La littérature orale africaine dans l’œuvre poétique de Senghor

Jean Derive

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Jean Derive, « La littérature orale africaine dans l’œuvre poétique de Senghor », Archipélies [En ligne], 3-4 | 2012, mis en ligne le 15 décembre 2012, consulté le 05 mai 2024. URL : https://www.archipelies.org/1728

Moins que d’attester dans les recueils la présence de traces – au demeurant fort visibles et même souvent mises en exergue – d’oralité patrimoniale empruntées à différentes cultures africaines, l’objet de la contribution est d’analyser la façon dont Senghor fait fonctionner ces références dans l’économie de sa poétique. À cette fin, sont aussi exploitées les nombreuses citations des écrits théoriques où le poète se réclame de l’oralité africaine, notamment pour ce qui est du rythme.
L’article s’attache à montrer que les fréquentes références à des genres traditionnels (woï, guim…) ou à des instruments locaux (cora, balafon etc.) sont souvent plus décoratives que réellement fonctionnelles et relèvent davantage de la posture et d’une technique maîtrisée et consciente d’elle-même que d’une attitude naturelle et innée chez un poète qui serait marqué de façon indélébile par sa culture orale originelle.

Rather than attesting in his collected poetry the presence of traces – nonetheless quite visible and often emphasized – of patrimonial orality borrowed from different African cultures, the aim of this contribution is to analyze the manner in which Senghor uses these references in the economy of his poetics. Also exploited to this same end are the numerous theoretical writings in which the poet lays claim to African orality, especially regarding rhythm.
The intention of this paper is to show that the frequent references to traditional genres (woï, guim…) or to local instruments (kora, balafon etc.) are generally more decorative than truly functional, and have more to do with posture and a self-conscious technical master than with the natural and innate attitude emanating from a poet indelibly marked by the oral culture of his origins.

Senghor a toujours revendiqué pour son œuvre poétique l’héritage de l’oralité africaine, en premier lieu celui du patrimoine oral du Sénégal, mais plus largement celui de l’Afrique noire tout entière (à une époque qui était au panafricanisme culturel) comme fondement de sa poétique. Il l’affirme à maintes reprises dans des interviews, dans sa correspondance, dans ses essais, notamment « L’apport des Nègres à la poésie francophone », une communication qu’il avait donnée à l’occasion d’un colloque organisé à Hautvillers en 1975 par Pierre Emmanuel et Édouard Maunick et intitulé Rencontre des poètes francophones.
Dans une lettre qu’il adresse un peu plus tard à « trois poètes de l’Hexagone » (Pierre Emmanuel, Alain Bosquet, Jean-Claude Renard), il rappelle qu’à l’origine de sa vocation « il y a les trois poétesses populaires de [ses] villages, Djilôr […] et Jooal, [ses] trois grâces » (3701) comme il les appelle encore : Koumba Ndiaye, Marône Ndiaye et Siga Diouf, qu’il dit avoir écoutées avant l’âge de dix ans. « Ce sont elles, écrit-il, qui, par leurs poèmes-chants et leurs commentaires, m’ont révélé les caractères essentiels de la poésie sérère et, partant de la poésie négro-africaine » (387-88).

C’est d’une part dans ce qu’il appelle « les images folles », d’autre part dans les « rythmes syncopés » que Senghor, toujours dans cette même lettre, voit deux aspects essentiels de l’héritage oral africain dans la poésie nègre francophone en général et dans la sienne en particulier.

Pour ce qui est de la question du rythme, il y revient maintes fois, notamment dans la Postface d’Éthiopiques : « Seul le rythme provoque le court-circuit poétique et transmue le cuivre en or, la parole en verbe » (160), puis dans sa longue Lettre aux trois poètes de l’Hexagone où il écrit encore (394) :

« Ces vertus de la parole poétique nègre […] sont essentiellement le rythme et la mélodie. Je dis vertus et non qualités, car il s’agit de la puissance de la mélodie et du rythme comme forces créatrices. Et d’abord du rythme. C’est de lui qu’il faut partir, qui engendre non seulement la mélodie, mais aussi l’image par son élan itératif et, partant, suggestif, créatif. »
À l’appui de ses dires, Senghor cite un court poème oral en mandingue du griot Lalo Keba Drame (394-95) dont il met en évidence la structure rythmique fondée sur les « parallélismes asymétriques ». Pour ce qui est de la question des images, il l’aborde aussi à plusieurs reprises pour opposer, de ce point de vue, la poésie occidentale, de nature selon lui essentiellement « allégorique », à la poésie orale africaine de nature « mythique », c’est-à-dire « opérant une symbiose d’images analogiques […] liées par leurs qualités […] parce que participant toutes à l’expression d’une vision intuitive : ontologique. » (390). Là encore, il cite à l’appui de sa thèse deux poèmes-chants de son village en traduction française (un quatrain et un distique, 3912) qu’il analyse brièvement pour montrer que ces courts poèmes enfilent les images analogiques sans recourir à un seul mot abstrait.

Une autre qualité essentielle de la poésie orale africaine que Senghor met en évidence, c’est sa nature fondamentalement mystique du fait qu’elle est très souvent liée aux rituels. En diverses occasions, il se réfère, dans ses écrits théoriques, à des passages de poèmes oraux traditionnels, pour illustrer la nature mystique de cette poésie, notamment dans la postface d’Éthiopiques, « Comme les lamantins vont boire à la source » (159-60) :

Il n’y a plus de jeunes gens au village.
Dyakhère de Moussa, écoute-moi.
Le soleil au zénith, et nul murmure !

À la suite de quoi, il commente : « Pas une métaphore, mais nous sentons, sous ces mots simples, dans la paix méridienne, la présence solennelle des Esprits. ». Évoquant une fois de plus son enfance, Senghor dit encore, à propos de cette dimension mystique de sa poétique, héritière de l’oralité africaine :

Il m’a donc suffi de nommer les choses, les éléments de mon univers enfantin pour prophétiser la cité de demain qui renaîtra des cendres de l’ancienne, ce qui est la mission du poète. (160).

Pour renforcer sa référence à la culture orale africaine, Senghor a en outre choisi de faire figurer, à la fin de l’édition définitive de son œuvre poétique complète, un bref recueil de poèmes oraux traditionnels de diverses aires culturelles : un poème bantou, intitulé Chant du feu — dont il a d’ailleurs cité un large extrait dans sa lettre aux trois poètes francophones — auquel s’ajoutent deux chants bambaras, une ballade peule (toucolore) et une ballade khassonkée ; tous donnés en traduction française. Senghor ne cite pas ses sources, mais on sait aujourd’hui qu’il les a prises dans les fonds de l’IFAN et en a éventuellement remanié la traduction à sa guise.

Cette posture qu’il prend dans ses écrits théoriques et ses choix éditoriaux pour mettre en exergue son tribut à la littérature orale africaine, le poète l’adopte aussi dans sa création poétique proprement dite, où il multiplie les artifices pour donner l’illusion que ses poèmes sont largement issus d’une tradition orale. À cette fin, il a recours à plusieurs procédés :
Le premier consiste à donner à nombre de ses poèmes des titres ou des sous-titres qui font référence à des genres wolof ou sérères. C’est ainsi que, dans la pièce d’Hosties noires intitulée « Taga de Mbaye Diop » (79), le terme wolof taga désigne un type de chant de louange (ce que les Anglo-saxons appellent praise poetry) dans la culture orale de cette société, terme qui correspond tout à fait à l’orientation générale du poème de Senghor qui y fait l’éloge d’un tirailleur. Parfois, c’est une traduction française littérale de la périphrase sérère ou wolof qui indique le lien entre un genre du patrimoine local et telle pièce du recueil, comme dans le cas du « Chant de l’initié » de Nocturnes (192) qui renvoie aux chants d’initiation du patrimoine wolof ou sérère. Le plus souvent, ce sont des parenthèses sous le titre qui indiquent le genre oral modèle qui est supposé en avoir déterminé la poétique. Il s’agit presque toujours de guimm (gim dans la graphie locale), terme d’origine sérère désignant le poème-chant, dont on ne trouve pas moins de neuf occurrences3 dans l’ensemble de l’œuvre poétique.

Pour renforcer cet effet de filiation, Senghor, presque systématiquement, indique, dans des parenthèses sous le titre, un accompagnement instrumental recommandé pour ses poèmes, ce qui renvoie à l’audition plus qu’à la lecture et suggère un contexte d’énonciation orale. Il intitule d’ailleurs une des pièces de Chants d’ombre « Que m’accompagnent kôras et balafong ». Ce contexte ne peut qu’être connoté comme africain pour au moins deux raisons. D’une part, la plupart du temps, les instruments évoqués appartiennent à des cultures ouest-africaines, essentiellement mandingue, peule ou sérèro-wolof (kôra, balafong, tama, khalam, sorong, gorong, rîti, dyoung-dyoung4, etc.), d’autre part, l’immense majorité de la production orale africaine considérée comme relevant de la poésie est de fait chantée ou au moins accompagnée de musique. La mise en scène littéraire renvoie donc à la performance orale propre à la culture africaine.

Un dernier procédé consiste à placer certaines de ses pièces sous l’emblème tutélaire de poèmes oraux du patrimoine wolof ou sérère, en en mettant parfois, en version bilingue, un distique en exergue5, censé préparer formellement et/ou thématiquement l’orientation du discours poétique qui va suivre.

Toutes ces stratégies ne sont que des effets d’annonce, sous forme en quelque sorte d’enseignes, mais peuvent n’être que des artifices destinés à accréditer un héritage oral africain dont il reste à vérifier qu’il nourrit effectivement la poétique senghorienne.
De tels procédés sont certes redoublés dans le corps même des poèmes. On rencontre par exemple, au début de la section III de « Que m’accompagnent kôras et balafong » (30), une strophe mise en italiques :

Entendez tambour qui bat !
Maman qui m’appelle.
Elle m’a dit Toubab !
D’embrasser la plus belle.

La brièveté des vers de ce quatrain, qui contraste avec la longueur des versets du reste du poème, le changement de typographie qui le signale comme un corps étranger, son caractère elliptique, enfin sa place en tête de section concourent à suggérer qu’il s’agit d’un emprunt à une œuvre de littérature orale et fonctionne donc comme une réduplication de l’effet produit par le poème wolof mis en exergue au-dessous du titre général.

Un autre effet de réduplication tient à la mention récurrente d’instruments de musique africains (en particulier du tam-tam), à la présence fréquente des mots « chant » et « chanson », à la référence répétée aux artistes de l’oralité, désignés nommément ou par leurs fonctions. C’est ainsi que, dans « À l’appel de la race de Saba » (Hosties Noires, 58), Senghor évoque « Ngâ la poétesse » (sa nourrice, tout un symbole) et les « chansons lointaines de Koumba l’orpheline », et, dans « Élégie de minuit » (Nocturnes, 200), « Marône la poétesse » (Mârône Ndiaye, l’une de ses « Trois Grâces »). Dans d’autres poèmes, il parle encore « des poétesses du sanctuaire », des « griots du roi » (« Que m’accompagnent kôras et balafong IV », Chants d’ombre, 31), griots qu’il évoque aussi sous leur nom mandingue de dyâli6 , notamment dans « Le retour de l’enfant prodigue II » (Chants d’ombre) où il endosse lui-même leur rôle, puisqu’il écrit que son cœur « n’a pas besoin de papier ; seulement la feuille sonore du dyâli et le stylet d’or rouge de sa langue. » (48).

La référence aux artistes se double également d’une référence aux grands genres de l’oralité africaine. Dans le poème d’Hosties noires, « À Abdoulaye Ly », il est question des « contes des veillées noires », puis des « berceuses sans tam-tam » et du « mirage des épopées » (75-76), épopée à laquelle il avait déjà été fait allusion dans « Le Message » (Chants d’ombre, 20). Les chants et les danses locales, nommés ou non, sont aussi fréquemment convoqués ainsi qu’un certain nombre de rituels dont on sait qu’ils donnent lieu, dans les patrimoines du terroir, à la production de chants cérémoniels : culte des masques (« Prière aux masques », Chants d’ombre, 23-24), culte des ancêtres (« Le retour de l’enfant prodigue », Chants d’ombre, 47-52), rituel des moissons et jeux agonistiques7 (« Prière des tirailleurs sénégalais », Hosties noires, 69), rituel du teddungal (cérémoniel d’hommage à l’occasion de la visite à un notable, « Teddungal », Éthiopiques, 108). Senghor fait aussi allusion à des familles ou des personnages historiques qui ont leur place dans la tradition épique comme les Keïta, dont le glorieux ancêtre n’est autre que le fameux Soundjata, héros de l’épopée mandingue, comme Soni Ali, héros de l’empire songhaï, ou encore comme Chaka, le héros éponyme du poème d’Éthiopiques (118-133).

D’une façon plus générale, la multiplication des allusions à des personnages ou à des événements historiques, même lorsqu’elles ne renvoient pas à une œuvre particulière très connue (Kotye Barma, Sira Badral, Askia le Grand…), ainsi que la référence à des lieux emblématiques (Tombouctou, Djenné, Joal, Mbissel, le Gabou, le royaume de Sine, etc.) confortent l’idée que la tradition orale est une source d’inspiration privilégiée pour le poète.
Il est vrai enfin que le mysticisme, que Senghor voit comme une des propriétés essentielles de la poésie orale africaine (la poésie rituelle en tout cas), imprègne l’ensemble de son œuvre poétique. Les allusions aux esprits, aux ancêtres, aux lieux sacrés, aux rites, associées à un discours qui se donne comme prophétique et visionnaire, sont si abondantes et évidentes tout au long des différents recueils qu’il est inutile d’en donner des illustrations qui n’aboutiraient qu’à un long et fastidieux catalogue.

Tous ces exemples restent cependant thématiques et ne prouvent pas que l’écriture poétique de Senghor soit vraiment tributaire de la poésie orale africaine dont il se réclame à tout bout de champ. C’est le point que nous allons examiner maintenant. Afin de mener à bien cet examen, il convient en premier lieu de définir ce que pourraient être les attributs majeurs d’une poétique de l’oralité et plus précisément de l’oralité africaine si tant est qu’il soit possible de généraliser ainsi à l’ensemble du continent.

De nombreux travaux, depuis Marcel Jousse (1924, 1981) et Milman Parry (1928), ont été consacrés à la poétique de l’oralité, notamment ceux de Walter J. Ong (Orality and Literacy, 1982) de Paul Zumthor (Introduction à la poésie orale, 1983) ou de John M. Foley (The Theory of Oral Composition, 1988). C’est dans la tradition de ce courant de l’oral poetry qui, dans le sillage de Parry, fonde la poétique de l’oralité sur la théorie « formulaire », que nous allons nous situer. Ce mouvement a créé le concept de « style formulaire oral » qui, je le rappelle en deux mots, se caractérise par une prédilection pour les figures de répétition, sous forme d’anaphores, d’épiphores, de prolepses et d’analepses, mais aussi par la récurrence de séquences remarquables, parce que frappées du sceau de figures de symétrie dans l’ordre du signifié comme dans celui du signifiant, qui peuvent aller d’un syntagme assez bref (périphrase conventionnelle ou épithète ornementale) à des ensembles de plus d’une dizaine de vers qui fonctionnent alors comme des sortes de refrains dans les pièces plus longues, comme les poèmes épiques par exemple.

Plusieurs études, consacrées plus spécifiquement à la poétique de l’oralité africaine8, ont mis en évidence que les productions du continent obéissaient également à ces lois générales de la composition orale avec sans doute, un goût en l’occurrence particulièrement prononcé pour les interjections idéophoniques et pour les apostrophes, dernier trait qui, en Afrique, s’expliquerait par l’importance un peu partout de la poésie d’invocation (à des divinités ou à des ancêtres par exemple), et notamment de la poésie d’éloge qui domine la production de beaucoup de répertoires ethniques. Il suffit de lire (même en simple traduction française qui pourtant gomme ces propriétés stylistiques) les poèmes oraux que Senghor a voulu faire figurer en appendice à son œuvre poétique complète9, pour se convaincre de la présence de ces traits formulaires. Y sont privilégiés la répétition (« Jeunes filles, chantez, chantez »10), l’anaphore (« Feu qui brûles… Feu qui voles… Feu transparent… Feu des sorciers… » ; « Laisse-moi… Laisse-moi… » ; « Je chante Manson… Je chante le vautour… »)11, les parallélismes (« Tu es ton père, tu es ta mère », « oiseau sans aile, matière sans corps »)12, les oppositions symétriques (« Feu qui brûles et ne chauffes pas, feu qui brilles et ne brûles pas », « Esprit des eaux inférieures, esprit des airs supérieurs »)13, les périphrases formulaires « Maître-du-fusil-formidable », « Maître-du-boubou-éclatant 14», « Maître aux vêtements plus brillants que la clarté du jour », « Manson le glorieux »)15. Cette poésie traditionnelle a aussi très souvent recours au refrain (« Il est parti Samba ! », dans la « Balade toucolore de Samba-Foul », 412).

On retrouve effectivement la plupart de ces procédés stylistiques dans les poèmes de Senghor. Les anaphores y sont fort nombreuses (on en rencontre dans la quasi-totalité des poèmes) et parfois, c’est même l’ensemble du poème qui s’organise selon des successions plus ou moins longues d’anaphores différentes, comme dans « Chant de printemps » (Éthiopiques, 85) avec « J’entends », « Écoute », « Entends », « Et voici que », « Et le sang », « La voix », « Elle proclame ». Cette fréquence systématique permet donc d’affirmer que cette figure de style fonctionne bien comme un principe structurant de l’écriture poétique de Senghor.

D’une façon plus générale, la lecture de l’œuvre poétique permet de constater que le poète, à l’instar de l’artiste de l’oralité, aime lui aussi jouer sur toutes les figures de la répétition et qu’il affectionne particulièrement les effets de refrain par des réitérations qui reviennent de façon périodique dans ses poèmes, avec parfois de subtiles variations. Là encore, les exemples sont trop nombreux pour qu’il soit question d’en dresser un catalogue, mais à titre indicatif, on peut voir le procédé à l’œuvre d’une façon particulièrement intéressante dans un poème comme « Le retour de l’enfant prodigue » (Chants d’ombre, 47-53), avec l’injonction « Soyez bénis, mes pères, soyez bénis ! ». D’ailleurs, pour ces refrains, Senghor a parfois recours à des chœurs, alternés ou non, dont l’intervention est effectivement requise en nombre de genres chantés des répertoires oraux traditionnels. C’est le cas, par exemple, dans le chant II de « Chaka » (Éthiopiques, 126-133) où le chœur a la charge d’un refrain qu’il reprend selon deux variantes (« Bayété, Bâba ! Byété ô Bayété ! » et « Bayété Bâba ! Bayété ô Zoulou16») ; ou encore dans « Élégie pour Aynina Fall » (Nocturnes, 209-215) dans lequel le chœur des jeunes filles alterne avec celui des garçons, les premières scandant le nom individuel du héros éponyme, « Nina ! », les seconds son patronyme, « Fall! » avec diverses variations.

Un autre aspect typique de l’écriture poétique senghorienne est la présence d’interjections que nous avons aussi retenue comme un trait saillant de la poésie chantée d’Afrique. Par exemple, la section VII de « Que m’accompagnent kôras et balafong » (33) débute par le cri « Elé-yâye ! ». En l’occurrence, le lien avec la tradition orale est encore renforcé par le fait que cette exclamation reprend l’initiale du distique wolof proposé en exergue du poème : « Eléyâi » dont le statut d’interjection laudative peut être déduit par le fait que le mot est conservé à l’identique dans la traduction française. L’exemple est loin d’être isolé et on en rencontre bien d’autres : « Wo ! » (« Thiaroye »), Waï (« Élégie pour Aynina Fall »)…

Chez Senghor, beaucoup de ces exclamations sont des apostrophes, ce qui se comprend d’autant mieux que les trois quarts de ses poèmes s’adressent à un interlocuteur, divinité, personne ou lieu (les masques, les ancêtres, une femme aimée, un proche ou un héros historique, une ville, un pays…) le plus souvent pour lui rendre hommage et en faire la louange, caractéristique qu’il partage avec les répertoires de littérature orale où, comme cela a été dit, la poésie d’éloge est largement dominante. En général, dans la tradition orale, on apostrophe le dédicataire du panégyrique, qu’on désigne par son nom ou par un certain nombre de périphrases louangeuses. Senghor suit scrupuleusement cette voie dans la plupart de ses poèmes. Il est même probable qu’en certaines pièces, il décalque d’assez près le style du genre oral de sa culture originelle : des passages comme les premiers vers du « Taga de Mbaye Diop » ou de « Au Guélowâr » (Hosties noires, 79 et 72), le début de « Lettre à un prisonnier » (Ibid. 82) ou de « Teddungal » (Éthiopiques, 108) rappellent très exactement, tant par leur style que par leur thématique, les énoncés qu’on rencontre dans les recueils de chants d’éloge transcrits et traduits par les folkloristes africanistes.

Cette impression de continuité avec la poésie orale tient aussi à l’abondance du recours, chez Senghor, aux épithètes et périphrases stéréotypées. Appliquées à un héros, elles ressemblent aux épithètes ornementales conventionnelles qui sont attachées à ces derniers dans la tradition orale : dans « Le Retour de l’enfant prodigue » (Chants d’ombre), Soni Ali, le souverain songhaï, est dit « fils de la bave du Lion » (51), de même que Soundjata, par exemple, est qualifié dans certaines versions de l’épopée mandingue de « fils du buffle, fils du lion » (sigi den, jata den, allusion à sa double ascendance maternelle et paternelle). Ces séquences formulaires abondent dans tous les recueils de l’Œuvre poétique : parfois elles traduisent littéralement des expressions figées dans une langue source. Ainsi en va-t-il du « Maître-de-langue » qui chez Senghor désigne le poète et qui est le décalque littéral de la formule mandingue kuma tigi s’appliquant conventionnellement à l’artiste de la parole accompli. D’autres auteurs (Camara Laye, Sory Camara) ont traduit cette périphrase par « maître de la parole ». Senghor utilise l’expression à plusieurs reprises, tantôt sans tiret (« Le retour de l’enfant prodigue », Chants d’ombre, 51), tantôt avec des tirets (« Élégie des eaux », Nocturnes, 208) ce qui signale encore davantage son caractère stéréotypé.

Plusieurs autres périphrases avec le mot « maître » sont de même bâties sur ce modèle des épithètes formulaires mandingues : ainsi le « Maître-des-sciences-et-de-langue » (encore une fois avec des tirets) du poème « Messages » (Éthiopiques, 107), ou mieux encore, l’expression « maîtres du mil, maîtres des palmes » (« Le Retour de l’enfant prodigue V », Chants d’ombre, 49), appliquée aux rois de Sine. Par sa construction symétrique, cette périphrase qualificative apparaît comme le pendant de l’épithète ornementale que l’épopée bambara donne à Da Monzon, roi de Ségou, « maître des eaux, maître des humains » (ji tigi, mogo tigi). Ces formules symétriques, fondées sur des parallélismes ou des oppositions binaires, qu’elles soient authentiques ou non, renforcent l’effet d’épithète formulaire issue de la poésie orale de terroir :

« […] Roi de la lune, j’unis la nuit et le jour
Je suis Prince du Nord du Sud, du Soleil-levant Prince et du Soleil-couchant »
Le Kayamagan, Éthiopiques (104) ;

« Ébou-é ! tu es le Lion au cri bref, le Lion qui est debout et qui dit non !
Le Lion noir aux yeux de voyance, le Lion noir à la crinière d’honneur »
Au gouverneur Éboué, Hosties noires (73).

Ces exemples montrent que beaucoup de traits stylistiques caractéristiques de la poésie africaine (chants cérémoniels, poésie de louange en particulier) se retrouvent dans l’œuvre poétique de Senghor. Le poète, pour authentifier sa poésie comme nègre, ne s’est donc contenté ni de ses déclarations de principe, ni de l’artifice des gages qu’il donne soit en mettant en exergue des poèmes de la tradition, soit en faisant référence à des genres, à des interprètes patentés de la tradition orale, ou encore à des instruments de musique dont ils s’accompagnent.
La question est cependant de savoir si ces traits stylistiques relèvent d’une sorte d’héritage naturel : Senghor écrirait de cette façon parce que son enfance (thème ultra présent dans son œuvre) l’aurait culturellement façonné ainsi et son « tempérament » l’empêcherait d’écrire autrement. C’est ce que les déclarations de principe tendraient à faire accroire : le poète nègre, dont il se donne comme l’emblème plus ou moins prophétique, obéirait naturellement, nourri par sa culture originelle, à un rythme et à un sens de l’image propres qui donnerait à sa création poétique sa coloration « mystique » spécifique.

Les années ont passé. Avec elles, d’une part un certain recul a pu être pris par rapport à l’idéologie de la « Négritude », d’autre part les analyses stylistiques de la production senghorienne se sont considérablement affinées, si bien qu’un tel point de vue paraît aujourd’hui difficilement tenable. Bien sûr que Senghor aimait et admirait sincèrement sa culture orale originelle ; bien sûr qu’il s’est passionné pour la tradition orale d’autres aires culturelles du continent et que, grâce à sa formation littéraire de haut niveau, il en a acquis une connaissance approfondie tant dans l’ordre thématique que dans l’ordre formel. Mais précisément l’art subtil avec lequel il introduit les acquis de cette connaissance dans son écriture, en des lieux textuels stratégiques (titres, débuts de strophes, initiale de vers, etc.), l’habileté avec laquelle il les mêle à d’autres apports (sa culture gréco-latine et judéo-chrétienne, Péguy, Saint-John Perse, Claudel…) pour se revendiquer métis culturel17, montre que la présence de l’oralité africaine dans cette œuvre poétique est moins le fruit d’un penchant naturel que le résultat d’une technique parfaitement maîtrisée et beaucoup plus consciente d’elle-même qu’elle ne voudrait le laisser croire.

1 Les références des pages sont celles de l’édition de l’œuvre poétique dans la collection « Points ».

2 Premier poèmeMon assemblée ne sera point solitaireCar j’ai puissance de chants de festinMoi, le lion de Lat Dior,L’aimé des hommes, (champion de)

3 Chants d’ombre : « Que m’accompagnent kôras et balafong » (28), « Le Retour de l’enfant prodigue » (47) ;

Hosties noires : « Éthiopie, À l’appel de la race de Saba » (57), « Prière des tirailleurs sénégalais » (68) ;

Éthiopiques : « Congo » (101), « Le Kaya-Magan » (103), « Messages » (106), « Tedungal » (108), « L’absente » (110).

4 La graphie des termes africains, si aberrante soit-elle eu égard aux usages contemporains de transcription des langues concernées, est ici celle de

5 Ces exergues sont annoncés comme « poèmes wolof » pour « Que m’accompagnent kôras et balafong » (Chants d’ombre) et « Chant de l’initié » (Nocturnes

6 Jeli ou jali selon la graphie officielle de cette langue.

7 L’allusion est d’autant plus riche qu’on ne sait pas très bien ici si les jeux agonistiques dont il est question font référence aux joutes

8 D. Casajus (2005) ; J. Derive (1997, 1999) ; R. Finnegan (1977)

9 On peut aussi consulter d’autres recueils de poèmes oraux en provenance d’Afrique en version bilingue, notamment ceux des « Classiques Africains ».

10 « L’oiseau d’amour » (bambara), 410.

11 Respectivement « Chant du feu » (bantou, 409) ; « L’oiseau d’Amour (bambara, 410) ; « Dongo le vautour », bambara, 410-411)

12 « Chant du feu ».

13 Ibid.

14 On remarque que dans ces deux cas, Senghor renforce l’effet formulaire en mettant des tirets entre les composants du syntagme.

15 « L’oiseau d’amour », « Dongo, le vautour ».

16 Les italiques sont dans le poème de Senghor. Elles ont probablement une fois de plus pour fonction d’indiquer une citation empruntée au patrimoine

17 On pourra consulter à ce propos, J. Derive, « Les stratégies du métissage culturel dans la poésie de Senghor », 2001

Senghor, Léopold Sédar, 1990. Œuvre poétique. Paris, Coll. Points, Seuil.

Principaux ouvrages de langue française consacrés à l’œuvre poétique de Senghor

Delas, Daniel, 1982, Lecture blanche d’un texte noir. Daniel Delas lit « L’Absente » de L. S. Senghor, Paris, Temps actuel.

Delas, Daniel, 1989, Poèmes de L. S. Senghor : « Parcours de lecture », Paris, Bertrand Lacoste.

Derive, Jean, 2001, « Les stratégies du métissage culturel dans la poésie de Senghor », in P. S. Diop et H. J. Lüsebrink éds, Littératures et sociétés africaines, Tübingen, Gunter Narr Verlag, p.467-475.

Guibert, A., 1982, Léopold Sedar Senghor, Paris, Coll. « Poètes d’aujourd’hui », Seuil.

Jouanny, R., 1986, Les voies du lyrisme dans les poèmes de L. S. Senghor. Paris, Unichamp 15, Honoré Champion.

Kesteloot, Liliane, 1986, Comprendre les poèmes de L. S. Senghor, Paris: Coll. « Les Classiques Africains », Saint-Paul.

Leusse, H. (de), 1967, Léopold Sedar Senghor, l’Africain, Paris, Hatier.

Marquet, M. M., 1983, Le métissage culturel dans la poésie de L. S. Senghor, Abidjan, Dakar, NEA.

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Ndiaye, P. G., 1974, Éthiopiques de L. S. Senghor, Abidjan, Dakar, NEA.

Travaux sur l’oralité

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Derive, Jean, 1997, « Éléments de poétique de l’épopée mandingue », in F. Létoublon éd., Hommage à Milman Parry : le style formulaire de l’épopée homérique et la théorie de l’oralité poétique, Amsterdam, Gieben, p. 370-377.

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Zumthor, P., 1923, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil.

1 Les références des pages sont celles de l’édition de l’œuvre poétique dans la collection « Points ».

2 Premier poème
Mon assemblée ne sera point solitaire
Car j’ai puissance de chants de festin
Moi, le lion de Lat Dior,
L’aimé des hommes, (champion de) Koumba

Deuxième poème
Je ne dormirai point sur l’arène, je veillerai
Le tam-tam de moi est paré d’un collier blanc.

3 Chants d’ombre : « Que m’accompagnent kôras et balafong » (28), « Le Retour de l’enfant prodigue » (47) ;

Hosties noires : « Éthiopie, À l’appel de la race de Saba » (57), « Prière des tirailleurs sénégalais » (68) ;

Éthiopiques : « Congo » (101), « Le Kaya-Magan » (103), « Messages » (106), « Tedungal » (108), « L’absente » (110).

4 La graphie des termes africains, si aberrante soit-elle eu égard aux usages contemporains de transcription des langues concernées, est ici celle de Senghor.

5 Ces exergues sont annoncés comme « poèmes wolof » pour « Que m’accompagnent kôras et balafong » (Chants d’ombre) et « Chant de l’initié » (Nocturnes) et comme poème sérère pour « Par delà Éros » (Chants d'ombre).

6 Jeli ou jali selon la graphie officielle de cette langue.

7 L’allusion est d’autant plus riche qu’on ne sait pas très bien ici si les jeux agonistiques dont il est question font référence aux joutes classiques entre cultivateurs au moment des récoltes, qui concourent pour savoir qui est le plus efficace et le plus rapide, ou aux joutes verbales ritualisées, également répandues dans cette aire culturelle et qui peuvent, elles aussi, se produire au moment des moissons.

8 D. Casajus (2005) ; J. Derive (1997, 1999) ; R. Finnegan (1977)

9 On peut aussi consulter d’autres recueils de poèmes oraux en provenance d’Afrique en version bilingue, notamment ceux des « Classiques Africains ».

10 « L’oiseau d’amour » (bambara), 410.

11 Respectivement « Chant du feu » (bantou, 409) ; « L’oiseau d’Amour (bambara, 410) ; « Dongo le vautour », bambara, 410-411)

12 « Chant du feu ».

13 Ibid.

14 On remarque que dans ces deux cas, Senghor renforce l’effet formulaire en mettant des tirets entre les composants du syntagme.

15 « L’oiseau d’amour », « Dongo, le vautour ».

16 Les italiques sont dans le poème de Senghor. Elles ont probablement une fois de plus pour fonction d’indiquer une citation empruntée au patrimoine oral.

17 On pourra consulter à ce propos, J. Derive, « Les stratégies du métissage culturel dans la poésie de Senghor », 2001

Jean Derive

LLACAN (Langage, Langues et Cultures d’Afrique Noire), Université de Savoie jean.derive@wanadoo.fr

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