Introduction
Le terme « diaspora » accolé des adjectifs « noire » ou « africaine », a fait l’objet de plusieurs travaux en Amérique du Nord comme en Europe (Mintz & Price, 1975 ; Harris, 1993 ; Chivallon, 2004). Le développement des études africaines au cours des années soixante avait suscité un regain d’intérêt pour les thématiques initiées par les anthropologues Melville Herskovits, Franklin Frazier et Roger Bastide, à savoir la question de la survivance ou pas des cultures africaines dans le Nouveau Monde. Cette perspective « continuiste » est énoncée dans l’ouvrage collectif Global Dimensions of the African Diaspora dirigé par Joseph E. Harris. La diaspora noire – en dépit de son hétérogénéité – est définie comme une extension de l’héritage africain. Cette définition de la diaspora noire intègre trois critères : la dispersion (volontaire ou forcée) des Africains à différentes périodes de l’histoire et dans différents endroits ; l’émergence d’une identité culturelle basée sur l’origine africaine ; l’idéologie d’un retour physique ou psychologique vers la terre ancestrale (Harris, 1993 :4 ; Chivallon, 2004).
Dans les années 1970, d’autres anthropologues nord-américains formulent des critiques à l’encontre de cette conception essentialiste en mettant l’accent sur l’importance des phénomènes de syncrétisme et de créolisation (Mintz & Price, 1975). À rebours de tout essentialisme, ces approches s’intéressent aux identités des diasporas noires à partir de processus de construction historique produits dans différents contextes et par des interactions spécifiques (Chivallon, 2004). Les travaux réalisés sous la bannière des Cultural Studies britanniques, en l’occurrence Stuart Hall et Paul Gilroy, s’inscrivent plus ou moins dans cette perspective. Dans le contexte canadien, une autre conception postmoderne est défendue par George Elliott Clarke, qui reproche à Gilroy d’avoir « américanisé » l’identité noire canadienne dans sa conception de « L’Atlantique noir ». Elliott Clarke dresse un lien entre les identités nationales et culturelles en soutenant que la conscience africaine-canadienne n’est pas simplement double. Les Africains-Canadiens, d’après lui, ne sont pas seulement « Noirs » et « Canadiens », mais aussi résidents d’une province, locuteurs de différentes langues (soit l’anglais ou le français), pratiquants de différentes religions, et appartenant à des groupes ethniques particuliers, autant de facteurs qui contribuent à façonner leur identité. Les Africains-Canadiens possèdent alors non pas une double conscience mais une conscience multiple (poly-consciousness) (Clarke, 2002 : 40-48). Le risque que représente l’emploi de « diaspora noire » d’après Elliot Clarke (1997), qui se définit comme un Africadien1, est l’effacement des différences identitaires entre, par exemple, « un Rastafari de Vancouver, une Sénégalaise d’Anjou et une Baptiste de la Nouvelle-Écosse ».
Dans l’historiographie contemporaine portant sur l’étude des population noires au Canada, les expressions les plus fréquemment utilisées sont « African-Canadians » ou « Black Canadians ». Elle englobe, pour les auteurs qui en font usage, les Canadiens noirs dont le passé remonte à la période esclavagiste, les Noirs issus des anciennes colonies britanniques ou françaises de la Caraïbe et les Africains qui ont immigré au Canada dans les années 1960, dans un contexte marqué par la réforme des politiques d’immigration. Les populations dont il est question dans cet article sont parfois désignées dans la législation canadienne comme « minorité visible » ou, de manière plus ciblée – en référence au recensement de l’agence fédérale Statistique Canada – comme « Noirs » ou « population noire ».
Si le Canada n’a pas connu d’agitations raciales importantes comme celles de Chicago et Notting Hill, les provinces du Québec, de l’Ontario et de la Nouvelle-Écosse ont été le théâtre (au courant des années 1960) de mobilisations antiracistes qui s’inscrivaient dans la foulée du mouvement Black Power et, plus tard, à contre-courant de la politique du multiculturalisme énoncée en 1971. Cet article qui constitue une version abrégée de recherches effectuées entre 2013 et 2015, propose de revenir (sans prétendre à l’exhaustivité) sur la formation de la diaspora noire au Canada et quelques grandes étapes de leur lutte contre le racisme systémique et en faveur de la justice sociale. Le domaine de l’éducation apparait comme un véritable laboratoire pour saisir ces dynamiques contestataires ainsi que quelques enjeux soulevés dans le contexte du mouvement Black Lives Matter.
1. Panorama historique de la présence noire au Canada
1.1. Les Noirs en Nouvelle-France
En dehors des travaux pionniers de Marcel Trudel (1960 ; 1966) et de Robin Winks (1971), la littérature portant sur les communautés noires sous le régime esclavagiste canadien est restée relativement pauvre jusqu’au début des années 1980. Aujourd’hui, une pléthore de publications – adoptant des approches historiques et contemporaines diversifiées – témoigne des efforts entrepris pour faire connaitre l’histoire de la présence et de la contribution des Noirs à la société canadienne, longtemps réduite à de simples notes de bas de page dans l’histoire officielle canadienne (Williams, 1989 ; 1997 ; Hill, 1981 ; Gay, 2004 ; Cooper, 2006 ; Voltaire, 2007 ; Mackey, 2010 ; Ba, 2019).
Dans le Dictionnaire biographique du Canada tome I (1000-1700), l’historien Marcel Trudel (1966) souligne que Olivier Le Jeune aurait été le premier esclave noir à être amené directement d’Afrique (Madagascar) et vendu en Nouvelle-France, au Québec, en 1628. Différents récits historiques non étayés évoquent que Le Jeune travaillait comme domestique avant de mourir en 1654 (Pachai, 1987b : 30). Trudel (1966) ajoute toutefois que ce dernier semble être devancé en Nouvelle-France par un certain Mattieu Da Costa qui, à en croire la version d’autres historiens, aurait été engagé par les Européens, plus précisément les Français et les Hollandais, en 1606 à titre d’interprète lors de leurs voyages d’exploration en Amérique du Nord (Pachai, 1987b : 30 ; Boyko, 1998 : 158 ; Johnson, 2001 ; Gay, 2004 : 61-62).
En effet, l’esclavage a existé sous les régimes français et anglais dans les territoires qui correspondent aux actuelles provinces du Québec, de l’Ontario, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick (Walker, 1980 : 19). Contrairement aux colonies françaises des Antilles où il y avait un besoin de main d’oeuvre pour l’économie de plantation, le nombre d’esclaves en Nouvelle-France était, en revanche, relativement bas. Ce fut sous le régime britannique, précisément entre 1783 et 1784, que des milliers d’esclaves furent importés vers le Bas-Canada et les provinces atlantiques (Pachai, 1987b: 33). Dorothy Williams (1989 : 43) précise qu’au XIXe siècle, Montréal constituait un important terminus ferroviaire où les esclaves américains affranchis étaient employés à titre de préposés aux wagons-lits par des compagnies de transport.
La loi d’émancipation (Emancipation Proclamation) promulguée aux États-Unis en 1863 et la fin de la guerre de Sécession (1861-1865) avaient, en revanche, largement favorisé le retour de milliers de Noirs affranchis vers les villes américaines. Enfin, on évoque l’idée d’une migration intérieure vers les provinces de la Nouvelle-Écosse et de l’Ontario où était établie une importante communauté noire. Au demeurant, les décennies 1870 et 1890 étaient caractérisées par un fléchissement considérable de l’effectif de la population noire au Québec (Gay, 2004). Il y eut plusieurs vagues d’émigration successives, d’abord entre 1870 et 1902, puis dans les années 1920 et 1930, lorsque les Noirs en quête de meilleures conditions de vie déménagèrent au Sud des États-Unis (Williams, 1989 : 30-45). L’évolution sinueuse de la population noire au Québec s’est poursuivie jusqu’au début des années 1960, qui marquent un tournant décisif dans la politique d’immigration du Canada.
1.2. Emprunter l’Underground railroad vers le Haut-Canada
Dans le contexte de l’Ontario, l’établissement des premières communautés noires fait suite à la promulgation en 1793 de la loi sur l’abolition de l’esclavage dans le Haut-Canada (qui offrait la liberté à tous les Noirs à l’intérieur de ses frontières) et de la Slave Fugitive Act 1793 (qui légalisait la capture des esclaves fugitifs), le Sud de l’Ontario accueillit un nombre important de populations noires (Winks, 1971 : 142-144). Avec l’adoption de la seconde Slave Fugitif Act en 1850, l’idée du Canada en tant que refuge pour les esclaves prit de l’ampleur – la plupart empruntant le « chemin de fer clandestin » (Underground railroad, 1834-1865) pour entrer au Canada. Le Haut-Canada fut alors le principal point d’aboutissement de l’Underground Railroad, un vaste mouvement du XIXe siècle qui consistait à faire passer de l’Amérique coloniale vers le Canada britannique des esclaves fugitifs, en suivant des circuits préétablis, souvent avec l’aide de complices. Harriet Tubman fut l’une des plus célèbres actrices de ce mouvement clandestin.
La population noire augmentait à mesure que les esclaves s’enfuyaient des États-Unis et cherchaient refuge en territoire britannique. La population fugitive installée au Canada entre 1850 et 1860 est estimée à 15 000 voire 20 000, portant ainsi la population noire d’alors à environ 60 000 personnes (Henry, 2014). Le Haut-Canada prenant sans cesse de l’expansion, on faisait bon accueil aux fugitifs et affranchis et on les engageait comme manœuvres, surtout dans la construction des routes et le défrichement des terres. En revanche, bon nombre d’entre eux retournèrent aux États-Unis après 1865, ce qui eut pour conséquence de réduire considérablement la proportion des Noirs dans le Haut-Canada.
Les conditions de vie des Noirs du Haut-Canada commençaient à ressembler de façon marquante à celle des Noirs établis dans les provinces maritimes. Même après la Confédération (1867), les Noirs restés au Canada virent leurs conditions sociales se détériorer davantage puisqu’ils ne figuraient pas dans la structure politique de la toute nouvelle nation (Winks, 1971). Étant donné que le Canada post-confédération était destiné à demeurer de culture britannique, ce fut à des groupes dits « facilement assimilables » qu’on adressa l’offre d’immigration. Les candidats noirs, considérés « inassimilables », n’étaient pas admis ; parallèlement, les Noirs qui résidaient déjà au Canada subissaient une discrimination raciale légalisée au profit des résidents blancs.
1.3. La Nouvelle-Écosse, plus grande concentration de Noirs dans les Maritimes
L’établissement des Noirs dans la province de la Nouvelle-Écosse remonte au début du XVIIe siècle, précisément avec l’arrivée successive de trois vagues de dispersion : les Loyalistes Noirs (1783), les Marrons jamaïcains (1796) et les réfugiés de la guerre anglo-américaine de 1812 (Winks, 1971 ; Henry, 1973 ; Walker, 1976 ; Grant, 1980 ; Pachai, 1987).
Dans la foulée de la révolution américaine, les blancs loyaux à la Couronne britannique avaient publié des proclamations invitant les esclaves à rejoindre les rangs de l’armée britannique, processus par lequel ces derniers se verraient octroyer la liberté et des concessions de terre. Cette annonce avait provoqué une réaction de masse puisque des milliers d’esclaves avaient aussitôt manifesté leur intérêt à intégrer l’armée des loyalistes blancs (Pachai, 1991 : 13). Lorsque les autorités militaires britanniques réalisèrent qu’ils étaient en train de perdre la guerre face aux rebelles, ils commencèrent à préparer leur retrait des colonies américaines et à chercher des terres où installer les loyalistes blancs et les esclaves noirs qui avaient été déplacés par la guerre. Dès 1783, « près 3 500 loyalistes noirs » (Pachai, 1991 : 13) furent installés en Nouvelle-Écosse, échappant à la condition de servitude qui était la leur dans le Sud de l’Amérique.
Comme ils avaient combattu pour la Couronne britannique et qu’on leur avait promis les mêmes droits, privilèges et libertés que les loyalistes blancs, les Black Loyalists s’attendaient à recevoir des terres et à être intégré dans la population provinciale. Ils ont toutefois été trahis par les autorités britanniques et laissés pour compte. Certains officiers de l’armée britannique avaient même suggéré que ces derniers soient utilisés comme rançon pour la libération des prisonniers britanniques alors détenus par les rebelles Américains. La plupart des loyalistes noirs finirent par s’installer dans la ville d’Halifax et ses environs, et établirent ce qui allait être, pendant des décennies, la plus grande concentration de résidents noirs dans les Maritimes (Winks, 1971 ; Hill, 1981).
En plus des Noirs en provenance d’Amérique, alors sous régime esclavagiste, les autorités coloniales britanniques de l’époque ont déporté en Nouvelle-Écosse, précisément à Halifax, environ 1 200 esclaves résistants jamaïcains (jamaican Maroons) qui s’étaient rebellés contre elles (Winks, 1971 ; Walker, 1980). Les Marrons arrivés à Halifax en 1796 forment le premier grand groupe de population noire originaire des Antilles britanniques. Le terme ‘Marron’ désignait, à l’époque de l’esclavage, les esclaves qui, refusant la servitude, s’enfuyaient des plantations et constituaient de petites sociétés autonomes dans la forêt ou les montagnes. Dans divers milieux noirs des Amériques, en réaction contre l’image de l’esclave soumis, s’est formée une représentation idéalisée du Marron comme figure emblématique du Noir libre et du résistant sans concession.
Entre 1813 et 1816, plus de 2 000 esclaves qui ont cherché refuge derrière les lignes britanniques durant la guerre de 1812, rejoignirent les loyalistes Noirs dans des établissements situés à la périphérie de la ville d’Halifax (Pachai, 1991 : 35). Ensemble, les loyalistes et les réfugiés ont formé une collectivité vibrante, avec leurs propres églises et écoles. Mais leur pauvreté était si grande qu’ils devaient généralement faire appel à l’aide publique pour éviter la famine. La petitesse des concessions de terres et les possibilités d’emploi limitées les livraient à la merci des moindres difficultés et fluctuations économiques. La politique de l’assemblée de la Nouvelle-Écosse mit fin dès 1815 à l’immigration noire en provenance des frontières américaines, l’intolérance des populations blanches conjuguée à la discrimination et à la pauvreté rendaient difficile leur établissement dans la province, poussant certains à émigrer en Sierra Leone, en Afrique (Winks, 1971). Pour les décennies suivantes, la vie familiale et communautaire de cette minorité éparpillée dans de petites collectivités de la province (dont Africville fondé en 1848 par les réfugiés de 1812), s’organisait notamment autour des églises et des écoles confessionnelles devenues des lieux de ralliement de la communauté, de résilience et de résistance au racisme et à la ségrégation résidentielle.
Les travaux sur la présence noire dans les Maritimes du Canada se focalisent généralement sur les trois vagues migratoires évoquées dans les lignes précédentes. Or la crise de l’économie de plantation, les opportunités limitées d’emplois non qualifiés dans les sociétés caribéennes, face à une demande urgente de main-d’œuvre bon marché dans les pays capitalistes développés comme le Canada, avaient ouvert la voie à l’émigration de femmes et d’hommes caribéens entre 1900 et 1932 (Calliste, 1993/1994). Les organismes gouvernementaux et les autorités locales avaient à différents niveaux facilité ce processus, afin de réduire la croissance démographique et le chômage, de stimuler le développement économique grâce aux transferts de fonds envoyés par les émigrants, et pour améliorer les conditions de vie de ces derniers et de leurs familles. Les trois premières décennies du XXe siècle furent ainsi marquées par deux vagues migratoires en provenance des Caraïbes britanniques et de la Guadeloupe, composées d’ouvriers non qualifiés recrutés travailler dans les gisements de charbon et les usines sidérurgiques de Sydney, situés dans l’ile de Cape Breton, Nouvelle-Écosse (Bonner, 2017) et de femmes domestiques (Calliste, 1993). Ce mouvement migratoire s’est poursuivi au fur et à mesure que les provinces, y compris l’Ontario, le Québec et la Nouvelle-Écosse, faisaient appel à cette main d’œuvre. Tout comme pour le cas des loyalistes noirs, les fugitifs, et les réfugiés de la guerre anglo-américaine de 1812, leur installation définitive en Nouvelle-Écosse et dans d’autres provinces du Canada – l’idée de voir se constituer une communauté noire résidente – restait une préoccupation majeure pour les autorités canadiennes. Ces ouvriers – pourtant invités à venir travailler au Canada – se voyaient dès lors refuser l’accès aux emplois et aux logements, ce qui les obligeait à émigrer de nouveau vers États-Unis.
1.4. La ruée vers l’Ouest Canadien
Alors que la plupart des Noirs s’installèrent au Centre et à l’Est du Canada, notamment en Ontario, au Québec et en Nouvelle-Écosse, un nombre important de Noirs en provenance des États-Unis s’établirent dans les provinces des Prairies (Alberta, Saskatchewan, Manitoba) et en Colombie-Britannique (Potter, 1967 ; Thompson, 1979). Les premiers Noirs à s’installer, vers la fin des années 1850, dans l’Ouest canadien, provenaient principalement de la Californie. Ces derniers n’étaient pas des fugitifs ; ils étaient pour la plupart des gens qualifiés et instruits qui ne supportaient pas l’injustice raciale qui prévalait en Californie (Winks, 1971).
La construction du réseau ferroviaire reliant la côte Pacifique à celle de l’Atlantique avait facilité les flux migratoires vers l’Ouest canadien, attirant ainsi des milliers d’ouvriers étrangers. Selon Douglas et Howard (1992 : 285), près d’un million et demi d’immigrants en provenance de diverses régions étaient venus s’installer dans la région des Prairies entre 1896 et 1914. Le gouvernement canadien voulait, durant cette époque, encourager le peuplement des Territoires-du-Nord-Ouest et du Manitoba. Et en plus, ce n’était qu’en favorisant l’immigration qu’il devenait économiquement possible de réaliser le projet de construction du chemin de fer continental (Mathieu, 2010).
Le mouvement le plus important enregistré durant cette période, soit entre 1909 et 1910, provenait de l’Oklahoma. Il fut constitué notamment de fermiers (Mensah, 2002 : 51). Ils reçurent, à leur arrivée, des lopins de terre et durent défricher à l’aide d’outils rudimentaires des parcelles afin de créer leurs propres fermes. S’ils réussirent à survivre dans la région des Prairies, leurs groupes étaient relativement peu peuplés, principalement parce que les gouvernements des Prairies faisaient tout leur possible pour empêcher l’installation durable de communautés noires et aussi éviter l’afflux de Noirs supplémentaires dans la région (Thompson, 1979). Ainsi, entre 1901 et 1911, les chambres de commerce de presque toutes les villes des Prairies adoptèrent des résolutions par lesquelles elles exigeaient la restriction de l’immigration des Noirs (Boyko, 1998 : 164). Certaines résolutions en appelaient à la ségrégation stricte ou, pire encore, à la déportation des Noirs vers les États-Unis. Qui plus est, le gouvernement fédéral faisait tout pour entraver la venue de Noirs en provenance des États-Unis, en envoyant aux portes des frontières des agents chargés de dissuader les aspirants à l’immigration. Aux postes-frontières, on appliquait à la lettre des normes financières, psychologiques et médicales restrictives, et on attribua des primes aux agents de douane qui réussissaient à déclarer des Noirs fugitifs inaptes à l’immigration (Winks, 1971 : 311 ; Walker, 1985 : 17). Les autorités fédérales tentèrent enfin de persuader les grandes compagnies ferroviaires à refuser aux Noirs en provenance des États-Unis leur passage au Canada. Ces mesures discrètes, maintenues par les conservateurs dès leur arrivée au pouvoir en 1911, eurent pour conséquence d’annihiler l’immigration massive des Noirs américains affranchis vers l’Ouest canadien, considéré alors comme lieu idéal de refuge (Hepburn, 1999).
2. La population noire après la réforme des politiques (discriminatoires) d’immigration
2.1. L’arrivée de nouveaux immigrants noirs
Aussitôt après la première guerre mondiale, le Canada adopte des réglementations plus restrictives en matière d’immigration en raison du taux de chômage élevé du pays, de l’agitation croissante qui se manifestait au sein de la classe ouvrière (par exemple, la grève générale de Winnipeg) et d’un désir de mettre en avant l’identité canadienne-anglo-saxonne (Calliste, 1993/1994). Le système d’immigration en place ne donnait pas la priorité aux populations dites de « couleur » originaires de la Caraïbe, malgré qu’au cours de la grande dépression la population noire se trouva affectée hors toute proportion. La situation resta inchangée jusqu’aux années 1960.
Suite à la réforme de 1962 (révision de la loi d’immigration de 1952 qui accordait un pouvoir discrétionnaire au gouvernement fédéral en matière de sélection des immigrants) et l’abolition des mesures de discrimination raciale qui privilégiaient les immigrants en provenance d’Europe, des États-Unis, et des anciens dominions britanniques, le Québec accueillit un nombre important d’immigrants haïtiens en quête de sécurité politique, fuyant le régime dictatorial de Duvalier (Whitaker, 1991). L’ouverture du Canada vers l’international par le biais de ses interventions humanitaires et le besoin d’une main d’œuvre bon marché ont joué un rôle non négligeable dans l’adoption d’un système de points conçu pour réduire la subjectivité dans la sélection des immigrants et pour admettre les individus en fonction de leur niveau d’éducation, de compétence professionnelle et de leur connaissance d’une des langues officielles canadiennes. L’application de ce système de points a entrainé au fil des années une augmentation évidente de la population noire au Canada. Plus de 200 000 Noirs originaires de la Caraïbe et d’Afrique vivaient au Canada en 1981, comparativement aux 78 000 de 1971 et aux 12 000 de 1961 (Walker, 1985 : 21).
L’augmentation la plus importante de la population noire s’est produite en 1991, lorsque sa taille dépassa, pour la première fois, 500 000 (504 300 exactement, soit 1.9% de la population générale), (Milan et Tran, 2004). Dans le recensement de 2006, on faisait état de 783 795 personnes d’origine africaine au Canada, correspondant à 2,5% de la population du Canada (Statistics Canada, 2008). Le recensement de 2016 estime la population noire, dans toute sa diversité, à 1,2 million, soit 3,5% de la population totale du Canada et 15,6 % des minorités dites « visibles2 » du pays (Statistiques Canada, 2019). S’appuyant sur le recensement de 2016, nous présentons ci-dessous la répartition géographique de la population noire dans les provinces/territoires canadiennes :
Provinces, territoires |
Population noire de la province, territoires |
Pourcentage par rapport à la population noire du Canada |
Nouvelle-Ecosse |
21 910 |
1,8% |
Nouveau Brunswick |
6 995 |
0,6% |
Iles du Prince Édouard |
825 |
0,1% |
Terre Neuve et Labrador |
2350 |
0,2% |
Ontario |
627 710 |
52,4% |
Québec |
319 230 |
26,6% |
Alberta |
129 390 |
10,8% |
Manitoba |
30 340 |
2,5% |
Saskatchewan |
14 925 |
1,2% |
Colombie Britannique |
43 505 |
3,6% |
Territoires du Nord-Ouest |
760 |
0,1% |
Nunavut |
325 |
0,0% |
Yukon |
265 |
0,0% |
Source : Statistiques Canada, Diversité de la population noire au Canada (Recensement de la population noire 2016)
Comme on peut le constater, la population noire n’a atteint à aucun moment de l’histoire du Canada plus de 5% de la population nationale ou 5% d’une province donnée ; en Ontario, qui abrite plus de la moitié de la population noire du Canada, les Noirs représentent 4,7% de la population totale de la province. Par ailleurs, les descendants de Noirs américains établis dans différentes provinces canadiennes depuis la révolution américaine (notamment la Nouvelle-Écosse), sont minoritaires par rapport à la population arrivée à la suite de la révision des politiques d’immigration. Au contraire des loyalistes noirs, des réfugiés et des fugitifs qui s’établirent surtout dans de petites collectivités situées à la périphérie des villes, la majorité des immigrants contemporains s’établissent dans les grandes métropoles canadiennes, notamment Montréal, Toronto et Ottawa (Henry, 1994 ; Mensah & Firang, 2007 ; Drescher, 2008).
À travers son portait de huit communautés ethnoculturelles de la région montréalaise, Ledoyen (1992 : 55) conclut qu’il ne reste pas de traces tangibles de populations issues de l’esclavage qui, selon elle, se seraient intégrées ou auraient émigré vers l’Ontario, les provinces Maritimes, ou les États-Unis. Elle rappelle aussi que le recensement de 1880 ne fait état que de quelque 70 personnes issues du régime esclavagiste vivant alors à Montréal, dispersées et non en communauté. Aujourd’hui, la majorité des Noirs au Québec est constitué d’immigrants contemporains originaires d’Haïti et d’Afrique francophone. Enfin, faut-il le rappeler, la Nouvelle-Écosse est la seule province canadienne où la population noire issue de la première génération dépasse celle des nouveaux immigrants (Milan et Tran, 2004).
Dans les années 1960, alors que les afrodescendants en Nouvelle-Écosse (Drescher, 2008) commençaient à se rallier au mouvement des droits civiques étasuniens et à se faire entendre du gouvernement canadien, ils virent l’impact de leur action ralentie par l’arrivée de nouveaux immigrants aux préoccupations fort différentes. L’un des facteurs qui avait favorisé le rapprochement des deux groupes est la discrimination raciale qui imprégnait tous les secteurs de la société canadienne. Face à la prégnance de ce phénomène, leurs appartenances régionales ou nationales avaient tendance, dans certains cas, à s’effacer en faveur d’un panafricanisme plus ou moins affirmé.
Pour des contraintes d’objectifs, le reste de l’article se focalise sur les provinces du Québec (uniquement pour la section 3), de l’Ontario et de la Nouvelle-Écosse. En effet, les villes de Montréal, Toronto et Halifax ont été tout au long de la décennie 1960, le théâtre de luttes antiracistes perceptibles notamment dans le domaine éducatif. S’il est vrai que le leadership noir est apparu depuis longtemps au Canada, les premiers mouvements qui ont embrassé de manière explicite la lutte contre le racisme, sont devenus visibles seulement à partir de la décennie 1960 – notamment grâce à la résonance internationale qu’acquiert la lutte des Noirs aux États-Unis (Calliste, 1995).
2.2. Les débuts du militantisme noir au Canada
L’émergence du Black Power au Canada marque une étape importante dans les luttes que menait déjà la diaspora noire canadienne. Au cours de cette période, Montréal constituait l’épicentre de la pensée révolutionnaire panafricaine, un endroit où des intellectuels, théoriciens ou hommes politiques noirs – Stokely Carmichael, Walter Rodney, Cyril Lionel Robert James, George Lamming etc. – y étaient régulièrement invités (Mills, 2010 : 95). Le militantisme antiraciste au Canada fut largement facilité par le travail préliminaire de la Caribbean Conference Committee (CCC), fondée en 1965 par des immigrants et étudiants caribéens résidant à Montréal. Prenant ses sources dans le panafricanisme, la CCC établit dès ses débuts des liens avec le mouvement Black Power qui se manifestait alors aux États-Unis, et entreprit de soutenir les mouvements de libération dans les territoires coloniaux en Afrique et dans la Caraïbe. La tenue en 1968 de la Conférence des organisations noires3 et du Congrès des écrivains noirs4 à Montréal, marquent un tournant décisif dans les mobilisations antiracistes et panafricaines initiées par la Caribbean Conference Committee (Forsythe, 1971 ; Calliste, 1995 ; Austin, 2007).
Durant cette période, on note un basculement de la dynamique contestataire vers l’espace universitaire canadien. De même que le Comité de coordination non violent des étudiants (SNCC) aux États-Unis avait tourné le dos au mouvement de Martin Luther King, les étudiants noirs (issus majoritairement de la Caraïbe) commencèrent à se mobiliser contre le racisme. En février 1969, ils occupèrent le centre informatique de l’Université Sir George Williams (devenue Université de Concordia en 1974), sous prétexte que leurs préoccupations (ravivées par un cas de racisme avéré de la part d’un professeur de biologie) n’ont pas été traitées par les instances de l’Université. L’occupation des locaux pendant deux semaines prit fin avec l’intervention de la police anti-émeute, l’arrestation d’une quarantaine d’étudiants noirs et la destruction de milliers de dollars de biens (Calliste, 1995 : 132). L’incident baptisé l’« affaire Sir George Williams » était moins l’aboutissement d’un conflit entre des étudiants et un professeur, qu’un cri de révolte contre ce que Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton (1967) appelaient « racisme institutionnel ». Le sit-in qui avait coïncidé avec la formation de l’African Heritage Studies Association – branche dissidente de l’association américaine d’études africaine (African Studies Association) – était destiné à exposer le racisme au sein de l’institution universitaire. L’incident avait favorisé, par ailleurs, le désir de renouer avec l’héritage africain mais aussi l’émergence de nouvelles formes d’action communautaire au sein de la diaspora noire du Canada. De plus en plus de militants noirs commençaient alors à voir le monde sous l’angle de Stokely Carmichael.
À la suite de l’affaire Sir George Williams, les différents segments de la communauté noire de Montréal sentirent la nécessité de s’unir – même si une bonne partie d’entre elle n’appuyait pas les actions des étudiants. Au cours de cette période, le militantisme noir au Canada, loin d’être homogène, était marqué par des clivages entre militants modérés et radicaux. Les jeunes militants du Black Power s’insurgèrent contre la Coalition nationale des Noirs (National Black Coalition of Canada) fondée en 1969 à Toronto à la suite de l’affaire Sir George Williams et grâce à une fusion de 28 organisations noires (Calliste, 1995 : 131). Les objectifs de cette mouvance libérale – la version canadienne de l’organisation traditionnelle afro-américaine, la NAACP – tournaient autour de l’intégration structurelle des Noirs dans la société majoritaire canadienne, l’éradication de la discrimination raciale, le développement de programmes d’études sur l’expérience noire, et enfin, la solidarité entre les peuples noirs du monde (Calliste, 1996 ; Walker, 2014).
La dépendance de la Coalition aux financements publics avait permis au gouvernement fédéral de lui dicter une ligne politique de conduite, ce qui lui valut bien des critiques de la part des radicaux noirs. Ceux-ci lui reprochaient son incapacité à exercer une pression suffisante pour faire aboutir leurs revendications légitimes dans la société canadienne, et surtout, son attitude passive face au racisme institutionnel au sein des institutions dominantes. À un moment où les communautés noires au Canada devaient unir leurs efforts pour apporter des changements, la Coalition n’affichait pas, selon le militant Burnley ‘Rocky’ Jones, de réelle volonté de répondre aux souhaits exprimés par ses composantes qui ne résidaient pas dans la région dominante du Canada : Montréal. D’après lui, les communautés noires en Nouvelle-Écosse avaient démontré leur engagement à participer pleinement à la construction de la société canadienne depuis plus d’un siècle, mais, en tant que minorités, étaient relégués au rang de spectateurs impuissants au sein même de la communauté noire canadienne (Jones, 1978 : 96).
La stratégie politique de la Coalition nationale des Noirs du Canada, sa logique d’accommodement face à la condition marginale des Noirs du Canada, avait en revanche suscité un regain de militantisme dans le reste du Canada, notamment dans les villes d’Halifax et de Toronto. C’est dans ce contexte d’effervescence nationaliste que Burnley ‘Rocky’ Jones (1941-2013) et d’autres militants noirs, avaient fondé le Front de libération noir (Black United Front). Le mouvement se donnait comme mission d’unir et de fédérer les efforts de la population noire néo-écossaise pour en faire une communauté active et d’initier des programmes axés sur l’éducation, l’emploi et la valorisation de leur patrimoine culturel (Pachai, 1990 : 247). La promotion des idéaux du Black Power dans le but de faire émerger une culture de résistance dans la communauté noire néo-écossaise, occupait une place importante dans les activités organisées par l’organisation.
Paradoxalement, tout comme la Coalition nationale des Noirs du Canada susmentionnée, le Front de libération noir avait abandonné, peu de temps après, sa ligne politique radicale. Dans leur volonté d’étouffer le militantisme noir et lui empêcher de se nourrir des relents de l’idéologie du Black Power étasunien, le gouvernement fédéral et la province de la Nouvelle-Écosse avaient octroyé des fonds destinés à des programmes communautaires. Au lieu de prôner le séparatisme au fondement du Black Power, le Front de libération des Noirs devait dès lors travailler avec la commission des droits de l’homme de la Nouvelle-Écosse (Nova Scotia Human Rights Commission) et d’autres institutions publiques provinciales. Servant d’interlocuteurs entre les militants radicaux et le gouvernement, les leaders du Front de libération (BUF) se proposaient désormais de mener des enquêtes pour déterminer les problèmes de la population noire à l’échelle provinciale, de développer une communication efficace avec toutes les petites collectivités noires, et des programmes axés sur l’histoire et la culture afro-canadiennes (Calliste, 1995).
Tout comme dans le contexte de Montréal, des militants noirs à Halifax avaient adopté au cours des années 1960 la rhétorique du Black Power pour mener des luttes circonscrites à l’échelle provinciale. En réaction à la politique d’accommodement du Front de libération noir (BUF), mouvance contestataire à laquelle il appartenait, Burnley ‘Rocky’ Jones fonde en 1969 le Mouvement de libération afro-canadien (Afro-Canadian Liberation Movement). ‘Rocky’ Jones estimait que le temps était venu pour les Noirs de s’unir en tant que peuple et d’œuvrer collectivement pour résoudre leurs problèmes (‘Rocky’ Jones & Walker, 2016 : 134-135). Les militants réunis autour du mouvement cherchaient à faire émerger une force politique à travers la prise de conscience du passé et la renaissance culturelle, afin de contribuer à l’élimination de toutes les formes d’oppression raciale, d’injustices sociales, économiques contre une minorité historiquement marginalisée au sein de la province néo-écossaise.
La nomination de certains dirigeants dans les instances fédérales et provinciales, et l’intervention de l’État dans le financement des projets sociaux et communautaires au début des années 1970 – contexte marqué par les politiques de promotion de la diversité ethnoculturelle – ont permis de contenir le mouvement et d’éloigner les Afro-Canadiens du pouvoir économique et politique. Avec la réduction des subventions gouvernementales pendant la récession économique, plusieurs organisations militantes afro-canadiennes se sont désintégrées.
3. Le tournant multiculturel des années 1970-1980
3.1. L’éducation, espace de contestation
Si l’Ontario et la Nouvelle-Écosse étaient considérées comme des havres de paix pour les loyalistes, fugitifs and refugiés noirs en provenance de l’Amérique esclavagiste, ces provinces ont en revanche un héritage de racisme anti-Noir, y compris de lois discriminatoires en matière d’immigration, de ségrégation légale dans le domaine du logement et de l’éducation, de clauses restrictives qui empêchaient les Noirs d’acheter des biens immobiliers et de discrimination en matière d’emploi. Depuis les décennies 1940 et 1950, les communautés noires au sein de ces deux provinces mènent des luttes autour de l’éducation. Par exemple, en 1944, la ligue des peuples de couleur d’Halifax (Halifax Colored Citizens Improvement League) avait mené une vaste campagne pour le retrait du manuel The Story of Little Black Sambo (1899) des programmes scolaires, à cause de son caractère jugé dénigrant à l’égard des enfants noirs. De même, entre 1954 et 1956, un collectif des parents d’élèves et quelques associations avaient poussé le conseil scolaire de Toronto à retirer ce texte (Calliste, 1996 : 91-92).
Avec l’abandon des critères « raciaux » ayant servi à restreindre l’immigration massive non-blanche, la proportion des populations noires a augmenté de manière significative dans les décennies 1970-1980, rendant la clientèle scolaire plus hétérogène et suscitant tout un débat autour l’intégration des enfants noirs dans les écoles publiques canadiennes. La conviction que l’éducation était la voie pour parvenir à la mobilité sociale, et la désillusion grandissante des parents noirs face au système scolaire canadien, avaient davantage poussé des organisations afro-canadiennes à embrasser les idées du Black Power pour promouvoir et développer prioritairement des initiatives éducatives. Citons en guise d’exemple, le Black Education Project qui visait à répondre à l’indignation exprimée par les parents noirs concernant l’éducation de leurs enfants (Aladejebi, 2013). À la lecture des critiques, il était non seulement difficile pour les enfants issus de familles immigrées de bénéficier des mêmes opportunités d’éducation, mais aussi presque impossible pour eux de développer un sentiment d’appartenance et d’acceptation au sein des écoles.
En effet, jusqu’aux années 1970, l’échec ou le manque de réussite scolaire des enfants issus de l’immigration, au Canada tout comme au Royaume-Uni, étaient attribués à des causes socio-économiques, aux origines sociales et familiales des élèves ou aux aptitudes individuelles des enfants eux-mêmes (Bernard Coard, 1971 ; Dei & al., 1997). Les corrélations entre le milieu familial (ou l’appartenance groupale) des élèves et leur performance scolaire, ont conduit plusieurs sociologues à appréhender le problème du décrochage scolaire en termes de pauvreté et de carences culturelles (Forquin, 1989), en postulant que les expériences de socialisation au sein des foyers familiaux des élèves à faibles revenus les empêchaient d’acquérir les connaissances et aptitudes indispensables à leur réussite (James et Brathwaite, 1996). Parce que les pratiques culturelles des élèves issus de milieux défavorisés étaient considérées comme inadéquates et inférieures, les théoriciens de la privation culturelle se sont ainsi attachés à exposer les mécanismes de correction des attitudes des élèves afin de les assimiler davantage à la culture scolaire dominante.
Dans ce contexte marqué par la prégnance de l’expérience scolaire des enfants noirs, deux principaux mouvements virent le jour, l’Organisation de la jeunesse noire (Black Youth Organization) et le Front de libération noire du Canada (Black Liberation Front of Canada). Les deux mouvements sont nés d’une scission au sein l’Afro-American Progressive Association (AAPA), fondée en 1967 par Norman ‘Otis’ Richmond, un militant afro-américain venu s’installer à Toronto pour protester contre son enrôlement dans l’armée pendant la guerre du Vietnam (Harris, 2009). En dépit de ses filiations avec mouvance Black Power, les militants noirs à Toronto ont rejeté l’AAPA en raison de son manque de clarté idéologique et son incapacité à démasquer les mécanismes de l’impérialisme canadien et à s’attaquer à la cause spécifiquement afro-canadienne. Dès lors, les étudiants noirs regroupés autour de l’Organisation de la jeunesse noire, se lançaient dans l’organisation de conférences à Toronto, afin de regrouper sous une même bannière toutes les forces vives de la diaspora noire au Canada. Cette démarche est illustrée par l’organisation en 1971 (du 19 au 21 février) de la conférence intitulée Towards the Political Direction and Liberation of Black people in Canada, à laquelle avait assisté le nationaliste culturel Amiri Baraka. Au regard de l’expérience des Noirs aux États-Unis, Amiri Baraka les exhortait à développer une attitude panafricaine au-delà des origines géographiques, des langues et des différences ethniques, et à construire ainsi un pouvoir politique et culturel (Harris, 2009).
Tout comme aux États-Unis, le lieu essentiel de la critique du multiculturalisme au Canada est le monde de l’éducation au sens large. Plusieurs universitaires noirs au Canada ne partagent pas l’idée que le multiculturalisme officiel puisse être un moyen de parvenir à l’égalité et l’équité. Au cours des années 1980, compte tenu de la mise sur pied du Comité parlementaire spécial sur la participation des « minorités visibles » dans la société canadienne, et du rapport publié par ledit comité, L’Égalité ça presse ! (Daudlin, 1984), plusieurs provinces canadiennes ont développé des mesures antiracistes supplémentaires afin de renforcer l’inclusion des groupes historiquement exclus. Le ministère de l’éducation ontarien reconnaissait que les écoles de la province avaient accueilli au cours de la période qui a suivi la réforme des politiques d’immigration, des élèves de diverses origines raciales et ethnoculturelles, mais le système scolaire était resté eurocentriste dans sa structure et l’organisation des enseignements. En outre, certains élèves d’origine autre qu’européenne ne se voyaient pas représentés dans les programmes d’histoire du Canada ou, le cas échant, l’étaient de de façon négative. Cette incapacité du système à réserver un traitement juste et équitable à tous les groupes, a contribué à la formation de stéréotypes à l’égard de certains groupes (cité par James, 1995 :38). L’éducation antiraciste préconisée par le premier ministre ontarien, Bob Rae – à la suite notamment des émeutes de Younge Street en 19925 – devrait doter tous les élèves de connaissances leur permettant de développer des attitudes positives pour vivre dans un Canada de plus en plus diversifié, et à ainsi rejeter les comportements et pratiques discriminatoires.
En Nouvelle-Écosse, quatre années d’enquêtes menées par un mouvement éducatif dénommé Black Learners Advisory Committee (BLAC) ont abouti à la publication d’un rapport intitulé BLAC Report on Education : Redressing Inequity – Empowering Black Learners6. Dans ce rapport en trois volumes, publié par le comité BLAC, sont retracées les expériences éducatives des Noirs en Nouvelle-Écosse, de la période post-esclavagiste à l’ère du multiculturalisme. Le militantisme articulé autour des enjeux de l’éducation par le comité BLAC a conduit à la création, en 1996, d’un conseil provincial de l’éducation afro-canadienne (Council on African Canadian Education) (Kakembo & Upshaw, 1998 ; Nguirane, 2014). Pour la première fois en Nouvelle-Écosse, on assistait à un traitement explicite de la dynamique des relations raciales et à l’intégration de l’histoire et de la culture afro-canadienne dans les programmes scolaires. La conception qui se dégage de cette nouvelle mesure politique, allait bien au-delà des approches libérale et multiculturelle qui appelaient à une simple reconnaissance des cultures ou au respect de la diversité. En Nouvelle-Écosse, le multiculturalisme impliquait aussi une représentation de membres de la communauté noire dans les instances éducatives et des réformes curriculaires, afin de donner une plus grande place à leurs contributions historique et culturelle. C’est seulement au cours de la dernière décennie, estime la cinéaste Sylvia Hamilton, qu’on a enfin obtenu « des brides d’information au sujet des Africains au Canada, qu’elles ont été présentées dans les écoles publiques ; et plus souvent qu’autrement, elles ont été reléguées aux événements du mois consacré à l’histoire des Noirs » (Hamilton, 2011 : 101). Malgré les succès qu’ont pu représenter les divers programmes de promotion de la diversité, le multiculturalisme est encore interpellé, taxé de ne pas assez s’attaquer aux inégalités, tout en présentant une image de tolérance et d’égalité.
3.2. Des inégalités raciales persistantes
Alors que les programmes d’éducation garantissent théoriquement une égalité d’accès à tous les groupes ethnoculturels, ils n’ont pas conduit à une participation égale dans la sphère éducative. George S. Dei, sociologue à l’Université de Toronto, a formulé plusieurs critiques dans ce cadre, en s’interrogeant sur les inégalités raciales qui persistent dans le système éducatif canadien malgré les efforts consacrés au multiculturalisme. Il soutient que la politique du multiculturalisme n’est pas parvenue à réduire la discrimination raciale, les inégalités sociales dans la société canadienne, et l’éducation antiraciste lui semble réformiste plutôt que transformatrice (Dei, 1996 ; Dei, 2013). Sous l’influence de l’afrocentricité américaine, Dei s’est engagé, depuis les années 1990, à développer une épistémologie antiraciste pour démasquer l’universalité des savoirs dominants et aussi à démontrer la domination eurocentriste dans le système éducatif canadien, à partir de l’expérience des élèves noirs dans les écoles de la province ontarienne.
Pour d’autres, l’éducation multiculturelle ne prend pas en compte le racisme structurel et s’est limitée à fournir des informations plutôt axées sur l’exotisme, et donc laisse intact le curriculum eurocentrique auquel les étudiants noirs s’exposent quotidiennement. La réussite scolaire des enfants noirs est rendue difficile par le fait que les contenus des curricula ainsi que les codes langagiers reflètent uniquement ceux de la culture dominante (James, 1995). Même la célébration annuelle du Mois de l’Histoire des Noirs [Black History Month], officialisée depuis 1995, relève, d’après l’universitaire et militante de la cause noire canadienne, Athea Prince, du ‘grand mythe du multiculturalisme canadien’ (Great Canadian Multicultural Myth). Dédier uniquement un mois à l’expérience des Noirs dans la société canadienne revient, selon elle, à élaborer une version ghettoïsée [ghettoised version] de leur histoire, et par conséquent, de permettre la perpétuation d’une hégémonie culturelle qui les maintient davantage à la périphérie. Par ailleurs, le fait que l’histoire des peuples africains soit à peine incluse dans les programmes scolaires, constitue un exemple de la façon dont l’hégémonie culturelle opère dans le système scolaire canadien (Athea, 2001 : 69-70).
Dans ce contexte où le multiculturalisme officiel est accusé d’être inefficace (en ce qui concerne les Afro-Canadiens), d’autres universitaires tels que George S. Dei et George Elliot Clarke, proposent successivement d’autres démarches qui vont au-delà du multiculturalisme pour s’émanciper des tutelles dominantes. Pour Dei, l’approche multiculturelle concernant l’éducation devrait, pour pallier les inégalités, inclure les éléments suivants : considérer la « race » comme facteur explicatif des rapports sociaux – bien que celle-ci soit dénuée de tout fondement scientifique ; déconstruire les logiques de domination qui président à l’exclusion des minorités ; remédier à la marginalisation des voix minoritaires dans la société ; reconnaître le rôle du système éducatif dans la production et la reproduction des inégalités fondées sur les différences ethno-raciales ou la classe sociale etc (Dei, 1994 : 1-2). Pour sa part, George Elliott Clarke postule que les organisations noires doivent cibler les capitales provinciales et les grandes villes où les populations noires ont tendance à s’établir, pour mener une campagne plus large en faveur de l’éducation afro-canadienne et de programmes d’équité en matière d’emploi. Dans ce cadre, il convient d’établir des instances afro-canadiennes fortes dans les grandes villes et les capitales des provinces, avant de pouvoir fonder une coalition à l’échelle nationale et espérer obtenir une reconnaissance nationale (Clarke, 2014 :76).
D’autres universitaires noirs au Canada ont aussi mis en évidence l’essoufflement du modèle multiculturel, en estimant que les réformes curriculaires entreprises se sont révélées inadéquates pour lutter contre les inégalités. En réaction contre cette approche, ils soulignent la nécessité d’une théorisation critique de l’antiracisme, contestant désormais les composantes culturelles dominantes présentes dans les curricula sous couvert d’un langage universaliste :
Les civilisations construisent des épistémologies, des ontologies, des axiologies et des méthodologies qui reflètent leur histoire sociale particulière ; ainsi, toute épistémologie est contextuellement située. Les épistémologies légitimées dans l’éducation formelle (curricula, enseignements, apprentissages, recherches, formations) sont issues de l’histoire sociale de l’Occident qui assigne une place non enviable à l’Autre. L’éducation formelle reprend et transmet les savoirs construits dans les récits, les pratiques sociales et les traditions culturelles de l’Occident conquérant (Thésée, 2021 :13)
Le fait de ne pas tenir compte des expériences et des points de vue des autochtones et autres minorités visibles, constitue, dans la perspective antiraciste défendue par des sociologues de l’éducation canadiens, un obstacle systémique qui freine la réussite des élèves issus de ces différents groupes. Les institutions scolaires seraient des espaces au sein desquels se cristallisent les préjugés les plus évidents envers les élèves issus de communautés racialisées – des préjugés ayant trait aux caractéristiques phénotypiques, aux capacités cognitives, aux appartenances culturelles, linguistiques ou religieuses (Potvin & Carr, 2008 ; Thésée & Carr, 2016). Si une grande précaution est de mise lorsqu’il s’agit d’évoquer la notion de « race », bon nombre de chercheurs canadiens s’accordent sur l’idée que la racialisation des rapports sociaux est bien à l’œuvre dans les systèmes éducatif et judiciaire (Maynard, 2017). Empruntant à la théorie antiraciste formulée par Dei (2013), Thésée et Carr (2016) soutiennent aussi que les relations sociales, dans le contexte canadien, sont structurées de manière racialisée et, par ailleurs, que la « racialisation » serait une construction sociologique déterminante dans les expériences scolaires des jeunes étudiants noirs, notamment francophones ou créolophones. Sur cette base, l’éducation critique postule que les réussites ou les échecs scolaires des élèves ne sont pas simplement les conséquences de différences culturelles liées à la race, à l’ethnicité, à la classe, au sexe, à la langue et au statut d’immigrant, mais plutôt le reflet des inégalités sociales inhérentes à la société.
Les approches critiques de l’éducation qui s’appuient sur les travaux de théoriciens marxistes (Paulo Freire, Walter Rodney, Henry Giroux et Christine Sleeter) privilégient les raisonnements qui attirent l’attention sur les rapports de pouvoir inégalitaires ; en d’autres termes, elles s’intéressent aux différentes manières dont le capital social et culturel est produit et reproduit dans le système éducatif en fonction de la « race », de l’ethnie, de la classe, du sexe et des identités des élèves. De récents travaux publiés dans le contexte du mouvement Black Lives Matter insistent sur la persistance du racisme anti-Noir au sein des institutions canadiennes au niveaux fédéral et provincial, et insiste sur la nécessité de trouver des solutions transformatrices. Toutefois, l’antiracisme devant susciter des dynamiques émancipatrices se heurte encore à beaucoup de résistances, notamment dans le monde éducatif. On lui reproche de privilégier un maintien défensif de l’identité fondée sur la « race » et, quant à son articulation, on évoque souvent son incapacité à conjuguer sa logique de déconstruction avec les valeurs de la démocratie libérale.
Conclusion
L’opinion publique canadienne, tout comme britannique, a tendance à critiquer les tensions raciales (les violences policières) et le racisme aux États-Unis ? et compare systématiquement la condition des Afro-Américains à celle des Noirs au Canada. Sans surprise, cette comparaison place toujours le Canada au-dessus des États-Unis en matière d’inclusion et de justice sociale. Or, plusieurs recherches récentes démontrent la persistance du racisme anti-Noir au Canada, et la façon dont le racisme systémique se manifeste dans les domaines du maintien de l’ordre, de l’emploi, de l’éducation, et de la santé (Mullings, Morgan & Quelleng, 2016 ; Dei & Lewis, 2020 ; Lei & Guo, 2022). Le meurtre de George Floyd (à l’origine de l’hashtag ‘#I can’t breathe’) et l’impact disproportionné de la pandémie (et des mesures de confinement) sur les populations noires canadiennes, ont davantage exposé les processus historiques de racialisation, souvent masqués par les discours normatifs sur la diversité et l’inclusion.
Tandis que la Critical Race Theory semble s’imposer aux États-Unis comme une « approche différenciée et progressive de la transformation sociale » (Nguirane, 2020), le multiculturalisme canadien (dans ses articulations) emprunte au langage du postracialisme et de l’aveuglement à la couleur (colorblindness) et fait abstraction de la question raciale à un moment où les différentes formes de racisme (systémique, insidieux, micro-agressions) se métamorphisent, convergent et coexistent au sein des différentes sphères de la société canadienne. En dépit des efforts législatifs déployés entre 1971 (Canadian Multiculturalism Policy) et 1988 (Canadian Multiculturalism Act) pour favoriser l’inclusion, le multiculturalisme ne s’est pas pour autant attaqué aux discriminations et aux inégalités dans les faits (Fleras, 2019). Cette orientation à contribué à réduire le multiculturalisme – un discours politique pourtant très complexe – à un simple concept, et à renforcer la perception des Canadiens du racisme comme un phénomène attribuable aux mauvais comportements de quelques individus à éduquer plutôt que le produit de rapports de pouvoir asymétriques entre majorité et minorité.
Les luttes antiracistes au Canada à l’ère du mouvement Black Lives Matter, invitent, comme le préconisent Lei & Guo (2022), à un renouvellement – à commencer par un déplacement du point focal du multiculturalisme, de la « culture », vers la « race » en tant que construction sociale. À l’évidence, l’identité canadienne des groupes racialisés ne se limite pas à une différence culturelle (souvent folklorisée), mais dépend davantage de leur identité raciale, telle qu’elle est construite socialement au Canada.