Introduction
Aborder le concept de variation ne se fait jamais d’un même point de vue et n’émane pas d’une même volonté. La variation, écartée au départ des grandes études linguistiques traditionnelles, est intégrée dans les travaux de linguistique variationniste de Labov (1976, 1994 et 2001) ou de variation sociale (Gadet 1989, 1997 et 2003), ou encore la lingüística variacional (Sinner 2016) qui tentent d’établir les unités susceptibles d’évoluer et varier en langue.
Bien qu’il y ait diverses démarches ou approches possibles, elles consistent en général à observer et intégrer dans les études toutes les variétés d’une même langue, en prenant en compte tous les paramètres susceptibles de la faire varier. Une langue est avant tout un code commun utilisé par des milliers de sujets parlants, tous différents, à des époques et dans des lieux divers ; ainsi elle ne peut raisonnablement pas rester statique et tend naturellement à se transformer et à permettre des variétés d’expression. La variation s’entend comme une différence linguistique spécifique et analysable entre deux, ou n, structures qui ont un sens très proche et peuvent s’utiliser dans un même contexte. La variation représente donc l’ensemble des différentes formes alternatives pour exprimer un même sens ou sens équivalent dans une langue donnée. Elle peut avoir lieu à tous les niveaux d’une langue : phonologique/phonétique, lexical, morphologique, syntaxique et pragmatique.
Bref historique de la variabilité linguistique
L’intérêt pour la variation et le changement au sein d’une langue n’est pas nouveau. Les études qui ont permis de préciser la théorie de la variation et de créer des outils pour son analyse relèvent principalement en premier de la dialectologie et, par la suite, de la sociolinguistique1. Une langue est avant tout un concept abstrait, un code dont l’utilisation active en discours (écrit ou parlé) donne lieu à des réalisations multiples et diverses. Ces nombreuses variétés d’une langue, au sein d’un même territoire, ont rapidement été dénommées comme des dialectes. Effectivement au sein d’un pays peuvent coexister de nombreux dialectes (selon les régions) et fréquemment plusieurs langues, selon la construction historique et géographique. Calvet (1991, 49) pointe précisément l’impossibilité de parler de monolinguisme pour une langue donnée, y compris dans un même pays, et propose un plurilinguisme inhérent ou interne à toute langue. Les notions de plurilinguisme ou de multiculture sont adaptables à de nombreuses langues, telles que le français ou l’espagnol, qui connaissent des réalisations aussi bien internes qu’extérieures aux deux pays (Paufler 1997, 421). En nous appuyant sur les premiers travaux concernant la variation, nous proposons une approche panlectale (Chaudenson, Raymond et Édouard 1993), également appelée polylectale (Péronnet 1995, 158), conception qui intègre toutes les variétés sociales, régionales (et autres) du langage.
La norme face à l’écart
Dès lors que la langue n’apparaît plus comme un code homogène, se crée une tension entre langue et dialecte, entre ce qui sera considéré d’un côté comme norme, et de l’autre comme écart par rapport à cette dernière. Lorsque des langues sont reconnues comme officielles dans un ou plusieurs pays, elles passent toujours par un processus d’homogénéisation et de normativité. Les outils utilisés pour établir et diffuser les règles d’un système sont les grammaires, les dictionnaires, ainsi que le milieu éducatif qui transmet ce discours normatif : l’école. Lors des processus d’homogénéisation d’une langue, toute production qui ne figure pas dans le modèle, fixé par les lettrés ou académiciens, est d’abord considérée comme une erreur par rapport à la norme qui est un « effet de la standardisation qui incite à sacraliser la forme de la langue préconisée comme la meilleure façon de parler et surtout d’écrire » (Gadet 2003, 126). Cette conception trop contraignante de la langue évoluera pour établir non pas une norme, mais plusieurs types de normes visant à intégrer les règles de fonctionnement comme les habitudes linguistiques d’une communauté (Italia 2011, 24).
La curiosité grandissante pour la variation a permis de dépasser cette conception trop restreinte du système de la langue, et d’en arriver à considérer la distinction entre langue et discours. Ce long débat (Saussure étant l’un des pionniers de cette théorisation de la langue) permettra de prendre en compte le phénomène variationnel face aux discours uniquement normatifs. L’on peut ainsi distinguer deux travaux qui se succèdent dans les études linguistiques : un premier travail afin d’établir des normes pour une langue standard et commune, nécessaire pour assurer un degré minimal d’intercompréhension et d’arriver à un système le plus codifié possible; et un second travail, plus tardif, qui rend compte de toutes les réalisations diversifiées qu’une langue permet, ainsi que des pratiques langagières des locuteurs (selon différents paramètres sur lesquels nous reviendrons). Ces analyses permettront de mettre en évidence le phénomène variationnel dans les différentes langues, et ne plus considérer la langue comme un système contraint mais comme un ensemble de sous-systèmes relevant d’un « supersystème » (Schoeni, Bronckart et Perrenoud 1988, 9-10).
Terminologie de la variation
Il existe une terminologie relativement univoque dans le domaine de la variabilité, cependant il subsiste un certain flottement car certains termes ont tendance à s’utiliser indifféremment, voire à se confondre. Nous reviendrons brièvement sur certaines notions afin d’apporter quelques précisions définitoires nécessaires à notre analyse.
Le terme de variation est utilisé plus généralement comme le terme générique ou concept plus général de la capacité de variabilité d’une unité en langue. Plus précisément la variation semble renvoyer au processus global et inhérent qui permet à la langue de varier et de passer d’un état à un autre (Ledegen et Léglise 2013, 317). Il ne faudra cependant pas confondre la variation et le changement linguistique. Certaines nouvelles formes coexistent avec d’autres, jusqu’à ce que l’une de ces créations soit retenue et instituée en langue. Il s’agit dans ce cas précis d’un changement linguistique d’une ancienne à une nouvelle forme, d’une évolution interne au système. Ces changements sont étudiés le plus souvent en diachronie, les études suivent l’évolution chronologique d’une unité qui se transforme et/ou s’adapte selon les états de langue à travers le temps. L’on établit une différenciation : lorsque l’on parlera « de variétés pour désigner différentes façons de parler, de variation pour les phénomènes diversifiés en synchronie, et de changement pour la dynamique en diachronie » (Gadet 2003, 315).
La variation englobe ainsi de nombreuses définitions : le processus général de variabilité des langues, l’ensemble des changements linguistiques et, enfin, la coexistence de plusieurs formes, en synchronie, pour un sens équivalent. Cette coexistence peut mener à un changement linguistique définitif (l’on retient une unité linguistique plutôt qu’une autre) ou bien à la cohabitation de plusieurs formes, en synchronie, considérées comme synonymes ou para-synonymes. Dans ce travail nous n’aborderons pas les changements linguistiques, mais uniquement le principe de variation entre deux formes différentes exprimant un sens et existant en synchronie.
Les chercheurs s’accordent à considérer que le concept de variable représente les différentes formes qu’une même unité linguistique peut prendre. La manifestation concrète (qui peut être portée à plusieurs signifiants pour un même sens) est considérée comme une variante. Pour qu’une variante soit considérée comme telle il faudra qu’elle garde toujours des éléments identifiables avec la première unité qui sert de comparaison (Escoriza Morera2 2012, 250).
Une possible typologie des facteurs variationnels et des degrés de variation
Lorsque l’on parle de variation il faut avant tout différencier les facteurs qui peuvent la générer. Nous avons évoqué ci-dessus le principe d’une variation inhérente, i.e. interne à la langue. Ce type de variation est permis par le système de la langue, constamment en évolution, supposant ainsi des alternances parasynonymiques à travers différentes structures. Cependant la variation peut être engendrée par des facteurs externes, considérés comme extra-linguistiques mais qui influent néanmoins sur la production de réalisations langagières. En nous appuyant sur le travail de Chaudenson, Mougeon et Beniak (1993, 15-37) nous proposons un classement des différents facteurs pouvant influencer la variation : les facteurs extra-, intra- et intersystémiques.
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L’ordre extrasystémique renvoie aux facteurs externes sociolinguistiques, comme la classe sociale (culturelle et économique), le lieu, le contexte, le contact linguistique entre plusieurs langues ou dialectes.
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L’ordre intrasystémique englobe ceux que l’on entend par facteurs internes à la langue. Ce type de facteurs est conditionné par des processus autorégulateurs de la langue.
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L’ordre intersystémique est décrit principalement par Weinreich (1953) qui suppose des régulations de la langue allant de l’emprunt lexical à l’intégration de règles d’une langue étrangère sur un territoire d’une autre langue.
Les différents facteurs (internes et externes) et types (ou encore degrés) de variation ont une nette tendance à se croiser. Chacune des variations opère à des niveaux distincts mais souvent elles se superposent dans leur action, ce qui ne permet pas d’isoler quel type de variation agit. En ce qui concerne principalement les variations dues à des facteurs extrasystémiques, Casas Gómez et Escoriza Morera montrent que le rôle de la variation est bien trop ample pour pouvoir mesurer la portée précise qu’elle peut avoir sur une simple unité :
« Nadie duda de la existencia en cualquier lengua histórica de variantes adscritas a una determinada zona geográfica, pertenecientes a hablas locales, regionales o dialectos […]. La dialectología tradicional, apoyada en los métodos de la geografía lingüística, lleva décadas haciéndose eco de esta variación diatópica. Pero, junto a esta diatopía geográfica, cuyas diferencias […] se asocian a variantes diageneracionales, diacrónicas o empleadas en zonas rurales desde una vertiente diastrática, hemos de distinguir una diatopía social, referida a casos de interferencias fijadas entre diatopía y diastratía. » (Casas Gómez & Escoriza Morera 2009, 155-156).
Notre intérêt se porte, pour ce travail, plus précisément sur la variation liée à des facteurs externes à la langue. En ce qui concerne le classement des différentes dimensions que peut prendre la variation due à des facteurs extralinguistiques, les travaux s’accordent en règle générale. Fréquemment ils reprennent la typologie déjà proposée par Coseriu en 1969 qui classe
« […] les différentes dimensions selon le temps (diachronique), l’espace (diatopique), les caractéristiques sociales des locuteurs (diastratique) et les activités qu’ils pratiquent (diaphasique). On ajoute parfois une dimension en fonction du chenal – oral ou écrit – employé (diamésique). Ce classement prend comme principe de classement le locuteur : il regroupe la variation interpersonnelle d’une part (dépendant des individus eux-mêmes, selon des angles différents, dans le temps, selon le lieu, et suivant la position sociale), et la variation intrapersonnelle (selon l’usage et le répertoire d’un même locuteur dans différentes activités : situation et chenal). » (Ledegen & Léglise 2013, 318)
Nous observons d’ores et déjà la difficulté de différencier les facteurs externes pouvant influencer sur une unité langagière, car ils sont nombreux et pourront également se superposer. L’on distinguera ainsi principalement trois grands types de variation externe :
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Dimension diatopique ou géographique : la variation peut se produire d’un lieu à un autre, cette variété prend en compte l’espace géographique. Le contact ou l’éloignement entre certaines zones mène à des influences ou divergences dans l’utilisation de la langue. À ce type de variation est rattaché le concept de géolecte, i.e. une langue ou un dialecte associés à une zone déterminée. Le ou les géolecte(s) sont étudiés par la dialectologie, qui s’occupe au départ des dialectes.
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Dimension diastratique ou sociale : ce type de variation naît d’un parler selon le groupe social dans lequel on se trouve. Les facteurs de la variation relèvent de critères socio-économiques, par exemple un groupe de personnes qui font partie d’un même milieu de travail ou d’une même classe sociale. On parle de sociolecte, ou de dialecte social. La discipline principale qui s’est attachée aux sociolectes est la sociolinguistique.
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Dimension diaphasique ou contextuelle : ce type de variation prend en compte le contexte et ainsi les registres linguistiques. Les registres sont utilisés selon des contextes plus formels ou soutenus, ou encore familiers, informels ou grossiers. On ne parlera pas de la même façon durant un entretien que lorsque l’on s’adresse à un ami par exemple. La variété diaphasique est difficilement séparable de la variété diastratique, car elle relève également de facteurs sociaux.
Dans ce travail nous souhaiterions nous attarder principalement sur la variation dite diatopique ou géographique, ainsi que des langues et/ou dialectes en contact dans une même région. Effectivement ce type de variation a connu un intérêt grandissant au fil des années et a gagné une place d’importance dans les études sur la variabilité des langues, ainsi qu’une intégration dans des ouvrages spécialisés dans le recensement d’unités de langue spécifiques à une aire géographique.
La variation diatopique en action
Depuis le début du XXe siècle, l’étude de la variation diatopique, ou encore géolinguistique, a connu un essor tout particulier avec des publications massives prouvant que la variation liée à l’espace a pris une certaine envergure. En langue française par exemple on trouve tout d’abord l’Atlas de langue française (ALF) qui présente une compilation de cartes mesurant la variation linguistique à travers les différents dialectes présents sur le territoire français. En 1980, le CNRS précise cette enquête et publie un Atlas linguistique de la France par régions. En langue espagnole, on observe la même volonté de la part de la recherche linguistique. L’on rencontre de nombreux Atlas correspondants aux multiples dialectes présents sur la Péninsule. L’Espagne présente une organisation glottopolitique qui reflète les nombreux dialectes3 présents sur le territoire, mais également d’autres langues officielles qui cohabitent avec le castillan, dont le basque, le catalan et le galicien. Il existe un certain nombre de travaux qui relèvent le lexique propre aux régions espagnoles, tels que les Atlas linguistiques publiés généralement en plusieurs tomes séparément, après des années d’enquête : Atlas lingüístico de la Península Ibérica (ALPI, 1962) ; Atlas lingüístico y etnográfico de Andalucía (ALEA, 1961-1973) ; Atlas lingüístico y etnográfico de Aragón, Navarra y Rioja (ALEANR, 1979-1983) ; Atlas lingüístico y etnográfico de las Islas Canarias (ALEICan, 1975-78) ; Atlas lingüístico galego (ALGa, 1974-1977 pour des publications à partir des années 90) ; Atlas lingüístic de Catalunya (ALC, 1923-1939 et 1962-64) ; etc.4
Ces deux pays – France et Espagne – présentent un éclatement de la langue fort intéressant permettant un riche éventail pour l’analyse de la variation. Le français présente ainsi des réalisations diverses en France hexagonale, mais la langue est également parlée, et forcément de manières diverses, dans d’autres pays francophones (Belgique, Suisse, Canada, Corse, les Îles, territoires et départements d’outre-mer). En ce qui concerne la langue espagnole, au-delà des nombreux dialectes et langues déjà cités présents sur la Péninsule, la découverte et la colonisation du continent américain ont donné naissance à un espagnol multiple dans chaque pays d’Amérique latine, chaque variété présentant souvent des propriétés des langues autochtones propres à chaque espace. Le fait est que ces deux langues donnent lieu, sur un espace linguistique et géographique déterminé ou même plusieurs, à des réalisations multiples que l’on appellera des diatopismes ou encore régionalismes.
Le traitement des diatopismes
Les créations lexicales propres à des zones, plus ou moins précises quant aux cartographies des Atlas, ont poussé les études à les intégrer également dans les dictionnaires. Au départ certains diatopismes trouvent des entrées dans les dictionnaires généraux, mais surtout certains dictionnaires viennent à se spécialiser dans le recensement de ces régionalismes typiques d’un lieu. L’élaboration de ces ouvrages n’est pas toujours connue, ni diffusée, ce qui complexifie leur prise en compte dans les recherches. Le Dictionnaire des régionalismes de Pierre Rézeau (2001), innovateur dans sa démarche, propose une compilation riche et diversifiée. Nous trouvons également des monographies qui recensent les diatopismes régionaux, le français parlé dans les Îles ou les créations de la langue française dans d’autres pays que la France : Le français régional de Bruxelles (Baetens Beardsmore 1971), Le français de la Réunion : Inventaire des particularités lexicales (Beniamino 1996), Dictionnaire québécois d’aujourd’hui : langue française, histoire, géographie / culture générale (Boulanger 1992), Dictionnaire des régionalismes de Saint-Pierre et Miquelon (Brasseur & Chauveau 1990), Le français en Guinée : Contribution à un inventaire des particularités lexicales (Diallo 1999), etc.5
L’Espagne connaît aussi de nombreux travaux et recueils lexicographiques tentant de différencier et spécifier l’espagnol de chaque zone, y compris en Amérique latine. Il existe ainsi de nombreux dictionnaires qui font état des voix dialectales en Espagne : El léxico aragonés (Aliaga Jiménez 1994), « Lexicografía dialectal » (Alvar Ezquerra 1996-97), Diccionario de voces aragonesas (Borao 1859), Léxico del leonés actual (Le Men 2001-05), « En torno a las voces canarias recopiladas por Galdós » (Samper Padilla & Hernández Cabrera), Tesoro léxico de las hablas riojanas (Pastor Blanco 2004), Diccionario de costarriqueñismos (Gagini 1918), etc.6 En Espagne la revendication d’une identité (qui passe par une identité linguistique), inscrite dans une notion de pluralité, est alimentée par ces publications à la fois culturelles et linguistiques.
Les publications évoquées ci-dessus consistent en un traitement de ce que Pottier (2000, 107) appelle la lexie : « La lexie est toute séquence (de 1 à N éléments) mémorisée par les locuteurs à un moment donné de l’histoire de la langue. Son contenu sémantique est la sémie ». Cette notion de lexie s’applique aussi bien aux « mots simples » : vache, casser, devant ; aux « mots composés » ou « complexes » : tire-bouchon, œil-de-bœuf, s’en aller, au-delà, et aux séquences plus ou moins figées : raser les murs, un angle d’attaque, en plein milieu de, tomber de haut (‘être déçu’). Il semble effectivement plus réalisable de considérer toutes les variations au niveau des unités ou lexies simples, afin ensuite d’établir des comparaisons entre elles, plutôt que d’analyser la variation à partir de lexies complexes, composées de plusieurs mots. C’est d’ailleurs pourquoi les travaux dialectologiques, dans leur étude de la variation, se sont centrés en premier lieu sur les différences entre la prononciation des sons et ensuite sur le lexique dans les zones, qui sont deux aspects de la langue qui présentent des contrastes plus aisément identifiables pour et par les études.
À travers cette contribution, nous souhaiterions aborder la question de la variation, principalement diatopique, en déplaçant son traitement au niveau des lexies complexes afin de mesurer les résultats qu’une telle étude peut apporter dans la précision de la variation générale. Nous prendrons ainsi appui, par la suite, sur des exemples de lexies complexes. Pour cela nous reviendrons brièvement sur une présentation de cette catégorie d’unités linguistiques afin de voir leur possibilité de traitement en diatopie.
Peut-on traiter les lexies complexes en diatopie ?
Les lexies complexes diffèrent aussi bien au niveau de leur signifiant que de leur signifié par rapport aux lexies simples. Effectivement, ces lexies complexes ont la particularité de constituer une unité sémantique malgré un signifiant construit sur une pluralité de lexies simples précisément. Cette polylexicalité est un des traits caractéristiques des lexies complexes, également appelées séquences figées. Chaque mot simple qui construit une lexie complexe perd l’autonomie et le sens qu’il a lorsqu’il est utilisé dans une construction libre, au profit du signifié global de la séquence complexe, qui renvoie à la notion de non-compositionnalité. La volonté d’analyse d’un point de vue linguistique des lexies complexes amène ainsi à reconsidérer les outils traditionnels utilisés pour les lexies simples. En outre, les lexies complexes forment un groupe très hétérogène7 avec un système différent pour chacune, comme les mots composés, les expressions idiomatiques ou encore figées ainsi que les proverbes.
Pour souligner la difficulté d’analyser le concept de variation des lexies complexes il suffira d’un exemple à partir de lexies simples. Pour des mots simples tels que « femme » et « homme » l’on peut facilement déterminer que les termes « gonzesse » ou « mec » relèvent d’un registre familier, voire vulgaire ou décider de les attribuer à un parler jeune. Le cas des lexies complexes est un peu différent. Néanmoins, nous pouvons parvenir à isoler un type de variation, bien que comme nous l’avons dit, les différentes dimensions ont tendance à se superposer, et l’on ne peut ainsi pas délimiter nécessairement l’influence d’un seul facteur externe. Ainsi l’on rencontre des exemples d’expressions idiomatiques qui peuvent être analysés par le prisme de la variation :
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Il pleut/tombe des cordes
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Il pleut des hallebardes
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Il pleut comme vache qui pisse
Les deux premiers exemples sont très similaires et ont pu naître dans des lieux ou des contextes différents. Le troisième et dernier exemple est synonyme des deux premiers, mais dans un registre plus familier et à classer, éventuellement, dans une dimension diastratique et/ou diaphasique.
Nous pouvons également parfois remarquer l’influence de la variation géographique dans la production de certains énoncés :
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Pédaler dans la semoule
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Pédaler dans la choucroute
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Pédaler dans le yaourt
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Pédaler dans la cancoillotte (= fromage du Jura)
Ces différentes expressions présentent un sens analogue et l’élément lexical variable « semoule, choucroute, yaourt, cancoillotte » peut être produit par l’influence de la variété géographique ou bien encore de la diaphasique.
Ainsi dans le domaine de la phraséologie8 et de la parémiologie9 l’on verra que si la variante diatopique peut être une approche d’analyse, il n’en reste pas moins complexe d’établir des outils pour mesurer les différents types au sein des lexies complexes. Dans la suite de cet article nous ne nous centrerons que sur un type de lexie complexe (les proverbes) afin d’éviter les croisements entre les disciplines et les approches pour chaque type de séquence figée.
La variation appliquée aux proverbes
Parmi les lexies complexes, nous nous appuierons principalement dans cette partie sur des formes proverbiales et leurs différentes réalisations ou compilations dans des dictionnaires spécifiques à des dialectes ou langues en Espagne. Le proverbe a été pendant longtemps écarté des études linguistiques et lexicographiques ; aujourd’hui, il y est pleinement intégré, comme le prouve l’existence des domaines de la parémiologie et de la parémiographie.
Nous proposons une définition du proverbe, relativement unanime au sein des parémiologues, afin de ne pas nous étendre sur les nombreux débats et tentatives de taxinomie de l’énoncé proverbial. Les proverbes font partie de ce que l’on nomme communément les formes sentencieuses (ou encore gnomiques) car ils ont fréquemment un caractère dit prescriptif. L’énoncé proverbial est un texte clos, autonome et minimal (Anscombre 2012, 36) ce qui lui permet d’être indépendant des contextes particuliers où ils sont utilisés, pour devenir des phrases génériques, caractérisant des situations générales (Kleiber 1989, 241 et Anscombre 1994, 107).
Les travaux sur la variation diatopique des proverbes sont en plein essor et chaque jour les apports linguistiques et les recueils lexicographiques permettent de préciser davantage ce pan longtemps absent de la parémiologie et de la parémiographie. Les études menées proposent différentes approches en s’appuyant sur des théories mêlant dialectologie, sociologie, parémiologie, lexicographie, etc. Le pont créé entre proverbe et diatopie a permis d’ailleurs d’ouvrir un champ de recherche spécifique : la géoparémiologie.
Quels types de modifications pour les proverbes ?
Nous proposons ainsi un bref relevé de variantes de proverbes, en langue espagnole, élaboré à partir de différentes sources lexicographiques10 spécifiques aux proverbes des communautés péninsulaires. Nous verrons que la variation structurelle, d’un dictionnaire à un autre, pour un même proverbe, peut être de nature différente. La variation peut affecter simplement un élément interne du proverbe mais également une partie plus importante de l’énoncé proverbial.
Le signifiant d’un proverbe peut ainsi connaître des altérations (ou modifications) internes au niveau morphologique qui ne permettent pas réellement d’établir une étude comparative entre une langue et une autre. Prenons les exemples suivants11 :
Singulier ou pluriel
A días claros, oscuros nublados (Dictionnaire castillan, Junceda)
A día claro, escuro nubrado (Dictionnaire galicien, Conde Tarrío)
Amor de niño, agua en un cestillo (Dictionnaire castillan, Junceda)
Amors de nens, aigua en cistella (Dictionnaire catalan, Parés i Puntas)
Bien que les deux paires d’exemples proposent des énoncés dans des langues différentes, on observera un certain fonds parémique commun à des langues romanes qui cohabitent sur un même territoire. Le choix du singulier et/ou du pluriel n’influence en rien la sémantique du proverbe, qui est le noyau de son fonctionnement.
Les déterminants
L’utilisation ou absence de certains déterminants, d’un proverbe à un autre, pose la question de l’actualisation dans ce type d’énoncé. Selon les variétés de l’espagnol, l’on peut trouver une alternance entre l’utilisation de l’article défini et de l’article zéro.
Amigo, viejo; tocino y vino añejo (Dictionnaire castillan, Junceda)
El amigo viejo es como el vino añejo (Dictionnaire d’Estrémadure, Díaz Díaz)
En grammaire normative un substantif se doit d’être introduit en discours, pour passer du statut de substantif de langue à un substantif de discours. L’article défini a la particularité de pouvoir aussi bien spécifier que généraliser le substantif qu’il précède. Cependant le choix de l’article zéro dans les proverbes n’empêche en rien la généralisation que cette forme doit exprimer :
« L’article zéro (c’est-à-dire l’absence d’article devant un nom commun) fonctionne sémantiquement comme un refus d’actualisation. Ce qui veut dire que le nom commun doit être considéré de manière absolue, avec toute sa substance sémantique qui n’a besoin d’aucune classe d’appartenance (il est à lui seul sa propre classe), ni d’aucune spécificité. » (Pottier, Darbord & Charaudeau 2005, 132)
Le proverbe est une phrase générique qui permet de le réutiliser dans de nombreuses situations au-delà de ses énonciations antérieures. Certains chercheurs considèrent que l’omission de l’article permet de souligner davantage la généralisation du substantif qui représentera la catégorie générale, dans notre exemple « amigo », qui renverra à tous les sous-types de la catégorie. Dans le cas du proverbe c’est cette spécificité qui permettra de l’utiliser dans plusieurs contextes (Oddo 2013, 117-129).
Alternance entre divers suffixes
Cada maestrillo tiene su librillo (Dictionnaire castillan, Junceda)
Cada maestrico tiene su librico (Dictionnaire de Navarre, Iribarren)
Cada maestrín con su librín (Dictionnaires asturien, Castañón)
L’altération dérivative n’affecte que la structure sans altérer le sens partagé par les trois variantes. Ces trois variantes d’un même proverbe souligneraient l’utilisation des suffixes particulièrement riche en langue espagnole. À chaque variante régionale d’un proverbe correspondrait un suffixe, respecté dans les deux membres du proverbe, afin d’assurer une rime interne. L’origine du suffixe -ico serait d’extraction aragonaise (Darbord & Pottier 1994, 186-188), et nous pensons que la proximité entre la Navarre et l’Aragon pourrait être à l’origine d’un usage partagé. La dernière variante citée propose le suffixe -ín, qui tiendrait précisément son origine de la zone asturienne (Bedel 2004, 44).
Altérations d’éléments lexicaux
Ces changements au niveau du lexique sont les plus observés au sein des proverbes ainsi que des expressions figées. Ils se réalisent par l’alternance possible entre des mots choisis au sein d’un même paradigme ou d’un même champ lexical, considérés parfois comme synonymes ou para-synonymes.
A ti te lo digo, hijuela; entiéndelo tú, mi nuera (Dictionnaire castillan, Junceda)
A tí te lo digo nuera, pa que me lo entiendas suegra (Dictionnaire asturien, Castañón)
A ti te lo digo, Juan, pa’que m’entiendas, Pedro (Dictionnaire aragonais, de Jaime Gómez & de Jaime Lorén)
Cette famille de proverbes montre la présence d’une structure invariante qui sert de squelette syntaxique tout en proposant des éléments variables. Effectivement nous observons que les deux premiers exemples alternent entre des éléments lexicaux d’une même catégorie choisis dans les limites synonymiques que propose un même paradigme. Le patron structurel est respecté dans les deux variantes qui font intervenir un locuteur et interlocuteur en changeant uniquement la référence à la personne. L’on passe d’une relation « hijuela, nuera » à « nuera, suegra », qui sont tous des éléments qui renvoient aux liens familiaux.
La troisième variante est intéressante car elle garde, au regard des deux premières, une structure identique qui permet de l’identifier comme le même proverbe mais la modification des éléments lexicaux nous montre la mécanique de la variation dans les proverbes. Alors que les deux premiers exemples font varier le lexique au sein de la catégorie des noms communs, liée à la famille, nous observons que pour ce dernier exemple dès lors que c’est un nom propre (« Juan ») qui est retenu pour la première partie du proverbe, cela déclenche que le second élément lexical du proverbe soit sélectionné également au sein de la catégorie « NOM PROPRE » (« Pedro »).
L’on trouve de nombreuses familles de proverbes qui font ainsi alterner un élément lexical dans le premier membre du proverbe, ce qui suppose également la variation d’un élément lexical dans le second membre.
Altérations structurelles
L’un des types de variation, ou modification interne, que la catégorie du proverbe permet est celle qui consiste à tronquer une partie du proverbe. Ainsi l’on passe d’un énoncé qui présente deux parties à une lexie unimembre sans que le sémantisme proverbial disparaisse.
En todas partes cuecen habas, y en la mía, calderadas (Dictionnaire castillan, Junceda)
En todas partes cuecen habas (Dictionnaire de Navarre, Iribarren)
Certains proverbes perdent ainsi une partie de leur signifiant dans le temps, ou bien dans certaines aires géolinguistiques, sans qu’il y ait une véritable volonté de la part du locuteur. Certains énoncés finiront par se lexicaliser en leur forme écourtée, bien qu’ils puissent continuer à être recensés – comme nous l’observons ci-dessous – sous leur forme complète dans des dictionnaires régionaux.
A las diez, en la cama estés (Dictionnaire castillan, Junceda)
A las diez en la casa esté, y si es de día la olla cocía (Dictionnaire d’Estrémadure, Díaz Díaz)
Ce phénomène est connu comme la troncature qui consiste en une variation qui a lieu généralement en discours. Ce type d’altération formelle permet de voir que le proverbe ouvre un champ de possibilités variationnelles au niveau pragmatique. Dans la mesure où les énoncés proverbiaux sont des lexies complexes mémorisées dans le bagage lexical et culturel d’un locuteur, ils peuvent être utilisés dans des contextes de communication à des fins spécifiques :
« Cette possibilité lui est offerte par la nature même de ces énoncés stéréotypiques, qui fonctionnent comme un code référentiel commun au locuteur et à son destinataire. Cette caractéristique particulière des proverbes est primordiale […]. Certains proverbes se manifestent ainsi dans le discours avec un signifiant réduit, notamment ceux qui présentent une binarité de surface puisqu’ils sont composés de deux membres, l’un appelant l’autre par le jeu du code linguistique commun et de l’intertextualité. Parmi les occurrences de ce phénomène, il faut déjà établir une première distinction : cet effacement peut être volontaire de la part du locuteur et prend alors la forme d’une stratégie dont le but est d’établir une situation particulière avec le récepteur. » (Oddo 2013, 154)
La troncature d’un proverbe pourra alors être un moyen d’interpeller l’interlocuteur en lui demandant de faire un effort pour compléter le proverbe ou bien d’établir un échange d’intercompréhension sur un terrain commun.
Le détournement des proverbes : un (nouveau) type de variation ?
Nous souhaiterions fermer ce travail en évoquant un procédé – appelé détournement ou encore défigement – rencontré dans différents travaux menés12 sur les lexies complexes en règle générale. Le phénomène du détournement consiste en une manipulation lexicale et syntaxique de ces unités polylexicales entraînant une modification du sens originel. Il s’agit d’un acte volontaire dans le but de créer une nouvelle structure avec un effet de sens particulier. Le défigement est ainsi avant tout un jeu que permet le langage, utilisé par le locuteur pour créer un espace précis de communication avec son interlocuteur. À la différence des variations que nous avons observées auparavant dans cet article, ce procédé joue sur un détournement structurel qui agit principalement sur le sémantisme de la forme.
Pour permettre le décodage d’une forme transformée, il faut, au préalable, une connaissance mutuelle, de la part du locuteur et de l’interlocuteur, de la lexie complexe de départ. Si le destinataire connaît la forme originelle détournée dans un contexte donné, son regard se posera inévitablement sur la nouvelle forme. Ainsi, ce procédé est utilisé fréquemment dans la presse ou pour certains titres de livres, pour attirer le regard du lecteur sur un article.
L’on trouve des expressions ainsi que des proverbes détournés dans les films, les publicités, etc. :
Proverbes défigés
Chassez le naturel, il revient au galop : Chassez le naturiste, il revient au bungalow (Film Camping, 2006)
Aide-toi, le ciel t’aidera : Aide-toi, Contrex t’aidera (Publicité pour l’eau de la marque Contrex)
Expressions défigées
Parle à mes fesses (mon cul), ma tête est malade : Parle à ma tête, mon corps est malade (Titre d’un livre traitant des migraines)
Nous postulons que la capacité des expressions et des proverbes à être détournés est une forme de variation qui mérite une place plus importante dans les études parémiologiques et phraséologiques.
Conclusion
La prise en compte de la variation, qu’elle soit interne ou externe, est devenue un incontournable des études linguistiques. Les études ne peuvent certes pas englober tous les facteurs ni tous les niveaux d’une langue mais chaque analyse précise les enquêtes déjà menées. Considérer le concept de variation, au-delà du processus interne à toute langue, c’est légitimer toutes les unités langagières en s’échappant du canon normatif et académique défendu depuis de nombreux siècles.
La sociolinguistique, souvent appuyée par la psycholinguistique, propose de nombreuses approches qui prennent en compte plus principalement les dimensions diaphasique et diastratique. Les dimensions diachronique et diatopique semblent bénéficier d’analyses plus spécifiques par rapport aux autres types de variation. La géolinguistique connaît ainsi un regain d’intérêt, chaque jour grandissant, qui se répercute dans des travaux de tous types. Le travail sur l’espace, ou les aires géographiques, a permis, comme nous l’avons vu, de traiter des unités de langue de niveaux différents. Le recensement de diatopismes (lexies simples) propres à des langues dans différentes zones régionales et/ou dialectales, ainsi que de langues qui se parlent dans plusieurs pays, plus ou moins éloignés, prouve qu’il existe toujours un certain continuum. Toute étude comparative de l’usage d’une langue au sein d’un même territoire ou pas, où cohabitent dialectes et langues, amène à considérer les créations qui émanent de ces contacts ou éloignements, comme du partage commun d’une base standard.
Cette contribution s’est écartée des travaux diatopiques au niveau du mot, pour se déplacer sur des constructions polylexicales, au sémantisme codé et fixé dans la langue. Dès lors que nous passons du traitement d’une lexie simple à celui d’une lexie complexe, cela revient à considérer un fonctionnement structurel et sémantique distinct. La variation diatopique, appliquée aux lexies complexes, a donné lieu récemment à des études très riches et des résultats encourageants pour la suite de la recherche dans ce domaine. Les proverbes, les constructions verbales et les expressions figées sont manifestement des matériaux qui appellent au traitement de la variation, au-delà de l’espace géographique. Le détournement des lexies complexes (qui a d’ailleurs déjà éveillé la curiosité de bon nombre de chercheurs) gagnerait à être considéré comme un type à part entière de variation, ou du moins comme la forte ouverture de la langue que ces séquences ne font que souligner. De plus, si ces différentes analyses pointent du doigt la flexibilité d’une langue, elles prouvent également l’existence de matrices (ou modèles) invariantes, relevant de longs processus de lexicalisation et d’institutionnalisation.
L’intérêt porté aux différentes dimensions de la variation, et à ses divers facteurs, démontre l’importance et la légitimité à accorder aux régionalismes et aux productions qui se créent lorsque plusieurs langues/dialectes sont en contact. Ces travaux, tous confondus, amènent également à considérer la langue dans sa pluralité, et à l’analyser au prisme non d’une discipline, sinon dans une interdisciplinarité qui se munirait de divers outils. La langue étant en constante évolution et adaptation, la variation est ainsi un champ inépuisable qui ne demande qu’à être cultivé davantage en tous points de vue.