Dislocations textuelles et reconfigurations identitaires dans Humus de Fabienne Kanor

Dominique Aurélia

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Dominique Aurélia, « Dislocations textuelles et reconfigurations identitaires dans Humus de Fabienne Kanor », Archipélies [En ligne], 3-4 | 2012, mis en ligne le 15 décembre 2012, consulté le 30 avril 2024. URL : https://www.archipelies.org/1727

Cet article propose d’examiner la mise à l’œuvre d’une poétique du chancellement et de la dislocation des corps et des esprits telle que Fabienne Kanor la déploie à travers le roman Humus. Texte polyphonique, éclaté, fragmenté, Humus se révèle une mise en récit de mémoires narratives qui déroutent le lecteur jusqu’à la mise en lumière d’une refondation de la mémoire.

This paper examines the use of the poetics of staggering and the dislocation of bodies and minds as Fabienne Kanor stages it through her novel Humus. A polyphonic, disrupted and fragmented text, Humus is the tale of embedded narrative memories which confuse the reader into a textual maze until memory is re-established.

À partir d’une note succincte rédigée par un capitaine négrier nantais en 1774, Fabienne Kanor retranscrit l’histoire multiple et fragmentée de quatorze captives ayant choisi l’effacement dans les eaux du Middle Passage. Écrit en 2006 par une jeune Antillaise entre France et Afrique, Humus explore les thématiques de race, d’histoire et d’identité. Comme d’autres écrivains caribéens en diaspora, Kanor tente d’imaginer et de recréer les traces invisibles englouties par la Traversée. Dans ce roman, Fabienne Kanor dégage les rapports entre espace objectif et espace intérieur tels qu’ils se dessinent au fil de ce qui est un assemblage polyphonique de paroles données et rendues depuis le chronotope de la cale.

Il s’agit ici d’examiner comment l’écrivaine met à l’œuvre la poétique du chancellement et de la dislocation des corps et des esprits afin d’élaborer la réorganisation des structures mentales. Fabienne Kanor met en lumière la nécessité de procéder à un démontage textuel à travers une poétique de l’enlacement et de l’éclatement, jusqu’à la refondation d’une mémoire.

D’entrée de jeu, l’auteure attire l’attention du lecteur sur l’instabilité narrative à laquelle elle le convoque à travers l’accumulation des éléments paratextuels : la première épigraphe est adressée « Aux chers miens, à mon bon capitaine » ; la seconde est un fragment traduit de l’anglais du poème de Derek Walcott, The Sea is History, suivie de l’extrait du journal de bord rédigé en 1774 par Louis Mosnier, capitaine du bateau négrier Le Soleil (le bon capitaine auquel Kanor dédie le récit qui va suivre), extrait qui authentifie l’histoire qui sera contée, procédé qui rappelle les récits d’esclaves écrits au xviiie et xixe siècle aux États-Unis (Mary Prince, Harriet Jacobs), puis l’avertissement de l’auteure qui insiste sur la parole dénouée, sur l’aporie : cette histoire n’est pas une histoire, nous dit-elle, mais un poème. Il n’y aura ni chiffres ni action, mais des bégaiements dans une langue qui hoquette. S’ajoute, enfin, une chanson de marin dans une langue patoisée.

Ainsi, au seuil du récit, le principe du dialogisme bathktinien (1978) est mis en œuvre, instaurant une dislocation textuelle par le jeu de l’imbrication des langages et des langues au projet d’un récit à la recherche d’un genre à soi. Dès lors, la narration est appelée à agencer les ressources de l’hétérophonie (plurivocalité) et de l’hétérologie (pluralité des langages). La parole sera donnée aux captives, une parole entrecoupée par l’intrusion de l’auteure sous différentes figures : celle de la narratrice (didascalies, indications scéniques) ou celle du personnage (elle est la dernière des « voix » : l’héritière).

Sa poétique de la trame ne s’inscrit sur aucun tissage. C’est une figure qui se déploie et s’entrelace, s’assemble et se rompt à l’image des personnages : si l’on se réfère au journal du capitaine Mosnier, on apprend qu’« il se serait jeté de dessus la dunette à la mer et dans les lieux, 14 femmes noires toutes ensemble et dans le même temps, par un seul mouvement. » De ce rapport figé et sans émotion, Kanor va opposer un ensemble de vérités qui s’entrechoquent, se disloquent pour n’en faire qu’une, qui se révèle être l’enjeu littéraire de l’auteure : la construction poétique du fragment qui pointe vers ce qui n’est pas écrit, qui souligne la zone du blanc comme un lieu d’écriture. Cet enchâssement se reflète dans la structure en miroir du roman où chaque femme prend la parole et développe un récit singulier et néanmoins semblable. Tour à tour, la muette, la vieille, l’esclave, l’amazone, la blanche, les jumelles, l’employée, la petite, la reine, la volante, la mère vont énoncer au présent, la capture, l’enfermement et la mort. Soit treize récits de femmes, le dernier étant celui de l’héritière, l’auteure elle-même.

Femmes anonymées, elles sont nommées par la fonction qu’elles détenaient dans leurs villages (l’esclave, la reine, l’amazone) ou renommées selon leurs caractéristiques lors de leur emprisonnement dans les baraquements (la blanche, la petite, la volante, l’employée, la muette).

Moi, je suis du pays Noupé. C’est là-bas que je suis née, sous un soleil noir à force de le chercher (L’esclave)

La Blanche. C’est comme cela que l’on m’appelle. Ce qu’elles disent lorsqu’elles figurent que je ne les entends pas. La Blanche, et bien d’autres choses encore. Des mots qui souillent, gâtent mon nom… (La Blanche)

D’hier, moi je veux me souvenir. Ne rien oublier, tout dire. Leur raconter encore et encore d’où je viens, qui je suis, quelle espèce de flamme m’habite. (L’Amazone 79)

La voix de l’une croise celle d’une autre, quelques textes plus loin, révélant une structure par paires ou antinomies : L’esclave/la reine, la blanche/la petite, l’amazone/l’employée, l’héritière/la volante… Toutes racontent la première dislocation, depuis la case dans leur village, puis l’enfermement et l’attente dans les baraquements, suivie de l’ensevelissement dans la cale sombre du bateau qui opère la dislocation des corps et des esprits, et parfois le séjour dans la maison d’une plantation de Saint-Domingue pour les rescapées. Toutes oscillent entre ces espaces-temps.

Par un jeu d’emboîtements, la scène de la vente de la Blanche est d’abord racontée par elle puis reportée du point de vue des jumelles :

Ce matin-là, sur la route qui conduisait à la grande eau, il m’avait portant bien semblé l’apercevoir. Pleine de haine et de colère, je m’étais tournée vers elle. L’avait suppliée de me garder. » Ramène-moi, rachète-moi. Ne les laisse pas m’emmener » Elle allait pour ouvrir la bouche lorsque son corps fut soudain pris d’un tremblement. Elle riait, ma mère. Je vous jure que je l’ai vue rire. (La Blanche, 102)

Je me rappelle aussi cette fille au teint clair ; on aurait dit une Blanche. Je m’en souviens, à cause de cette vieille femme qu’elle étreignait de toutes ses forces. Et plus la fille s’agrippe, plus la vieille tente de se dégager. Plus la dame résistait, plus la Blanche insistait. C’était comme un jeu, pour rire. (Les Jumelles, 133).

Ces captives se révèlent femmes assassines, mères infanticides, amantes serviles et traîtresses, lesbiennes, guerrières androgynes : dans le pays de l’Avant, la reine a empoisonné son propre fils ainsi que sa rivale, l’amazone, dont c’est le métier, a décapité des centaines de guerriers, la blanche a émasculé son beau-père incestueux…

1. Jeu de corps

Humus est aussi un jeu de corps : corps avili et rédimé, corps divisé et négocié. Kanor élabore ainsi une cartographie de la résistance figurée à travers le corps. Ces corps démembrés et amputés sont des épitomes de l’esclavage.

Comme l’indique Anny Dominique Curtius dans son ouvrage Symbioses d’une mémoire (2006), l’espace du bateau négrier régit à la fois la mort puis la renaissance psychique de l’individu africain qui, en expérimentant la douleur, prend conscience d’un nouveau corps qui n’est plus la manifestation, la symbolique d’une identité, d’une culture, d’un peuple, d’un cosmos. Il s’opère donc une déterritorialisation, mais aussi une reterritorialisation, confuses de ce corps qui oscille en pleine captivité, entre la clôture et l’ouverture, l’étouffement ou le refoulement du cri de la souffrance et de la liberté.

Corps-tombeaux, corps démembrés, la Muette (qui de manière ironique ouvre le roman) perd l’usage de la parole et n’est plus qu’une bouche « d’où ont coulé les mots » (19), un ventre mangé par les marins et un doigt qui tente d’enlever la souillure; la Vieille perd la tête, et la Blanche, qui partage la couche d’un marin, lui-même réduit à un corps avec « quelque chose de monstrueux entre les jambes » (97), perd non seulement la tête, mais aussi sa « chose », son sexe.

On raconte que ce n’était pas beau à voir, tout ce sang sur l’établi, ce corps à corps avec les ailes du moulin à eau. […] dans la cuve où paressait le vesou, il y avait ma chose. (120-121)

Le corps des Jumelles est marqué au fer chaud :

Quelle importance, l’épaule, le cul, le dos, les seins ? Quelle importance s’ils ont pris soin de glisser entre le chaud et la peau un chiffon. (120-121)

Ce sont aussi les fluides (le sang, l’urine, le lait, le pus, les larmes) qui exsudent de leurs chairs qui figurent à la fois le dérèglement de leurs corps et l’éclosion de liens entre elles : la Vieille conserve un tissu imprégné de ses dernières menstrues. (34, 38). Elle le renifle au temps des lunes, en souvenir du temps où elle était fille, mère, femme, l’ineffaçable féminin. Ces menstrues sont le point d’imbrication de l’histoire individuelle et collective, des sphères du passé et du présent. C’est son texte lacunaire. L’étymologie du terme texte, du latin texere (tisser), illumine le parallèle implicite entre tissu et texte, entre sang et encre. Le sang des menstrues rythme le temps de l’esclave (58). C’est aussi par le biais d’un fluide (l’urine), lors d’une cérémonie rituelle, que la vieille va participer à la malédiction des habitants de la plantation :

Sous la robe blanche vitement enfilée, on eût dit que l’eau s’était mise à couler, formait flaque, lac, mer. Grossissait, se vidait, déversant des milliers de corps. […] et c’est soumise et humble que j’avançai vers elle, un flacon contenant ma propre urine dans la main. (43)

Ce liquide à la fois liquide amniotique et urine fait écho à la scène du célèbre roman de Toni Morrison Beloved, lorsque Sethe assiste à l’apparition de sa fille Beloved et rend toute son eau, figurant la dialectique de séparation et de fusion. De même, le vomi de la Blanche enceinte du marin, est un acte de purgation qui manifeste sa peur d’être confrontée au désordre maternel, l’exorcisme de sa peur de répéter le geste de sa propre mère qui l’a autrefois vendue aux marchands d’esclaves.

L’autre soir, en rêvant d’elle, j’ai vomi. Il y avait une vieille assise à côté de moi. Pensez-vous qu’elle m’aurait aidée ? Hum… Elle a fait mine de ne rien voir. (97-98)

Les seins gonflés de lait de la captive qui a pour nom la mère racontent le deuil de son bébé emporté par une vague. Le lait maternel s’infecte et se transforme en pus qui dégoûte le marin soi-disant docteur qui « voulait faire ses affaires avec elle » (221). Le désir de fuite de la plantation de la Vieille s’exprime par le morcellement, le décharnement de son corps en décomposition, un corps qu’elle ne reconnaît pas dans le miroir, allégorie d’un système qui rompt les chairs et les cannibalise. Ainsi les corps procèdent à une écriture du deuil et de l’intime, une inscription de l’extime dans les chairs puisque ce sont des corps qui racontent, des corps intranquilles qui inventent un autre tragique. Le saut tragique dans l’océan étant la dislocation ultime de leurs corps.

La case, le baraquement, la cale, l’habitation sont autant de matrices, de ventres gâtés, avilis, qui les recrachent et les expulsent tour à tour, les forçant à se créer une identité morcelée, mais collective par le biais de leurs textes orphelins (Loichot, 2007). Les récits des captives, qui s’enchevêtrent, constituent la trame d’un avortement primordial.

2. « La mer lave la mémoire, la mer boit la terre »

La cale du bateau est doublée d’une autre prison qui est liquide, fluide, celle des eaux sombres. Comme le souligne Anny Curtius, les eaux de la traversée sont à la fois le lieu de l’ensevelissement des voix et des corps, mais aussi les voies de transbordement, de la traversée d’un espace ontologique vers un autre non représentable pour les captifs (Anny Curtius, 2006 : 46). Le corps meurtri des captives ne résonne plus qu’en tant que corps-mémoire. Ne disposant plus de paramètres leur permettant de se représenter l’espace vers lequel elles sont acheminées, leur corps va se recomposer au contact de deux territorialités (l’Afrique/le bateau négrier) et deux temporalités (le temps de l’Afrique et celui du bateau). L’espace du bateau, chahuté par le temps de la traversée, les douleurs et les cris, est déterminant pour faire de la mémoire le paradigme fondamental de la métamorphose et de la reconstitution du corps. La mémoire vient donc constituer un contre-monde qui permettra à ces femmes de déterritorialiser spatialement et temporellement un corps qui ne sera plus investi que de mémoire.

Dans le roman, le lecteur assiste à la mise en scène, répétée à travers les récits des douze captives, de cette double opération/dislocation des corps, de désontologisme et de réontologisme, avortée puisqu’elle se conclut par la noyade dans les eaux de la mémoire. Une image qui fait écho, par un jeu intratextuel, à l’épigraphe de Derek Walcott :

Où sont vos monuments, vos batailles, vos martyrs ?
Où est votre mémoire tribale ? Messieurs,
Dans ce gris coffre-fort. La mer. La mer les a enfermés. La mer est l’Histoire.1

Pour Derek Walcott, l’Océan Atlantique s’inscrit comme image de l’inconscient collectif caribéen avec ses terreurs englouties. Dans le recueil The Star-Apple Kingdom, il magnifie ce concept à travers le poème The Sea is History, où l’océan devient le locus de l’intemporalité, du début et de la fin, le tombeau et le berceau, la source alternative de l’histoire dans le paysage.

Comment se souvenir et comment pourrait-on ne pas se souvenir ? Il faut inventer les paroles qui auraient pu être dites, imaginer les voix qui vont tenter d’exprimer l’indicible. L’entreprise et le pari de Fabienne Kanor, tout comme Toni Morrison avant elle, est de reconstruire l’histoire par la réinvention de la mémoire, par le biais de récits morcelés qui se projettent dans l’espace du texte dans une esthétique du discontinu et de la déliaison. L’eau devient la figure ambivalente de la mémoire et de l’oubli. Métaphore du Passage, elle renforce la symbolique de l’arbre de l’oubli autour duquel la Blanche a dû tourner « ils prétendaient que c’était pour nous faire perdre la mémoire » (100) ; comme L’héritière, plus de deux-cents ans plus tard, au cours de son voyage à l’envers : « le jour s’ouvre sur cette route. Sept. Sept fois je tourne autour de l’arbre. En vain. Personne. […] que faut-il pour que la mémoire se mette en marche ? » (235)

La structure épisodique et fragmentaire du roman déroute le lecteur. Est mis à l’œuvre une quête de routes et de roots qui égare le lecteur dans un écheveau textuel. Seules les chansons grivoises des marins qui symbolisent la Traversée (Nantes/Afrique/Haïti/Nantes), qui reprennent le chant de l’océan qui hurle, gronde, tue et charrie les morts, servent de trame dans l’effilochement textuel. L’éclatement de la linéarité narrative, l’hétérophonie, les béances du texte participent d’une véritable recherche tant dans la forme que dans le sens. Et c’est par ces interstices que s’introduit l’auteure, prise dans cette double conscience du dedans et du dehors (Paul Gilroy, 1993) illustrée par la juxtaposition d’indications scéniques (n’oublions pas que Fabienne Kanor est aussi cinéaste) qui renvoient à l’actuel, qui renvoient à La Muette :

On distingue la mer au loin. Rien d’extraordinaire au fond. À cause du soleil, la fille fronce les sourcils, s’assoit sur ses talons et raconte un peu. (La Muette, 17)

En effet, Paul Gilroy propose l’Océan Atlantique et le bateau négrier comme marqueurs symboliques de l’expérience diasporique des Amériques, qui figurent la mise en place d’une histoire traumatique et chaotique liée à une topographie des déplacements et à un contact entre des mondes hétérogènes.

Cette image de la fille qui s’assoit sur ces talons par un jeu de reprise textuelle se confond avec celle de l’héritière qui scrute l’océan, deux siècles plus tard, espérant que ces corps happés et mangés par la mer finiraient par revenir. Pour qu’elles reviennent, comprend-elle alors, elle doit faire corps avec elles.

Ainsi l’auteure s’immisce-t-elle dans les fentes textuelles afin que la mémoire se dise au temps présent. C’est sa voix qui s’impose dans la conversation des jumelles, celle qui exhorte le lecteur à interroger la mémoire falsifiée, manipulée :

— Tu sais, je n’ai jamais compris pourquoi une partie de l’Afrique avait laissé faire. (129)
…………
— As-tu dit pour les initiales marquées au fer ?
Détail.
— Te figures-tu donc que l’on peut écorcher l’histoire ?
M’en fous de la vérité historique.
— Nous nous devons de tout dire. (130-131)

Ainsi procède-t-elle à une théâtralisation de la pensée de l’errance. Par le biais du texte de La Volante, la romancière instaure une explosion dialogique qui condense tous les ferments de langues déjà disséminés dans le texte (chants vaudou, prières des marins, extrait du journal du capitaine, extraits de l’ouvrage d’Isabelle de Bougainville, indications scéniques, etc.). La volante est l’initiée, la prêtresse. Celle qui a pour nom Cécile. Celle qui se rend invisible, qui se disloque, se métamorphose en oiseau et vole jusqu’en France, se retrouve à brûler les plantations en Ayiti, assiste en spectatrice immatérielle aux conversations des maîtres. En inscrivant le magique comme outil de la résistance féminine, Fabienne Kanor/la Volante se dévoile comme l’héritière de Simone Schwarz-Bart, Paule Marshall, Maryse Condé, qui pratiquent le concept-clé élaboré par Toni Morrison : « The Unspeakable Things Unspoken » qui instaure l’expression de l’indicible à travers une révision des récits d’esclaves, en particulier dans Ti Jean L’horizon (Simone Schwarz-Bart), Moi, Tituba, sorcière noire de Salem (Maryse Condé), Praisesong for the Widow (Paule Marshall). Ainsi ces auteures explorent dans leurs romans ce que Toni Morrison définit comme le concept de la « black cosmogony » représenté par l’inscription du personnage du revenant qui marque l’absence de tous ces corps, ces voix anonymes, noyées lors de la Traversée ou mortes au cours de l’esclavage. Le revenant (fantôme ou sorcier), figure de la négation, renaît en opérant une réactivation de la mémoire et de la subversion. Il revient comme une irruption de signes qui fragmentent le texte, le complexifient, créant un espace qui interroge le centre. Ce faisant, ces auteures valorisent une cosmogonie et une épistémologie méprisées et occultées par le colonialisme. Nouvelles passeuses, elles opposent la mémoire littéraire collective à l’histoire officielle : elles occupent alors la position du témoin imaginaire, mais intime. Cette mise en récit d’une mémoire narrative se déploie en creux, de manière ironique par l’insertion des extraits fictifs du journal d’Isabelle de Bougainville, Une Poitevine aux colonies (203), paradigme des écrits anthropologiques considérés comme des documents historiques de référence par ceux de la Métropole. Le recours à la revenance fait fonction de transgression et crée d’autres codes capables de restaurer un autre Middle Passage : des Amériques vers l’Afrique, de l’oubli à la mémoire, du silence aux langages.

3. Reprise textuelle

La reprise et les connexions multiples et complexes dans ce roman éclaté produisent un effet de mise en réseau, de mise en relation. La figure du rhizome se développe non seulement à travers l’inscription des personnages dans le mouvement erratique et l’espace dilaté, dans le déracinement et la reterritorialisation (de la case à la cale), mais se caractérise aussi par l’écriture même de l’écrivaine, syncopée (allusion à Nina Simone, 231) et rhizomatique.

La construction du roman aux fragments épars, sa nature hétérogène, la diversité des récits et des genres qui s’entrelacent, illustrent l’énoncé de Deleuze et Guattari « il n’y a pas de points ou de positions dans un rhizome, comme on en trouve dans une structure, un arbre, une racine. Il n’y a que des lignes » (15). Loin de suivre le droit fil du texte/tissu, la romancière tisse des fils et des lignes qui s’enchevêtrent, se rompent, se nouent, se répètent, se contrarient et se tendent jusqu’à former un réseau de relations sous-jacentes puis résurgentes, une trame faite de vies ordinaires qui écrivent l’Histoire. Fabienne Kanor ravaude, rapièce, rassemble les morceaux. Afin de combler les manques et les non-dits de l’Histoire, la romancière recrée et réunit des lambeaux d’histoires anonymes soulignant la nécessité de la transmission contre le silence et l’amnésie.

Et tandis qu’une pluie de plomb fessait le dos de la mer, je songeai avec effroi aux couturières de la douleur. Par où passerait le fil, jusqu’où s’ouvrait le chas, la course des doigts à la peine, la danse du ventre de l’aiguille ? L’ourlet. L’histoire à assembler pièce par pièce, à passer-composer. (243)

Outre les reprises intratextuelles qui alimentent le récit, le roman s’enrichit d’un intertexte qui illumine le sens de l’œuvre. Kanor convoque les auteurs par référence (Derek Walcott2, Marguerite Duras3, Zora Neale Hurston4), parodie5 (Victor Hugo), emprunte des figures romanesques (Makandal/Alejo Carpentier6) comme pour ouvrir le texte, comme pour invoquer ses divinités, des ouvreurs de barrières. L’héritière Kanor qui s’envole de Paris à Badagry (Nigéria/Afrique), de Badagry au Gosier (Guadeloupe), revisitant à son tour l’itinéraire de la volante, soumet le lecteur à un véritable acte (rituel ?) de création littéraire.

En silence, tremblante, je me suis assise au milieu de la pièce. Ai disposé en cercle mes textes. Étaient-ce les feuilles de l’arbre autour duquel nous avions tous dû tourner ? La volante. La muette. La petite. La vieille… je laissai dire les femmes […] le vertige. Puis les mots. Ce cri enfin, trop longtemps contenu, étouffé par les chants des mers et le discours des hommes. [..] Je me levai. Face au livre à venir. À ces murs où nichaient les fantômes et qui bientôt s’effaceraient. (247)

Dans sa recherche des voix effacées dans la Traversée, elle recrée une case, une cale, un trou de mémoire pour s’y glisser, se dédoubler et accoucher de ce ventre devenu fécond un Humus hors terre, enraciné dans l’errance qui s’en ira polliniser toutes les rives du monde.

1 . Walcott, Derek Le Royaume du Fruit-étoile. Traduit de l’anglais par Claire Malroux, Paris, Circé, 1979

2 . Par le biais d’une mise en abyme, l’écrivaine se décrit en train de lire une œuvre de Derek Walcott : « une histoire de bateaux, de filles et d’

3 . Elle emprunte à Duras son écriture blanche. (p. 240)

4 . « Rapport à Zora Neale Hurston qui écrit que toutes les négresses sont les mules du monde » (p. 246) allusion à l’ouvrage de Zora Neale Hurston :

5 . Demain à l’heure où grincent les cloches, où Yovo nous sert notre pitance, je partirai (p. 89)

6 . Alejo Carpentier met en scène la figure de Makandal dans Le Royaume de ce monde (1954)

Bakhtine, Mikhaïl, 1978, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard.

Conde, Maryse, 1986, Moi, Tituba, sorcière noire de Salem, Paris, Mercure de France.

Christol, Hélène, 1999, ‘The African American Concept of the Fantastic as Middle Passage’ in Henry Louis Gates & C. Pedersen, Black Imagination and the Middle Passage, New York, OUP.

Curtius, Anny Dominique, 2006, Symbiose d’une mémoire : Manifestations religieuses et littératures de la Caraïbe, Paris, L’Harmattan.

Deleuze, Gilles, Guattari F., 1980, Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, Paris, Editions de Minuit.

Gates, Henry Louis, Pedersen C., 1999, Black imagination and the Middle Passage, New York, OUP.

Gilroy, Paul, 1993, The Black Atlantic. Modernity and Double Consciousness, Harvard University Press.

Glissant, Édouard, 1990, Poétique de la relation, Paris, Gallimard.

Loichot, Valérie, 2009, « “We are all related”. Edouard Glissant meets Octavia Butler », Small Axe, vol. 30.

Marshall, Paule, 1983, Praisesong for the Widow, Plume, Penguin Books.

Morrison, Toni, 1984, ‘Rootedness: The Ancestor as Foundation’, Black Women Writers (1950–1980): A Critical Evaluation, Mari Evans (Ed.), Anchor Books, New York.

Morrison, Toni, 1989, ‘Unspeakable Things Unspoken: The Afro-American Presence in American Literature’, Michigan Quarterly Review, 28, 1.

Schwarz-Bart, Simone, 1979, Ti Jean L’horizon, Paris, Seuil.

Walcott, Derek, 1979, The Star-Apple Kingdom, Cape, London.

1 . Walcott, Derek Le Royaume du Fruit-étoile. Traduit de l’anglais par Claire Malroux, Paris, Circé, 1979

2 . Par le biais d’une mise en abyme, l’écrivaine se décrit en train de lire une œuvre de Derek Walcott : « une histoire de bateaux, de filles et d’une sainte » (p. 234)

3 . Elle emprunte à Duras son écriture blanche. (p. 240)

4 . « Rapport à Zora Neale Hurston qui écrit que toutes les négresses sont les mules du monde » (p. 246) allusion à l’ouvrage de Zora Neale Hurston : Mules and Men (1935)

5 . Demain à l’heure où grincent les cloches, où Yovo nous sert notre pitance, je partirai (p. 89)

6 . Alejo Carpentier met en scène la figure de Makandal dans Le Royaume de ce monde (1954)

Dominique Aurélia

CRILLASH, Université des Antilles et de la Guyanedominique.aurelia@martinique.univ-ag.fr

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