En mémoire de Pierre Vernet
(Doyen de la Faculté de Linguistique Appliquée — Université d’État d’Haïti)
L’absence de déterminant au sein du syntagme nominal est fréquente en créole : après avoir rappelé les types d’effets de sens qui en résultent dans la sphère du syntagme nominal, nous étudierons les relations entre la non-détermination nominale et la valeur aspectuelle du prédicat dans les deux créoles concernés.1
1. Effets de sens de l’indétermination nominale
Dans les deux créoles, le nom indéterminé peut prêter à trois types d’interprétation. Soit les énoncés :
(1a)
CM Oswè-a, nou kay manjé zé
CH Aswè a, nou pral manje ze
Ce soir, nous allons manger des œufs
(1 b)
CM Oswè-a, nou kay manjé poul
CH Aswè a, nou pral manje poul
Ce soir, nous allons manger de la poule (du poulet)
(1 c)
CM Poul pa ka chanté douvan kok
CH Poul pa chante devan kòk
La poule/les poules ne chante (nt) pas devant le/les coq(s)
Les énoncés (1 a) et (1 b) ont en commun de référer à un acte de prélèvement : la différence exprimée par la traduction française entre (1 a) « des œufs » et (1 b) « de la poule » est clairement à mettre en relation avec une opposition entre d’une part un référent comptable pour le nom zé/ze en (1 a) et d’autre part un référent massif pour poul en (1 b). On notera que l’expression de cette différence, explicitée en français par l’emploi de l’indéfini pluriel des (1 a) et du partitif de la/du (1 b) n’a pas en créole un niveau de pertinence qui justifierait l’emploi d’unités particulières avec le nom. La pragmatique ne laisse pas place à l’expression d’une information concernant la pluralité, qui dans l’absolu, n’est pas incompatible avec le référent de poul, mais qui reste du niveau de l’implicite : l’usage n’étant pas de ne prélever qu’un référent, pour ce qui est du nom zé/ze, et, inversement, plusieurs référents, pour ce qui est de poul, la langue emploie le nom sans détermination.
On rappellera qu’aussi bien en créole martiniquais qu’en créole haïtien le déterminant postposé la et ses variantes (ex. : CM poul-la/zé-a, CH poul la/ze a) ont une forte valeur déictique, son emploi correspondant au souhait du locuteur de présenter le référent comme une entité constitutive de la réalité qui sert d’ancrage au message.
On sait que c’est sur ce socle référentiel que se construit l’opération de pluralisation : dans ces deux créoles, comme dans celui de la Guadeloupe et de la Guyane, la vision pluralisatrice exige un référent clairement identifiable dans le lieu de perception commun aux participants à l’acte d’énonciation.
En créole de la Martinique, l’emploi du morphème pluralisateur sé est strictement lié à la présence du déterminant la/a… ou du démonstratif tala après le nom :
Cette exigence d’identification préalable du référent à pluraliser permet de rapprocher les contenus sémantiques respectifs des deux types de déterminants la/a… d’une part, tala d’autre part : ils ont en commun le rôle d’assurer l’identification du référent en tant qu’élément spécifique2, l’emploi de tala témoignant d’une volonté affirmée du locuteur d’isoler ce référent pour en souligner la spécificité.
En créole d’Haïti, la pluralisation s’effectue au moyen du morphème de personne 6, yo :
On a affaire ici à un cas d’amalgame3, le signifiant de yo correspondant à deux signifiés : celui du déterminant spécifique la/a et celui de la marque du pluriel yo. Ce phénomène s’explique aisément d’un point de vue pragmatique : la pluralisation impliquant le repérage du référent par la/a, la langue confie à la seule unité yo la charge de véhiculer la double information : « spécifique » + « pluriel ».4
Les énoncés (1 c) présentent également le nom poul employé sans déterminant : l’interprétation « générique » qui en découle est à mettre en relation avec l’absence de tout ancrage de la relation prédicative à l’environnement physique des participants à l’acte de communication. La valeur référentielle du nom — aussi bien de l’expansion kòk/kok que du sujet poul — — s’élargit alors à l’ensemble de la classe désignée, ce qui, en accord avec la lecture aspectuelle « générale » du prédicat, conduit à un décodage de la relation prédicative dans son extension maximale, conforme à l’usage de ce type d’énoncé en tant que proverbe.
Nous nous proposons maintenant d’étudier les relations entre l’indétermination des noms et la valeur aspectuelle du prédicat dans les deux créoles.
2. Indétermination du nom et valeur aspectuelle du prédicat
2.1 Nom indéterminé en fonction sujet
Soit les énoncés :
(2)
CM Chien ka japé
CH Chen jape
Le(s) chien aboie (nt)
Dans les deux créoles, l’indétermination du nom chien/chen conduit à une interprétation générique de son contenu référentiel, en accord avec la valeur « générale » exprimée par chacune des deux formes verbales.
Cependant, conformément aux règles qui commandent leur organisation interne, les deux systèmes diffèrent quant à l’expression de cette valeur aspectuelle.
– En CM, le morphème ka, marque de l’aspect imperfectif, en concordance avec le sens générique du nom sujet, élargit de façon maximale le champ du déroulement du processus, ce qui confère à l’imperfectif une valeur générale. On signalera toutefois que certains proverbes, chez certains locuteurs, révèlent un prédicat verbal non marqué :
(3a)
CM Balé nef balé bien
Les balais neufs balaient bien (Tout nouveau, tout beau)
(3 b)
CM Kapon viv lontan
Les lâches vivent longtemps
Le fait que la présence de ka soit attestée, dans la formulation des mêmes proverbes, chez d’autres locuteurs, oriente vers l’hypothèse selon laquelle l’expression de la généralité par le biais d’une forme verbale non marquée — comme c’est la règle en créole haïtien — aurait pu, en créole martiniquais, précéder historiquement le recours au morphème ka, qui s’est imposé ensuite.
– En CH, en effet, l’indétermination, constatée à propos du nom sujet, vaut également pour le verbe, qui, en correspondance avec la valeur générique du sujet, réfère également à un processus à la réalisation duquel aucune limite n’est assignée, d’où sa valeur générale.
Il est important de noter que la détermination du nom sujet, par le recours au même instrument (déterminant spécifique) aurait des incidences de type différent dans l’un et l’autre système. Cf :
(4)
CM Chien-an ka japé
Le chien aboie
(4) CH Chen an jape
Le chien a aboyé
Dans les deux cas, la force déictique du déterminant nominal ancre la relation prédicative au cadre physique commun aux participants, mais cet ancrage, en relation avec l’organisation interne de chacun des deux systèmes, produit deux effets différents :
– En CM (4) la détermination de chien par an actualise l’imperfectif exprimé par ka : elle fait du processus japé, présenté en (2) comme caractéristique de l’espèce entière, un événement constatable. Cependant, l’ampleur du domaine que couvre l’emploi de ka fait que le déroulement du processus évoqué peut prêter à deux interprétations :
a) soit la réalisation de l’événement coïncide étroitement avec la situation d’énonciation : la valeur de l’aspect imperfectif sera celle d’un progressif (cf ‘Écoute ! Le chien aboie.)
b) soit5 l’événement évoqué n’est pas perceptible dans le cadre spatio-temporel de la situation d’énonciation : il se produit alors un décalage de la relation prédicative par rapport à l’événementiel, ce qui confère à l’imperfectif une valeur itérative. Du même coup, le contenu signifié de l’énoncé s’oriente non pas vers l’expression d’un événement constatable hic et nunc, mais vers celle d’une propriété caractérisant un chien en particulier (cf. « Ce chien aboie »).
La pluralisation, impliquant la détermination préalable par an (cf. p. 2), ne modifie en rien ces valeurs aspectuelles. Cf. :
– En CH (4), la détermination du nom chen par an produit le même effet d’ancrage de la relation prédicative au cadre de perception des participants à l’échange, mais en raison de l’organisation propre du système aspecto-temporel et modal du créole haïtien, la forme jape se charge d’une valeur résultative : le constat du processus s’effectue à partir de son résultat dans la situation d’énonciation (cf. « Tu as entendu ! Le chien a aboyé. »)
Ce système repose, en effet, sur une opposition centrale de type :
imperfectif progressif, marqué par ap :
(6 a)
CH Chen an ap jape
(Écoute !) Le chien aboie
perfectif résultatif, marqué par Ø :
(6 b)
CH Chen an Ø jape
(Tu as entendu !) Le chien a aboyé
Au sein de cette opposition binaire, l’expression du résultatif correspond au choix du locuteur de ne pas recourir à la marque ap.
On rappellera que le système aspecto-temporel et modal du créole martiniquais6 et celui du créole haïtien présentent une analogie centrale : leur organisation s’effectue autour d’un axe : imperfectif-perfectif. Cependant, en relation avec les types de marquage propres à chacun de ces créoles, l’extension du champ couvert par cette opposition varie considérablement d’un système à l’autre.
En créole martiniquais, le champ de l’imperfectif marqué par ka inclut :
a) le progressif :
(7a) Ou ka tann ? Chien-an ka japé.
Tu entends ? Le chien aboie
b) l’itératif :
(7 b) Chien-an ka japé twop !
Ce chien aboie trop !
c) le général :
(7 c) Chien ka japé
Les chiens aboient (Les chiens =l’espèce canine)
En créole haïtien, le fonctionnement de l’opposition imperfectif (marqué par ap) — perfectif (marqué par Ø) s’effectue en étroite liaison avec le cadre spatio-temporel partagé par les participants à l’acte d’énonciation : dans ces conditions, une forme verbale (référant à une action ou un processus) marquée par ap7 ne peut conduire qu’à une lecture progressive (cf. 6a). De même, cette forme verbale, marquée par Ø, sera décodée comme référant au terme d’une action ou d’un processus constatable dans le cadre de perception directe du message : le perfectif prend ici toute sa valeur résultative (cf. 6 b).
Par voie de conséquence, en relation avec cette bipolarisation forte : progressif-résultatif, le créole haïtien confie l’expression du général à une forme verbale nue, en dehors de ce système bipolaire. Le non-marquage du prédicat au plan aspectuel est alors en parfaite cohérence avec l’indétermination du syntagme nominal : la relation prédicative, libérée de tout lien avec le cadre situationnel des locuteurs, prend une valeur qui tend à l’universalité.
Pour produire le même effet de sens, là où le créole martiniquais, dans son fonctionnement constaté le plus fréquemment, opère la déconnexion de la relation prédicative de la situation d’énonciation au niveau du syntagme nominal sujet, le signifié de la marque ka autorisant cette opération, l’indétermination, en créole haïtien, en cohérence avec les règles du système aspecto-temporel et modal de la langue, affecte et le syntagme nominal sujet et le prédicat.
Le lien étroit qui unit l’indétermination du nom sujet et l’aspect exprimé par le prédicat apparaît avec clarté au sein de l’énoncé passif dans l’un et l’autre des deux créoles étudiés.
Soit les énoncés :
(8)
CM Zépis ka vann o mawché
CH Epis vann nan mache
Les épices se vendent au marché
Si ce type de construction, qui met en valeur un sujet patient, ne connaît pas une grande fréquence8, elle est néanmoins possible dans l’un et l’autre créole. Elle se relève notamment pour l’expression de faits à valeur générale9, l’agent non exprimé correspondant aux « humains », comme le révèle l’emploi du morphème de personne 6 yo, à valeur indéterminée, dans la construction active. Cf. :
(9)
CM Yo ka vann zépis o mawché
CH Yo vann epis nan mache
On vend les épices au marché
Dans les énoncés (8), l’effet de sens « générique » est produit par la corrélation entre l’indétermination du nom sujet et la valeur aspectuelle du prédicat que lui confère l’emploi de ka dans le système martiniquais, et celui d’une forme non marquée dans le système haïtien.
2.2. Nom indéterminé en fonction objet
Soit les énoncés :
(10)
CM Nou ka manjé pwason
CH Nou manje pwason
Nous mangeons du poisson
– Dans l’énoncé martiniquais, l’indétermination du nom pwason est compatible avec les trois valeurs (progressive, itérative, générale) de l’imperfectif portées par ka, en fonction du degré de coïncidence existant entre l’énoncé et la situation d’énonciation.
– Dans l’énoncé haïtien, le même principe de coïncidence entre l’énoncé et la situation dans laquelle il est produit peut conduire à deux interprétations radicalement différentes :
– soit la relation prédicative est liée étroitement à la situation d’énonciation : dans ce cas, manje est perçu comme la forme du perfectif Ø manje, la situation attestant que l’action a effectivement atteint son terme. Cf. : Nous avons mangé du poisson.
– soit la situation d’énonciation n’atteste en aucune façon du déroulement de l’action : le signifié de manje n’entre pas dans le champ aspectuel progressif-résultatif marqué par ap-Ø, le déroulement de l’action échappant au cadre de la perception directe. Cf. : Nous mangeons du poisson (en général).
Pour le situer clairement dans ce cadre autorisant le constat, la langue peut certes recourir à l’ancrage apporté par le déterminant. Cf. :
Nou Ømanje pwason an
Nous avons mangé le poisson
Mais la charge déictique apportée par an, si elle répond au besoin d’ancrage du signifié verbal à la situation d’énonciation, excède alors ce qui était attendu en termes de spécification du référent nominal : l’interprétation partitive du référent nominal, permise par l’indétermination, est exclue au profit d’une perception du référent comme entité. La délimitation de l’action, inhérente à l’aspect perfectif, implique le bornage du référent objet, révélateur de la forte valeur résultative de ce type d’aspect dans le système concerné. Dans la même logique, la pluralisation, qui s’effectue sur un socle référentiel clairement délimité par le même déterminant, fonctionne avec l’aspect résultatif, marqué par Ø. Cf. :
Conclusion
Dans les deux créoles, l’indétermination du nom, qu’il remplisse la fonction sujet ou la fonction objet, s’inscrit dans une démarche de libération de la relation prédicative du cadre physique de l’énonciation, ce qui a comme effet de conférer à tout l’énoncé une valeur générale. Cependant, dans chacun des deux créoles, cette opération de désactualisation de l’énoncé s’effectue en relation étroite avec les lois spécifiques qui commandent le fonctionnement du système aspecto-temporel et modal — et leur expression au sein du syntagme prédicatif.
En créole martiniquais, l’emploi de la marque de l’imperfectif ka est compatible avec l’expression de la généralité : l’indétermination du nom s’intègre aisément au champ couvert par ce procédé de marquage de l’imperfectif.
En créole haïtien, la vision aspectuelle imperfectif-perfectif est resserrée autour de l’opposition progressif-résultatif marquée par ap-Ø. Le principe de coïncidence stricte entre l’énoncé et la situation d’énonciation, qui structure ce mode de fonctionnement, n’est pas compatible avec la procédure de désancrage de la relation prédicative du cadre situationnel par le biais de l’indétermination nominale. L’expression de la généralité s’effectue donc hors système au plan aspectuel. L’énoncé qui l’exprime (cf. 10) est alors à différencier de celui où la relation prédicative est ancrée à la situation d’énonciation (cf. 11 b).