Introduction

Cheikh Nguirane et Steve Gadet

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Cheikh Nguirane et Steve Gadet, « Introduction », Archipélies [En ligne], 13 | 2022, mis en ligne le 30 juin 2022, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.archipelies.org/1167

La Conférence mondiale de Durban (2001), organisée sous la houlette de l’UNESCO, invitait les États et la communauté internationale à reconnaitre les séquelles de l’esclavage et du colonialisme (y compris les mutations du racisme) et à s’engager concrètement sur la voie de l’égalité et de la justice raciales. Vingt ans après Durban, la croisade contre le racisme se poursuit mais il existe encore au sein des sociétés occidentales des décalages entre les expériences vécues des minorités raciales et la volonté des États à développer des mesures concrètes pour instaurer la justice sociale. En témoigne le récent rapport – « COVID-19, racisme systémique et manifestations mondiales » – du Groupe de travail d’experts des Nations Unies sur les personnes d’ascendance africaine, qui souligne les enjeux majeurs en termes d’inégalités d’accès aux soins de santé et à la justice, problématiques soulevées par les violences policières et la pandémie de Covid-19.

L’émergence respective des mouvements Black Lives Matter et Rhodes Must Fall a mis sur le devant de la scène politico-médiatique les dimensions historique et structurelle du racisme, tout en suscitant une forte prise de conscience mondiale sur la nécessité de renouveler l’engagement antiraciste. Quelle est la condition des groupes historiquement marginalisés dans les sociétés aux prises avec l’héritage colonial ? Comment réagissent aujourd’hui ces sociétés et groupes face aux métamorphoses du racisme ? Quelles formes prennent les mobilisations antiracistes dans ces mêmes sociétés à l’heure des contestations populaires Black Lives Matter et Rhodes Must Fall ? Quelles sont les implications de l’antiracisme sur le plan scolaire/académique – l’éducation étant porteuse d'enjeux politiques et épistémologiques ? Quelle est la gestion politico-médiatique des questions soulevées par l’antiracisme ? Ce numéro de la revue Archipélies invite à porter un regard renouvelé sur les enjeux épistémologiques, les défis institutionnels et politiques de la lutte contre le racisme et donc sur les nouvelles dynamiques à l’œuvre dans les milieux politiques, académiques et militants. Les chercheurs et les chercheuses réunis dans le cadre de ce numéro tentent de répondre à ces questions à partir de différents contextes mais également à partir de leurs champs disciplinaires respectifs. Cette mosaïque de regards est enrichissante car elle éclaire à chaque fois une partie du puzzle, donnant ainsi l’occasion de mieux répondre aux défis que soulève la question raciale alors que ce premier quart de siècle se termine.

Dans leur article “Entreprendre une démarche décoloniale et antiraciste à l’université et en travail social : l’exemple d’une recherche-action au Québec pour construire une formation contre le racisme”, Sophie Hamisultane, Charlène Lusikila, Maryam Diakho, Edward Ou Jin Lee, Annie Pullen-Sansfacon et Céline Bellot examinent le racisme dans ses dimensions historique et structurelle ainsi que ses effets sur des groupes racisés au sein de l’espace universitaire canadien, et en particulier dans le domaine de la formation en travail social. Dans un contexte marqué par les manifestations Black Lives Matter et la crise sanitaire liée au COVID 19, ils ont élaboré une formation, une web-série interactive de 6 épisodes sur la sensibilité au racisme et aux discriminations destinée aux corps étudiant.e.s et enseignant.e.s, et au personnel de l’École de travail social de l’Université de Montréal. Les résultats de leur recherche, dans une démarche antiraciste et décoloniale, démontrent que les violences subies par les populations racisées, au premier rang desquelles les autochtones, ne peuvent pas être résolues par de simples mesures de reconnaissance mais plutôt par une prise en compte des dimensions historique, structurelle épistémique, et individuelle du racisme. Compte tenu du fait que le “Canada est dépositaire d’un héritage colonial et esclavagiste”, cette recherche contribue aux efforts de décolonisation des formations au-delà du domaine du travail social, et finalement, à l’aspiration générale à plus d’équité et de justice sociale.

Agnès Berthelot-Raffard analyse la condition des étudiant.e.s noires dans les campus canadiens par le biais de son article « Black students’ Mental Health Matter : une étude du racisme structurel académique sur les campus canadiens ». L’auteure précise que le Canada est un pays valorisé à l’international pour ses mesures politiques multiculturelles et les règles juridiques qui, sur le plan fédéral, consacrent les droits et les libertés des citoyens et des groupes. Bien que l’Université canadienne embrasse ces valeurs d’équité, d’inclusion et de multiculturalisme, les étudiant.e.s noires sont, d’après les conclusions de l’auteure, continuellement confronté.e.s aux discriminations, microagressions et autres multiples expressions du racisme anti-Noir tel que, par exemple, l’injustice épistémique. Les étudiant.e.s noires sont, à l’évidence, beaucoup plus susceptibles que leurs pairs, d’être affecté.e.s par des problèmes de santé mentale auxquels s’ajoutent ceux liés au stress racial (race-related stressor) et à la charge mentale qu’il impose de facto.  Cet article conclut qu’il est primordial de veiller au bien-être académique (academic well-being) afin de lutter contre le racisme sur les campus et de promouvoir les valeurs d’équité, de diversité et d’inclusion.

Considérant les circonstances de son émergence et sa popularité, le mouvement Black Lives Matter aura marqué son époque de façon unique. Freddy Marcin pose une loupe culturelle et historique sur ce mouvement social dans son article « Black Lives Matter ou le combat face aux legs culturels racialisés ». Il revisite brièvement les périodes esclavagiste, ségrégationniste et contemporaine au travers de différentes luttes menées contre la déshumanisation du Noir, afin de montrer la perméabilité des siècles aux préjugés raciaux. Ce constat lui permet de conceptualiser ce qu’il appelle les legs culturels racialisés. Ces legs montrent la vivacité avec laquelle la culture raciale traverse le temps, empêchant ainsi les différents groupes de vivre ensemble. Enfin, il précise, s’appuyant sur la littérature existante, que les mobilisations du mouvement BLM (à travers le monde) face aux violences policières, ne doivent pas se comprendre uniquement comme une nouvelle forme de militantisme noir mais comme une lutte continue afin de sortir de la dialectique dominant/dominé.

Dans son article “Decolonizing academia in Norway after #RhodesMustFall”, Ketil Fred Hansen s’intéresse à la question de la colonialité du savoir et de la structure universitaire en Norvège. L’auteur relate le débat académique autour de la décolonisation de l’université à la lumière du mouvement étudiant sud-africain #RhodesMustFall, lequel appelait au déboulonnement de la statue dédiée à Cecil Rhodes, figure phare de l’impérialisme britannique, soulevant en même temps la question du legs colonial et la façon dont l’hégémonie se maintient par le biais des enseignements tirés des recherches en sciences humaines et sociales. La plupart des universitaires impliqués dans ce débat ont remis en question le bien fondé d’un tel mouvement dans une démocratie sociale et anticoloniale comme la Norvège. Aux fins de la démonstration, le chercheur retrace l’implication de la Norvège dans le système colonial, tant à l’extérieur qu’à l'intérieur de ses frontières. Même si l’État norvégien reconnaît son passé colonial interne (à l’égard des peuples autochtones Sámi) et son caractère multiculturel (dû à l’immigration), il est toujours réticent, selon Hansen, à admettre sa participation à toute forme de colonisation extérieure et impérialiste. Enfin, constatant l’eurocentrisme des programmes d’études destinés à la formation des enseignants norvégiens, cet article lève le voile sur la complicité coloniale de la Norvège et soutient que l’idée de la "décolonisation de l’université" est plus que légitime.

Cheikh Nguirane s’intéresse à l’expérience historique et contemporaine des Noirs au Canada – “La diaspora noire au Canada : sociohistoire d’une minorité racialisée et dynamiques contestataires”. Si le Canada n’a pas connu d’émeutes raciales importantes comme celles des villes de Chicago et Notting Hill, les villes de Montréal, Halifax et Toronto ont été l’épicentre, au cours des années 1960, de dynamiques contestataires. L’auteur constate que si l’adoption des mesures s’inscrivant dans la foulée du multiculturalisme a permis de mettre en avant les contributions des « minorités visibles », l’expérience historique des Noirs dans la mosaïque canadienne demeure encore mal connue du grand public car elle est souvent réduite à quelques figures emblématiques à célébrer durant le Black History Month. Par le biais de cette contribution, qui est une version développée de recherches effectuées entre 2013 et 2015, Nguirane revient, sans prétendre à l’exhaustivité, sur la formation de la diaspora noire au Canada et sur quelques épisodes de leur lutte contre le racisme systémique et en faveur de la justice sociale. À la lumière de l’historiographie afro-canadienne récente, le domaine de l’éducation apparait comme un espace privilégié pour appréhender la condition noire au Canada, face aux enjeux soulevés par les mobilisations afro-américaines.

La chercheuse Nathalie Bouchaut expose les violences policières qui ont marqué l’histoire contemporaine de la Guadeloupe à la lumière du luttes afro-américaines. La population guadeloupéenne, relate l’auteure, n’est pas restée insensible au sort de George Floyd, d’autant plus que son histoire est parsemée de violences policières. L’objet de cet article, “Une rue pour George Floyd ! De mai 1967 à mai 2020 : ces violences policières qui ont marqué l’histoire de la Guadeloupe”, est de revisiter l’histoire des violences policières en Guadeloupe à la suite de la mort de George Floyd en 2020. Comme dans le reste du monde, de nombreuses associations de Guadeloupe se sont mobilisées afin de faire entendre la voix d’habitants choqués par l’événement et en référence à des tragédies similaires. Les entretiens menés par Bouchaut révèlent que plusieurs universitaires et personnalités politiques ont particulièrement insisté sur le massacre de mai 1967 au cours duquel des gendarmes avaient fait un usage sans retenue de la force face à des manifestants grévistes. L’auteure dresse un parallèle entre les conditions sociohistoriques ayant donné naissance aux mobilisations en Guadeloupe et aux États-Unis, d’autant plus qu’on retrouve au centre de ces mêmes luttes des Afro-descendants en contexte américain.

À partir d’une perspective sociologique centrée sur l’analyse de journaux télévisés de France 2, l’article de Maguy Moravie, “I can’t Breathe ! : quand le racisme prend l’antenne en France”, aborde le traitement médiatico-politique des questions autour des sujets de racisme et de discrimination suscitées par la mort de George Floyd. L’auteure constate que la question du racisme et ses corollaires aux États-Unis s’est invitée dans les débats médiatiques au cœur de l’actualité politique française. Dans leur traitement, « la police américaine est clairement présentée comme « raciste », les inactions du gouvernement de Donald Trump sont soulignées et les enjeux politiques sous-jacents, révélés ». Si les différents journaux télévisés américains et français ont évoqué la colère des manifestants noirs américains qui s’est exprimée lors de différentes mobilisations, certaines des thématiques abordées par les médias français questionnent en revanche l’existence de discriminations à l’américaine au sein la société française. Le déni politique, le traitement médiatique et le poids des silences concernant la condition noire dans le contexte français démontrent, selon Moravie, une certaine réticence voire un malaise à aborder de front la question éminemment politique du racisme et des violences policières en France, sous prétexte qu’elle serait aux antipodes des idéaux républicains. Or, elle estime que la compréhension de ces questions est primordiale, d’autant qu’elles s’intègrent dans la thématique de la diversité et des aspirations au vivre-ensemble dans la société française post-coloniale.

Enfin, dans un entretien avec Didier Destouches, spécialiste en histoire des administrations, en histoire comparée des idées politiques et des religions, Steve Gadet évoque ce que l’auteur appelle le “néoracisme”. Le livre de Destouches, Discours sur le néoracisme, publié en 2020, tente de mettre en évidence les nouvelles facettes du racisme – considérant ses dimensions historique et systémique – dans le contexte français. Le définir et mieux comprendre ses ressorts permettent de repérer les mécanismes qui continuent à le produire et la façon dont réagissent ceux et celles qui sont visés par ce phénomène au sein de la société française.

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