Introduction
Les problèmes de santé, loin d’être un apanage de la médecine, relèvent largement des sciences de la société, car c’est au sein de la société et par elle que ces problèmes émergent et sont pris en charge. Chaque communauté humaine se présente donc à cet égard sous un jour différent, selon les conditions épidémiologiques qu’elle subit, selon ses structures sociales, son environnement, ses capacités économiques, son système de santé. Ce dernier doit être entendu au sens le plus large, c’est à dire constitué de l’ensemble des pratiques et des personnes auquel la société reconnaît la capacité de soigner des malades, quelle que soit la tradition culturelle à laquelle ils renvoient.
La Guyane a le redoutable privilège d’offrir un des tableaux les plus complets de la diversité possible des modes de relation possibles entre des pathologies et les populations qui les subissent. Microcosme fait de situations multiples, concentrant en elle la plupart des problèmes de santé publique et d’anthropologie médicale de notre temps, elle cumule des questions et des problèmes que l’on trouve rarement rassemblés dans un espace aussi restreint.
Une forêt tropicale humide et ses populations, des espaces urbains aux niveaux d’aménagement très inégaux, allant de l’habitat de haute qualité aux habitats spontanés précaires, des zones rurales côtières précaires : tout cela se combine avec des flux migratoires importants, venus de plusieurs horizons géographiques, culturels et sociaux, et avec un changement très rapide apportant de façon marquée les effets de la modernité. De la pathologie infectieuse la plus anciennement implantée sur le territoire, aux pathologies de la modernité, c’est tout l’éventail des possibles qui se trouve réuni ; et la diversité culturelle, assortie des convergences de la créolité, offre à la maladie une multitude de conditions de développement comme de réponses.
La tâche offerte à une anthropologie médicale de la Guyane est donc immense. Travail nécessaire, car les dimensions sociales et culturelles de la maladie prennent dans cette diversité une importance pratique en termes de gestion de la santé publique et d’éducation pour la santé. Bien plus : les comportements face à la maladie signifient plus que des soins. Ils peuvent aussi affirmer des valeurs culturelles.
Cette réalité sociale pose au médecin des questions devant lesquelles il est souvent pris au dépourvu, malgré l’efficacité croissante de sa pratique. Jamais en effet la médecine n’a disposé d’un arsenal thérapeutique et diagnostique aussi puissant. Cependant les doutes et les insatisfactions montent. Il y a la peur spontanée devant sa puissance technologique et devant les risques qu’elle peut faire courir dans certains cas. Il y a aussi l’habitude de ses victoires qui rend mal acceptables ses défaites.
D’autres causes d’insatisfaction sont plus fondamentales. Elles tiennent aux difficultés d’articulation des techniques médicales avec la réalité sociale la plus concrète : les soins sont très inégalement accessibles, selon les individus et les groupes concernés ; l’organisation des systèmes de santé évolue d’une façon qui déconcerte praticiens et malades et qui renforce souvent ces inégalités ; enfin l’ampleur des moyens mis en œuvre, si efficace dans certaines maladies très graves, semble s’accompagner d’un certain effacement des rôles quotidiens plus traditionnels de la médecine, ce qui déçoit l’attente des patients.
Le milieu urbain est à cet égard le lieu des tensions les plus fortes et il en est le révélateur privilégié. En effet, il conjugue à la fois le maximum de ressources médicales et le maximum de problèmes sociaux qui perturbent l’accès à ces ressources. Or, tandis qu’ils sont bien armés pour l’usage des techniques de soin, les responsables des politiques de santé avancent à tâtons dans le tissu social où ils opèrent. Comment démêler sa complexité ? Comment analyser l’interférence de l’économique, du culturel et des modes de structuration des groupes sociaux ? Comment identifier les divers niveaux et les diverses sources de décision en matière de soin ? Que faire de l’enchevêtrement de l’ethnique ou du religieux avec les changements de la société globale ?
Tous ces faits ont des incidences à la fois sur la santé, et sur la façon dont la population la gère. Aussi, la santé publique se doit-elle de prendre en compte la diversité et la fluidité du milieu urbain. On a pu parler à cet égard d’une « territorialisation des problèmes sociaux », tant le milieu urbain est divers et mouvant. On rejoint là une démarche familière à l’anthropologue, qui s’étonne parfois de la sous-utilisation de ses méthodes et de ses concepts par ceux qui sont en charge des décisions en matière de santé.
Tout cela nous indique le panorama de ce que doit assumer l’anthropologie, à plusieurs niveaux :
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celui d’une anthropologie générale, qui contribue à identifier des zones de tension et de changement souvent peu apparentes au premier regard ;
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celui d’une anthropologie médicale étudiant l’univers du sujet face à la maladie, décryptant la logique de ses conduites de diagnostic et de soin et les ressources du milieu.
Il convient de préciser que dans ce qui suit, ce n’est pas le regard « de l’anthropologie » qui est en œuvre, mais plutôt le regard « d’un anthropologue », du moins en ce qui a trait à la Guyane. Car ce qui suit reflète largement une expérience personnelle faite d’observations anthropologiques effectuées pendant plusieurs décennies dans l’ensemble des sociétés « créoles » de la Caraïbe et de l’océan indien, et d’une activité médicale exercée à la Martinique et un peu en Guyane. Elle s’appuie sur la conduite de recherches faites en Guyane par des chercheurs avec qui j’ai pu collaborer, et auxquels leur longue pratique du terrain a donné une autorité devant laquelle ma propre expérience s’efface : Étienne Bois, Bernard Chérubini, Catherine Gorgeon, Bernard Taverne, Jean Chapuis, Sandrine Manusset, Estelle Carde. Regard donc où l’effort de connaissance scientifique est accompagné par cette dose de subjectivité qu’a nécessairement le clinicien du social, au carrefour de la théorie générale et de l’intuition née de l’expérience.
Regard posé sur quoi, comment, et pour quoi ?
1. Dimensions de l’anthropologie médicale
La maladie est certes un fait biologique, inscrit dans le dysfonctionnement d’un corps, qu’il soit envahi par des agents infectieux ou parasitaires, intoxiqué, ou atteint par des lésions dues à l’hérédité ou à l’âge. Elle est aussi un fait social, qui se traduit par des perturbations dans le travail, et dans les responsabilités familiales et sociales et qui donne lieu à des interprétations individuelles et collectives.
L’anthropologie de la maladie se situe sur la ligne de crête trop peu fréquentée qui relie le biologique et le social. On peut donc lui reconnaître schématiquement deux dimensions, l’une à prépondérance biologique, l’autre à prépondérance socioculturelle, distinction qui n’empêche pas que les phénomènes soient très intriqués dans la réalité quotidienne.
1.1. Une dimension bioculturelle
Comment la culture et la société participent-elles à la prévalence de diverses pathologies ?
Bien des maladies traduisent la réaction de l’organisme aux effets biologiques du jeu complexe des conduites humaines, qu’elles concernent les choix alimentaires, le travail, l’habitat, ou l’organisation des rapports avec l’environnement. D’une façon globale, il apparaît qu’à chaque mode d’adaptation socio-économique (de celui des chasseurs-cueilleurs à celui des villes contemporaines) répond un profil épidémiologique, une « pathocénose » qui lui est propre. La Guyane est à cet égard d’une diversité toute particulière et elle exige une grande souplesse dans les références nécessaires à l’interprétation de ce qu’on peut y relever.
Les maladies infectieuses des populations forestières de l’intérieur sont essentiellement celles qui disposent de réservoirs animaux (arbovirus, rickettsioses, salmonelloses) ou qui ont une évolution de longue durée (tuberculose, lèpre, tréponématoses) alors que les pathologies aiguës qui exigent une transmission directe d’individu à individu ne trouvent leurs conditions de développement que dans des structures sociales et démographiques caractérisant des populations denses, rurales et surtout urbaines (virus grippaux, variole, rougeole, rubéole, virus respiratoires), mais peuvent connaître des passages foudroyants lors de contacts avec les populations précédentes.
Mais si elle veut aller au-delà de ces liens globaux, l’épidémiologie ne peut se satisfaire des seules analyses quantitatives qui ne l’informent qu’en probabilité ; elle développe alors sa dimension qualitative afin de préciser les enchaînements de causalité qui relient une situation locale ou une conduite culturelle à une pathologie donnée. Il apparaît alors que les pratiques qui participent à ces enchaînements traduisent non seulement les conditions matérielles ou économiques des individus, mais fort souvent leurs valeurs culturelles.
La façon dont le développement d’une pathologie peut être influencé par les comportements des habitants et la conduite des autorités dans une ville tropicale apparaît bien dans les épidémies qui se sont développées depuis plusieurs années. Un écosystème urbain est sensible à des pratiques culturelles ; la Guyane et le Brésil en ont fait l’expérience, car l’écologie urbaine joue un rôle majeur dans leur développement, et cette écologie urbaine est une écologie humaine au point que l’on a pu dire que la dengue est une « man-made disease » (Clegg et Garlick, 1980), une maladie construite par l’homme1. Issue de la forêt tropicale, elle s’est installée dans de grandes villes tropicales qui lui offrent de nouvelles conditions favorables d’environnement : l’incidence de la maladie dépend certes de la présence de l’agent transmetteur qu’est l’Aedes aegypti. Mais ce moustique ne se répand qu’en raison de la disponibilité de nouvelles zones de pontes et de sa capacité à s’y adapter.
L’expansion très rapide des villes tropicales, et en particulier de leurs quartiers d’habitat spontané, peu ou pas viabilisés, et où l’alimentation en eau est aléatoire a été une première condition à l’expansion du moustique. Aux réserves individuelles d’eau, déjà capables d’attirer les femelles pondeuses, se sont ajoutés des contenants involontaires, très divers, autant en raison de la nature des matériaux d’un habitat précaire que de la présence de détritus porteurs d’anfractuosités suffisantes pour former des poches d’eau. Les femelles du moustique, qui ne pondaient autrefois que dans des anfractuosités des arbres de la forêt (initialement en Afrique), se sont adaptées aux sites de grandes épidémies de dengue, avec des formes hémorragiques, se sont ainsi développées depuis 1954 (aux Philippines) et ont atteint la Thaïlande, Singapour, la Malaisie, le Vietnam. Bien que touchant aussi des zones rurales ces épidémies ont eu un caractère essentiellement urbain.
Ce qui nous intéresse ici, c’est qu’on a relevé des différences importantes dans la présence du moustique au sein d’un ensemble urbain apparemment homogène. Ces différences traduisent l’impact de variations de l’habitat parfois à peine décelables, entre les quartiers de la ville. Ce ne sont ni le climat ni la nature du sol qui sont alors en cause, mais les comportements des habitants vis-à-vis du stockage de l’eau. Certains comportements favorisent et d’autres entravent la prolifération des moustiques. Comment ? Un simple exemple suffira, observé avec soin en Malaisie (Macdonald, 1980) : les quartiers chinois y recèlent toujours le plus grand nombre de points d’entreposage d’eau susceptibles d’être contaminés, et cela même lorsque l’alimentation publique en eau est suffisante. De multiples pots, jarres et éléments décoratifs forment autant de gîtes favorables aux moustiques, dont la prolifération est nette dans ce contexte. Chez les Malais, au contraire, ce n’est que lorsque manque l’adduction publique d’eau que les maisons ou leurs cours hébergent des récipients pleins d’eau, qui sont des gîtes potentiels. Mais les choix culturels ne poussent pas à leur multiplication. Le cas extrême est celui des Indiens, chez lesquels on relève toujours très peu de jarres, généralement une jarre unique, même en l’absence d’adduction d’eau. Bien plus, en liaison avec des valeurs religieuses, cette eau n’est jamais conservée et le contenu de la jarre est renouvelé chaque jour. Il résulte de ces faits des différences statistiques significatives dans la multiplication des moustiques et donc dans la possibilité de diffusion de l’épidémie lorsqu’elle se développe. La culture entre ainsi pleinement dans la modulation du risque.
De telles constatations sur le lien culture/pathologie ont été faites à propos de beaucoup d’autres maladies (leishmaniose, paludisme, maladie de Chagas, etc.). Elles incitent à souligner le fait que puisque la santé en milieu urbain est à ce point en relation avec des comportements humains, il ne suffit pas de s’intéresser aux vecteurs, mais il faut aussi connaître ces comportements, et agir sur eux. Cela a d’ailleurs été fait assez souvent lors des campagnes de lutte contre le chikungunya.
À ce propos, l’anthropologue s’interroge : pourquoi sait-on tant de choses sur le cycle des parasites, et si peu sur les mécanismes influençant l’impact des conduites humaines sur la prévalence des maladies ? Le déficit de sciences sociales est patent, au point que beaucoup de grandes entreprises de santé publique achoppent sur les « résistances » des acteurs sociaux et sur les inconnues des « facteurs culturels » qu’elles invoquent sans les étudier. En Guyane, le domaine à explorer est immense et des travaux d’anthropologie médicale appliquée peuvent apporter encore bien plus que ceux qui ont déjà été effectués. Vaste sujet pour l’épidémiologie socioculturelle et l’anthropologie.
1.2. Une dimension socioculturelle
Orientée cette fois dans une tout autre direction, l’approche anthropologique se tourne aussi vers l’appréhension de la maladie vécue, comme fait social et culturel.
Il s’agit, dans le contexte spécifique d’un groupe social donné, de comprendre ce qui fonde les conduites des individus en matière de santé et de maladie : la perception et la définition locale de la maladie et de la santé, les imputations étiologiques, le choix des malades entre les offres des divers thérapeutes et le rôle respectif de ces derniers, la part des activités religieuses dans la gestion des problèmes de santé physique et surtout mentale. La maladie, fait biologique et fait social, ne peut en effet être comprise, et assumée, que si l’on est capable de saisir ces deux parties d’elle. Autant la médecine a fait de progrès pour saisir sa part biologique, autant elle doit maintenant accéder à une saisie du social, qui ne soit ni superficielle ni globalisante.
Il s’agit d’abord de comprendre comment se construisent dans une société donnée les conduites de soin. Comment en particulier les individus se déterminent-ils au sein de l’offre de soin, professionnelle ou traditionnelle, comment leurs conduites construisent-elles un pluralisme de facto à travers l’usage simultané du recours au médecin, aux guérisseurs, aux religieux les plus divers ? Il s’agit donc de contextualiser le domaine de la santé, de ses pratiques populaires comme de ses techniques les plus modernes, en les situant dans la réalité sociale et culturelle où elles sont enchâssées.
L’anthropologie, par sa démarche « au ras du sol » observe ces unités élémentaires du social que sont les rencontres et les échanges entre les personnes, et pénètre dans le vécu des individus. Elle rend compte des interactions entre individus, en vue de déceler les codes et règles informels qui organisent leurs rapports et leurs conduites.
Elle aborde aussi des sous-unités sociales directement observables telles que la famille, le voisinage, les réseaux sociaux.
Ainsi devient-elle la partenaire de la santé publique. D’autant plus que, comme le fait ressortir une excellente synthèse récente (Fassin 1998) les figures urbaines de la santé publique sont à la fois matérielles et représentées. La santé publique n’implique pas seulement la gestion de la dimension matérielle, mais aussi la prise en compte de sa construction mentale par des acteurs sociaux différenciés. Bien plus, ainsi que le précise le même auteur, « la “nouvelle santé publique” quoi qu’elle en dise, s’adresse principalement, quand ce n’est pas exclusivement, aux victimes de la “nouvelle question sociale”. » (Fassin, 1998, p.42), et, ces victimes, il importe de la connaître dans leur contexte social au moins autant que dans leurs antécédents médicaux.
La médicalisation actuelle des problèmes sociaux implique alors que les responsables du champ médical pénètrent dans le champ du social. Non seulement dans celui des grandes régularités sociales, mais plus encore dans celui des interactions quotidiennes qui fondent les décisions des individus et qui viennent incarner dans leurs comportements, leurs atteintes, leurs demandes et leurs choix les grandes forces à l’œuvre dans la société, et dans la ville en particulier.
De plus, fait important, la maladie, tel qu’elle est vécue ne correspond que partiellement à la maladie telle qu’elle est définie par les médecins ou par les administrateurs de la santé. La maladie est certes un état, mais cet état est lui aussi représenté. Demandes et attentes portent de façon inextricable sur cet état et sur cette représentation, elle-même ancrée dans la façon dont la culture et la société « construisent » la maladie.
Il existe enfin une dimension non négligeable, surtout en société polyethnique, c’est la dimension identitaire. Il y a dans la maladie et dans les médicaments ce qui est de « nous » et ce qui est des « autres ». La quête des soins peut conduire vers ceux des « autres », mais elle n’efface pas le diagnostic effectué au sein du « nous », ni les soins complémentaires qui l’accompagnent (pour un exemple en Guyane, voir Taverne 1996). Toute une anthropologie de la maladie et du soin rencontre ainsi l’affirmation identitaire, qui n’est pas pour rien dans la valorisation locale de ce patrimoine plus culturel que technique que sont les « médecines traditionnelles ».
Ces visages multiples de la maladie et de la santé publique, dès que l’on pénètre dans la constituante sociale de leur territoire, sont indissociables de leur connaissance et de leur prise en charge. De ce fait, c’est le territoire de la maladie qui prend une autre dimension que celle à laquelle le médecin est accoutumé. Ainsi que le note Didier Fassin (1998), il existe une véritable « ville de la santé publique » qui comporte trois espaces : le territoire politique où les divers aspects de l’hygiène sont administrés par les pouvoirs publics, une cité civique où la santé publique concerne les citoyens et enfin un lieu symbolique, lieu pathogène porteur du stress et du mal-être. La circulation des responsables de la santé, administrateurs ou médecins, entre ces trois espaces se fait souvent à l’aveuglette ; d’autant plus que ces espaces sont eux-mêmes subdivisés, dans des villes polyethniques, et marqués par de grandes inégalités sociales. Éclairer cette fragmentation et les réseaux qui en lient les fragments est l’une des tâches de l’anthropologue lorsqu’il œuvre en collaboration avec les responsables politiques et administratifs de la santé.
2. Évocation de quelques thèmes d’une anthropologie médicale en Guyane
C’est à partir de ces généralités que l’on doit se demander si la Guyane ne bénéficierait pas d’un programme d’intégration systématique de la démarche anthropologique à l’approche de la santé, au-delà des efforts qui ont déjà été faits. Ceci pour l’efficacité de la planification sanitaire, pour l’identification de lieux stratégiques de risque et pour que l’accessibilité des populations à l’offre de soin se fasse au mieux, par delà les obstacles culturels.
En milieu urbain, anthropologie et sociologie urbaine construiraient alors la trame d’une logique d’action pour la santé, le support de l’éducation pour la santé et un moyen d’améliorer la prise en compte des divers chaînons sociaux qui participent à la construction de l’environnement.
On se contentera ici d’évoquer quelques thèmes qui pourraient être abordés par cette anthropologie médicale de la Guyane :
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La dimension socioculturelle de l’épidémiologie a déjà été sérieusement prise en compte face au sida. L’ampleur du problème en Guyane a conduit à de très nombreux travaux, qu’ils soient anthropologiques, sociologiques, ou épidémiologiques. C’est là un domaine que le caractère aigu des questions posées, l’ampleur de la menace, la conscience de la part importante des faits comportementaux et sociaux dans la diffusion de la maladie ont placé en pointe dans ce type de collaboration. Peut-être l’avènement des multithérapies, et le passage du sida à l’état d’une maladie presque comme les autres ont-ils affaibli le poids des associations et la demande sociale ? Le risque de manque de vigilance peut alors peser lourd, d’autant que les zones de la société les plus menacées sont justement celles où le niveau des connaissances et les types de comportements amplifient la menace.
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Il est un territoire peu exploré dans la pathologie tropicale concernant la Guyane, ce sont les intersections des cycles biologiques des parasites et de virus avec les structures des comportements humains. En tenir compte implique une bonne épidémiologie descriptive, incluant une épidémiologie anthropologique et une éco-épidémiologie. Les formes d’habitat, les conduites des individus dans l’entretien et la gestion de l’environnement, les croyances relatives aux étiologies, mais aussi l’éducation pour la santé doivent faire l’objet d’études fines de terrain, où l’éco-épidémiologie plonge à la fois dans ses pratiques les plus classiques et dans l’épidémiologie socioculturelle telle que nous l’avons évoquée plus haut.
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L’attention récemment attirée sur le risque mercuriel induit elle aussi la nécessité d’une approche qui sache combiner l’enquête anthropologique (qui, quand, comment, pourquoi ?), l’analyse politique à l’enquête plus explicitement éco-toxicologique. L’usage du mercure non seulement dans l’exploitation aurifère, mais semble-t-il dans certaines préparations médicamenteuses traditionnelles demande une étude poussée (Taverne, communication personnelle).
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On pourrait passer ainsi en revue une série de pathologies, parasitaire, infectieuse (lèpre), nutritionnelle, mentale et on jugerait combien faibles sont nos connaissances sur les faits sociaux ainsi que sur les valeurs et les choix culturels, qui participent de façon souvent décisive à l’arbre de causalité qui régit l’apparition et la prévalence de ces pathologies. La coupure entre les connaissances en sciences naturelles et en biomédecine qui se sont beaucoup développées, et les sciences sociales de la santé qui n’ont pas assez connu d’application en Guyane se traduit par des nappes d’ignorances que, telles des nappes de brouillard, les responsables doivent traverser en tâtonnant alors que des recherches systématiques contribueraient à les disperser.
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Tout mode d’organisation sanitaire est un système social, formé d’individus qui y tiennent des rôles prédéfinis. On connaît mal la sociologie de ces soignants, et encore moins celle de leurs modes d’interaction réelle avec la population. Une anthropologie des professions de santé en Guyane reste à faire. Elle révélerait certainement une diversité bien plus grande que le simple tracé des organigrammes ne le montre. Elle permettrait de situer les attentes, les blocages, les succès et les dysfonctions. En milieu urbain elle permettrait de déceler la place des soignants dans la gestion des malheurs et malaises proprement sociaux et les formes que prend la médicalisation des problèmes sociaux.
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L’évolution récente des religions, la présence croissante d’Églises d’inspiration chrétienne, dont l’essor est massivement urbain, et qui fait appel au cœur de leurs cultes à un discours de guérison, représentent un fait tout à fait fondamental, et dont les concepteurs de la planification de la santé négligent souvent l’importance. La représentation de la maladie, les décisions consécutives aux interprétations étiologiques des maux, mais aussi l’encadrement de personnes en état de détresse psychologique, demandent cependant que l’on prête une bien plus grande attention aux dimensions religieuses de la prise en charge du mal, et en particulier des problèmes mentaux.
Le lien entre le changement social, l’urbanisation, la détresse individuelle et l’essor de ces mouvements est étroit2. Les formes que divers cultes de guérison prennent dans l’environnement de la Guyane, et leur impact en Guyane même entrent pleinement dans le champ d’une anthropologie de la maladie, La pathologie mentale offre d’ailleurs certains profils particuliers, par exemple en matière de suicide, qui mériteraient une investigation poussée. Il en va de même quant à la diversité de ses manifestations chez des immigrés récents et des problèmes que cela pose aux soignants. -
Un autre domaine s’impose, qui tient à la structure de la population. À lire divers travaux médicaux, on décèle deux pièges opposés. L’un est celui qui conduit à adopter pour des fins statistiques une vision homogène de la population ou du moins à ne prendre en considération que des contraste simplificateurs (ville/campagne ; immigrants/population locale, etc.). L’autre est celui de l’ethnicisation, qui ramène à une identité ethnique toute définition d’appartenance des individus, au point que l’ethnicité paraît leur mode majeur d’inscription dans la société. Le tableau est plus nuancé, et les frontières moins nettes qu’on ne le dit, entre riche et pauvre, entre immigré et population générale, entre autochtone et allogène, entre adeptes du moderne et adeptes du traditionnel. L’uniformisation de la population au gré des normes administratives, sous le masque de l’égalité, génère, faute de connaissance de la réalité culturelle et sociale des discriminations de fait et des inégalités dans l’accès aux soins. La recherche anthropologique fait alors ressortir – et espère contribuer à corriger – le décalage entre les cadres institutionnels et la réalité d’un contexte précis (Carde, 2016). Car il faut combler les brèches dans les savoirs lacunaires sur les pratiques discriminatoires dans les systèmes de santé. L’approche fine du réel par l’analyse de réseaux permet le recroisement entre territoire et unités sociales ; elle permet aussi le recroisement entre faits ethniques et faits de classe sociale ; elle offre enfin prise à la réalité spécifique de la créolité, cette capacité d’interconnexion, de passage, de fusion qui ne peut se suffire d’une vision abstraite. Ces réseaux sociaux sont ceux par lesquels circulent des informations, des biens, et par lesquels la convergence créole transcende souvent les barrières explicites.
En matière de représentation de la maladie et de conduites de soin, c’est là que s’enracine le pluralisme médical déjà évoqué, et qui opère sans doute au sein de la société guyanaise comme dans toute la Caraïbe et une grande part de l’Amérique du sud.
Conclusion
Les décisions et les conduites en matière de santé s’inscrivent ainsi dans une dialectique entre les données dont disposent les pouvoirs publics et la réalité sociale locale. Or, même si la décentralisation rapproche les décideurs des populations, elle ne pousse pas nécessairement à la prise en compte de la fragmentation et de la diversité locale des problèmes sociaux : à cet égard aucune approche générale et macro-sociale n’est suffisante, qu’il s’agisse d’épidémiologie ou d’administration. Le raffinement des techniques de diagnostic et de soin qui caractérise l’évolution de la biomédecine doit alors s’accompagner d’un raffinement identique de la connaissance du social et du culturel dans lesquels la maladie prend forme et sens.