qu’aucune ne s’intéresse à la lexicalisation de ce phénomène au sein de différentes variétés de français.

C’est la raison pour laquelle, dans ce travail, le français martiniquais a été choisi, afin d’être comparé au français hexagonal, variété par défaut des études sur la sémantique du français.

3. Objectifs de l’étude

En français martiniquais, la combinaison des prépositions spatiales aux verbes de déplacement peut parfois être singulière (ex : sortir dans le trou). Cette originalité syntactico-sémantique ne semble pas se retrouver en français hexagonal, variété pourtant utilisée par défaut dans les études sur la sémantique du français. Le recours à cette seule variété dans les études sur la sémantique du français met de côté tout ce que les données propres à d’autres variétés apporteraient à l’étude du français.

À partir d’un corpus d’énoncés permettant de documenter les usages réels dans les deux variétés (français martiniquais et français hexagonal), nous voulons étudier la lexicalisation des évènements de déplacement (qu’ils indiquent un changement de lieu ou d’emplacement). Pour comparer l’encodage lexical – la lexicalisation –, l’étude devra combiner deux niveaux d’observation : le niveau des concepts sémantiques (cible, site, trajectoire et manière) et celui des outils grammaticaux encodant ces concepts. Nous étudierons donc le verbe et ses caractéristiques sémantiques, puisque, comme on l’a vu dans les exemples (19), (20) et (21) de la section 2.1, les verbes de déplacement peuvent encoder la trajectoire, la manière ou les deux à la fois. Ces verbes sont souvent suivis d’un argument qui encode le site. Ce site peut être rattaché au verbe par le biais d’une préposition spatiale (exemples (19) et (20)) ou non (exemple (21)). Cela nous amènera à documenter l’information sémantique véhiculée par la préposition spatiale, sachant que cette dernière peut encoder une trajectoire (exemple (19)) ou une position (exemple (20)). En résumé, nous proposons ici une étude de corpus où, pour comparer le français martiniquais au français hexagonal, nous analyserons les évènements de déplacement selon les informations contenues dans le verbe de déplacement, selon la présence, après le verbe, d’un syntagme exprimant le site, selon la présence d’une préposition spatiale introduisant le site et selon les informations contenues dans la préposition spatiale.

4. Corpus

Pour établir cette comparaison, deux corpus ont été recueillis (un par variété). Leur caractéristique commune principale est le support de la tâche, à savoir l’histoire de la grenouille : Frog, Where Are You ? (Mayer 1969). Ce support correspond à une séquence de 29 images qui ne contiennent pas de texte. Ces images illustrent les péripéties d’un garçon et de son chien, dont l’objectif est de retrouver la grenouille du garçon, car celle-ci a disparu. Ce matériel a l’avantage de permettre aux participants de raconter l’histoire dans leurs propres mots, ce qui facilite la comparaison des narrations dans des langues ou des variétés linguistiques différentes à partir du même support.

4.1. Corpus de français hexagonal

Le corpus de français hexagonal, qui est le corpus de départ, a été constitué à partir d’un corpus existant : le Frog Story/French-Lyon Corpus de Maya Hickmann et Sophie Kern, en libre accès sur la base de données CHILDES. Les individus de ce corpus ont été enregistrés individuellement alors qu’ils racontaient l’histoire de la grenouille, Frog, Where Are You ? (Mayer 1969). Sur les 5 groupes de sujets que comporte le corpus de Hickmann et Kern, seules les narrations de deux groupes ont été retenues : le groupe des enfants de 7 ans (n=20), ci-après FF-ENF, et le groupe des adultes (n=5), ci-après FF-AD ; pour un total de 25 sujets4. FF est pour français de France, une autre appellation du français hexagonal.

4.2. Corpus de français martiniquais

Le corpus de français martiniquais, qui est directement inspiré des caractéristiques du précédent corpus, a été collecté en Martinique (par la chercheuse) en octobre 2017, auprès d’individus habitant le Lorrain, Sainte-Marie, Le Marigot ou Basse-Pointe (communes du Nord-Atlantique). Ce corpus est aussi réparti en deux groupes : un groupe de 16 enfants de 7 ans (ci-après, FM-ENF) et un groupe de 10 adultes (ci-après, FM-AD) ; pour un total de 26 individus. Chaque participant a été enregistré individuellement (à l’école, à son domicile ou dans une salle communale) alors qu’il racontait l’histoire de la grenouille, Frog, Where Are You ? (Mayer 1969). Les FM-ENF sont nés en Martinique de parents martiniquais, résidaient dans une commune du Nord-Atlantique (Lorrain, Sainte-Marie, Basse-Pointe) au moment de l’enregistrement et ont été recrutés dans deux écoles primaires de Sainte-Marie et par le « bouche-à-oreille ». Les FM-AD, âgés de 19 à 42 ans, sont nés en Martinique5 et ont résidé en Martinique (Lorrain, Sainte-Marie, Marigot) durant ces dix dernières années. Ils ont été recrutés dans un organisme d’insertion des jeunes sur le marché du travail, à la mairie du Lorrain et par le « bouche-à-oreille ». Un questionnaire sociodémographique6, 7 a également été remis afin de contrôler le profil des participants.

Tableau 1. Tableau récapitulatif de la méthode employée pour constituer le corpus

Corpus français hexagonal

(FF)

Corpus français martiniquais (FM)

Groupes

FF-ENF (7 ans)

FF-AD

FM-ENF (7 ans)

FM-AD

Effectifs

20

5

16

10

Total

25

26

Récupération des données

En ligne :

French\Lyon Corpus de Maya Hickmann et Sophie Kern (CHILDES)

Collecte en Martinique

(Nord-Atlantique, octobre 2017)

Tâche

Histoire de la grenouille (Frog, Where are you?, Mercer Mayer 1969)

5. Analyses

5.1. Sélection des énoncés à analyser

Il existe une diversité d’évènements de mouvement (avec déplacement vs. sans déplacement, causé vs. spontané, concrètement réalisé vs. fictif/métaphorique, etc.), et l’analyse – et la terminologie d’analyse – des verbes de mouvement varie en fonction de l’auteur et du type d’étude effectuée (cf. Aurnague 2008). La présente étude, qui se veut exploratoire, est axée sur un type particulier d’évènements de déplacement. Parmi tous les énoncés que nous avons recueillis lors de la constitution du corpus, nous avons sélectionné ceux qui décrivaient un évènement de déplacement spontané (non causé) concrètement réalisé (non fictif ou métaphorique). Pour sélectionner ce type d’énoncés, nous avons appliqué quelques critères d’observation. En effet, les énoncés choisis devaient comporter minimalement un verbe, et ce verbe devait indiquer un déplacement (exemple (24)), c’est-à-dire un changement de lieu ou d’emplacement (voir section 2.1). Par conséquent, les autres verbes de mouvement, comme les verbes de posture (exemple (25)), ont été mis de côté.

(24) les abeilles le suiventverbe de déplacement => accepté

(25) le chien il est assisverbe de posture sur l’arbre => rejeté

Le rapport entre le verbe et la cible devait indiquer un déplacement spontané, c’est-à-dire que la cible devait être l’instigatrice, l’agent de son déplacement, et non pas le subir (exemple (26)). Les énoncés qui présentaient un déplacement causé, c’est-à-dire ceux où la cible se déplace sous l’action d’un causateur, d’un agent extérieur, ont été écartés (exemple (27)).

(26) la grenouillecible-agent s’est enfuie => accepté

(27) le cerfcausateur jette l’enfantcible-patient => rejeté

Pour finir, le déplacement spontané devait être concrètement réalisé dans l’une des planches de l’histoire de la grenouille (Mayer 1969). Par exemple, un énoncé du type « tomber sur quelqu’un ou sur quelque chose » avec le sens concret de « tomber » était accepté (exemple (28)), tandis qu’un énoncé du type « tomber sur quelqu’un ou sur quelque chose » avec le sens figuré de « rencontrer fortuitement » était mis de côté (exemple (29)).

(28) il est tombé sur le petit garçon (=tomber) => accepté

(29) il est tombé sur un cerf (=rencontrer fortuitement) => rejeté

Les étapes de sélection sus-présentées ont servi à choisir uniquement les énoncés de déplacement spontané et concret de l’ensemble des énoncés produits par les locuteurs des deux variétés de français. Ces énoncés sélectionnés constituent la base de notre corpus d’analyse.

5.2. Codage des énoncés retenus

En plus de contenir les informations sociologiques des locuteurs les ayant produits – leur âge (enfants ou adultes) et la variété parlée (français martiniquais ou français hexagonal) –, les énoncés présentaient des codages concernant le type du verbe de déplacement, concernant la présence éventuelle d’un syntagme exprimant le site du déplacement (son espace de référence), concernant la présence éventuelle d’une préposition spatiale introduisant le site et, le cas échéant, concernant le type de la préposition spatiale.

Dans notre corpus à analyser, nous avons rencontré quatre catégories de verbes de déplacement : les verbes précisant uniquement la trajectoire du déplacement de la cible (vT) (exemple (30)), ceux indiquant uniquement la manière particulière dont la cible se déplaçait (vM) (exemple (31)), ceux qui précisaient à la fois la trajectoire de la cible et la manière particulière dont elle se déplaçait (vTM) (exemple (32)) et ceux pour lesquels il était difficile d’identifier les caractéristiques du déplacement (vD) (exemple (33)). Cette dernière catégorie de verbes n’indiquait pas (que ce soit implicitement ou explicitement) le rapport avec les bornes de l’espace de référence. Par exemple, « traverser » (exemple (30)) implique d’aller de part et d’autre des limites de l’espace de référence (Stosic et Aurnague 2017). À l’opposé, « venir » (exemple (33)) n’indique ni à partir d’où la cible se déplace ni jusqu’où elle va. Les verbes plus difficiles à décrire sémantiquement n’indiquaient pas non plus si la cible se déplaçait d’une manière particulière. Par exemple, « nager » (exemple (31)) indique qu’une entité se déplace dans l’espace en actionnant certaines parties de son corps de façon à se déplacer dans l’eau (Stosic et Aurnague 2017). « s’envoler » indique que la cible quitte l’espace de référence (trajectoire) en volant (manière). À l’opposé, avec « venir » (exemple (33)), on ne sait pas selon quelles modalités la cible se déplace : le déplacement pourrait en fait prendre n’importe quelle forme (zigzagues, cercles, etc.), s’effectuer à n’importe quelle vitesse, selon n’importe quel degré d’effort, etc. (Stosic 2009, 9), puisque la manière est sous-spécifiée. Ainsi, ces verbes qui n’indiquaient ni la trajectoire du déplacement ni la manière particulière dont la cible se déplaçait étaient considérés comme déictiques (vD) (exemple (33)).

(30) traverservT

(31) nagervM

(32) s’envolervTM

(33) venirvD

Le site correspond à l’entité-localisatrice permettant de situer l’entité-localisée (la cible). C’est donc l’espace de référence du déplacement. La cible et le site sont en relation de différentes manières : le site supporte la cible (ex : le verre d’eaucible est sur la tablesite), la cible et le site sont en contact (ex : la voiturecible roule sur la chaussée glissantesite) ou pas (ex : nouscible marchons le long de la rivièresite), la cible est incluse dans le site (ex : le magiciencible sort de la boîtesite), etc. Bien que le site soit un élément-clé dans la description sémantique d’un déplacement, dans l’usage, il arrive souvent qu’il soit omis par les locuteurs (Laur 1991, 56). Malgré son importance dans la littérature, il n’est pas toujours nécessaire que le site soit verbalisé pour interpréter le sens d’un déplacement (Laur 1991, 56). Dans l’éconcé (34), le site « bocal », qui permet de localiser le déplacement de la cible « elle », est présent ; tandis que dans la phrase (35), il est absent. En l’absence de tout contexte pragmatique, l’information sur le site du déplacement est perdue et il devient difficile de localiser précisément le déplacement de la cible. Toutefois, quand le contexte pragmatique est assez évident, l’information sur le site du déplacement n’est pas complètement perdue, même si elle n’a pas été verbalisée. L’exemple (35) a été produit dans un contexte de narration de l’histoire de la grenouille (Mayer 1969) et la vue des images de cette histoire permet d’identifier le site, même s’il n’est pas exprimé par le locuteur. Étant donné que tous les énoncés retenus dans notre corpus d’analyse sont extraits de plusieurs narrations de l’histoire de la grenouille (Mayer 1969), on peut supposer que, même si le site n’est pas exprimé à certains endroits, il peut être retrouvé grâce au contexte, puisque chaque énoncé est en lien avec le support visuel de la narration. C’est pour cela que nous avons jugé utile d’indiquer dans nos codages la verbalisation (oui) (exemple (34)) ou l’absence de verbalisation (non) (exemple (35)) du site.

(34) oui : ellecible s’échappevTM du bocalsite

(35) non : la grenouillecible s’échappevTM

Comme nous le rappelle Laur (1993, 47), l’expression du procès de déplacement n’est pas du ressort du verbe seul. Il s’agit d’une interaction complexe, d’une combinatoire particulière entre les différents éléments de la phrase, notamment entre le verbe et sa préposition (Laur 1993, 47). En effet, la préposition porte des informations de déplacement, qui peuvent être identiques à celles portées par le verbe ; ou différentes, donc complémentaires. La préposition est notamment en mesure d’exprimer une trajectoire (les prépositions dites directionnelles) ou une position fixe (les prépositions dites positionnelles ou locatives) (Laur 1993, 49-50) de la cible. Les prépositions modulent l’interprétation du déplacement selon le verbe avec lequel elles se combinent (cf. Laur 1991, 1993). Ainsi, nous avons noté la présence (oui) (exemple (36)) ou l’absence (non) (exemple (37)) d’une préposition spatiale se combinant au verbe de déplacement et introduisant le site du déplacement.

(36) oui : ilcible sortitvT deprép. spat. la maisonsite

(37) non : les abeillescible poursuiventvTM le chiensite

Nous avons également identifié l’information sémantique portée par la préposition : soit la préposition était locative (pLOC) et déterminait un point statique dans l’espace (exemple (38)) ; soit la préposition était directionnelle (pDIR) et véhiculait l’idée d’une trajectoire, donc d’une direction (exemple (39)).

(38) ilcible allavD près dupLOC boissite avec son chien

(39) le cerfcible allavD verspDIR un fossésite

Pour tous les énoncés de déplacement spontané concrètement réalisé, nous avons déterminé l’information sémantique véhiculée par le verbe de déplacement (vT, vM, vTM, vD) et nous avons spécifié si le site du déplacement avait été verbalisé dans l’énoncé (oui, non). Dans le cas où le site était effectivement verbalisé (oui), nous avons déterminé si le site était introduit par une préposition spatiale ; autrement dit, nous avons observé si le verbe était combiné à une préposition spatiale (oui, non). Dans les cas où le verbe était combiné à une préposition spatiale (oui), nous avons approfondi l’analyse en spécifiant l’information sémantique porté par la préposition (pDIR, pLOC).

6. Résultats

Nous rappelons ici que l’objectif de l’étude est de comparer, en français hexagonal et en français martiniquais, l’usage de trois éléments en jeu dans la description d’un déplacement : le verbe, la préposition spatiale et le site du déplacement. Étant donné que notre corpus a été recueilli selon la variété linguistique, mais aussi selon l’âge des sujets, l’analyse quantitative va tenir compte à la fois de l’âge des sujets ayant produit les énoncés (les enfants sont codés ENF et les adultes sont codés AD) et de leur variété linguistique (les locuteurs du français martiniquais sont codés FM et ceux du français de France sont codés FF). Les deux informations sont comptabilisées simultanément à travers les codages : FF-ENF pour enfants français, FM-ENF pour enfants martiniquais, FM-AD pour adultes français et FF-AD pour adultes français.

6.1. Données brutes

Les tableaux 2, 3, 4 et 5 montrent les données brutes des participants : la fréquence d’utilisation des différents types de verbes de déplacement (tableau 2), la fréquence d’expression du site du déplacement (tableau 3), la fréquence d’utilisation d’une préposition spatiale pour introduire le site quand il est exprimé (tableau 4), et la fréquence d’utilisation d’un type de préposition spatiale pour introduire le site du déplacement quand il est présent (tableau 5).

Tableau 2. Type des verbes de déplacement (vT, vM, vTM, vD) dans l’ensemble des énoncés codés (nombre d’occurrences par variété et âge combinés)

FF-ENF

FM-ENF

FF-AD

FM-AD

Total

vT

179

120

45

97

441

vM

29

23

6

15

73

vTM

31

18

18

35

102

vD

31

17

10

4

62

Total

270

178

79

151

678

Tableau 3. Présence (oui) ou absence (non) du site du déplacement dans l’ensemble des énoncés codés (nombre d’occurrences par variété et âge combinés)

FF-ENF

FM-ENF

FF-AD

FM-AD

Total

oui

164

87

59

98

408

non

106

91

20

53

270

Total

270

178

79

151

678

Tableau 4. Présence (oui) ou absence (non) d’une préposition spatiale dans les énoncés contenant le site du déplacement (nombre d’occurrences par variété et âge combinés)

FF-ENF

FM-ENF

FF-AD

FM-AD

Total

oui

149

77

52

78

356

non

15

10

7

20

52

Total

164

87

59

98

408

Tableau 5. Type de la préposition spatiale (pDIR ou pLOC) dans les énoncés contenant une préposition spatiale introduisant le site du déplacement (nombre d’occurrences par variété et âge combinés)

FF-ENF

FM-ENF

FF-AD

FM-AD

Total

pDIR

55

14

23

33

125

pLOC

94

63

29

45

231

Total

149

77

52

78

356

De manière globale, les verbes de trajectoire représentent le type de verbes le plus utilisé dans l’ensemble des énoncés codés (tableau 2). Le site du déplacement était le plus souvent verbalisé (tableau 3). Quand le site du déplacement était exprimé, il était, la majeure partie du temps, introduit par une préposition spatiale (tableau 4). Cela signifie que beaucoup de verbes étaient employés avec un complément indirect ou étaient suivis d’un complément de phrase, et que peu de verbes étaient transitifs directs. Les prépositions les plus utilisées étaient les prépositions locatives, lesquelles indiquent un point statique dans l’espace (tableau 5).

6.2 Régressions multiples

Suite à ces premières observations, nous avons dégagé des tendances d’usage dans le corpus. Nous avons alors produit des régressions multiples à plusieurs facteurs à l’aide du logiciel STATA. Nous voulions voir quelles étaient les orientations des groupes de sujets (FF-ENF, FM-ENF, FF-AD et FM-AD) quant : au choix du type de verbe de déplacement, à la présence du site du déplacement, à la présence d’une préposition spatiale introduisant le site du déplacement, et au type de la préposition spatiale le cas échéant.

Dans les lignes qui suivent, nous présentons les résultats des régressions qui se sont avérés significatifs, c’est-à-dire les tendances qui ont pu être dégagées du corpus. « o.r. » signifie odds ratio (ou rapport de probabilités, en français) et représente le résultat de la régression. « p » représente le seuil de significativité.

Tableau 6. Résultats des régressions comparant la présence/absence du site en fonction du type de verbe de déplacement

Groupe comparé vs. groupe de comparaison

Résultat des régressions

ENF vs. AD

Prob > chi2 = .00

- vTM : o.r. = .47, p<.01

- vD : o.r = 2.93, p<.01

- site : o.r. = 2.27, p<.01

- site en présence de vD : o.r. = .17, p = .01

FM vs. FF

Prob > chi2 = .14

(comparaison des groupes non significative)

FM-AD vs. FF-AD

Prob > chi2 = .03

vD : o.r. = .08, p<.02

FM-ENF vs. FF-ENF

Prob > chi2 = .07

(comparaison des groupes presque significative)

- site : o.r. = 1.93, p<.01

- site en présence de vD : o.r. = .17, p<.05

FM-ENF, FM-AD, FF-ENF vs. FF-AD

Prob > chi2 = .00

- FM-ENF : site : o.r. = 5.47, p<.01

- FM-ENF : site en présence de vD : o.r. = .06, p=.01

- FF-ENF : site : o.r. = 2.83, p<.02

Le tableau 6 nous montre que, par rapport aux adultes (comparaison ENF vs. AD du tableau 6), les enfants emploient 2 fois moins les verbes fusionnant trajectoire et manière (o.r. = .47, p<.01), mais utilisent 3 fois plus de verbes déictiques (o.r = 2.93, p<.01). Ils omettent 2 fois plus le site du déplacement dans leur verbalisation (o.r. = 2.27, p<.01), sauf quand le verbe de déplacement est un verbe déictique : là, les enfants ont 6 fois moins tendance que les adultes à omettre le site du déplacement (o.r. = .17, p=.01).

Quand on tient compte de la variété parlée par les enfants (comparaison FM-ENF vs. FF-ENF du tableau 6), on voit que les enfants martiniquais omettent 2 fois plus le site du déplacement que les enfants français (o.r. = 1.93, p<.01). Toutefois, quand le verbe de déplacement est un verbe déictique, les enfants martiniquais maintiennent davantage le site du déplacement que les enfants français : ils l’omettent 6 fois moins (o.r. = .17, p<.05). Ces deux derniers résultats concernant les enfants martiniquais sont à considérer avec prudence, car le modèle n’était pas significatif (Prob > chi2 = .07), mais il était très proche du seuil de significativité (càd .05).

Du côté des adultes (comparaison FM-AD vs. FF-AD du tableau 6), les régressions ont montré que les adultes martiniquais emploient 13 fois moins de verbes déictiques que les adultes français (o.r. = .08, p<.02).

Pour finir, comparés aux adultes français (comparaison FM-ENF, FM-AD, FF-ENF vs. FF-AD du tableau 6), les enfants martiniquais ont 5 fois plus tendance à ne pas verbaliser le site du déplacement (o.r. = 5.47, p<.01), sauf quand le verbe de déplacement est un verbe déictique : dans ce cas de figure, ils verbalisent le site du déplacement 17 fois plus que les adultes français (o.r. = .06, p=.01). Les enfants français omettent 3 fois plus le site du déplacement que les adultes français (o.r. = 2.83, p<.02).

L’analyse du type de préposition spatiale en fonction du type de verbe lorsque le site du déplacement est exprimé (tableau 7) n’a fourni qu’un seul résultat significatif (déjà présent dans l’analyse précédente (tableau 6)), à savoir que les enfants emploient 3 fois plus de verbes déictiques que les adultes (o.r. = 3.22, p<.02). Les autres comparaisons du tableau 7 n’ont donné aucun résultat probant.

Tableau 7. Résultat des régressions comparant le type de la préposition spatiale en fonction du type de verbe lorsque le site du déplacement est exprimé

Groupe comparé vs. groupe de comparaison

Résultat des régressions

ENF vs. AD

Prob > chi2 = .01

  • ENF : 3x plus de vD (o.r. = 3.22, p<.02)

FM vs. FF

Prob > chi2 = .6

(comparaison des groupes non significative)

FM-AD vs. FF-AD

Prob > chi2 = .25

(comparaison des groupes non significative)

FM-ENF vs. FF-ENF

Prob > chi2 = .13

(comparaison des groupes non significative)

FM-ENF, FM-AD, FF-ENF vs. FF-AD

Prob > chi2 = .00

(comparaison des groupes significative, mais aucune tendance dégagée par la régression)

7. Discussion

Dans les résultats sus-présentés, nous avons vu que beaucoup de tendances dégagées dans ce corpus sont liées à l’âge des participants (ex : les enfants emploient trois plus de verbes déictiques que les adultes) et les contrastes dialectaux sont établis en distinguant les enfants des adultes (ex : les enfants martiniquais omettent deux fois plus le site du déplacement que les enfants français). Ainsi, nous discuterons des résultats sous l’angle développemental (7.1 et 7.2) et sous l’angle dialectal (7.3 et 7.4). Nous réfléchirons également à l’apport de l’étude à la théorie des évènements de déplacement et à la description du français martiniquais (7.5).

7.1. Choix des verbes chez les enfants

Dans le corpus, de grandes différences nous viennent de la caractéristique « âge » des sujets. Nous avons observé, dans les Régressions multiples (section 6.2), que les enfants avaient trois fois plus tendance à utiliser les verbes déictiques que les adultes. Nous avons expliqué, dans le Codage des énoncés (section 5.2), qu’il était difficile de déterminer les informations sémantiques véhiculées par les verbes déictiques. En effet, ces verbes n’indiquent pas par rapport à quelles bornes s’effectue le déplacement et ils n’indiquent pas non plus la modalité particulière du mouvement de déplacement. C’est pour cela que nous avons conclu que ces verbes étaient sous-spécifiés pour la manière et pour la trajectoire du déplacement. Le fait que les enfants, dans notre corpus, aient davantage tendance à employer ce type de verbe que les adultes n’est pas anodin. En effet, dans leur étude sur l’acquisition de certains verbes de mouvement, Chenu et Jisa (2006) ont observé que les enfants recourraient davantage aux verbes génériques (comme « prendre » et « mettre »), car leur usage est commun à plusieurs constructions syntaxiques (Chenu et Jisa 2006, 6-7). Le caractère polyvalent de ces verbes est rendu possible, car leur contenu sémantique plutôt sous-spécifié. Les verbes déictiques – dans le corpus, « aller », « s’en aller », « venir » et « revenir » – peuvent être considérés comme génériques, puisque les informations de trajectoire et de manière y sont sous-spécifiées. Considérons, en effet, l’énoncé : « la bête va dans le trou ». Celui-ci pourrait recevoir entre autres interprétations : « la bête descend dans le trou », « la bête court jusqu’au trou » ou « la bête monte dans le trou ». Comme, en l’absence de tout contexte pragmatique, ils peuvent s’appliquer indistinctement à différentes sortes de trajectoire (aller vers le haut quand on monte, aller vers le bas quand on descend, etc.) et à différentes sortes de manière (aller à une certaine vitesse quand on court, etc.), les verbes déictiques sont très susceptibles d’être employés par les enfants.

Cette tendance que nous avons observée pour les verbes déictiques chez les enfants concorde avec une autre observation tirée du corpus, à savoir que les verbes portant à la fois les informations de trajectoire et de manière sont deux fois moins fréquents chez les enfants que chez les adultes (voir Régressions multiples, section 6.2). Il est en effet plausible de croire que si les enfants recourent à des verbes sous-spécifiés (les verbes déictiques), c’est parce qu’ils ne maitrisent pas encore l’emploi de verbes comportant des informations spécifiées. Les verbes combinant les informations de trajectoire et de manière portent en effet deux informations précises : la trajectoire du déplacement et la manière spécifique qu’a la cible d’effectuer ce déplacement. L’encodage simultané de la manière et de la trajectoire au sein du même énoncé – et, a fortiori, au sein du verbe – est une compétence qui progresse avec l’âge (voir Hickmann et al. (2009, 719). Les enfants sont donc moins enclins que les adultes à utiliser des verbes fusionnant manière et trajectoire pour des raisons développementales. Cela expliquerait pourquoi ils se tournent vers les verbes déictiques, puisqu’ils sont génériques et sont acquis plus tôt.

7.2. Verbalisation du site chez les enfants

On vient donc de voir que les enfants du corpus ont eu plus tendance à utiliser des verbes génériques et moins tendance à employer des verbes doublement spécifiés (les verbes fusionnant trajectoire et manière). On a également pu observer que les enfants exprimaient deux fois moins le site que les adultes, sauf quand le verbe de déplacement est un verbe déictique. Cette donnée semble à la fois s’additionner aux deux précédentes et les nuancer pour montrer que les enfants ont une tendance générale aux descriptions peu chargées sémantiquement, tout en faisant attention à certaines caractéristiques de la phrase.

Le site est une information cruciale permettant de localiser le déplacement de la cible (voir Codage des énoncés, section 5.2). Cet élément est toujours pris en compte dans les études sur la description d’un évènement de déplacement. Cependant, l’usage qu’en font les locuteurs montre que le site n’est pas toujours présent dans la langue parlée. Il est souvent omis, comme nous le rappelle Laur (1991, 56). Cette dernière pose deux hypothèses permettant de comprendre pourquoi le site du déplacement est omis par les locuteurs :

  • Les locuteurs se basent sur la sémantique interne du verbe de déplacement, car celui-ci peut déjà contenir un complément de lieu – le site –, comme c’est le cas des verbes « découcher » et « décamper » (Laur 1991, 56), qui signifient respectivement « partir de la couchesite » et « partir du campsite ». Le verbe peut aussi contenir des informations sur les caractéristiques du déplacement8.

  • Les locuteurs se réfèrent au contexte discursif, dans le cas où le verbe de déplacement suit une proposition où le complément de lieu a déjà été exprimé (exemple (40)) et se comprend comme en (exemple (41)) :

(40) Éléna a joué dans le jardinsite1 puis elle est partie (adapté de Laur 1991, 56)

(41) Éléna a joué dans le jardinsite1 puis elle est partie du jardin site1 (adapté de Laur 1991, 56)

On peut donc faire la supposition que, les fois où les enfants ont omis le site, c’est parce qu’ils se sont appuyés sur la sémantique interne des verbes de déplacement et sur le contexte discursif. Il se pourrait aussi qu’ils se soient appuyés sur le contexte pragmatique (voir 5.2 Codage des énoncés), car, pour produire les énoncés, les enfants avaient accès à un support visuel, l’histoire de la grenouille (Mayer 1969). La vue des images de cette histoire permet d’identifier le site – et de l’omettre de la verbalisation.

Le fait que la verbalisation du site du déplacement soit davantage maintenue en la présence d’un verbe déictique semble toutefois nous signaler qu’il y a une limite à la sous-spécification des caractéristiques du déplacement. Comme on l’a déterminé précédemment, les enfants omettent le site quand la sémantique interne du verbe et les contextes discursif et pragmatique le permettent. Or, dans le cas des verbes déictiques, les informations intrinsèquement encodées sont moins spécifiques que dans les autres types de verbes (verbe de trajectoire, verbe de manière ou verbe fusionnant manière et trajectoire), puisque les verbes déictiques sont sous-spécifiés pour la manière et la trajectoire. Si le locuteur utilise un verbe déictique et qu’en plus il omet le site, cela signifie qu’il sous-spécifie les caractéristiques du déplacement à deux endroits : au sein du verbe déplacement (- trajectoire, - manière) et après le verbe de déplacement, à l’endroit du site (- espace de référence). De plus si le site est absent, il n’y a pas non plus de préposition spatiale pour l’introduire, donc la possibilité d’encoder la trajectoire au sein d’une préposition spatiale s’efface. Dans le cas d’un verbe déictique, il devient alors nécessaire de verbaliser le site afin de comprendre le déplacement de la cible. La sous-spécification de ces verbes pourrait être ce qui a servi à atténuer l’omission du site chez les enfants. Ainsi les enfants du corpus pouvaient dire « le chiencible est allévD danspLOC les buissonssite » (ENF30, planche 18), mais pas : « le chiencible est allévD ».

Les caractéristiques discutées plus haut nous mènent à dresser un portrait des évènements de déplacement spontanés concrètement réalisés tels qu’ils sont verbalisés chez les enfants. Les enfants de notre corpus décrivent les déplacements spontanés concrètement réalisés de façon moins précise que les adultes. Ils emploient préférablement les verbes déictiques, car ils ne semblent pas maitriser totalement l’utilisation des verbes combinant deux informations sur le déplacement (les verbes fusionnant trajectoire et manière). Quand le verbe de déplacement n’est pas déictique – donc avec les verbes de trajectoire, avec les verbes de manière et avec les verbes fusionnant ces deux informations –, ils ont tendance à ne pas verbaliser le site du déplacement, car il se pourrait qu’ils s’appuient sur le contexte pragmatique pour transmettre cette information. Toutefois, quand le verbe de déplacement est déictique – donc quand il est déjà sous-spécifié pour la manière et la trajectoire du déplacement –, les enfants ont tendance à verbaliser le site, probablement afin de ne pas doublement sous-spécifier le déplacement et de maintenir une compréhension minimale des caractéristiques du déplacement.

7.3. Verbalisation du site chez les enfants et les adultes des deux variétés

Le portrait des tendances chez les enfants – concernant le choix du verbe et la verbalisation du site du déplacement – se voit nuancé par les données dialectales. En effet, les régressions ont mis en exergue le fait que les enfants martiniquais avaient deux fois moins tendance que les enfants français à exprimer le site ; que les enfants français avaient trois fois moins tendance que les adultes français à exprimer le site ; et que les enfants martiniquais avaient cinq fois moins tendance que les adultes français à exprimer le site. Ces tendances dégagées semblent pouvoir s’ordonnancer. Par ordre décroissant de maintien du site, on a donc (voir exemple (42)) :

(42) adultes français > enfants français > enfants martiniquais

On doit comprendre ici que les adultes français verbalisent plus le site que les enfants français, qui eux-mêmes le verbalisent plus que les enfants martiniquais. Même si les régressions n’ont montré aucune tendance pour l’expression du site chez les adultes martiniquais, elles ont toutefois montré que les enfants exprimaient moins le site que les adultes (donc que les adultes avaient davantage tendance à exprimer le site que les enfants). En partant de cette donnée, on peut logiquement supposer que, par rapport aux enfants (martiniquais et français), les adultes martiniquais expriment davantage le site du déplacement ; mais que, par rapport aux adultes français, ils l’expriment moins. Cette dernière hypothèse nous permet d’intégrer les adultes martiniquais dans notre vue d’ensemble de la verbalisation du site du déplacement au sein du corpus. En s’additionnant aux observations précédentes, cette hypothèse nous permet de proposer qu’il existe, au sein du corpus, des différences marquées en termes d’âge et de variété pour exprimer le site du déplacement et que ces différences peuvent se concevoir comme une gradation (voir exemple (43)) :

(43) adultes français > adultes martiniquais > enfants français > enfants martiniquais

La représentation en (43) se comprend comme suit : dans le corpus, les adultes français étaient le groupe qui verbalisait le plus le site du déplacement. Les adultes martiniquais verbalisaient moins cette information que les adultes français, mais davantage que les enfants français, qui eux-mêmes verbalisaient plus le site que les enfants martiniquais. Ainsi, les enfants martiniquais sont le groupe qui avait le moins tendance à verbaliser le site du déplacement. Bien que le continuum montre à la fois les enfants et les adultes, il est nécessaire de garder à l’esprit qu’il y a un écart entre les enfants et les adultes. Cette représentation graduelle (exemple (43)) nous permet de compléter nos observations d’ordre plus général, concernant la verbalisation du site. En plus de savoir que les adultes verbalisent davantage le site que les enfants (exemple (44)), on sait maintenant que les locuteurs du français hexagonal verbalisent davantage le site que les locuteurs du français martiniquais (exemple (45)).

(44) adultes français > adultes martiniquais > enfants français > enfants martiniquais

(45) adultes français > adultes martiniquais > enfants français > enfants martiniquais

En effet, en tenant compte de l’écart qui existe entre les enfants et les adultes, on constate que les locuteurs français de chaque âge verbalisent davantage le site que les locuteurs martiniquais de chaque âge (exemple (46)).

(46) adultes français > adultes martiniquais // enfants français > enfants martiniquais

7.4. Profils de lexicalisation chez les adultes selon la variété linguistique

Les adultes français emploient treize fois plus de verbes déictiques que les adultes martiniquais (voir 6.2 Régressions multiples). Mettons cette donnée en parallèle avec le fait que les locuteurs du français hexagonal expriment davantage le site que les locuteurs du français martiniquais.

Nous avons vu que le site du déplacement est une donnée importante dans la description d’un évènement de déplacement, mais que, dans l’usage les locuteurs l’omettent (Laur 1991). Les données relatives aux enfants de notre corpus nous ont effectivement montré une plus grande omission du site que chez les adultes, omission qui est toutefois atténuée quand le verbe de déplacement est déictique. L’explication que nous avons proposée pour ce dernier cas de figure est que les caractéristiques du déplacement ne peuvent être sous-spécifiées à deux endroits en même temps. Il semble en effet difficile d’interpréter l’énoncé de déplacement si le verbe de déplacement est déictique – donc sous-spécifie la manière et la trajectoire du déplacement – et qu’en plus le site est absent – alors qu’il permet de localiser le déplacement de la cible. Il semble exister une interdépendance entre le type du verbe de déplacement et la verbalisation du site.

Lorsqu’on combine les observations que nous avons recueillies pour les adultes, on voit se dessiner deux façons de décrire le déplacement en fonction de la variété linguistique :

  • les adultes français emploient davantage de verbes déictiques et, comme on l’a vu dans la représentation en (45), ils verbalisent davantage le site que les adultes martiniquais.

  • Ces mêmes tendances prises du point de vue des adultes martiniquais nous disent que ces derniers emploient moins de verbes déictiques – donc plus de verbes de trajectoire, de verbes de manière et de verbes fusionnant trajectoire et manière – et, comme on l’a vu dans l’exemple (45), expriment moins le site du déplacement que les adultes français.

Ces deux profils chez les adultes pourraient s’expliquer de la même manière que chez les enfants. Les adultes français emploient davantage de verbes déictiques, lesquels présentent moins d’informations sur le déplacement que les verbes de trajectoires, les verbes de manière et les verbes fusionnant trajectoire et manière. Ainsi, pour garder une compréhension minimale du déplacement de la cible, il leur est nécessaire de verbaliser le site du déplacement. C’est probablement pour cela que les adultes français ont davantage tendance à verbaliser le site : car ils ont davantage tendance à employer des verbes déictiques. Chez les adultes martiniquais, le recours aux verbes déictiques n’est pas une tendance qui ressort du corpus. L’usage des verbes déictiques n’est donc pas caractéristique des adultes martiniquais de ce corpus. Cela signifie que ce groupe avait, par contraste avec les adultes français, plus tendance à produire des énoncés avec des verbes de trajectoire, des verbes de manière et des verbes fusionnant trajectoire et manière. Ces verbes décrivent au moins une caractéristique du déplacement : les verbes de trajectoire précisent la trajectoire de la cible (ex : « quitter » nous indique que la cible était en contact avec le site et qu’elle s’en éloigne), les verbes de manière donnent des indications sur la manière particulière dont la cible effectue son déplacement (ex : « voler » indique un déplacement dans le milieu aérien grâce aux principes de l’aérodynamique), les verbes de trajectoire et de manière mentionnent à la fois la trajectoire de la cible et la manière particulière dont elle se déplace (ex : « s’évader » laisse entendre que, dans un mouvement qui implique rapidité et discrétion, la cible quitte le site). Ainsi, comme ces verbes portent en eux des caractéristiques de déplacement, l’omission du site semble alors plus envisageable.

En guise d’illustrations, l’énoncé (47) est plus typique des adultes français, tandis que l’énoncé (48) est plus représentatif des adultes martiniquais :

(47) « ilcible vavD àpLOC la forêtsite » (21e.cha, planche 8)

(48) « les abeillescible ont volévM » (AD9, planche 12).

7.5. Considérations générales

Les résultats proposés dans cette étude sont loin de remettre en question le patron de lexicalisation du français proposé par Talmy (2000a, 2000b). Ce dernier considère que le français fait partie des langues à cadrage verbal, c’est-à-dire des langues qui encodent préférablement la trajectoire du déplacement dans le verbe principal. La manière de se déplacer est une information optionnelle, qui est intégrée au sein d’éléments périphériques au verbe (ex : des adverbes ou des groupes prépositionnels). Les travaux de Pourcel et Kopecka (2006) ont montré que le français avait d’autres stratégies d’encodage du déplacement, en plus de celle proposée par Talmy (2000a, 2000b). Dans le codage de cette étude, nous avons pris le parti de nous concentrer sur le verbe de déplacement, sur la préposition spatiale et sur le site du déplacement. Les données brutes ont montré que la majorité des verbes utilisés par les sujets (tous âges et toutes variétés confondus) étaient des verbes de trajectoire, et que la plupart des prépositions utilisées pour introduire le site du déplacement étaient des prépositions locatives – donc des prépositions qui n’indiquent pas de trajectoire, mais un point fixe. L’observation de ces deux éléments semble indiquer que, dans le corpus, les sujets ont majoritairement utilisé la stratégie « à cadrage verbal », telle que proposée par Talmy (2000a, 2000b). Les résultats plus poussés (régressions) ont montré que les groupes de sujets (adultes français, adultes martiniquais, enfants français, enfants martiniquais) se différenciaient les uns des autres, non pas par leur utilisation des verbes de trajectoire, mais par leur utilisation des verbes déictiques et l’omission du site. Cette observation n’est pas sans rappeler le propos de Slobin (2006, 75), qui dit (en substance) que la trajectoire est une information saillante dans toutes les langues, car c’est l’élément central des évènements de déplacement. Ainsi, les contrastes entre les langues vont se révéler davantage au sein des autres composantes du déplacement (comme la manière).

Cette étude donne donc des indications sur les préférences d’usage, selon la variété linguistique et selon l’âge, d’un type de verbe de déplacement et de la verbalisation du site du déplacement. Cela révèle, comme le montraient Ibarretxe-Antuñano et Hijazo-Gascón (2012) pour l’espagnol, qu’il est possible d’observer des contrastes dialectaux dans la lexicalisation des évènements de déplacement en français.

En ce qui concerne le français martiniquais, la variété que nous cherchions à documenter en la contrastant avec le français hexagonal, les données nous ont suggéré que les adultes martiniquais employaient une stratégie de lexicalisation différente des adultes français, puisque – toujours en contraste avec les adultes français – ils utilisent plus de verbes non déictiques et combinent cette utilisation à une omission plus prononcée du site. Les données nous ont d’ailleurs appris que les enfants et les adultes martiniquais avaient moins tendance à verbaliser le site du déplacement que leurs pairs français. L’omission d’un constituant essentiel du déplacement est potentiellement une caractéristique qui permet de distinguer cette variété de la variété de référence. On peut supposer que, dans la description des évènements de déplacement spontané concrètement réalisé, les locuteurs martiniquais s’appuient davantage sur la sémantique interne du verbe, sur le contexte discursif et sur le contexte pragmatique. En mettant cette observation en parallèle avec les caractéristiques du français martiniquais (voir section 1), on pourrait y voir une autre forme d’effacement : les locuteurs effacent un constituant sémantique – le site –, ainsi qu’ils effacent des constituants syntaxiques, tels que le subordonnant introduisant une complétive (Bellonie 2008, 291) et le pronom de reprise (Bellonie 2008, 292).

Conclusion

L’objectif de cette étude de corpus était de comparer la lexicalisation des évènements de déplacement chez les locuteurs enfants et adultes du français hexagonal et du français martiniquais. L’analyse portait sur le type de verbe de déplacement (verbe de trajectoire, verbe de manière, verbe fusionnant trajectoire et manière, et verbe déictique), sur la présence du site du déplacement (présent ou absent), ainsi que sur la présence (présente ou absente) et sur le type (locative ou directionnelle) de la préposition spatiale introduisant le site du déplacement, au sein d’énoncés représentant un déplacement spontané concrètement réalisé.

La comparaison était faite sur la base de la variété linguistique (français martiniquais vs. français hexagonal), mais aussi sur celle de l’âge des sujets (enfants vs. adultes).

Les régressions effectuées montrent que les enfants ont une préférence pour les verbes déictiques, lesquels portent peu d’informations sémantiques sur le déplacement – ils sont sous-spécifiés en termes de manière et de trajectoire du déplacement – et peuvent de ce fait s’appliquer à différents types de déplacement. Même si généralement les enfants n’expriment pas le site du déplacement, cette tendance s’atténue quand le verbe de déplacement est déictique. Dans ce cas de figure, les enfants verbalisent le site, certainement afin de ne pas sous-spécifier le déplacement à deux endroits – au niveau du verbe, qui est déictique, et au niveau du site, qui est absent – et de maintenir une compréhension minimale des caractéristiques du déplacement.

Les données nous ont permis de dégager une gradation dans l’expression du site, les adultes français étant le groupe qui l’a le plus exprimé et les enfants martiniquais, le groupe qui l’a le moins exprimé :

Adultes français > adultes martiniquais > enfants français > enfants martiniquais.

Ainsi, les adultes français ont plus tendance à verbaliser le site du déplacement que les adultes martiniquais, et les enfants français verbalisent davantage le site que les enfants martiniquais. On observe ici que les adultes expriment davantage le site que les enfants (contraste développemental) et que les locuteurs du français hexagonal expriment plus le site que les locuteurs du français martiniquais (contraste dialectal).

Toutes les données combinées nous ont permis de dégager des tendances d’encodage distinctes chez les adultes des deux variétés. Pour décrire un évènement de déplacement spontané concrètement réalisé, les adultes français choisissent préférablement un verbe déictique et expriment le site du déplacement ; alors que les adultes martiniquais choisissent plutôt un verbe non déictique (un verbe de manière, un verbe de trajectoire ou un verbe fusionnant ces deux informations) et omettent le site du déplacement. Ces préférences d’usage montrent que les adultes des deux variétés ont un recours différent aux éléments grammaticaux permettant de verbaliser les évènements de déplacement. Cela pose l’idée qu’il existe effectivement des usages différents entre le français martiniquais et le français hexagonal pour verbaliser ce type d’évènements (cf. Ibarretxe-Antuñano et Hijazo-Gascón 2012 pour l’espagnol), malgré l’existence du patron général de lexicalisation du déplacement en français (cf. Talmy 2000a, 2000b).

En ce qui a trait aux locuteurs du français martiniquais, les données montrent une tendance à l’omission du site – qui est un constituant essentiel dans la description d’un évènement de déplacement –, ce qui laisse supposer que les locuteurs martiniquais – plus que les locuteurs français – s’appuient davantage sur le contexte pragmatique (images de l’histoire de la grenouille en visuel), sur le contexte discursif (site préalablement exprimé donc pas répété) et sur la sémantique interne du verbe (verbe contenant intrinsèquement des informations sur le déplacement). En définitive, cette étude a permis de documenter des pratiques linguistiques en français martiniquais, qui est une variété encore peu étudiée à ce jour.

1 Cette étude de la consonne /r/ a été réalisée pour le français guadeloupéen, mais on peut avancer (sous toutes réserves) que ces réalisations sont

2 Les exemples (19) et (20) correspondent aux exemples (17) et (18) présentés plus haut.

3 La cible est le sujet syntaxique dans le cas des déplacements spontanés. Dans le cas d’un déplacement causé (ex. : le cerf jette le petit garçon)

4 Le groupe des enfants de 7 ans a été retenu, car c’est celui qui comportait le plus grand nombre de sujets. À ces enfants (dont le langage est

5 Sauf 1 participant, qui est arrivé à l’âge de 3 ans.

6 Dans les cas des enfants martiniquais de 7 ans, ce sont les parents qui ont rempli le questionnaire.

7 Les questions de ce questionnaire sociodémographique portaient notamment sur : les lieux de naissance et de résidence, le niveau d’études et l’

8 Cf. Laur 1991 pour la polarité aspectuelle du verbe, la relation de localisation qu’il indique et la caractérisation du déplacement de la cible par

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1 Cette étude de la consonne /r/ a été réalisée pour le français guadeloupéen, mais on peut avancer (sous toutes réserves) que ces réalisations sont du même ordre en français martiniquais, de par la proximité géographique de la Martinique et de la Guadeloupe, de par l’Histoire commune des ces deux îles et de par la proximité linguistique des créoles guadeloupéen et martiniquais, lesquels alimentent les caractéristiques des français régionaux en usage sur ces deux territoires (cf. Bellonie et Pustka 2017).

2 Les exemples (19) et (20) correspondent aux exemples (17) et (18) présentés plus haut.

3 La cible est le sujet syntaxique dans le cas des déplacements spontanés. Dans le cas d’un déplacement causé (ex. : le cerf jette le petit garçon), le concept de cible peut être supporté par un syntagme ayant une tout autre fonction (comme celle de complément direct).

4 Le groupe des enfants de 7 ans a été retenu, car c’est celui qui comportait le plus grand nombre de sujets. À ces enfants (dont le langage est encore en développement), il a fallu apparier un groupe d’adultes afin d’obtenir une vision plus juste du fonctionnement de la variété de français hexagonal.

5 Sauf 1 participant, qui est arrivé à l’âge de 3 ans.

6 Dans les cas des enfants martiniquais de 7 ans, ce sont les parents qui ont rempli le questionnaire.

7 Les questions de ce questionnaire sociodémographique portaient notamment sur : les lieux de naissance et de résidence, le niveau d’études et l’occupation (pour les parents des enfants et pour les participants adultes), l’environnement familial et la ou les langues utilisées dans plusieurs contextes de communication. Ce questionnaire visait à exclure les participants qui utilisaient quotidiennement une autre langue que le français ou le créole martiniquais, et ceux qui parlaient ou étaient en contact avec une autre variété de français que le français martiniquais.

8 Cf. Laur 1991 pour la polarité aspectuelle du verbe, la relation de localisation qu’il indique et la caractérisation du déplacement de la cible par rapport au lieu de référence verbale.

Noémie François-Haugrin

Université du Québec à Montréal, noemie.fh@hotmail.com

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